Concevoir de manière responsable, l'exemple de Fairphone - Ethics by Design 2020

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Titre : Monétisation des données : la data aux œufs d’or

Intervenant·e·s : Agnès Crépet - Alix Dodu - Karl Pineau

Lieu : Ethics by design 2020, en ligne

Date : septembre 2020

Durée : 1 h 10 min

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Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Agnès Crépet : Bonjour à toutes et à toutes.
Aujourd’hui on va vous parler de conception durable à travers l’expérience de Fairphone et on va essayer de vous présenter tous les challenges derrière le fait de concevoir un téléphone durable et éthique.

Qui sommes-nous ?
Je m’appelle Agnès. Chez Fairphone, j’ai plutôt un profil technique, je guide la partie software engineering, donc comment faire des téléphones qui durent en luttant, entre autres, contre les monopoles comme Google, etc., et je suis également cofondatrice, en France, d’une société qui s’appelle Ninja Squad, à la base coopérative, qui fait beaucoup d’open source et des livres à prix libre sans DRM [digital rights management, etc. Je suis également impliquée en France dans deux collectifs, une conférence qui s’appelle MIX'IT, qui a lieu à Lyon, et qui met un fort accent sur l’éthique et la tech ; j’ai également un rôle dans Duchess France qui est un collectif qui essaye de promouvoir les femmes techniques dans l‘IT.

Alix Dodu : Bonjour. Je suis Alix Dodu, je suis moitié néerlandaise, j’habite à Amsterdam, et, en ce moment, je suis analyste et chercheuse pour la mairie d’Amsterdam. J’ai fait mon master à Paris et je suis ensuite restée un an à Paris pour travailler pour une association qui s’appelle Lundi Carotte, qui écrit des articles sur comment sont faits les tee-shirts, les pommes, les smartphones et sur leurs impacts sociaux et environnementaux. J’ai ensuite travaillé pendant près d’un an pour Fairphone ; j’ai fait, entre autres, un projet de recherche sur le recyclage de l’or dans le monde et sur l’économie circulaire et je suis très contente d’être là aujourd’hui et de présenter cette présentation avec Agnès.

Agnès Crépet : Aujourd’hui on vous va parler d’industrie électronique. Même si on prend l’exemple des smartphones, tout s’applique à la globalité de l’industrie. On utilise l’électronique tous les jours, que ce soit dans vos smartphones, dans vos ordinateurs portables, également dans des objets du quotidien, votre cafetière, etc.. Cette industrie électronique est également derrière les solutions dites écologiques. Pourquoi dites écologiques ? Je ne dis pas qu’il ne faut pas utiliser de panneaux solaires ou la voiture électrique, mais je dis juste que ce qu’on va vous raconter sur les minerais de conflit, sur le travail des enfants, sur l’extraction des minerais, etc., ça existe forcément derrière les solutions qui sont présentées ici. L’idée c’est d’essayer, à travers l’exemple des smartphones, d’imaginer l’ampleur des impacts à échelle plus globale. L’approche de Fairphone, qui est aussi la nôtre, c’est le fait de penser une écoconception sans oublier l’humain, parce qu’un objet comme ça [Agnès montre son smartphone, NdT], ça ne pousse pas dans les arbres, un objet comme ça c’est fait par des hommes, des femmes et des enfants. L’idée c’est de pouvoir penser à ces personnes-là quand on achète, quand on décide de garder plus longtemps ces produits, etc.
On parle aussi d’écologie décoloniale, ce terme est apparu il y a quelques années, pour essayer de mettre de la lumière justement sur toutes ces personnes-là, impliquées dans la chaîne d’approvisionnement. On peut s’estimer écolo quand on achète une voiture électrique, mais je pense qu’on peut aussi ne pas oublier ou ne pas mettre le voile sur certains pays d’Afrique, certains pays asiatiques où des gens travaillent dans des conditions qui sont assez dures, dont on parlera assez longtemps dans cette keynote. L’objectif c’est d’essayer de promouvoir une écologie décoloniale et de penser une écoconception en prenant compte de l’humain

On va parler beaucoup de smartphones parce que c’est un peu le boulot que je fais, qu’Alix a fait chez Fairphone. Quelques chiffres pour introduire le sujet : aujourd’hui on est on est à 1,5 milliard de téléphones produits par an, c’est hallucinant. Le pire c’est que c’est par an et ça fait longtemps que c’est ce chiffre-là, qu’on a passé la barre du un milliard par. En 2013 on a passé ce seuil qui nous interroge beaucoup et on a l’impression que ça va un petit peu en stagnant, mais pas du tout, ça continue à augmenter. Un chiffre de l’ONU est sorti la semaine dernière qui dit qu’à l’heure actuelle, on a 8 milliards d’abonnements mobiles dans le monde, plus que d’êtres humains parce que, aujourd’hui, la population mondiale est estimée à 7,7/7,8, donc c’est quand même hallucinant.
On achète beaucoup ces téléphones et on les garde peu. On utilise un smartphone un peu plus de deux ans et demi, donc ce n’est quand même pas beaucoup, parce qu’on casse, mais aussi parce qu’on veut suivre la mode, les téléphones qui se plient, etc., des choses qui ne sont pas forcément très utiles. Du coup, l’autre tendance qu’il y a derrière, c’est que la plupart des téléphones qu’on jette ne sont pas recyclés, moins de 20 % sont recyclés – c’est la spécialité de Alix qui en parlera tout à l’heure – et ça produit aujourd’hui, une estimation de 50 millions de déchets électroniques par an. C’est aujourd’hui le flux de déchets qui grandit le plus vite dans le monde, donc il y a forcément quelque chose à faire, et on dit généralement que ça représente 4500 tours Eiffel de déchets électroniques par an.

Alix Dodu : Agnès l’a très bien dit, l’industrie du smartphone est une très grosse industrie, et, bien sûr un téléphone c’est aussi très important dans nos vies de tous les jours. Dans beaucoup de pays en voie de développement, pour beaucoup de gens, c’est le seul moyen de faire les finances, de faire tourner le business et aussi, bien sûr, de garder contact avec ses amis, sa famille éloignée. Mais l’industrie du smartphone a aussi de gros impacts écologiques et des impacts sociaux. Pourquoi ? Parce qu’un téléphone c’est un peu magique. Personnellement, je trouve que c’est assez impressionnant que ça fonctionne aussi bien vu la complexité de l’électronique qu’il y a derrière. C’est environ 200 composants et ces 200 composants sont fabriqués à partir d’environ 40 matériaux différents. Il y a du plastique, il y a du cobalt, du lithium pour la batterie. Ça c’est intéressant parce qu’il y en a dans la batterie des smartphones, mais il y en a énormément aussi, bien sûr, dans les batteries des voitures électriques. Il y a aussi de l’or, du cuivre pour les composants électriques et il y a aussi plein d’autres choses dont vous n’avez peut-être jamais entendu parler, de l’yttrium, du germanium, du gallium, du serbium(???), du plomb, du silicium. La plupart de ces matériaux sont minés, le plastique aussi en fait c’est miné, mais c’est une autre histoire, c’est le pétrole. Ils sont minés parce qu’ils sont présents dans la terre et on peut se poser la question de combien de matière il faut pour fabriquer un seul téléphone. France Nature Environnement a estimé qu’il faut environ 70 kg de matière pour fabriquer, utiliser et éliminer un seul téléphone. Pourquoi on a besoin d’autant de matière ? C’est parce que, quand on se trimballe dans une mine d’or ou de cobalt, on ne va trouver pas des gros blocs comme qui se promènent sous la terre. Les matériaux sont intégrés à la roche, à la terre, et il va falloir déplacer de grandes quantités de matière pour récupérer des quantités relativement petites. Donc là on voit le premier gros impact écologique de l’industrie minière c’est qu’il faut détruire les écosystèmes sur des hectares.
Le deuxième gros impact écologique de l’industrie minière, c’est qu’ensuite, quand on va récupérer les minéraux, quand on va dissoudre la roche ou faire dissoudre les minéraux pour ensuite les récupérer – par exemple l’or se dissout dans le mercure, donc on utilise du mercure ou bien on utilise de l’arsenic pour détruire la roche et garder l’or. On utilise donc des produits toxiques – de l’acide pour le serbium c’est de l’acide sulfurique et du nitrique, ce genre de chose. Là, par exemple, on voit un lac d’acide au fond de la cuve, ce n’est pas un lac naturel, on voit un camion d’acide et ces substances toxiques peuvent se retrouver dans la nature.
Ce qu’on voit en haut c’est une mine industrielle, c’est Lode-Star Mining, LSM. Ces produits toxiques sont aussi utilisés dans ce qu’on appelle les mines artisanales. Les mines artisanales ce sont un peu des auto-entrepreneurs si vous voulez, ce sont souvent des gens avec très peu de moyens, qui n’ont pas d’autres moyens de subsistance, et qui vont, avec leur propre matériel de bord plus ou moins performant, creuser des tunnels, aller chercher l’or dans les rivières avec du mercure. Et là, bien sûr, c’est complètement non régulé et ça se retrouve automatiquement dans la nature. Les deux sont très polluants.
Les mines artisanales, c’est aussi là, bien sûr ,qu’il y a les gros impacts sociaux de l’industrie minière. Déjà ce sont des conditions de travail très difficiles. C’est du travail dur, de longues journées, il fait chaud, on se faufile à quatre pattes dans des tunnels très étroits, il peut y des accidents et on respire des poussières toxiques qui peuvent diminuer la durée de vie. Tout ça se passe dans certaines régions du monde, sur des arrières-fonds de confits armés. Par exemple, en République démocratique du Congo, il y a plusieurs milices qui se partagent le territoire, en fait qui se disputent le territoire, qui prennent possession des mines par la force parce qu’elles sont armées, qui vont imposer des taxes aux mineurs qui n’ont pas vraiment le choix et ces taxes sont ensuite utilisées pour acheter plus d’armes et perpétuent un conflit qui aurait pu, peut-être, s’éteindre.
On parle de conflits armés, mais dans d’autres régions du monde on parle aussi de corruption. Par exemple en Colombie il y a beaucoup d’or dans les rivières, dans la terre, et là ce ne sont pas des milices mais ce sont des guérillas, des mafias, qui vont imposer des taxes. Le gouvernement, colombien par exemple, va combattre ça en considérant les mineurs eux-mêmes, qui souvent font ça depuis toute leur vie, comme illégaux, leur matériel est détruit – là on voit la police qui détruit leur matériel – et ces mineurs se retrouvent coincés entre le gouvernement et ces milices. Ce qui est intéressant aussi de mentionner, c’est qu’en Colombie, par exemple en 2016, il y avait 8 tonnes d’or produit par des mines industrielles et la Colombie a officiellement exporté cette année-là 64 tonnes d’or. Donc tout cet or qui, en fait, est illégal, qui pollue la rivière et les forêts vierges, qui finance les milices, trouve son chemin via des intermédiaires, des faux-papiers dans le système légal.
Agnès va parler du dernier impact, social, des mines.

Agnès Crépet : Forcément le travail des enfants, je pense qu’il y a eu pas mal de communication dans les médias sur le sujet.
Si je prends juste l’exemple du cobalt, 50 % de la production mondiale de cobalt est faite en RDC, donc au Congo, et on estime à peu près à 20 % le nombre de mines artisanales, ce dont tu parlais tout à l’heure Alix, qui sont les premiers vecteurs de cette extraction du cobalt. Dans ces mines-là, artisanales, on retrouve à peu près 40 000 enfants sur les 250 000 mineurs, ce qui est énorme. Globalement, le travail des enfants aujourd’hui dans le monde sur l’extraction des minerais, donc les enfants mineurs, mineurs au sens je vais dans les mines, est à peu près de un million, donc c’est relativement énorme. C‘est principalement en Afrique, mais pas que. Il y a aussi le même genre d’exactions ailleurs et les conditions sont exactement les mêmes que celles que tu as décrites, Alix, en pire, parce que souvent les décès ne sont pas référencés, les salaires sont moindres – on parle souvent de un ou deux euros par jour – et les conditions générales n’ont rien à envier aux jeunes ouvriers du 19e siècle.
Là on a beaucoup parlé de l’extraction des minerais. Vous imaginez bien qu’une fois que vous avez fait votre extraction, vous allez raffiner le minerai, au bout d’un moment il va finir dans un composant électronique et ces composants il faut les assembler et il faut en faire, pour l’exemple du téléphone, un produit fini.
La production mondiale de l’assemblage, du produit final, a principalement lieu en Chine. C’est un petit peu en train de changer, mais on va dire que c’est principalement fait en Chine, évidemment parce que la main-d’œuvre est un peu moins chère – ça devient un peu moins vrai mais c’est encore le cas – et parce qu’il y a des minerais. On s’est beaucoup focalisé sur l’Amérique du Sud et l’Afrique dans le début de la présentation, mais il faut se dire qu’il y a beaucoup de minerais en Chine.
Des usines qui sont derrière la production il y en a une qui est très connue, dont on parle un petit peu depuis une dizaine d’années, qui s’appelle Foxconn. Ces usines-là ont des conditions de travail qui ne sont pas les mêmes mais tout aussi difficiles : les ouvriers vont passer parfois plus de dix heures par jour à bosser sur l’assemblage des composants. Le profil de ces personnes-là : ce sont des personnes dont les parents habitent à la campagne, qui sont venues dans certaines grosses villes pour pouvoir avoir des salaires plus élevés. Souvent ce sont des gens qui sont loin de chez eux, loin de leur famille. Pourquoi je le mentionne ? Parce que quand on vous parlera de Fairphone et de ce qu’on fait avec eux et tout ça, on ne se limite pas aux conditions de travail en atelier, on essaye aussi de prendre le cadre de vie. C’est un truc qui nous a un peu surpris. Oui, on parle de dortoirs, on parle de cantines, parce que ça fait partie du cadre de vie c’est important pour eux et elles.
Aujourd’hui Foxconn c’est 1,3 million d’employés. Il y a des villes Foxconn. C’est assez impressionnant et du coup, évidemment qu’on en entend parler des conditions de travail parce qu’il y a de masse de personnes qui bossent là-bas et on en entend parler pas forcément dans le bon sens du terme. Début 2010, 2011, il y a eu des campagnes de suicides à la chaîne. Des gens qui, littéralement, se sont jetés des toits de l’usine pour dénoncer les campagnes de suicides. C’est quand même arrivé dans les milieux occidentaux, mais il a quand même fallu ça. Il faut dire qu’on ne sait pas si les conditions se sont vraiment améliorées, il y a un peu moins de suicides, mais il y en a encore, dont on parle moins d’ailleurs.
La deuxième chose c’est l’emploi d’enfants de moins de 16 ans. Aujourd’hui, à l’heure actuelle en Chine, les enfants de plus de 16 ans ont le droit de travailler mais c’est interdit pour les moins de 16 ans. Évidemment Focxconn emploie des soi-disant stagiaires qu’on paye moins, qui ont 14 ans. Ils ont fait ça, ça a été dénoncé, pour être à l’heure pour lancer un des derniers iPhones, juste pour info.
Voilà pour la partie production et quand on passe la production on a la fin de vie, le recyclage, etc.

14’ 27

Alix Dodu : Je vais vous parler de recyclage. Comme on est dans les temps, je vais aussi mentionner le néodyme, Agnès tu parlais des minerais en Chine. Un exemple intéressant c’est le néodyme, très intéressant parce que c’est un élément très léger qui est utilisé dans les microphones et les haut-parleurs, mais qui est aussi utilisé en grande quantité dans les turbines des éoliennes. Le néodyme provient presque entièrement de Mongolie, en Chine ; il n’y en a pas que là-bas mais c’est là que la production est concentrée. Un des résidus c’est du thorium qui est relâché dans la nature, dans les lacs, donc ça aussi c’est très polluant. Voilà pour en rajouter une couche sur la pollution et les problèmes à l’extraction et à la fabrication.
Effectivement il y a l’autre bout de l’histoire, c’est la fin de vie, comme tu disais Agnès, et le recyclage.
Il faut savoir, comme tu le disais, qu’il y a environ 4500 tours Eiffel de déchets électroniques qui sont produits par an, 50 millions de tonnes, 53 millions en fait aujourd’hui. De ces 53 millions de tonnes, seuls 20 % sont officiellement tracés et recyclés, donc collectés et recyclés. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire recyclés dans une usine officielle, avec de la technologie de pointe qui fait ça de manière efficace, donc qui récupère tous les matériaux et qui fait ça sans polluer avec des filtres. Ce sont des procédés coûteux et polluants si on ne le fait pas bien. Les 80 % restants, en fait, on ne sait pas ce qui leur arrive.
Une des conclusions, déjà, c’est qu’il faut qu’on trace mieux nos déchets. L’autre chose qu’on sait c’est qu’il y a une grosse partie qui se retrouve dans des déchetteries, dans des décharges, donc ça fait beaucoup de travail pour ??? et c’est bien sûr très polluant. Les toxines se libèrent et on perd aussi complètement ces matières premières.
On sait aussi qu’une grosse partie se retrouve dans ce qu’on appelle le réseau de recyclage informel. Ça c’est un peu la parallèle des mines artisanales mais pour le recyclage. Ce sont des gens qui sont aussi auto-entrepreneurs mais qui ont aussi peu de moyens, qui vont collecter, démanteler, trier tous les composants. Ça, ça se passe très bien. C’est quelque chose que l’être humain sait faire de manière très efficace et ça permet à ces gens de financer leur vie. Les problèmes commencent quand on va aller jusqu’au bout, quand on va aller chercher les matériaux qui sont dans les composants, c’est là qu’il y a de la valeur. Par exemple là on voit un adolescent qui brûle les câbles électriques pour récupérer le cuivre ça fait brûler du plastique, c’est cancérigène, ça pollue. On voit des enfants qui se trimballent avec des aimants pour récupérer des bouts de métal. On voit des gens qui manipulent à mains nues des bains d’acide pour récupérer de l’or dans des circuits électriques. Là aussi il y a de gros problèmes sociaux et sanitaires pour les travailleurs.
Tout ça c’est très gai, donc passons vite à la suite. !

Agnès Crépet : Pour nous c’était important de passer du temps sur l’explication. Beaucoup doivent être un peu au courant mais c’était important de mettre la lumière sur là où on en est.
L’objectif de Fairphone, qui est une société néerlandaise qui fabrique un téléphone différent, c’est aussi de mettre la lumière là-dessus. L’objectif est celui d’un design dit systémique, c’est-à-dire qu’on ne va pas forcément se focaliser sur le smartphone, le système c’est l’industrie électronique au sens large et le premier pas c’est vraiment de comprendre cette industrie-là. Il a fallu beaucoup de temps, et on est toujours dans une démarche d’apprentissage, pour que les gens de Fairphone comprennent comment ça marche, l’objectif étant de lever l’opacité, d’expliquer les chaînes d’approvisionnement. Tout à l’heure, Alix, tu parleras de comment on peut tracer des composants électroniques, les minerais, etc. L’objectif c’est vraiment de lever cette opacité et de divulguer ce savoir en open source à d’autres personnes, que ce soit le consommateur, que ce soit d’autres fabricants de téléphones et aussi des personnes qui participent à cette chaîne d’approvisionnement. L’objectif c’est de définir le changement avec ces personnes-là et surtout pas de notre point de vue, d’une boite d’Amsterdam qui n’est pas forcément présente tous les jours sur le terrain dans les mines même si, aujourd’hui, on a des employés qui bossent en Asie et qui vont souvent en Afrique.
L’objectif c’est de définir le changement, quel domaine d’impact, comment on va intervenir, avec qui, etc., une fois qu’on essaye de lever le voile sur cette complexité pour ensuite livrer un téléphone, mais encore une fois le téléphone c’est un moyen, ce n’est absolument une finalité. L’objectif c’est de montrer que c’est possible. On reviendra sur pourquoi on a décidé de faire un téléphone à un moment donné, on n’est pas parti avec un téléphone à la base. L’objectif c’est de se servir de ce téléphone-là, c’est de dire on est à l’intérieur, on est dans cette complexité absolue, donc on voit ce que c’est, du coup on peut paraître plus légitimes pour influencer d’autres partenaires, pour vraiment arriver à favoriser la transition vers une autre industrie électronique.
L’approche de Fairphone est également assez holistique et itérative. On pense un produit fini, donc le téléphone, avec un système qui est derrière qui est l‘industrie électronique, mais avec beaucoup d’itérations et d’échecs.
Fairphone 1 a été vendu à 60 000 exemplaires. C’est un téléphone qui n’était pas modulaire mais qui incorporait de l’étain et du tantale, qui était conflict-free, donc qui ne participait pas aux conflits armés, qui essayait quand même d’améliorer les conditions de travail sur la production et l’assemblage.
Deux ans après Fairphone 2 arrive, là il y a la modularité donc c’est cool, il y a plus de minerai de fer, dit éthique, mais ce n’est pas simple de faire de la modularité. En tant que designer industriel, on a dû itérer même sur le seul Fairphone 2. On a sorti une nouvelle caméra au bout de deux ans, etc. La modularité avait un coût de qualité technique, je ne le cache pas aujourd’hui, c’est-à-dire que quand vous vouliez utiliser votre téléphone ça pouvait ne pas marcher, etc.
Évidemment que toutes ces leçons on les a prises en compte pour sortir un nouveau téléphone, mais pas un an après, quatre ans après, le Fairphone 3. On vient de sortir récemment une petite évolution sur le Fairphone 3 sur les caméras, le 27 août.
L’objectif, sur les deux derniers téléphones, c’était vraiment d’inciter les gens à l’ouvrir encore plus, d’inciter à comprendre, à montrer aux gens comment c’était fait, d’appréhender une certaine complexité et évidemment, j’en reparlerai, de pouvoir facilement changer les pièces et de faire en sorte que ce téléphone dure.

Alix Dodu : Avec un Fairphone 3 qui fonctionne, du coup.

Agnès Crépet : Avec un Fairphone 3 qui est quand même mieux que le Fairphone 2 !
Je parle d’itératif dans le sens où on n’a jamais caché le fait qu’on avait des problèmes techniques. Évidemment que le Fairphone 3 marche mieux, le 4 marchera encore mieux. C’est compliqué de faire un téléphone et c’est bien aussi de le dire, que ça ne devienne pas un tabou.
L‘objectif c’est de concevoir, on l’a dit, un téléphone en prenant en compte tout le cycle de vie, de l’extraction jusqu’au recyclage.
Le démarrage de Fairphone ce n’était pas une boîte, ce n’était pas une startup, c’était assez loin du milieu entrepreneurial, c’était plutôt des militants qui ont décidé de mener une campagne de sensibilisation aux minerais de conflit, aux minerais de sang.
En 2010, il y a une loi américaine qui s’appelle la loi Dodd-Frank, qui a obligé les entreprises cotées en bourse à divulguer si elles utilisaient des minerais de conflit. Il y a une loi européenne qui est sortie récemment, qui va être appliquée en janvier prochain, qui consiste à faire un peu la même chose. Il n’y a que quatre minerais de conflit officiellement : l’étain, le tantale, le tungstène et l’or. L’objectif c’était d’essayer de mener une campagne de sensibilisation. Ces personnes-là, qui sont principalement des personnes d’Amsterdam, sont parties en Afrique, y ont passé passer du temps à rencontrer de gens. Fairphone ce ne sont absolument des Occidentaux qui ont pensé un projet en disant « c’est génial, on va faire un téléphone éthique », c’est vraiment un projet qui s’est constitué avec des gens sur place, donc beaucoup de travail les Congolais pour essayer de trouver les premières extractions éthiques de certains minerais. Le focus était principalement sur l’étain et le tantale, au démarrage.
Au bout de deux-trois ans de campagne, il y a une personne, un designer – je tiens à dire que c’est un designer, ce n’est pas un ingénieur, Fairphone n’est absolument pas née avec des ingénieurs, moi j’ai un profil d’ingénierie logicielle, quand je suis arrivée chez Fairphone j’ai dit « mais ils sont où les techs ? », ce n’est pas une boîte où il y a beaucoup de techs ; il y a vraiment plus de gens qui font des sciences politiques, qui font du design, etc. Donc ça a été principalement poussé par un mec qui s’appelle Bas van Abel, qui est designer, qui a été incubé par un truc dont je suis ultra fan à Amsterdam qui s’appelle la WAR Foundation, c’est un truc nonprofit, qui essaye de soutenir des projets pour une technologie ouverte, éthique, équitable et inclusive.
Donc il y avait vraiment le contexte pour bien démarrer ce projet. Une entreprise sociale a été lancée, sociale j’y tiens, c’est un concept qui existe dans la loi néerlandaise, une boîte sociale, ça veut dire, en gros, que la rentabilité financière n’est pas l’objectif premier. La boîte est lancée pour justement essayer d’influencer d’autres partenaires industriels et montrer qu’on est dedans nous aussi, donc, du coup, vous aussi vous pouvez faire pareil. Ça c’était 2013.
Ça a été lancé en 2013 avec une campagne de crowdfunding. À la base 25 000 téléphones étaient à fabriquer, finalement on en a vendu 60 000 ; ça reste très peu. Il se vend 13 millions d’iPhones tous les 6 mois, juste pour resituer un peu, mais quand même, 60 000 téléphones vendus. Après cette campagne de crowdfunding, les personnes qui étaient à la base du projet se sont dit « en fait ça va être compliqué de faire un téléphone, en fait on ne sait pas faire un téléphone. »
Tout à l’heure Alix disait un truc que j’ai beaucoup aimé, je pense que c’est un peu radical ce que je dis mais vu que je suis ingénieure, je peux le dire, je ne sais si ça aurait possible avec des ingénieurs. Je pense que la base de Fairphone ce n’était pas des gens techs, c’était des designers, des gens de Science-po, des militants et tout ça et ils se sont dit « on va le faire ». En fait, en tant qu’ingénieurs je pense qu’ils ne l’auraient peut-être pas fait connaissant la complexité, justement.
Donc le premier Fairphone est sorti après cette campagne de crowdfunding. J’en parle parce que ce téléphone n’aurait pas existé si jamais les utilisateurs, les personnes ne s’étaient pas impliquées dès le démarrage. La communauté des utilisateurs est ultra-importante. Dès le démarrage les personnes étaient là pour financer le projet. Il y a eu aussi beaucoup d’ateliers de co-création pour essayer de demander aux gens, à des gens qui étaient experts sur certains domaines d’intervenir sur des sujets, des utilisateurs qui avaient des compétences techniques, etc. Donc dès le démarrage il y avait cette volonté de cocréer. Beaucoup d’ateliers, beaucoup de meet-up où, certes, on parle de Fairphone mais pas que, on essaye aussi de montrer aux gens comment démonter son téléphone, comment potentiellement le réparer. Les utilisateurs sont très impliqués dans toute la démarche. Il y a aussi des meet-up Fairphone, c’est quand même un truc incroyable. Le Fairphone 2 avait quand même des problèmes techniques. Il y a des gens qui, sans que la boite le demande, d’eux-mêmes se sont dit « on va se réunir, on va faire des meet-up dans notre ville, on va aider des gens à utiliser le Fairphone 2 parce qu’il y a des choses qui marchent moins bien. Il y a beaucoup d’open source, beaucoup de développeurs et de développeuses qui font de l’open source pour avoir des systèmes alternatifs au stock Android. Donc une implication très forte, j’allais dire des militants, mais presque, de la communauté qui essaye de pousser des personnes moins techniques à pouvoir trouver les solutions de contournement pour utiliser correctement le téléphone, même si le Fairphone 3 marche.
À l’heure actuelle le focus stratégique de Fairphone correspond un peu au cycle de vie. On est premièrement sur des matériaux éthiques, on en a sourcés plus. On est aussi sur l’amélioration des conditions de travail jusqu’à l’assemblage dans les pays asiatiques, on est sur une concession durable, j’en parlerai tout à l’heure et on est également sur la réutilisation et le recyclage.

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Alix Dodu : Le premier focus stratégique du Fairphone