Contributopia - Dégoogliser ne suffit pas ! Pierre-Yves Gosset

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Titre : Contributopia : Dégoogliser ne suffit pas !

Intervenant : Pierre-Yves Gosset

Lieu : Rencontres mondiales du logiciel libre 2018 - Strasbourg

Date : juillet 2018

Durée : 1 h 29 min 40

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Licence de la transcription : Verbatim

NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO

Description

Peut-on faire du libre sans vision politique ?
Suite à sa campagne "Dégooglisons Internet" (oct 2014 - oct 2017), l'association a fait le bilan, calmement. Et il n'est pas brillant. En quelques années, les GAFAM/BATX/NATU (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi, Netflix, AirBnb, Tesla, Uber) ont "colonisé" le monde, en formatant nos interactions, en normalisant nos relations, en orientant nos consommations, en contrôlant notre pouvoir d'agir. À l’œuvre derrière cette mécanique, une mutation économique et sociale : le capitalisme de surveillance. Avec sa nouvelle feuille de route "Contributopia", Framasoft souhaite mettre en place des outils et accompagner des dynamiques collectives qui permettraient de pouvoir agir, plutôt que de subir. Il ne s'agit plus seulement de savoir « ce que nous refusons » (le logiciel propriétaire, les attaques contre nos libertés fondamentales, etc), mais aussi de définir « quel monde nous souhaitons », et comment le logiciel libre et les communs peuvent nous aider à y le mettre en œuvre.
Nous essaierons donc de poser les faits qui démontrent que l'opensource se porte (très) bien mais que le logiciel libre (= opensource + valeurs + éthique) soit dans une ornière depuis plusieurs années. Pour sortir de l'ornière, mais aussi de l'épuisement, ne devrions nous pas faire un pas de côté et réinterroger les pratiques, les fonctionnements et les visions de nos communautés libristes ? De ne plus voir le logiciel libre comme une fin en soi nous permettant de nous libérer nous (libristes), mais comme un outil inspirant capable de favoriser l'émancipation de toutes et tous, et d'accélerer des transformations sociales positives ?
La question politique a toujours été centrale dans le mouvement du logiciel libre, mais les questions économiques, techniques et juridiques - elles aussi profondément politiques, mais évitant soigneusement notre capacité d'avoir une vision globale - ont parfois posé un voile sur notre faculté à nous projeter ou à passer de la réaction à l'action. Et vous, comment imaginez la place du logiciel libre dans la société dans 3, 5 ou 10 ans ?

Transcription

Dégoogliser ne suffit pas. Peut-on faire du Libre sans vision politique ? Déjà je spoile la réponse est non ; je vais réexpliquer pourquoi. Encore une fois je redis parce que là, du coup, la conférence sera coupée, enfin la vidéo sera probablement coupée en deux, donc pour ceux qui n’ont pas pu ou qui n’auront pas visionné la vidéo d’avant. Tu veux peut-être une pause pour le côté ? Non c’est bon ! Ça continue à tourner.

Je vais quand même me représenter, ça va faire un peu bizarre mais c’est volontaire.

Je m’appelle Pierre-Yves Gosset, je suis délégué général d’une association qui s’appelle Framasoft qui, depuis une dizaine d’années, fait la promotion du Libre, culture libre, logiciels libres, maintenant on déborde sur les communs, on déborde sur le capitalisme de surveillance aussi.
L’objectif de cette deuxième conférence qui suit le bilan de ces trois années de campagne de Dégooglisons Internet, je l’ai donc appelée « Peut-on faire du Libre sans vision politique ? », sachant que chaque année aux RMLL et là, rien que cette année, je crois qu’il y a au moins trois conférences qui tournent autour de ce sujet-là. Ce n’est pas un sujet nouveau, ce n’est pas un sujet qu’amène Framasoft, c’est un sujet sur lequel Framasoft veut un, se positionner et deux, utiliser finalement notre capacité médiatique et notre légitimité dans ce milieu du logiciel libre pour porter, nous aussi, ce message-là. Ce que je vais dire n’aura peut-être rien de nouveau pour certains et certaines d’entre vous, mais il faut bien, à un moment donné aussi, que ça soit redit par d’autres personnes.

Soyez indulgent·e·s

Je vais vous demander d’être indulgents et indulgentes, la conférence c’est la première fois que je la fais, je l’ai finie hier soir, celle du bilan je l’ai finie tout à l’heure, mais celle-là je l’ai finie hier soir.
55 diapositives qui sont un peu chargées, très inspirées, finalement, d’autres visions, d’autres personnes, des rencontres, voilà. Aussi de mon expérience plus que de celle de Framasoft sur des sujets qui vont être parfois clivants, parfois trollesques, mais bon, après tout !
J’utilise l’écriture inclusive et je vous emmerde !
Et c’est plus moi qui parle que Framasoft dans cette conférence-là, même s’il y a beaucoup de points communs et je vais m’inclure dans l’autocritique que je vais faire.

Assertions

Très rapidement, donc là deux affirmations que je ne prétends pas universelles.
Quand je vais parler du Libre, ma définition à moi du Libre, celle que j’utilise aujourd’hui ce n’est pas celle que j’utilisais hier qui était plutôt celle des quatre libertés ; ce n’est peut-être pas celle que j’utiliserai demain, peu importe, mais en tout cas aujourd’hui, quand je vais vous dire libre, je vais penser open source plus valeurs, notamment valeurs éthiques et valeurs sociales. Ce qui veut dire que l’open source, quelque part, si on retourne l’équation, c’est bien du Libre moins des valeurs éthiques et sociales.
Et quand je vais parler de politique c’est l’ « ensemble des discours, actions et réflexions ayant pour objet l’organisation du pouvoir au sein d’une société. »
Vous pouvez ne pas être d’accord avec ça, ce n’est pas grave, personnellement ça m’en touche une sans bouger l’autre, c’est juste le point de départ de tout ça.

Nous avons cru nos propres mensonges

Première chose – oui, j’avais dit que je ferai du clickbait aussi – nous avons cru nos propres mensonges, donc je vais redire là encore des choses qui ont souvent été dites, mais je vais essayer d’en ré-synthétiser quelques-unes.

  • Premier c’est que « Le libre a gagné ! »
    Pour moi c’est faux. Jusqu’à il y a peu, on va dire cinq-dix ans, on avait d’un côté le logiciel privateur dont les valeurs sont l’enclosure, le marché, les formats fermés, la propriété intellectuelle et tout, le tout basé sur un code propriétaire c’est-à-dire pour lequel on n’a pas accès à la recette de cuisine du code et, en face, vous aviez le logiciel libre avec ses valeurs, son éthique et surtout, enfin surtout, aussi des qualités techniques de transparence, de pérennité du code, de partage éventuellement du code, alors pas toujours dans l’open source, mais voilà ! Don des qualités techniques et des qualités éthiques, des valeurs éthiques et sociales. Depuis quelques années, mon analyse à moi que j’ai c’est que le capitalisme de surveillance est venu un petit peu transformer tout ça. Typiquement quand on voit la Linux Foundation qui travaille essentiellement avec des grosses boîtes c’est très bien, mais ils font plutôt de l’open source. Quand on voit, je ne sais pas, Microsoft qui rachète GitHub, pareil, on voit bien que Microsoft fait de l’open source, Microsoft ne fait pas du logiciel libre, si on part de ma définition.
    Donc on a petit à petit une forme de réduction des valeurs éthiques et sociales du logiciel libre par rapport à cette open source très envahissant. Ça ne veut pas dire que nous, intérieurement, on est moins militants, mais concrètement ça devient difficile de ne pas être assommés par la puissance de l’open source en face, à partir du moment où vous avez dans les plus gros contributeurs à l’open source Google, Apple, Facebook – enfin Apple pas trop – Google, Facebook, Microsoft maintenant, etc. De l’autre côté, du camp d’en face, du coup comme il y a moins de production de code propriétaire quelque part, enfin moins ça ne veut pas dire en quantité mais potentiellement moins visible, ça a laissé, à mon sens, par une espèce de jeu de vases communicants beaucoup plus de place et ils sont beaucoup plus hargneux sur le fait de défendre leurs valeurs. Et c’est un petit peu de ça dont je voulais parler. Est-ce que les libristes se détournent de l’open source ? Je ne sais pas. Quand on vient me dire « non mais c’est bon le logiciel libre a gagné », concrètement ce qu’on m’a dit il y a quelques semaines lors d’une interview radio, la réponse est non, le logiciel libre n’a pas du tout gagné. Ça va être assez compliqué là-dessus.
  • Le libre c’est simple, je vais t’expliquer.
    Faux. [Projection de la page Wikipédia logiciel libre]. Sans déconner si vous allez sur la page Wikipédia – logiciel libre, c’est ça. À un moment donné, on ne peut pas dire aux gens « c’est simple, machin et tout » ; réflexe. Admettons que la personne soit un petit peu ouverte d’esprit elle va se dire je vais regarder sur Wikipédia ; elle tombe sur ce graphique-là, tout en haut. Voilà ! C’est ça qui explique le logiciel libre aujourd’hui. Vous allez me dire les Anglo-saxons sont meilleurs ! [Projection de la page en.wipedia/free_licence]. Raté ! Après on dit ouais, de toutes façons il y a des équivalents. Nous, à Framasoft, on parle toujours d’alternatives et on est conscients que ce ne sont pas des équivalents.
  •  « Le libre c’est pas pareil ! »
    Mais non ! Le libre ce n’est pas pareil ! Voilà la page d’accueil de Discord [1] par exemple, qui est un logiciel qui permet de faire de la discussion, enfin c’est une espèce de chat texte plus voix, utilisé par des millions de personnes sur la planète, qui sert aux gens à s’auto-organiser. Donc c’est un outil important si on veut, nous, réussir à nous auto-organiser, on peut aller regarder comment ça fonctionne, etc.
    Vous allez me dire oui, mais dans le logiciel libre, on a plein de logiciels qui font la même chose que Discord depuis avant Discord et TeamSpeak ou Skype. Typiquement il y a un truc qui s’appelle Mumble. Voilà la page d’accueil de Mumble. Et quand vous voulez télécharger Mumble, parce que c’est là, c’est Download Mumble la page n’est pas en français, vous avez tout de suite le petit schéma ; encore une fois à moi ça ne cause strictement aucun problème, mais il faut que je fasse un choix entre Windows, Windows x64, Ubuntu, iOS, machin, et après on va me dire est-ce que tu veux de la ND64, du i 386, etc. Sérieusement ! J’ai entendu je crois assez bien, quand je vais sur la page de Discord si je viens avec un Mac et on reconnaît que c’est un Mac et automatiquement on me propose ça, la version Mac par défaut et on me propose, il y a petit lien, enfin ce que fait très bien Firefox et ce que fait très bien maintenant LibreOffice mais pendant des années LibreOffice utilisait exactement le même type de page. Maintenant c’est bon, par défaut on détecte ; juste on améliore l’expérience utilisateur pour rassurer l’utilisateur qu’il a tout à fait raison de venir utiliser ce logiciel. Vous avez à gauche, du coup, la présentation de ce à quoi ressemble Discord, donc une espèce de Slack ou de Mattermost ou de RocketChat ou de Framateam, si vous voulez, en termes de visualisation et à droite la bonne vielle interface, alors je crois que c’est du ??? de chez Mumble, efficace, mais putain, qui a 15 ans, du coup c’est compliqué, je veux dire juste en termes de design, d’envoyer des utilisateurs là-dessus. Il y a une vraie problématique de design sur comment est-ce qu’on pense nos logiciels. Est-ce qu’on pense à l’utilisateur ou pas ? J’ai vraiment des doutes !
  • « Le libre, c’est des millions de contributeurs et de contributrices ».
    Faux. Vous vous en doutiez ! C’est surtout des milliers, des millions de consommateurs et de consommatrices. Donc là je fais le lien avec la conférence que je viens de finir sur cette société de consommation sur laquelle nous, du coup à Framasoft, on voit bien qu’on a surtout des clients plus que des utilisateurs et des utilisatrices et c’est un petit peu difficile parce qu’on propose quelque chose et les gens arrivent, enfin je n’ai pas précisé tout à l’heure, mais sur Framasoft le support c’est quasiment 80 mails par jour auxquels il faut répondre ; il faut ! Auxquels on répond parce qu’on a bien envie de répondre et parce qu’on paye quelqu’un pour y répondre, mais c’est quand même compliqué.
    Concrètement là je reprends ici quelques chiffres. Forcément, vous allez me dire il y a les gros paquebots du Libre ; typiquement Firefox c’est 1000 salariés ; LibreOffice c’est là aussi beaucoup de développeurs et de développeuses qui travaillent sur LibreOffice ; c’est chouette, mais si on regarde dans les faits concrètement comment ça se passe, le Libre est totalement indigent. VLC – non Jean-Baptiste n’est pas là je crois cette année, mais je lui ai demandé confirmation à Jean-Baptiste Kempf, le président de VideoLan – c’est une dizaine de personnes qui font plus de 100 commits ; un commit c’est une modification de code source ; j’ai été chercher les chiffres en 2017.
    À chaque fois que je présente cette slide on vient me voir à la fin « oui mais quand même, les commits on peut en faire plein, on peut en faire pas beaucoup, etc. » OK, pas de problème, peu importe ce avec quoi on mesure. Je maintiens que mon argument reste juste et si vous voulez vous-même faire des mesures par utilisateur, sur la taille du commit, par machin, etc., vous pouvez le faire, et moi ça m’intéresse les résultats, mais là je suis allé au plus vite et c’est pour moi assez parlant.
    Inskape c’est 8 personnes qui font plus de 50 commits dans l’année.
    Gimp c’est 6.
    Thunderbird c’est 6. Alors maintenant Thunderbird a réembauché des gens, donc c’est très bien vous allez me dire que sur ces 6 là ils ne vont pas faire seulement plus de 50 commits, ils vont peut-être en faire plus de 5000 par an, mais ça ne résout pas le problème d’un très petit nombre de personnes qui modifient et qui maintiennent le code.
    Diaspora 4.
    Etherpad 0. Etherpad qui est utilisé par des millions de personnes sur la planète n’a pas de dev. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a personne qui développe dessus. Mais ça veut dire qu’il n’y a pas une personne qui est très active dessus et moi ça me pose vraiment un problème parce que, derrière, nous on a fait les malins, on a mis du Framapad, du machin, etc., c’est cool, sauf que c’est pareil on n’a pas nous de développeur pour réellement prendre le temps de développer sur tous ces logiciels.
    Donc ça pose quand même un véritable problème et qui est, pour moi, un des principaux problèmes sur lesquels on va essayer de travailler nous, sur les prochaines années, dans cette campagne Contributopia. En plus l’immense majorité, à part chez VLC où ils sont payés, je ne crois pas que chez Inskape, Gimp, Diaspora c’est sûr et Etherpad je suis sûr aussi, personne n’est payé là-bas. Chez Thunderbird il y a des salariés, chez VLC il y a des salariés mais, pour le reste, la réponse est non. Sur quoi reposent nos infrastructures numériques ? C’est titre d’un ouvrage qu’on a traduit dans la collection Framabook, donc vous pouvez aller le récupérer, le télécharger librement gratuitement, etc., et le lire ; ça a été écrit par Nadia Eghbal qui entre un petit peu dans le détail et dans le fond de cette problématique-là. Ça c’est une image, c’est l’affiche du film Idiocratie , mais c’est un petit peu la représentation que moi j’ai du Libre communautaire que j’ai en 2018. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a rien, ça ne veut pas dire que les gens sont nécessairement malheureux, mais concrètement ça se dégrade petit à petit et ce n’est pas la fête.
  • Le logiciel libre est un « commun ».
    Ça c’est une évidence pour moi et du coup il va falloir réussir à en prendre soin.
  • Dernier mensonge, « À la fin c’est nous qu’on gagne ! »
    Je l’entends souvent cette phrase. C’est chouette, elle redonne de l’espoir, etc. C’est comme de dire mais à la fin la planète va s’en sortir ! OK ! Si vous voulez !

14’ 05

Réalité

Pour moi on se fait quand même défoncer la gueule