Enseignement à distance : y’a-t-il une bonne solution

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Titre : Enseignement à distance : y’a-t-il une bonne solution ?

Intervenant·e·s : Sophie Vénétitay - Laurence Allard - Pascal Plantard - François Saltiel

Lieu : Émission <em<le temps du débat - France Culture

Date : 10 avril 2021

Durée : 48 min

Podcast

Présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Comment l’enseignement à distance doit-il se réinventer ? Quels en sont ses éventuels bénéfices ? Parvient-il à réduire les inégalités scolaires ou creuse-t’il encore un peu plus la fracture dite « numérique » ?

Transcription

François Saltiel : Bonsoir à toutes et à tous et bienvenue dans Le temps du débat, une émission consacrée ce soir à cette question hautement d’actualité, enseignement à distance, y a-t-il une bonne solution ?

Diverses voix en off : L’éducation de nos enfants n’est pas négociable. L’école n’est pas négociable.
On a beaucoup progressé sur les aspects techniques, puissance des serveurs, bande passante.
Nous allons fermer durant trois semaines les crèches, les écoles, les collèges et les lycées.
Il faudra donc être assez au clair sur le fait que l’on est sur de la consolidation d’apprentissages.
Mais oui, nous devons préserver l’éducation et l’apprentissage.
Maman, il y a un problème !
Ils avaient une visio à 15 heures cet après-midi, sauf que le site a été piraté, du coup ils ne peuvent pas faire la visio et ils ne peuvent pas se connecter.
D’après les premiers éléments que l’on a, vous savez c’est sur ce qu’on appelle les environnements numériques de travail, qui dépendent d’un opérateur privé qui a eu un incendie à Strasbourg il y a quelque temps, donc qui n’a pas pu faire faire à l’afflux de connexions ce matin. Par ailleurs vous avez des attaques informatiques, apparemment venues de l’étranger, pour empêcher les serveurs de fonctionner.
« Nous nous tenons prêts », c’est pas ces mots qu’au mois d’août dernier vous répondiez au Journal du dimanche à une question relative au fiasco technologique qui s’est passé lors du premier confinement le 16 mars 2020. Vous aviez alors évoqué de soi-disant attaques informatiques venues de Russie.
Peut-être que des étudiants, des collégiens, se sont ligués pour louer ce réseau de machines zombies qui va attaquer les serveurs du CNED.
J’espère que techniquement ça va être rétabli dans la journée.
Quasiment rien n’a fonctionné depuis mardi.

François Saltiel : Au lendemain du lundi de Pâques, les cloches des lycées, collèges et écoles ont sonné à la maison, elles ont même sifflé, bugué, craqué, mardi 6 avril pour la deuxième fois depuis le début de cette crise sanitaire. Le ministère de l’Éducation nationale a dû relancer l’enseignement à distance, une récidive qui s’est déroulée dans plusieurs régions françaises dans un certain chaos autant pour les enseignants que les parents et les élèves.
Au-delà des problèmes techniques de cette semaine, qu’avons-nous appris de l’usage et des pratiques de l’enseignement à distance dont le numérique semble une solution utile nécessaire, mais complexe ? Y a-t-il des alternatives ? Comment l’enseignement à distance doit-il se réinventer ? Quels en sont ses éventuels bénéfices ? Parvient-il à réduire les inégalités scolaires ou creuse-t-il encore un peu plus la fracture dire numérique ? Voici quelques-unes des questions que nous allons mettre sur la table. Nos invités auront près d’une heure pour y répondre en croisant leurs regards et leurs expériences de terrain.
Tel est le programme de ce Temps du débat à écouter en direct jusqu’à 19 heures sur France Culture ou quand vous le voulez sur l’application de radio France.

Voix off : France Culture, Le temps du débat du samedi, François Saltiel.

François Saltiel : En studio avec nous Sophie Vénétitay. Bonsoir.

Sophie Vénétitay : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes professeur en sciences économiques et sociales dans un lycée de l’Essonne, secrétaire générale adjointe du SNES-FSU et vous dénoncez le manque de préparation du ministère dans la mise en place de l’enseignement à distance, dont vous pointez, d’ailleurs, plusieurs dérives.
À distance également depuis la Bretagne, Pascal Plantard. Bonsoir.

Pascal Plantard : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes professeur d’anthropologie des usages et des technologies numériques à l’université Rennes 2, spécialiste entre autres de l’e-éducation et vous constatez que ces nouvelles modalités réinventent la relation parents-profs et parfois pour le meilleur.
Enfin Laurence Allard est également avec nous. Bonsoir.

Laurence Allard : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes maîtresse de conférences en sciences de la communication, vous enseignez à l’université de Lille ou encore à Paris 3 Sorbonne Nouvelle et vous nous alerterez sur les problématiques d’inégalité provoquées par l’enseignement à distance. C’est une de vos thématiques.
La première question est pour vous, Sophie Vénétitay. Nous sommes donc à la fin de cette première semaine d’enseignement à distance de la saison 2, quel bilan faites-vous de cette reprise de l’enseignement à distance ?

Sophie Vénétitay : Force est de constater que le bilan est très négatif puisque les outils dédiés à l’enseignement à distance n’ont quasiment pas fonctionné, que ce soit les outils du CNED ou les environnements numériques de travail. On a eu beaucoup de mal à les utiliser, donc beaucoup de mal à être en lien avec nos élèves. On a quand même, tout au long de cette semaine, perdu des élèves qu’on n’a pas pu contacter d’une manière ou d’une autre. C’est vrai que c’est un terrible sentiment de déjà-vu. On a tous eu ce sentiment, mardi, mercredi, de se retrouver un an en arrière, de se retrouver face à cet écran noir, cette page vide et cette impossibilité de garder ce lien avec les élèves. Certains outils fonctionnaient à peine un peu ce matin et on a pu, peut-être, rattraper quelques élèves, mais le bilan reste très négatif et il est d’autant plus négatif que ça vient un an après le premier épisode d’école à distance. On aurait pu penser, on aurait aimé, en tout cas nous on l’avait demandé, qu’un bilan soit tiré de la période de l’an dernier, bien sûr un bilan technique mais pas seulement, un bilan pédagogique, un bilan social aussi, parce qu’on a bien vu toutes les problématiques qui avaient émergé à l’occasion de ce premier épisode d’enseignement à distance. Malheureusement, à chaque fois qu’on a demandé au ministère de faire ce bilan pour préparer une éventuelle bascule de l’enseignement à distance, on n’a jamais eu de réponse si ce n’est « on verra plus tard, on en parlera plus tard » ou alors « de toute façon les écoles ne fermeront pas ». Aujourd’hui ce qu’il y a de plus triste et certainement ce qui nous met le plus en colère c’est que, finalement, les élèves et nous, enseignants, en avons payé le prix fort sur le terrain cette semaine.

François Saltiel : Pourtant on dit que la pédagogie c’est apprendre de ses erreurs. Comme vous le dites, autant au moins de mars cette situation a surpris tout le monde, là c’est vrai que pour cette deuxième relance de l’enseignement à distance on aurait pu imaginer tirer les leçons de cette première expérience. Je crois que vous le pensez en partie Laurence Allard, qu’avons-nous appris, justement, depuis le confinement de mars ? Quelles leçons les enseignants ont-ils pu tirer peut-être dans leurs pratiques ?

Laurence Allard : Il me semble que l’approche outil sur laquelle vous avez introduit l’émission est justement à relativiser. Ce qu’ont appris les enseignants c’est que, en effet, l’école à la maison c’était plus un immeuble qui était devant eux, où il y avait des questions de tuyaux, des questions de services, des questions de contenu, des questions d’équipement, de forfait, des questions d’espace, de relations familiales, de relations aux savoirs. Finalement, le problème au cours de ce premier confinement est devenu beaucoup plus patent. On a présenté les choses comme un problème d’outils alors que l’école à la maison c’est tout un environnement, c’est tout un système en fait, un dispositif qu’il faut savoir bien décrypter, bien analyser, étage par étage. La leçon c’est celle-ci c’est que c’est un gros morceau qui est un peu apparu devant eux et ce n’est pas seulement un problème d’outil, c’est beaucoup plus vaste comme problématique.

François Saltiel : Il y a eu quand même des efforts d’adaptation par rapport à ce premier confinement où il y a eu l’enseignement à distance, Laurence Allard, parce que – on en parlera bien sûr avec Sophie Vénétitay – vous aussi vous enseignez, on avait peut-être tendance, au début, à dupliquer ce qu’on faisait à l’école, on s’est dit on va le faire à la maison. On sent quand même, au fil des mois et peut-être sur cette deuxième série, ce deuxième épisode d’enseignement à distance, on a tenté plutôt de le réinventer et de l’adapter à ces nouvelles pratiques.

Laurence Allard : Oui, c’est ça. Sur l’aspect contenu on s’est aperçu qu’il ne s’agissait pas de reproduire un cours par une simple visio, mais, en effet, qu’il fallait un peu re-scénariser les enseignements, essayer d’alterner à la fois du transmissif et de la mise en pratique, tout ça virtuellement, tout ça à distance. Donc, en effet, il a aussi fallu parfois s’équiper, se former, s’auto-former en regardant des tutos, en regardant d’autres collègues et d’autres types de contenus qui étaient déjà en ligne. Il y a eu, en effet, cette prise de conscience que le mimétisme, l’imitation d’un cours à distance n’était pas la solution.

François Saltiel : D’ailleurs on se rend compte que l’école à la maison est un peu en leurre, puisque l’école, en soi, est un lieu un peu unique.
Pascal Plantard, en tant qu’anthropologue vous travaillez depuis un an maintenant sur l’analyse de l’enseignement à distance au travers de multiples témoignages que vous avez recueillis. Je crois que vous avez aussi entendu des expériences quand même positives.

Pascal Plantard : Je travaille depuis un peu plus qu’un an quand même sur cette question-là, depuis une petite trentaine d’années.

François Saltiel : Effectivement !

Pascal Plantard : Je voulais reprendre ce qui a été dit dès le début par la collègue du SNES-FSU. Le ministère n’a pas fait d’évaluation. Le rôle des chercheurs et des universitaires n’est pas d’attendre le ministère pour faire les évaluations. Nous en avons fait plusieurs à la suite des travaux qu’on menait antérieurement. Quand je dis « nous », je parle du réseau de recherche sur les usages des technologies, M@ARSOUIN, qui est situé en Bretagne. Nous avons fait une enquête nationale dès le démarrage du confinement du printemps dernier avec un échantillon représentatif de la population française de 2000 personnes, en complément d’enquête sur des parents, des élèves et des enseignants.
Ce que je pourrais dire par rapport à nos résultats de travaux, c’est que, à la fois pour les familles et les enseignants, il y a eu, au printemps dernier, une véritable bascule. D’après nos données, on va dire qu’avant le confinement il y avait un quart des enseignants qui avaient des pratiques numériques un peu élaborées dans leurs classes, la moitié qui avaient des pratiques numériques on va dire simples – projections de diaporamas, usage de l’ENT – et un quart qui ne s’y étaient pas mis du tout.
Il faut vraiment souligner l’effort de la moitié des enseignants qui ont rejoint, finalement, le quart qui avait des pratiques élaborées. On va dire qu’à la sortie du confinement du printemps dernier, les trois quarts des enseignants d’un échantillon quand même représentatif, avec qui on est en contact, avaient basculé pour la principale raison qui était ne pas perdre les élèves, ce qui a été dit encore cette semaine. Quand on rapporte ça au processus complet de numérisation de la société en mouvement depuis le début de l’épidémie de Covid, ce qui a progressé de manière absolument essentielle c’est le suivi scolaire par les parents, puisqu’on a un taux de progression entre avant le confinement et après de 43 %. Quand je vous dis que, par exemple, faire les courses à distance ce n’est que 11 %, vous voyez le gap. Dans nos autres données, on se rend compte que la communication entre les parents et les professeurs a vraiment explosé au printemps dernier.
C’est d’autant plus décevant, on va dire ça comme ça, que ces données sont connues, qu’il y a eu les États généraux du numérique éducatif et qu’on va rentrer à nouveau finalement, comme vient de dire Laurence Allard, dans une posture techno-centrée. On est en train de nous raconter que les tuyaux ne sont pas assez gros, que les entreprises qui font ces services ont été dépassées. Quand on entend Esther Baumard, la directrice de l’Open Digital Education, dire que les tuyaux ont été saturés parce que les enseignants se sont tous connectés en même temps, c’est une posture totalement techno-centrée ! Il était évident que les enseignants allaient se connecter en même temps un jour de rentrée d’école à la maison ! Si on avait mis en avant la question des usages et la question pédagogique, il est évident qu’il aurait fallu renforcer les tuyaux et, en particulier, on va dire la gouvernance de ces tuyaux, mais je reviendrai peut-être dessus après une autre question.

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François Saltiel : Au-delà des tuyaux, vous nous dites, quand même, que ça a explosé la relation entre les parents et les professeurs. Je ne sais pas comment on peut qualifier cette explosion. Je crois que vous dites également que ça l’a renforcée, c’est-à-dire qu’il y a eu une implication peut-être plus importante justement des parents au sein de l’école.
Sophie Vénétitay, vous qui êtes en contact direct avec les parents, quelle est votre impression là-dessus ?

Sophie Vénétitay : C’est vrai que les parents d’élèves se sont certainement rendu compte en direct de ce qu’était vraiment la réalité de notre métier. On a beaucoup entendu l’an dernier, au premier jour du confinement, « c’est vrai que ce que vous faites c’est difficile, c’est vrai qu’enseigner ça ne s’improvise pas, c’est un métier », ce qu’on dit depuis des années, c’est un métier qui s’apprend. Beaucoup de parents d’élèves nous ont dit « ce n’est pas si simple que ça, on comprend, on va vous répondre » et on a eu beaucoup d’échanges à cette occasion-là. Maintenant, il ne faut pas oublier non plus que c’est quand même une relation qui reste aussi marquée par de profondes inégalités sociales. De la même manière que certains parents d’élèves ont pu se rendre compte de ce qu’était la réalité de notre métier, ont pu relativiser peut-être certains discours un peu anti-profs qui pouvaient exister d’une manière ou d’une autre, on a vu aussi, là je pense peut-être plus à ces derniers mois, des parents d’élèves nous dire qu’ils étaient assez démunis face aux environnements numériques de travail, qu’ils ne savaient pas forcément comment les utiliser. C’est bien beau d’avoir les outils, mais il faut savoir s’en servir. J’ai en tête des réunions de rentrée avec des parents d’élèves auxquels on a expliqué comment fonctionne notre environnement numérique de travail, comment utiliser la messagerie, qu’est-ce qu’on y met pour suivre le travail des élèves. Peut-être qu’il y a eu, effectivement, une forme de rapprochement entre les professeurs et les parents d’élèves, mais c’est peut-être plus une prise de conscience de la réalité de notre métier et, surtout, ce rapprochement ne doit pas éluder toute la question des inégalités sociales qui sont aussi présentes chez les parents d’élèves. Quand on dit que notre grande crainte encore, suite au chaos de cette semaine, c’est d’avoir perdu des élèves, c’est aussi parce que en six mois on n’a pas été capable, et quand je dis « on » c’est au niveau national, au niveau du ministère, de penser cette bascule de l’enseignement à distance dans toutes ses composantes, y compris dans la composante parents d’élèves, y compris dans la composante élèves et plus globalement dans la composante pédagogique.

François Saltiel : On va revenir évidemment sur la question des inégalités, elle est centrale. Justement, pour illustrer vos propos, Sophie Vénétitay, je vous propose d’écouter, de rentrer à l’intérieur des foyers de cette semaine pour voir à quel point les parents ont pu être désarçonnés.

Diverses voix off : Qui peut prendre la parole ?
Il y a beaucoup de cris. Il y a des reproches.
S’il vous plaît.
C’est assez compliqué, car des enfants ne sont pas autonomes tout le temps.
On va démarrer.
On n’a pas encore nos marques et puis, honnêtement, moi je ne suis pas du tout informatique.
On a un ordinateur pour cinq.
Le mieux c’est de dire la veille qui, à quelle heure, a des obligations et comment est-ce qu’on peut organiser des temps de concentration et des temps de loisir.
Le complément circonstanciel.
Effectivement, pour déjeuner il faut avoir suffisamment quand même pour préparer des repas équilibrés et prendre le temps pour pouvoir installer, manger, ranger. Parfois oui, gros instinct de culpabilité à se dire on mange en trois minutes, dépêchez-vous pour repartir bosser et reprendre les réunions.
Elle est beaucoup moins patiente et elle pense surtout travail, travail, travail.

François Saltiel : Montage réalisé par Vanessa Nadjar qui réalise cette émission et qui l’a fait avec ses enfants, derrière elle, qui étaient forcément l’école à la maison. Voilà donc l’illustration par la pratique.
Laurence Allard, j’imagine que la question des inégalités, forcément, vous préoccupe. On aurait pu croire justement à un moment que le numérique, dans son idéal, c’était aussi l’accès à la connaissance et à l’information par tous. Est-ce que, selon vous, ça amplifie les inégalités ?

Laurence Allard : On a bien entendu dans le reportage « on a un ordinateur pour cinq ». Quand on regarde les chiffres d’équipement des Français, les derniers chiffres qui datent de 2020, le référentiel des usages numériques, de fait la population semble bien équipée, 9 sur 10 des Français de plus de 12 ans sont connectés à Internet, il y a au moins un ordinateur dans 86 % des foyers, au moins une tablette dans 49 % et 77 % des internautes de plus de 11 ans sont équipés d’un smartphone. Donc sur le papier, du point de vue des équipements, on peut se dire qu’il y a une bonne proportion de la population qui est équipée. Mais « au moins un ordinateur », ce n’est pas forcément un ordinateur par élève, par exemple, et par parent, donc il va falloir imaginer des négociations entre celui qui est prioritaire, ça peut donner lieu à des conflits. Du point de vue des usages, ce n’est parce qu’il y a un équipement qu’on a un accès immédiat, facilité. C’est aussi un point à prendre en compte pour réfléchir au problème pas seulement du côté des outils, de la technique, mais des usages, des appropriations et de toutes les relations sociales, en fait, familiales, parents-enfants, mais aussi entre les parents, les rapports de genre qui se nouent autour, justement, de ces fameux équipements.
Sur le papier on peut avoir une impression, en effet, que la France est équipée, qu’il y a des accès aussi, qu’il y a des tuyaux, mais du point de vue des usages et des relations sociales autour de ces outils, eh bien il y a des inégalités de genre, il y a des inégalités entre les enfants au sein d’une même famille, etc.

François Saltiel : C’est vrai qu’on a beau être équipé ce n’est pas pour autant qu’on sait s’en servir. Justement, Pascal Plantard, vous aimez bien casser le mythe des digital natives, c’est-à-dire ces jeunes dont on dit qu’ils sont nés avec le numérique, qu’ils savent s’en servir, que c’est intuitif. Cette crise sanitaire, justement, qu’a-t-elle démontré par rapport à ce mythe-là ?

Pascal Plantard : C’est vraiment important en fait, vous avez dit « vous aimez bien ». Pour moi c’est une des questions centrale qui est posée à l’éducation aujourd’hui. Vous vous rappelez que le mythe du digital native a été inventé par un journaliste, au début des années 2000, qui opposait digital natives et digital migrants. Moi j’appelle ça le complexe d’Obélix. En fait, si les jeunes sont tombés dans le numérique quand ils étaient petits ils n’ont pas besoin de la potion magique de l’éducation. Or on sait parfaitement – et les enseignants avec qui on travaille le décrivent au moins autant que les travailleurs sociaux ou que les médiateurs numériques, etc. – qu’il y a ce que je vais qualifier de capital culturel numérique, c’est-à-dire qu’au-delà de la possession des machines, de la connexion, etc., il y a des représentations dans différentes familles qui sont excessivement différenciées et ces représentations conduisent, en fait, à des usages très inégaux au sein des mêmes familles. On peut citer, par exemple, ces jeunes qui sont connectés aux réseaux sociaux en permanence, mais, dès qu’on les met devant une commande scolaire ou, quand ils sont un peu plus vieux, un CV ou quand il faut qu’ils gèrent leurs papiers. Vous savez qu’il y a tout ce mouvement de dématérialisation qui met aussi à jour qu’une partie des jeunes est aussi en difficulté que les plus vieux. La fracture numérique ce n’est pas une bonne idée, ce n’est pas blanc ou noir, ce n’est pas connecté ou déconnecté, c’est beaucoup plus compliqué que ça. On identifie 18 % des Français qui sont éloignés du numérique, ça fait quand même 12 millions de personnes, ce ne sont pas que des bénéficiaires des minima sociaux et des personnes très âgées. C’est ventilé dans la population avec des situations très différentes.
Ce qui est beaucoup plus important c’est que pour des familles vulnérables, finalement à force de dire que les technologies c’est une histoire de jeunes, à force de vendre des smartphones avec des images de jeunes, etc., ça conduit, dans certains environnements, à ce que j’appelle le dessaisissement parental. C’est-à-dire qu’on a des parents qui sont déjà fragiles vis-à-vis de l’éducation, en général, de leurs enfants, qui vont être fragiles par rapport à l’école, par rapport à la relation à l’école, et qui vont, on va dire, introjecter cette représentation que le numérique c’est quelque chose de lié aux enfants et qui vont tout laisser filer. Globalement on commence à étudier ce dessaisissement parental, on commence à essayer de vraiment le mettre sur le devant de la scène. Au printemps dernier, finalement, on s’est tous rendu compte que ce dessaisissement parental n’était peut-être pas uniquement dans des familles vulnérables, qu’il nous traversait tous parce que télétravail + école à la maison + difficultés de connexion, difficultés d’équipement, difficultés culturelles vis-à-vis des environnements qu’on nous propose, ça fait beaucoup de difficultés pour une population qui finit par avoir cette prise de conscience.
Je voulais finir par une étude là-dessus. Dans la même étude, qui s’appelle CAPUNI crise, on a fait une enquête auprès des parents et il y en avait 11 % qui disaient qu’ils étaient en difficulté sur le suivi des enfants. On est en train de réviser nos chiffres, on pense que c’est plus. Je reste sur les données qu’on a collectées, au printemps dernier c’était 11 %. On a posé des questions sur les difficultés liées à la technologie et les difficultés liées à la demande scolaire, c’est-à-dire d’un côté comment rentrer dans l’ENT, l’environnement numérique de travail, ou de l’autre côté, finalement, comprendre les consignes scolaires. Ce qu’on constate c’est que pour les familles qui ont des adultes sans diplôme ou très peu diplômés, les difficultés d’interprétation de la commande scolaire sont excessivement discriminantes, à 38 %, là où les difficultés technologiques le sont beaucoup moins, à 14 %.
Ce que je suis en train de vous dire c’est que non seulement on est en train de creuser des inégalités, on va dire de capital culturel numérique, donc autour des usages du numérique, mais, en même temps, nous ne sommes en train d’intégrer que ce qui est en train de se passer doit absolument transformer la forme scolaire. Donc on reste aussi sur une partie des demandes et c’est ça qui est vraiment intéressant dans le nouveau dialogue entre les enseignants et les parents : cette forme scolaire, telle qu’on l’a vécue dans les 40 dernières années et qui glissait sur le numérique depuis le Plan Informatique pour tous de 1985 où ça a bougé très peu, là sur 2020, on voit bien qu’il y a vraiment eu ce que j’appelle un fait social total, c’est-à-dire que là on a du numérique à tous les étages, mais ce numérique commence à être réfléchi. Je trouve ça vraiment intéressant.

25’ 08

François Saltiel : Oui. C’est justement