Comment reprendre le contrôle de notre vie numérique

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Titre : Comment reprendre le contrôle de notre vie numérique

Intervenants : Tariq Krim - Guillaume Grallet

Lieu : Paris - Le Point

Date : mai 2018

Durée : 17 min

Visionner la vidéo ici ou ici

Licence de la transcription : Verbatim

NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO

Transcription

Guillaume Grallet : On a la chance d’avoir avec nous au Point cet après midi Tariq Krim. Tariq, beaucoup de gens le connaissent parce que, Tariq, tu as créé pas mal d’entreprises sur Internet : tu as créé Netvibes, Jolicloud, tu as été vice-président du Conseil national du numérique et tu reviens aujourd’hui avec un nouveau projet Dissident.ai. On va bien sûr en parler. On t’a invité Tariq également pour commenter, pour réagir à une interview que tu as donnée dans Le Point dans Le Postillon : « Il faut limiter certaines technologies avant qu’il ne soit trop tard », qui a suscité pas mal de réactions en ligne ; ça a été twitté, retwitté, tu as eu des réactions des politiques aussi, tu pourras peut-être nous en parler.

En fait je voulais pour une première question te faire réagir à cette phrase que j’aime beaucoup parce que je crois qu’un des buts de Dissident c’est de reprendre le contrôle sur notre vie numérique, tu dis dans l’interview : « Nous entretenons une relation symbiotique avec nos applications. Nous avons autant besoin d’elles qu’elles ont besoin de nos données. »

Tariq Krim : Déjà avant tout bon jour à et puis merci de me recevoir dans cette maison. Effectivement c’est un article que j’ai mis du temps à écrire ; c’est un sujet, je réfléchis à ça depuis des années. Quand j’étais beaucoup plus jeune, au début des années 90 et du Web, on pensait que la technologie allait être quelque chose de fantastique, ça allait changer le monde en bien, on ne se posait pas du tout la question de savoir s’il y avait des défauts, s’il y avait des choses qui allaient être négatives qui allaient apparaître. Et puis depuis quelques années, en fait depuis l’apparition notamment des téléphones, je pense qu’on commence à voir que les choses, enfin on l’a vu avec l’élection de Trump, avec le Brexit, avec ce qui s’est passé en Birmanie, que la technologie sans contrôle a des conséquences inattendues et pas celles qu’on imaginait.

Alors l’idée de cette relation symbiotique c’est qu’en fait, c’est très drôle, c’est qu’il y a maintenant dix ans quand Steve Jobs a finalement inventé l’iPhone, au départ il n’avait pas du tout la même vision que celle qui a été mise en œuvre ; il voulait faire un truc très simple, très fermé et ensuite, un an plus tard il a changé d’avis, il a décidé de faire l’Apps Store et donc de permettre à n’importe qui d’avoir une application sur le téléphone. Alors c’est le problème des plateformes, c’est le cas aussi avec Facebook. À ’époque, quand j’étais à Netvibes, j’ai eu la chance d’être un des tout premiers à avoir un iPhone et puis la deuxième chose que j’ai faite en ouvrant la boîte c’est comment on fait pour être sur ce truc. Et c’est la question que tout le monde s’est posée. Le problème c’est qu’il y a dix applications par écran et avoir un peu de l’espace, de surface sur ce téléphone ça devient, à un moment donné, si cet outil devient un outil qu’on utilise tous les jours, une question de vie ou de mort. Et donc tout le monde a voulu avoir son App ; tout le monde a fait tout ce qu’il pouvait pour exister sur l’iPhone et ensuite, un an plus tard sur Android. Le problème c’est qu’effectivement soit on a une application qui est essentielle, qui fait partie de la vie : les SMS, les notes, le browser, curieusement la musique mais curieusement en fait toutes ces applications étaient au départ développées par Apple donc il a fallu que d’autres d’autres sociétés comme Facebook, comme Twitter, comme Foursquare, comme Google essayent d’être présentes sur le téléphone à tout prix.

Et une des raisons pour en fait créer cette sorte d’attention sur le téléphone ça a été de s’assurer que finalement les gens seraient hooked comme on dit aux États-unis complètement pluggés sur son application du matin au soir. Donc quand on n’utilise pas une application, l’usage descend et on peut avoir, on a tous des dizaines d’applications son téléphone qu’on n’utilise plus du tout. Et donc un des moyens de se rappeler à nous ce sont les notifications, c’est d’être présent en permanence et de dire « Ah j’existe ! Il faut absolument que vous utilisiez mon application ». Et c’est là qu’on s’est retrouvés il y a quelques années, on se rappelle tous, chaque fois qu’on était dans un dîner on avait des dizaines de notifications qui ne servent à rien mais c’était une des méthodes utilisées par les applications pour exister.

Avec le temps, ce qu’il faut savoir c’est évidemment que tous les gens qui ont développé soit Instagram, Facebook, viennent tous de la même école à Standford, Persuasive Design [The Stanford Persuasive Technology Lab] ; en fait l’idée c’est d’apprendre à construire des expériences addictives. Et on peut comprendre pourquoi puisque finalement je suis à table, j’ai une notification, je prends mon téléphone, ah Instagram ; je vais aller sur Instagram, je vais passer une, deux, trois, quatre, ah une pub. Donc en fait, juste avec un simple geste, le simple fait d’avoir lu mon téléphone génère de l’argent pour Facebook de manière passive et donc ce qui est toujours le cas c’est qu’on se dit « tiens je vais regarder un petit peu et puis en fait on continue, on continue, on continue et puis à un moment donné on se dit « mince ! je viens de passer cinq minutes, j’ai perdu cinq minutes. » Toutes les applications ont été pensées pour ça parce qu’elles doivent exister et elles ne peuvent pas être enlevées du téléphone. Donc pour être sûr qu’on ne les enlève pas, on vous rend addict.

Guillaume Grallet : Oui. Tout à l’heure tu citais Hooked, c’est le titre d’ailleurs d’un bouquin, d’un livre de Nir Eyal et qui montre bien à quel point le processus d’efforts et de récompenses qui font qu’on revient souvent aux applications. Est-ce que tu pourrais nous parler également du temps qu’on passe aux applications et comment reprendre le contrôle du temps ?

Tariq Krim : C’est un des problèmes de « l’éthique » entre guillemets, c’est qu’effectivement les applications ont été pensées soit par rapport à un tiers, donc publicité ; à chaque fois qu’on prend son téléphone on doit voir, à un moment donné, de la publicité de manière passive, de manière active, mais c’est important parce que c’est un compteur et donc c’est ce qui fait les revenus incroyables soit de Facebook et également de Google ; mais ce qui est intéressant avec Facebook c’est qu’en fait on fait de l’argent simplement en déplaçant le pouce, alors que pour Google il faut faire une recherche, cliquer sur la publicité. Donc Facebook et Instagram, on construit une version encore plus simple pour générer de l’argent et donc l’un des problèmes que l’on a c’est effectivement que les applications ne sont pas pensées par rapport à nous, elles sont pensées soit par rapport à des tiers, soit dans des logiques de temps, puisque aujourd’hui une des mesures du succès d’une application c’est le temps passé ; un peu comme la télévision finalement, c’est exactement le même modèle. Donc on essaie de gagner des secondes par ci, des secondes par là et effectivement ça a un impact, ça nourrit parce que le temps est la seule chose non-compressible de nos vies. Mais surtout on essaye de, comment dire, de tromper l’utilisateur avec des petites astuces en permanence donc soit des notifications vraiment spécifiques, soit en manipulant les émotions. Il y a une photo de quelqu’un qu’on aime bien, qu’on n’a pas vu depuis des années, hop elle va réapparaître à un moment opportun ; c’est super ! Qu’est ce qui s’est passé ? Et là tout de suite on se sent un peu [Tariq mime de la main le cœur qui bat]… Et donc ça crée ce désir et ça crée une addiction. C’est un peu le modèle des machines à sous : quand on arrive dans une salle avec des machines à sous, la règle c’est qu’on entend toujours les pièces tomber parce que ça veut dire que quelque part c’est un peu l’argent que vous auriez pu gagner qui est en train de tomber donc il faut absolument aller ; et c’est la même chose : à chaque fois qu’on prend son téléphone on a l’impression qu’on a raté quelque chose ou qu’il y a un truc qui est en train de se passer. Enfin c’est quand même très retors !

Guillaume Grallet : C’est très difficile de couper quoi, de se déconnecter. Alors juste avant de parler de Dissident qui est quand même une nouvelle proposition et puis on parlera aussi du souci que tu as de l’utilisateur, je trouve ça très intéressant, il y a un autre combat, quelque chose qui te tient à cœur, c’est de mettre en avant les développeurs français, des développeurs qui sont souvent derrière des applications très connues, mais on ne le sait pas toujours très bien, ils pourraient avoir encore davantage de succès. D’ailleurs pour la version en ligne de cet article, de cette interview, on a renvoyé vers un rapport que tu avais présenté il y a quelques années où tu mettais en avant les développeurs français. Au Point on avait fait une enquête, c’est Marie Bordet qui avait signé des portraits de développeurs. Pourquoi c’est important de mettre en avant les développeurs français ?

Tariq Krim : Je pense qu’en fait c’est très drôle, quand on parle de la France à l’étranger, quand on parle cinéma, on faisait une version française de cinéma c’est Truffaut, la nouvelle vague ; pareil dans la gastronomie ; pareil dans le luxe ; pareil dans la musique ; pareil dans quasiment tout et dans la technologie, en fait, on a l’impression qu’il n’y a pas d’école française, que finalement les mauvaises langues diraient on copie beaucoup ce que font les États-unis, mais on n’invente rien. Alors qu’en fait c’est totalement faux, on a une véritable expertise. Les gens qui travaillent quand ils sont en France, c’est drôle, ils sont dans des écoles, on n’en entend pas parler, ensuite ils travaillent chez Google, ils ont cofondé Android, l’iPhone, Linkedin, Amazon, Google Cloud, etc.

Guillaume Grallet : Tu parles par exemple de Jean-Marie Hullot qui est derrière l’iPhone ?

Tariq Krim : Qui a été, à priori, d’après ce qu’on sait, initié à Paris avant que le projet reparte en Californie donc on a toujours eu une bonne école de développeurs, des gens extrêmement bons, mais on n’a jamais su, en fait, valoriser ce talent à un point, alors qu’on le fait dans d’autres domaines avec les chefs, avec les designers ; et c’est vraiment dommage parce qu’on a absolument toutes les ressources, toutes les expertises, pour développer une école française, pour développer une proposition de valeur. Pour moi la technologie aujourd’hui est politique ; il y a le modèle américain, il y a le modèle chinois, ce sont des modèles qui sont totalement différents dans leur vision et aujourd’hui, entre les deux, il y a l’Europe qui ne sait pas trop sur quel pied danser et la seule manière d’exister, c’est pour ça que j’ai toujours fait d’ailleurs des produits ce qu’on appelle consumers donc du grand public, c’est que le consumer c’est aussi une vision politique. Soit on développe des outils pour émanciper les gens, soit on développe des outils pour les emprisonner dans des bulles, ce qui a été le cas un peu avec Facebook pendant l’élection et avec le Brexit et avec toutes les élections on s’est rendu compte que les gens n’avaient aucune capacité d’analyse, c’est-à-dire que leur vision du monde était basée sur des informations totalement fausses, alors qu’à côté il y a des choses comme Wikipédia, enfin il y a tout un ensemble d’éléments qui leur aurait permis de pouvoir changer leurs opinions mais comme les outils sont faits pour nous mettre un peu dans des tunnels ! C’est totalement différent d’ailleurs de la vision française, on adore le débat contradictoire, on n’est jamais d’accord sur plein de choses, mais on n’a jamais eu de logiciels, ou même tu regardes les choses comme Dailymotion, où on a appris à consolider ce débat. Et c’est dommage parce qu’on a largement les moyens de développer ces produits, il faut les soutenir et je pense que c’est vraiment au-delà d’une question technique et de savoir-faire ou de ??? ou financement : c’est une vision politique ! C’est-à-dire que si la France n’émerge pas dans le numérique et n’invente pas sa vision du monde, ça veut dire qu’on utilise la vision des mondes d’autres gens et si on se plaint on n’a qu’à nous… C’est vraiment un sujet important.

11’ 30

Guillaume Grallet : Un autre Français talentueux, Yoshua Bengio par exemple qui est un des Français, un des pères de l’intelligence artificielle, qui est l’idole de Yann LeCun qui, lui-même, est le responsable chez Facebook de l’intelligence artificielle ; mais tu en avais cité d’autres des développeurs qui sont derrière des innovations intéressantes. Peut-être tu peux en redire un petit mot et puis surtout comment on pourrait davantage les mettre en avant, comme on pourrait structurer davantage la tech française ? Je sais que c’est que c’est difficile, mais tu as sans doute des idées là-dessus.

Tariq Krim : En fait je dis toujours que c’est compliqué parce que à la fois les différentes sociétés que j’ai faites on s’est toujours retrouvé en frontal avec Google et à chaque fois l’État a choisi des acteurs US. C’était le cas avec le précédent gouvernement où, en fait, au moment où on faisait Jolicloud , on faisait une plateforme. J’avais monté une équipe top-notch, vraiment la meilleure équipe possible pour faire ça et ensuite on découvre à la télé que le gouvernement, finalement, va travailler avec Microsoft. On en apprend beaucoup. Il a y si tu veux cette forme de : on a un manque de confiance, on a un complexe d’infériorité et c’est vrai que sur les questions maintenant d’intelligence artificielle qui deviennent essentielles parce qu’elles vont à la fois simplifier le monde dans lequel on est mais aussi le réorganiser d’une certaine manière et donc c’est très important de comprendre comment ça peut se faire. Et en France on a un des piliers, je pense, dans le développement informatique c’est notre héritage jacobin, c’est l’État et l’État devrait monter l’exemple dans sa façon de développer, dans sa façon d’inventer le futur ; et aujourd’hui, chaque fois qu’on voit des articles que tu as écrits ou que d’autres ont écrits, c’est le projet Quaero, le projet Louvois, enfin toutes ces catastrophes, ces désastres où en fait on considère que la technologie c’est le truc, on fait un cahier des charges énorme ; on passe la patate chaude à une société, une SS2I. Donc on a l’impression que la technologie est en fait le dernier élément alors qu’en fait c’est le cœur du sujet. Il faudrait que ces développeurs soient dans les ministères, conseillent à la fois le président, le fameux CTO qui malheureusement n’existe plus.

Guillaume Grallet : Tu peux en dire un mot parce que je crois qu’il y a des exemples réussis de CTO et ce que ça veut dire ?

Tariq Krim : Aux États-Unis, à l’époque pré-Trump, c’était effectivement très intéressant.

Guillaume Grallet : Chief Technology Officer.

Tariq Krim : em>Chief Technology Officer qu’il y a dans quasiment toutes les entreprises, la personne qui est responsable de la vision stratégique. Par exemple quand le président veut faire une manœuvre militaire ou aller en guerre quelque part il a son chef d’État-Major. Son chef d’État-Major connaît parfaitement les rouages de l’armée, connaît tous les généraux ; tu n’as pas le président de la République qui va appeler un général dans une base en Corse ou dans le Sud de la France et dire « voilà je voudrais aller »… Non ! Il demande à son chef d’État-Major qui va appeler tout le monde, qui va réfléchir à une stratégie et qui va la proposer et ensuite le politique qui, en général, ne connaît d’ailleurs rien aux affaires militaires, va suivre ou non. Pour la technologie ça devrait être la même chose. On devrait, quand on a des projets, quels que soient les projets, réforme des retraites, questions liées au travail, à la réinvention de la sécurité sociale, enfin tous les projets importants nécessitent une composante technologique. Donc si cette composante technologique n’est pas anticipée en amont et s’il n’y a pas quelqu’un qui est capable d’expliquer en des mots clairs soit au président soit au Premier ministre « voilà les directions qu’il faut prendre ; si on ne prend pas ces directions eh bien on aura soit du retard, soit on ne pourra pas mettre les choses en œuvre » et cette personne, malheureusement, elle est diluée en trois-quatre personnes à des niveaux beaucoup plus bas et qui n’ont pas forcément l’oreille et surtout la vision globale stratégique. Ça je pense que c’est un vrai problème.

Guillaume Grallet : C’est un vrai problème. Alors il n’y a pas de fatalité dans la manière d’innover, en matière de politique d’innovation. On voit des conseils qui, espérons, inspireront peut-être des décideurs. Il n’y a pas non plus de fatalité dans la manière de consommer Internet, j’ai envie de dire, et tu popularises, tu expliques une notion de Slow Web. Est-ce que tu peux nous expliquer ? Tu dis dans l’interview que le Slow Web c’est l’équivalent du mouvement éco-gastronomique Slow Food pour la technologie ; c’est une alternative éthique de l’Internet. C’est quoi le Slow Web ?

Tariq Krim : em>En fait je voulais juste avant revenir un peu sur la question que tu posais et rappeler que derrière la question du CTO il y a aussi la question de la politique industrielle et puis le fait qu’aujourd’hui cette politique industrielle, dans le numérique est en tout cas difficile à avoir. Je n’arrive pas à voir où est ce qu’on va et pourtant j’ai l’impression d’être au cœur du sujet. Il y a aussi la question de ce complexe d’infériorité qui est liée aussi à des choses comme la nomination du patron de Cisco qui est quelqu’un que par ailleurs j’admire parce que c’est un CTO incroyable, mais dire qu’on va prendre le patron d’une grande boîte américaine comme ambassadeur, c’est-à-dire représentant la France, alors qu’on a dizaine de personnes qui auraient pu avoir ce rôle, ça te montre à quel point on a un complexe d’infériorité qui se traduit aussi dans l’acceptation de modèles qui ne sont pas forcément les modèles sur lesquels on travaille : le modèle de big data, d’analyse permanente qui est un peu le modèle des US aujourd’hui où constamment tu es analysé, constamment on va suivre ce que tu fais ; alors tu as maintenant le modèle chinois qui est un modèle où non seulement tu es analysé mais en plus tes actions personnelles peuvent avoir un impact sur ta capacité à te déplacer.

Et le Slow Web, en fait, c’était l’idée de se dire qu’à un moment donné il doit forcément exister une façon différente d’utiliser la technologie, une façon qui est en phase avec notre cycle personnel. Par exemple il a cinq ans nos téléphones étaient toujours comme ça et les gens étaient en permanence en train de te parler et puis en fait ils ne te regardaient plus, ils sont là [Tariq tient dans les mains son téléphone et le regarde fixement]… Maintenant systématiquement on met notre téléphone de l’autre côté, c’est une façon de dire « j’ai du temps pour toi ».
C’est aussi l’idée, par exemple, qu’une application comme Netflix à deux heures du matin quand tu es en train de regarder des séries en Binge-watch, comme on dit, devrait avant de te dire « regarde l’épisode suivant », « il est deux heures du matin peut-être que vous devriez aller vous coucher parce que vous vous levez tôt demain et vous n’aurez pas assez de sommeil ».
C’est aussi l’idée que les applications ne jouent pas en permanence avec tes émotions en te disant « tiens ! si je te montre quelque chose qui va te faire du mal ou qui va te rendre triste ou qui va te rendre euphorique, je sais que d’une certaine manière je contrôle les quelques prochaines heures de ta vie parce que tu vas repenser à ce truc en disant « ah ouais, quand même ! » Alors qu’on pourrait être uniquement dans une logique d’assistance, d’être un compagnon numérique et non pas une sorte de domination.

Donc l’idée du Slow Web est très proche de celle de la nourriture parce que, finalement, la technologie comme la nourriture ce sont des choses qu’on ingère tous les jours. Et ce qu’on ingère sur certaines plateformes n’est pas toujours très digeste et on se rend compte aujourd’hui que ça a des impacts sur la santé : par exemple aux États-unis la dépression chez les adolescents. Il y avait ce fameux article de The Atlanticde ???, c’est terrifiant ce qu’il te raconte sur le fait que les gamins ne veulent même plus sortir de chez eux ou quand ils accompagnent leurs parents au centre commercial ils sont derrière, scotchés sur leur téléphone. Tu as plein de choses qui ont l’air, pour des gens comme nous, qui ont l’air de n’être pas éthiques et pour l’instant le discours qu’on a, au-delà du I’m sorry, c’est qu’en fait on se rend compte que… Mary ??? a fait sa fameuse présentation il y a deux jours que le nombre de téléphones qu’on vend est en train de tomber à zéro, il n’y a plus de croissance dans les téléphones ; que le nombre d’heures qu’on passe par jour sur son téléphone est aussi arrivé à 5 heures ou 6 heures donc on est arrivé à une limite – ça c’est en moyenne il y a des gens qui sont bien au-delà – et donc il va falloir commencer à consommer moins, consommer mieux et c’est cette idée en fait. L’idée aussi des Slow Web, comme le Slow Food ce n’est pas uniquement comment tu consommes mais aussi comment tu penses tes applications, comment tu inventes quelque chose qui soit beaucoup plus naturel et qui soit beaucoup plus en relation, en phase avec ton propre cycle.

Aujourd’hui je pense que la technologie nous rend fous parce qu’on n’arrive pas à s’arrêter et la raison pour laquelle on n’arrive pas à s’arrêter, c’est que ces applications ont été pensées by design, comme on dit, pour ne pas pouvoir les arrêter.

Guillaume Grallet : Très bien. En ce moment tu as un gros chantier donc c’est Dissident, je crois que vous êtes en train de le créer, ça pourrait ressembler à quoi Dissident dans quelques semaines, quelques mois quelques années, le Dissident de tes rêves et qu’est-ce que l’utilisateur pourra faire ?

Tariq Krim : em>L’idée en fait de Dissident c’est on avait envie redevenir dissidents de ce monde qui est uniforme. Moi j’ai eu la chance il y a des années de travailler à Radio Nova avec Jean -François Bizot et j’ai découvert un monde de culture incroyable et je pensais au départ que l’Internet allait être un monde de culture incroyable et aujourd’hui, quand tu regardes, en fait on a restreint les catalogues : tu vas sur Netflix, Netflix ne te met en avant que ses propres productions parce qu’évidemment ça leur coûte moins cher. Spotify maintenant fait la même chose. Donc en fait, on se retrouve vingt ans après les débuts d’Internet avec un Internet plus petit que ce qu’il était au début. Donc il y a cette première idée qui est de pouvoir redécouvrir toutes ces choses que les outils actuels, ce n’est pas qu’ils nous empêchent de les découvrir c’est qu’ils mettent notre attention ailleurs. Donc cette idée de pouvoir souscrire à des dizaines de choses différentes du monde entier que ce soit dans la musique.

Aujourd’hui si tu veux le monde, ce que nous propose Google ou Facebook si tu n’as pas quelqu’un dans la journée qui te poste quelque chose d’intéressant, il n’y a rien d’intéressant sur ton Facebook. Donc tu es totalement, j’allais dire, lié à ce que ton écosystème fait. Or l’internet c’est aussi un outil de recherche, de découverte.

Donc on a construit cette idée pour, à la fois, ses données personnelles donc pouvoir réorganiser sa vie, ses fichiers, quels qu’ils soient ; parce qu’aujourd’hui c’est une catastrophe, nos trucs sont dans 20 services différents et au bout du compte, en fait, tu ne sais plus où est quoi. Et en fait ils sont dans 20 services différents pas parce que tu voulais que ce soit dans 20 services différents, mais c’est que tu as mis tes photos sur Flickr ; après Flickr a arrêté, a été racheté par Intel. Tu dis « bon ! mes photos sont là-bas ! » Tu as Google, tu as Dropbox, ensuite à tu as Google Drive parce que tu as acheté un téléphone Android ; bon eh bien j’ai Google Drive. On t’a donné un tera sur machin parce que tu as acheté un Chromebook et puis tu as le boulot, tu as ça, tu as ci. Au bout du compte tu te rends compte que finalement ta vie est sens dessus dessous et que tu n’as aucun contrôle déjà sur ce que tu possèdes.

Donc notre idée vraiment c’est de redonner du sens, permettre aux gens de réorganiser un peu comme quand tu ranges ta chambre, ton appartement et que tu as l’impression à un moment donné que tu vois un peu mieux où tu vis. Et on se dit que si on arrive à faire ça, on arrivera peut-être à mieux retrouver un équilibre avec l’univers qui nous entoure.

22’ 54

Guillaume Grallet : Très bien.