De l'usager à l'algorithme : au cœur du service public dématérialisé - F(r)ictions numériques

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Titre : De l'usager à l'algorithme : au cœur du service public dématérialisé - Épisode 5

Intervenant·e·s :

Lieu : Frictions numériques - épisode 5

Date : 11 janvier 2021

Durée : 43 min 38

Podcast

Présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Voix off : Bienvenue dans F(r)ictions numériques, la série de podcasts dans laquelle on interroge nos pratiques des frictions numériques.
Au départ de cette série, il y a l’envie de remettre en question la transformation numérique à l’heure où on la juge incontournable. Tissée par la parole d’hommes et de femmes passionnés par cet objet omniprésent, c’est une conversation au détour de laquelle on frotte les fictions numériques aux frictions qu’elles génèrent.
Lancée par le Collectif Ouishare, cette émission voit le jour grâce au soutien de l’ADEME et de la métropole de Lyon.

Aujourd’hui on connaît l’homme de l’année 1982, il est à côté de moi, je vous le présente, l’ordinateur individuel ou, par l’appeler pour l’appeler par son nom américain, mister computer. Qu’allons-nous en faire ?

Damien Roussat : En 2017, l’État français présentait Action publique 2022, le plan de modernisation des services de l’État qui, parmi ses objectifs, annonçait une dématérialisation à 100 % des services publics à l’horizon 2022.
En 2018, le Défenseur des droits publiait un rapport sur le sujet en alertant, je cite, « sur les risques et dérives de cette transformation numérique, notamment sur le risque de recul de l’accès aux droits et d’exclusion de certains usagers ». Cette dématérialisation est-celle souhaitable ? Comment affecte-t-elle les usagers ainsi que les agents du service public ? Les collectivités subissent-elles cette orientation ou s’en emparent-elles activement ?
Pour commencer nous avons voulu interroger Pierre Mazet, chercheur en sciences sociales, sociologue indépendant, membre du comité scientifique du Labacces, un projet de recherche action autour des questions de l’accès aux droits et aux services publics dans un contexte de dématérialisation. Nous l’écoutons sur le rapport entre dématérialisation des services publics et capacité des usagers d’y accéder via le numérique.

Pierre Mazet : On repère souvent, autour de 2015, un moment d’accélération du mouvement de dématérialisation des services publics. Quand on dit services publics, pour le coup, c’est vraiment de manière globale, aussi bien les administrations d’État que les organismes de sécurité sociale ou autres, voire les services publics locaux maintenant, même si c’est un peu plus récent : pour inscrire son gamin à la crèche ou à des activités périscolaires il faut aussi en passer par Internet de nos jours. L’offre publique, de manière générale, et l’administration des services publics est passée en mode dématérialisé depuis cinq ans avec cet objectif d’action publique 2022 de 100 % de dématérialisation des administrations d’État qui avait été posé. On verra ce que ça donne effectivement mais ça donne un peu la ligne de conduite du gouvernement en la matière qui correspond à un désir de modernisation, de faire des économies, de se situer les classements européens et internationaux en matière de digitalisation de l’État dune manière générale.
Du coup, la manière dont ça s’est fait en France, mais c’est le cas dans la plupart des pays de l’OCDE, c’est que c’est fait sur un mode assez exclusif, c’est-à-dire qu’on est passé assez rapidement, pour un certain nombre de démarches, de grosso modo on était en format papier à « vous êtes obligé de passer en format numérique ».
C’est toujours compliqué d’avoir un propos absolument général sur un nombre de démarches qui est colossal et qui renvoie à des administrations très différentes. Il y a des contre-exemples de ça, pour le coup les impôts, ça fait à peu près 10 ans, 15 ans qu’ils ont annoncé, rendu possible la télédéclaration et autres chaque année. Au début ils ont essayé d’intéresser à la chose et puis, petit-à-petit. c’est devenu obligatoire jusqu’à aujourd’hui. Les impôts c’est un bon exemple parce qu’au départ on avait une ristourne de 30 euros quand on faisait sa déclaration en ligne. Maintenant ça a été suspendu à cause du Covid mais ce qui était annoncé c’est qu’à partir de 2021, je crois, on allait avoir une amende si on ne la faisait plus en ligne.

Damien Roussat : Finalement est-ce que ça simplifie ? Est-ce que ça rend autonome concrètement ?

Pierre Mazet : C’est très difficile de parler d’une manière générale des démarches administratives, donc de dire si elles ont rendu autonomes ou pas, dans quels cas de figure ou pas. Ça dépend de plein de choses. Elles ne sont pas toutes dématérialisées, la dématérialisation n’est pas faite de la même manière pour toutes les démarches, elles ne s’adressent pas aux mêmes personnes, elles n’ont pas la même fréquence, elles n’ont pas encore toutes la même ergonomie même s’il y a un travail pour tenter d’unifier tout ça, elles sont beaucoup en silo, etc.
Du coup, si on essaye malgré tout de faire une espèce de réponse médiane, est-ce qu’elle a facilité des gens ? Oui. D’une manière générale, ceux qui avaient des démarches très simples à faire et qui étaient compétents numériquement. Pour le dire assez simplement, nous qui parlons, quand nous avons des télédéclarations d’impôts à faire, d’inscription d’enfants ou autre, je pense qu’on est à peu près compétents numériquement, on maîtrise ces choses-là et on est capable de dire, quand les interfaces ne fonctionnent pas très bien, qu’on trouve qu’elles sont mal faites, alors que des personnes qui ne sont pas à l’aise pensent qu’elles ne savent pas faire, par exemple.
Clairement, pour un certain nombre de démarches à réaliser, ça a facilité la vie d’une grande proportion, pas des usagers, mais d’un certain nombre d’usagers pour un certain nombre de démarches. Il n’est pas dit que globalement tous les usagers compétents apprécient la dématérialisation telle qu’elle se fait parce que, parfois, elle se fait très mal et elle conduit à beaucoup plus de complexité. Dès que vous avez, pour le coup, tout compétent que vous êtes, quand vous n’êtes pas d’accord avec l’administration pour des choses relativement simples c’est extrêmement compliqué d’avoir un échange rapide sur ces questions-là, parce que, du coup, ça se fait de manière numérique. Il y a une espèce de boucle d’interactions un peu infinie qui se met en place par l’intermédiaire de mails, de boîtes de messagerie ou autres et qui ne facilite pas forcément le traitement administratif du cas, alors que ça pouvait être beaucoup plus simple quand on avait un rendez-vous en face-à-face pour remettre les choses d’aplomb.
Pour revenir à une espèce de point médian, pour des choses très simples et des personnes équipées, effectivement ça a relativement facilité. Pour des personnes qui ne savent pas faire, ça n’a pas facilité, très clairement. Et pour des personnes qui savent faire ou qui ne savent pas faire, mais qui ont des choses complexes à réaliser, ça n’a pas forcément facilité non plus, pour une raison relativement simple c’est que les interfaces ne sont pas prévues pour gérer la complexité des cas et généralement, quand on échappe aux cases qui sont préformées dans les interfaces telles qu’elles sont conçues aujourd’hui, toujours pas à partir des usagers malgré tout ce qu’on peut entendre sur l’UX design et ce qui est aussi mis en place derrière par l’État et qui produira sans doute des effets en termes de commande UX et autres par la DINUM. Pour l’instant, il n’y a qu’à voir le nombre sites, de cases et d’interfaces différentes auxquelles on a à faire quand on a des démarches administratives à faire, il y a une multiplication un peu en silo. Il y a des outils pour permettre de réduire ça, FranceConnect en particulier, néanmoins il y a encore beaucoup d’interfaces et elles sont généralement pensées surtout pour répondre à des problèmes réglementaires et pas à une capacité de navigation plus simple des usagers.
Ce n’est pas du tout dans un but d’autonomisation des usagers. Si l’automatisation des usagers coûtait cher à l’État, ce n’est pas ça qu’on aurait mis en place. Disons que là ça tombe bien parce que ça permet d’être dans un discours d’usager/client qui effectivement préfère ne pas se déplacer parce que les administrations ne sont pas forcément les interactions les plus intéressantes ; quand on peut faire les choses à distance, ça permet de les faire sur un temps qu’on choisit en fonction de son rythme de vie. En même temps, ça permet surtout et aussi de faire des économies de coûts de gestion extrêmement importantes pour les administrations. C’est notamment pour ça, en l’occurrence, que c’est préconisé à l’échelle de tous les télé-payeurs au niveau international. Une démarche dématérialisée coûte – des estimations ont été faites, elles valent ce qu’elles valent – au moins 100 fois moins cher qu’une démarche en physique, c’est-à-dire qui passerait sur du matériel en l’occurrence ou sur une démarche papier qu’il faudrait traiter ou sur une interaction physique avec des agents en place, etc. C’est notamment très notablement parce que ça permet de faire des économies très importantes de coûts de gestion qu’il y a eu un fort développement, pas très anticipé, pas très collaboratif on va dire de manière générale, de la dématérialisation et ça encore une fois en France, mais dans la majorité des pays européens, aux États-Unis c’est un peu la même chose, en Australie c’est pareil. Tous les États dits développés se sont largement engagés là-dedans surtout pour faire des économies de coûts de gestion initialement en postulant plus ou moins que tous les habitants des pays savaient faire avec l’administration, sachant qu’après on a la spécificité française d’avoir une administration qui est quand même assez inflationniste en matière de lois et de règles, ce qui ne rend pas forcément beaucoup plus simple la réalisation des démarches qu’elles soient numériques ou pas.

Damien Roussat : Nous nous sommes alors posé la question de savoir si quelqu’un payait ou non les pots cassés de cette dématérialisation qui semble se mettre en place à marche forcée.

Pierre Mazet : De manière générale, ce que les statistiques montrent c’est que les personnes qui sont les moins connectées sont, outre les personnes d’un certain âge – il y a une corrélation entre l’âge et le fait d’être connecté ou pas, d’être capable de se connecter à Internet et de réaliser des actions sur un mode numérique –, les grands groupes, toutes les études sont convergentes sur ces résultats, c’est effectivement en raison de l’âge, en raison du niveau de diplôme et du niveau de ressources. Donc si on met directement en face ces résultats-là avec le fait de la dématérialisation des services publics, ça veut dire que les personnes les plus âgées et les personnes les plus précaires, en l’occurrence, sont plus exposées par la dématérialisation des services publics statistiquement, indépendamment du nombre de démarches qu’elles ont à réaliser.
Quand on regarde le nombre de démarches, à priori, que les personnes ont à réaliser, le nombre de démarches administratives, ce qu’on remarque et ce que les études sur le numérique ont beaucoup thématisés et publicisés, c’est que plus on est une personne précaire, plus on a de démarches administratives à faire, notamment en raison d’un caractère assez protecteur du droit en France, pour le coup. Cela fait que, par exemple, quand on est bénéficiaire d’un minima social on a des déclarations trimestrielles de ressources à faire ce qui fait qu’on en a au moins quatre par an à réaliser, alors que les démarches administratives que les personnes qui ne sont pas bénéficiaires de minima sociaux ont à faire en fonction de leur vie, sont statistiquement, à priori, moins. Ce qui conduit assez directement à dire que les personnes précaires sont non seulement les personnes qui statistiquement sont les moins connectées, mais aussi celles qui ont le plus de démarches administratives à réaliser avec, en plus, un impact sur leur situation de vie qui est extrêmement fort puisque si ça les met en situation de non recours ou de perception retardée de leurs droits, ça n’a pas exactement le même impact que quand on n’arrive une autre démarche, carte grise ou inscription des enfants à la crèche, pour prendre d’autres exemples.

Damien Roussat : Nous avons demandé à Pierre si et comment l’État garantit l’égalité d’accès aux services publics.

Pierre Mazet : Il ne le garantit pas du tout. Pour le coup les rapports du Défenseur des droits ont bien mis en évidence et largement alerté là-dessus à propos de la continuité des services publics et des principes fondateurs des services publics, l’égalité et la continuité, dans la mesure où globalement il n’y a pas eu de mesures uniformes et systématiques d’accompagnement des personnes qui n’étaient pas capables de faire leurs démarches en ligne à l’échelle de toutes les administrations et des organismes de sécurité sociale, très clairement. Ce qui ne veut pas dire que ça n’est pas arrivé, ça a pu arriver localement. Localement il y a des choses qui peuvent se mettre en place, en l’occurrence c’est un peu à la discrétion qui des préfets, qui des directeurs de caisses d’allocations familiales ou autres. Il y a des choses qui ont été faites. Il faudrait rentrer dans le détail des administrations dont on parle. Il y a eu beaucoup de recours au service civique pour faire de l’accompagnement aux démarches en ligne, en l’occurrence, mais qui n’ont pas entraîné des résultats mirobolants. C’est d’ailleurs notamment pour ça que le secrétariat d’État au numérique a axé le plan de relance numérique fléché sur la formation de 4000 conseillers numériques sur le territoire, c’est notamment pour professionnaliser un petit peu ces activités de médiation numérique qui sont assez mal définies, parce que les ??? du service civique ou les bénévoles qui faisaient office d’accompagnants n’étaient pas nécessairement très capés et compétents pour faire ce travail-là.
Globalement, s’il y a eu un mouvement assez homogène de dématérialisation de la relation administrative, il n’y a pas eu, en revanche, de procédure homogène d’accompagnement des publics ayant des difficultés avec le numérique. Pour le coup, il n’y a vraiment aucune garantie d’égalité, de parité ou autre, mais, au contraire, la création d’inégalités territoriales extrêmement fortes, notamment parce que dès lors qu’on habite en milieu rural on est beaucoup plus touché par la disparition des guichets de service public qui vont dans les préfectures centres généralement, ce qui fait qu’il n’y a plus la possibilité d’aller demander de l’aide physiquement, donc on devient dépendant de ses capacités et de mobilité de transport ce qui fait qu’il y a un coût très clairement supplémentaire qui n’est pas simplement monétaire mais qui est aussi psychologique d’avoir à se déplacer ou autre.
D’une manière générale l’inégalité est notamment sur cette base territoriale-là, il y a une très grande inégalité entre les villes et les campagnes pour le dire très rapidement et puis il y a une très grande inégalité entre ceux qui se débrouillent avec le numérique et les autres. En plus, il n’y a pas eu d’anticipation, de prévention, de préparation et de coopération avec les acteurs locaux, d’abord pour repérer, détecter, recruter et accompagner les personnes qui avaient des difficultés avec le numérique pour qu’elles puissent faire leurs démarches administratives dans de bonnes conditions.

14’ 12

Damien Roussat : On s’est demandé