Entretien avec Antonio Casilli - À l'air libre - Mediapart

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Titre : Grand entretien sur la surveillance et les travailleurs du clic avec le sociologue du numérique Antonio Casilli.

Intervenants : Antonio Casilli - Jérôme Hourdeaux - Mathieu Magnaudeix - Voix off de Emmanuel Macron

Lieu : Émission À l'air libre - Mediapart

Date : 15 avril 2020

Durée : 39 min [transcrit à partir de la minute 54 de la vidéo jusqu'à 1 h ]

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Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit : MO

Transcription

Mathieu Magnaudeix : Bonjour à toutes et à tous. Dans la deuxième partie de À l’air libre nous allons prendre le temps d’une discussion sur nos vies numériques au temps du coronavirus. On nous parle de traçage individuel, il y a une application magique pour sortir du confinement. Pendant ce temps des livreurs à vélo, sans protection sociale digne de ce nom, travailleurs numériques dont le mouvement de pédale est actionné d’un clic sur le smartphone sans que s’en rende compte parfois, risquent d’être exposés au virus dans une indifférence générale.
Pour dérouler tout cela, nous avons le plaisir de recevoir Antonio Casilli. Bonjour.

Antonio Casilli  : Bonjour.

Mathieu Magnaudeix : Professeur à Télécom Paris, chercheur associé à l’École des hautes études en sciences sociales. Pour vous interroger avec moi aujourd’hui Jérôme Hourdeaux, journaliste à Mediapart. Bonjour Jérôme.

Jérôme Hourdeaux : Bonjour.

Mathieu Magnaudeix : Jérôme en quelques mots peux-tu nous présenter notre invité ?

Jérôme Hourdeaux : Bonjour Antonio. Antonio Casilli est sociologue, chercheur à l’EHESS. Il a commencé sa carrière au début des années 2000 en travaillant sur les communautés, si je me souviens bien, notamment les communautés anorexiques et les communautés sur Internet et, depuis quelques années, il a développé un nouveau champ de rechercher qui est celui des travailleurs du clic, donc du travail numérique. Il a sorti l’année dernière un livre, En attendant les robots, au Seuil qui s’est décliné en début d’année sous la forme d’un documentaire, Invisibles, diffusé sur France 4. Il est par ailleurs un observateur attentif des libertés publiques et membre de La Quadrature du Net.

Mathieu Magnaudeix : Parfait. Merci Jérôme.
Je voudrais commencer par cette question, Antonio Casilli, assez large, question peut-être qui rejoint certaines des préoccupations des gens qui commentent sur Mediapart, qui nous envoient des mails ou qui regardent nos émissions. La question s’adresse au sociologue et aussi au savant : en ce moment beaucoup d’entre nous, pour des raisons sans doute irrationnelles parfois, ont le sentiment d’assister à une sorte de dystopie comme ça, où s’accumuleraient tous nos fantasmes sur le futur, la pandémie, la destruction, l’accroissement sans fin possible de la surveillance, l’arbitraire, pourquoi pas l’autoritarisme. Tout ça travaille dans nos têtes et s’accumule en ce moment en créant parfois une sorte de panique. Êtes-vous comme sociologue qui travaillez très concrètement sur les questions du numérique, sur l’intelligence artificielle, sur ces sujets, vous aussi travaillé aussi par ce sentiment ou est-ce que nous entretenons tous collectivement une forme d’illusion, de fantasme dont il conviendrait peut-être de se départir pour penser avec un peu plus de rationalité ce qui est en train de nous arriver ?

Antonio Casilli : Franchement on se retrouve en tant que chercheur ou en tant qu’intellectuel public, même en tant que citoyen, face à une double injonction aujourd’hui : d’une part produire des cadres d’interprétation qui soient cohérents avec ce qu’on sait, donc finalement ce dont on peut parler et, dans mon cas évidemment c’est l’analyse des systèmes sociaux-techniques, de la société numérique, de ses implications sociales mais aussi économiques. De l’autre, il y a une autre injonction c’est cette pression très forte à renouveler ces mêmes cadres, donc finalement à ne pas répéter toujours la même chose. Et c’est extrêmement difficile.
Personnellement, j’ai pris une position très précise et concrète. Franchement, dans ce contexte, il faut tenir le cap donc, finalement, ne pas s’éloigner de ce qu’on sait. Ce sur lequel j’insiste depuis le début de cette crise, laquelle, par ailleurs, se décline de manière différente selon les pays et, dans mon cas, je l’ai déjà vécu avec un peu d’avance en Italie, ensuite en France et ensuite, évidemment aussi dans d’autres pays avec lesquels je continue d’avoir des contacts, je pense à la Corée du Sud, dans tous ces pays il y a la concrétisation avec l’urgence sanitaire, avec la crise du coronavirus de tout un ensemble de questions et finalement de dynamique sociale et technologique qui existait déjà.
La première, évidemment, c’est la collecte de données et la croyance qui, finalement, relève plutôt d’une croyance magique dans cette surpuissance de la big data, même quand la big data n’existe pas, même s’il n’y a pas de données disponibles. Donc cette prolifération que vous voyez partout de visualisation du nombre de décès, du nombre de personnes guéries, du nombre de personnes hospitalisées qui, soyons clairs, même du point de vue de la qualité de ces données, est assez médiocre, parce que chaque pays typiquement a ses propres méthodes pour comptabiliser ses décès, ses guéris et ses personnes positives au coronavirus et, finalement, on est très souvent en train de comparer et de mettre ensemble, comme le disent les Anglais, des oranges et des pommes, donc des entités qui sont souvent différentes.
Ensuite il y a l’autre question qui est celle de la surpuissance des plateformes numériques et la surpuissance des plateformes numériques est quelque chose qui s’est imposé surtout au regard des citoyens français depuis le début de l’urgence sanitaire avec, finalement, la pénétration de systèmes d’intermédiation numérique dans notre quotidien, plus même qu’avant, ou alors de manière certainement plus visible et explosive qu’avant. Le fait de devoir passer très vite et de manière, les militaires diraient en mode dégradé, c’est-à-dire une qualité inférieure par rapport à ce qu’on avait eu au début, au télétravail est quelque chose qui a mis la majorité des travailleurs français et des travailleuses françaises face au fait que le télétravail n’est pas cette vision idéalisée d’une activité, d’une occupation qu’on peut effectuer depuis chez soi selon ses propres modalités, selon son timing et surtout qui garantit des marges d’autonomie plus importantes. Au contraire, l’autonomie est réduite. On se retrouve face à une pression à la production et à assurer la continuité. C’est un numérique qui est, en plus, complètement dominé par des acteurs industriels en position hégémonique. C’est-à-dire les Skype, ??? ou les nouveaux arrivés comme Zoom se sont imposés finalement comme les seules plateformes vers lesquelles on peut se tourner alors qu’on a énormément d’outils libres et d’outils qui ne sont pas commerciaux, qui sont à disposition de tout le monde et qui marchent extrêmement bien. Donc déjà les plateformes de visioconférence ont envahi, ont monopolisé tout un tas d’activités humaines parce que ces mêmes plateformes qu’on utilise pour nos réunions de travail on les utilise ensuite pour rencontrer les gens.

Mathieu Magnaudeix : Pour les apéros.

Antonio Casilli : Voilà, pour les apéros ou alors par exemple pour passer des coups de fil à ses parents ou ses enfants, ça dépend. Donc vous voyez qu’il y a ce dont je parlais il y a déjà une dizaine d’années avec la question des liaisons numériques, finalement des relations sociales qui passent par une intermédiation numérique et ceci n’est pas neutre parce que ceci provoque finalement des situations de chercher à gérer la proximité, la distance sociale qui sont entièrement différentes par rapport au présentiel.
Après, évidemment, il y a aussi l’impact économique et surtout la consolidation de la position hégémonique de ces plateformes sur le plan économique.
La livraison, la logistique est désormais dominée par des acteurs comme Amazon ou, parmi les travailleurs qu’on considère et qu’on continue de considérer comme essentiels, eh bien on regarde par exemple les livreurs. Et là c’est quelque chose qui est vraiment très important.

Mathieu Magnaudeix : Justement on va en parler. Hier, sur votre compte Twitter, vous avez publié une vidéo assez fascinante, on va la voir. C’est à Milan, en Italie, par ces temps de covid, Milan est évidemment très touchée par le coronavirus et vous écrivez sur votre compte Twitter : « Minuit, c’est l’heure où les invisibles deviennent visibles. Métro désert à part quelques dizaines de jeunes et de moins jeunes livreurs qui rentrent chez eux. » Et on voit : sur le métro il n’y a des gens avec des vélos qui rentrent en effet chez eux, qui ont livré toute la journée pendant que la ville, elle, dort, toute la journée. C’est ça pour vous le confinement à deux vitesses, c’est ce que vous appelez le digital labor, le travail numérique.
Antonio Casilli, cette vidéo dans sa simplicité et son calme, je la trouve en fait extrêmement violente, socialement violente. Elle nous dit quoi cette vidéo sur ce que, finalement, révèle ce confinement ?

Antonio Casilli : La vidéo dont la source est un syndicat de protection des livreurs qui s’appelle Deliverance Milano est vraiment un indicateur du fait que même si on nous a presque vendu le confinement comme quelque chose qui allait impacter tout le monde et qu’il fallait accepter parce que tout le monde allait être confiné, ceci n’est pas vrai. Certaines personnes sont obligées à continuer, malgré le confinement, à travailler. Donc ces livreurs sont ceux qui assurent le dernier kilomètre et cette activité du dernier kilomètre, finalement ce sont les personnes qui s’occupent d’aller dans le restaurant et vous livrer votre repas. Ce sont des personnes qui s’avèrent, dans cette situation, encore plus essentielles qu’avant, même si auparavant elles étaient déjà extrêmement importantes désormais dans nos pays.
Dans le contexte français tout comme dans le contexte italien et européen général, c’est aussi révélateur du fait que nous sommes face à un confinement à deux vitesses. Selon les estimations américaines, pour 35/39 % d’entre nous la possibilité du télétravail est effectivement au rendez-vous, mais on a 60 et quelques pour cent de personnes qui ne peuvent pas aménager leur temps et leur activité en se servant de ces outils distanciels, donc finalement qui doivent encore sortir. Ces personnes-là qui, malgré le confinement, doivent aller travailler à l’extérieur sont aussi celles qui réalisent les métiers qui prévoient une plus forte proximité physique. Malgré le fait que Deliveroo nous a vendu l’idée du sans contact, ce n’est pas sans contact pour le livreur, ce n’est pas sans contact pour le lui, le livreur doit entrer en contact avec le restaurateur, doit entrer en contact avec énormément de surfaces qui sont fort probablement contaminées parce que, soyons clairs, s’ils doivent par exemple toucher une porte, un digicode, un interphone et ainsi de suite, il y a de très fortes chances que des centaines de personnes aient touché cette même surface. Donc ces livreurs-là ont besoin d’être protégés davantage parce qu’ils réalisent un travail qui est un travail de proximité physique avec les êtres humains et avec les surfaces qui peuvent être potentiellement contaminées. Et face à ça qu’est-ce qu’on a ? Finalement on a une catégorie de personnes qui n’est pas protégée, qui n’a pas le type de protection sociale dont jouissent les autres travailleurs de proximité comme le personnel dans les hôpitaux ou les autres personnes qui s’occupent de gérer le quotidien par exemple dans la grande distribution ; même un caissier ou une caissière est aujourd’hui mieux protégé qu’un livreur. Dans ce contexte-là la protection n’est pas seulement une protection physique, c’est-à-dire avoir un écran transparent, mais, dans le contexte précis c’est aussi une protection par exemple en termes d’encadrement salarial, en termes de protection sociale, en termes d’assurance maladie que ces personnes n’ont pas.

Mathieu Magnaudeix : Jérôme.

Jérôme Hourdeaux : Dans tout ça, est-ce qu’on peut déjà savoir ce qui va rester ? Après on parlera un peu, je pense, d’accoutumance à la surveillance avec l’application, un peu de solutionnisme et de la pression qu’ont les entreprises. Il y a déjà quelque chose qui change énormément dans les usages, on en parlait juste avant : beaucoup de profs sont obligés de se mettre non seulement à faire de la visio mais à préparer des cours numériques. Mes enfants passent des heures sur WhatsApp alors qu’avant ils ne connaissent pas. On passe tous du temps sur différents numériques qu’on apprend de plus en plus. En même temps on entend les gens râler, beaucoup, il y a un manque de contact, il y a beaucoup de gens qui se plaignent. Il y a aussi une visibilisation de certains métiers dont on parlait, les livreurs, mais on s’inquiète des éboueurs, des caissières. Est-ce qu’on peut déjà savoir ce qu’il va rester ? Est-ce qu’il va y avoir un phénomène de rejet ou est-ce qu’il va y avoir un phénomène d’acceptation et d’habituation à ces outils numériques ?

Antonio Casilli : C‘est extrêmement difficile de savoir ce qui va se passer parce que, justement, on est face à virus dont on ne peut pas prévoir l’issue. On peut espérer qu’on s’en débarrasse par exemple via un vaccin, mais on n’a pas face à nous un emploi du temps vraiment déjà tracé. En l’occurrence, ce qu’on peut dire sur la base de ce qu’on sait des sociabilités numériques c’est que les sociabilités numériques ne sont jamais entièrement dématérialisées et, finalement, quand on est face par exemple à des plateformes qui nous permettent de garder la présence à distance avec nos proches, avec nos collègues, c’est pratiquement accompagnés d’une présence présentielle. Donc, pour faire court, ce n’est pas parce vous passez énormément de temps sur Skype que vous arrêtez, en temps normal , d’échanger en présentiel avec vos collègues. En général, si on regarde le nombre d’interactions qu’on a chaque jour, les personnes qui ont le plus d’interactions en face à face sont aussi les personnes qui ont le plus d’interactions via les différents canaux de communication que le numérique nous octroie.
Or, ce qui se passe aujourd’hui est que finalement on a réduit drastiquement, je répète encore une fois pour une certaine catégories de personnes, pour celles qui peuvent se permettre le télétravail, le confinement en termes de quarantaine chez elles, pour ces personnes-là on a coupé la modalité présentielle ou on l’a réduite drastiquement. Donc on se retrouve face à un quotidien et, même en général, une sociabilité qui est, en présentiel, limitée à ce qu’on appelle nos liens forts, donc les personnes qui sont nos proches, nos compagnons, nos époux ou nos enfants et ainsi de suite. On a aussi réduit tous les liens faibles, on voit ces liens faibles exclusivement via ces plateformes.
Qu’est-ce qui va rester ? À mon avis on va revenir à un hybride des deux, c’est-à-dire qu’on va revenir à une situation dans laquelle on module des modalités d’interaction pour les liens forts et les liens faibles, mais c’est extrêmement difficile qu’on puisse pérenniser une situation dans laquelle, finalement, on a compartimenté une sociabilité en disant « les personnes que je rencontre c’est seulement mes liens forts et les personnes que je vois à distance c’est seulement mes liens faibles ». La vie avant le coronavirus était faite de, que sais-je, cinq personnes avec lesquelles j’interagis souvent et des centaines de personnes que je croise dans le métro, chez le boulanger ou sur mon lieu de travail. Dans la mesure où on va vers un déconfinement on va aussi revenir à cette situation-là.

1 h 10’ 40

Mathieu Magnaudeix : Justement on a parlé