Captologie : l'art et la manière de changer les comportements

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Titre : Captologie : l'art et la manière de changer les comportements

Intervenant : Quentin Duchemin

Lieu : Emission " La voix est libre" de Picasoft, le chaton de l'UTC de Compiègne

Date : Émission enregistrée le le 27 octobre 2021

Durée : 49 min 55

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : Logo de Picasoft ? = https://podcast.picasoft.net/media/podcasts/la_voix_est_libre/cover_medium.webp

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Structure et sources sur l'interview (cf. vidéo)

La vidéo propose une série de liens dans ses commentaires : "Quelques sources".

  • Pourquoi avoir quitté Picasoft pour fonder la QCorp ?
  • Quelle est la valeur de mes données personnelles ?
  • Pourquoi vouloir influencer le comportement des gens avec la captologie ? Quel rapport avec les données personnelles ?
  • Comment générer plus de données avec la captologie ?
  • Comment capter ces données « dans la nature » avec la captologie ?
  • Comment traiter ces données ?
  • Quelles sont les conséquences « individuelles » de ces manipulations, notamment sur les plateformes comme celles de GAFAM ?

Transcription

Baptiste : Depuis quelques années déjà, la France, enfin, se modernise pour entrer dans l’ère de la start-up nation. Exit les vieilleries industrielles et place aux nouveaux fleurons de la French Tech : Blablacar ou Even, ces noms vous disent sans doute déjà quelque chose. Dans ce cadre, nous, les ringards de Picasoft qui prônons le retour au Moyen Âge numérique, n’avons rien d’autre à faire que de mettre la clé sous la porte et de trouver de nouveaux horizons.

Heureusement, Quentin Duchemin, digital entrepreneur, a su quitter le navire à temps et va nous parler de son outil de travail : la captologie. La captologie, c’est cet art subtile de considérer les êtres humains comme des hamsters un peu plus complexes, afin d’extraire le plus de données possibles.

Bonjour à toutes et tous. Vous êtes sur « La voix est libre », l’émission absolument hebdomadaire de l’association Picasoft, l’association qui s’est donnée pour mission de promouvoir une approche libre, éthique, inclusive et locale du numérique. Cette émission se déroule sur la radio Graf’Hit, 94.9 et vous pourrez retrouver cette émission en podcast sur radio.picasoft.net. Pour parler de la success story de son entreprise, nous avons la chance de recevoir Quentin Duchemin, président directeur de général de la Q-Corporation. Bonjour Quentin.

Quentin Duchemin : Bonjour Baptiste.

Baptiste : Tout d’abord, merci beaucoup d’avoir accepté de nous révéler les secrets de votre entreprise, ça n’est pas commun. Pouvez-vous me dire quelque chose sur la genèse de ce projet ?

Quentin Duchemin : Bien sûr, avec plaisir. Comme vous le savez, chez Picasoft, on a toujours milité pour un internet libre et éthique. Mais le problème, c’est qu’on s’est vite rendu compte que ça ne faisait pas de tunes. Or, comme tout citoyen qui se respecte, j’aspire à gravir l’ascenseur social et puis à rejoindre la crème de la crème des self-made man. Alors, j’ai décidé de créer ma boite de consulting en comportementalisme digital. Plus concrètement, puisqu’on est entre nous, c’est une boîte qui vise à rendre les gens addicts aux applications que mes clients créent. Mais, et c’est là l’originalité de ma démarche, puisque je reste fortement attaché aux valeurs de la libre circulation des connaissances de Picasoft et à sa mission d’éducation populaire, je vous fais l’honneur de vous partager, tout à fait gratuitement, les techniques que j’utilise pour modifier le comportement de la population.

Baptiste : Merci beaucoup, ça nous fait extrêmement plaisir de vous recevoir ici pour en parler avec vous. Mais déjà on peut se poser une première question : ça va vous paraître un peu bête, une question naïve, mais pourquoi vouloir rendre les gens addicts à des applications ? Ça n’est quand même pas très humaniste pour une association.

Quentin Duchemin : Je m’attendais un peu à cette question en venant au studio, pour ne rien vous cacher, et je pense qu’en fait c’est une question qui vient du fait que vous manquez un peu de pragmatisme. Ça n’est pas grave, c’est même quelque chose d’assez classique. Je vais donc essayer d’être pédagogue et de vous expliquer les tenants et les aboutissants de cette histoire.

La première chose, c’est que, comme tout le monde le sait, la croissance, c’est important. Si j’ose dire, c’est même le but de tout être humain d’être au service de la croissance. Petite devinette : pour qu’il y ait de la croissance, qu’est-ce qu’il faut ?

Baptiste : De l’argent ?

Quentin Duchemin : Il faut de l’argent, c’est sûr, mais il faut surtout que les gens utilisent cet argent. Il faut que les gens consomment, d’accord ? Et on s’est rendu compte en fait d’une chose ces dernières années, c’est que si jamais on collecte assez de données sur des gens, on est capable de deviner extrêmement précisément leur personnalité, donc s’ils ont une maladie, s’ils attendent un enfant, ce qu’ils pensent de tel ou tel sujet d’actualité, leurs envies, ce qui les agace, leurs addictions, leurs angoisses, tout un tas de choses... Et en fait, j’ai lu un article publié en 2019 et qui concluait que, grâce aux techniques d’analyse de données, il était possible de deviner des traits psychologiques de manière beaucoup plus efficace et précise que ne le ferait un humain, un psychologue classique derrière un bureau.

Pourquoi je vous dis tout ça ? Parce que quand on a compris très précisément comment fonctionnait quelqu’un, on est capable de lui vendre n’importe quoi, justement en jouant sur les mécanismes qui, individuellement, et lui en particulier, vont pousser à l’achat. Évidemment, ces données intéressent bien plus de monde que les simples vendeurs : les banques, les assurances, les recruteurs, la justice, tout un tas de gens très intéressés par ce marché. Donc, ce que je veux vous faire comprendre, c’est que les informations que vous possédez sur une personne ont une valeur sonnante et trébuchante non négligeable, puisque elles permettent de comprendre ses faiblesses, ses biais, ses désirs et donc, de manière assez magnifique, de lui vendre plus de choses.

Baptiste : Je trouve ça super cool. Je me disais que j’allais peut-être commencer à vendre aussi mes données. Je ne sais pas : je peux donner mon nom, mon prénom, à une grande entreprise ? Comment ça marche ? Comment je peux participer moi-même à ce grand effort de collecte de données ? Comment y participer ? Est-ce que mes données à moi valent suffisamment d’argent pour me faire un petit pécule ? Est-ce que je pourrais aller au ciné ?

Quentin Duchemin : Sans vouloir être offensant ou vous vous vexer d’une quelconque manière, vos données ne valent pas grand chose. Peut-être un millième de centime ? Je veux dire, un mec en sarouel, on ne peut pas en tirer grand-chose, ça ne va pas beaucoup consommer...

Baptiste : J’ai vu que le sarouel valait moins que l’hélicoptère, je crois.

Quentin Duchemin : Vous êtes bien informé. Si vous étiez riche ou malade, typiquement diabétique, ça commence à être un peu plus excitant, parce qu’on peut vous vendre des trucs assez chers, on peut vous refuser des crédits, donc là c’est quelque chose qui va intéresser les banques et le marché de la vente de données.

Donc, pour résumer : on a des informations intimes sur les gens qui valent très cher, en particulier s’ils sont malades, s’ils sont riches, s’ils ont un yacht, etc. Mais le problème, et ça, c’est quelque chose qui nous a embêté, c’est que les gens ne laissent pas traîner leurs informations intimes partout.

Baptiste : Les salauds.

Quentin Duchemin : Donc, il faut essayer de les deviner, et pour deviner des choses sur les gens, il faut réussir à récupérer énormément de données sur eux. Et une fois qu’on a récupéré ces données-là, et bien, on peut les échanger sur des places de marché dédiées.

Baptiste : Il me semble que cette récupération généralisée de données porte un nom, un nom qui fait un peu peur. J’ai envie de dire le mot : « capitalisme de surveillance ». On a fait une émission là-dessus, c’est un terme qui a été utilisé par Shoshana Zuboff [1] pour désigner ce marché basé sur la collecte de données systématique et à grande échelle. Elle expliquait notamment que nous ne sommes pas le produit que vend Google : nous sommes des objets dont la matière est extraite, expropriée puis injectée dans les usines d’intelligence artificielle de Google qui fabriquent des produits prédictifs, et ce sont ces produits qui sont vendus aux clients. Donc, ce sont ces ensembles de données, etc. Est-ce que vous êtes d’accord avec cette proposition ?

Quentin Duchemin : Effectivement. Là, on retrouve la rhétorique classique des gauchiasses, des mots très péjoratifs qui font peur, qui prêtent une mauvaise intention aux personnes de système, alors qu’on parle quand même, dans ce que vous avez appelé le capitalisme de surveillance, du système le plus prometteur pour générer de la croissance et faire tourner l’économie. Donc, moi, je trouve que c’est un peu exagéré quand même, capitalisme de surveillance, même un peu injuste en fait pour celles et ceux qui se donnent la peine de créer du PIB. Moi, personnellement, je préfère ne pas dire capitalisme de surveillance, mais plutôt appeler ça humanisme numérique. Puisque notre travail consiste avant tout à donner aux gens ce qu’ils voulaient vraiment, sans le savoir.

Baptiste : Merci de nous éclairer comme ça, M. le Président. Alors dites-moi, M. le Président Directeur Général, vous avez une entreprise de collecte de données qui repose sur une science assez nouvelle, que dis-je, une science vraiment innovante, une science de rupture, si j’ose dire : la captologie. Mais donc, qu’est-ce que la captologie ?

Quentin Duchemin : Comme vous l’avez expliqué, mon activité est en deux parties : non seulement je développe - c’est très nouveau, je ne peux pas encore vous en parler - une application qui se base sur ces principes, mais je fais aussi du consulting. J’explique aux personnes comment elles peuvent, elles aussi, aller vers le rêve américain de la success story et créer leurs propres applications.

Effectivement, vous pouvez,chers auditeurs et auditrices, utiliser la captologie afin de modifier le comportement des gens. Donc, qu’est-ce que la captologie ? C’est l’étude de l’informatique et des technologies numériques comme outils d’influence et de persuasion des individus ; une sorte d’acronyme pour Computers Persuasive Technologies. Le terme a été créé par BJ Fogg [2] en 1996, un chercheur de l’université de Stanford, et qui a donné lieu à un livre en 2003 qui s’appelle Persuasive Technology : Using Computers to Change What We Think and Do. En plus du livre, ça a aussi donné lieu à un laboratoire à Stanford, le Stanford Persuasive Lab, devenu depuis le Behavior Design Lab [3].

Baptiste : C’est joli, c’est très mignon.

Quentin Duchemin : Effectivement ça fait moins peur, toujours dans une démarche de pédagogie. Et donc ces recherches nous ont énormément inspirées. Pour abonder dans ce que je disais précédemment sur cet humanisme numérique, la personne qui a créé la captologie nous explique que c’est un outil qui permet de faire le bien globalement. Notamment, elle pourrait être utilisée, je cite, par les hôpitaux pour soigner les diabétiques, par les organismes financiers pour aider les gens à épargner, et puis par les ONG pour lutter contre le dérèglement climatique.

Bon, on ne va pas faire semblant : on vous le rappelle, ça n’est pas notre priorité - on y pense, bien évidemment - de lutter contre le dérèglement climatique. Ce qu’on a envie, c’est de récolter un maximum de données. Et c’est là qu’on arrive au cœur de mon métier, c’est que, pour récolter plus de données, et bien on a trois moyens et pour lesquels la captologie peut nous aider.

Baptiste : Moi, je trouve qu’on est bien, là. On a posé une ambiance vraiment sympa et pour ça, je propose d’écouter une petite musique pour se détendre, une musique qui s’appelle Happycratie de Veilleuse sur l’album La Fête Obligatoire, sorti en septembre 2021, licence CC BY-NC-SA.

[Pause musicale]

Et alors Quentin, jusqu’à maintenant vous nous parliez de cette manière extraordinaire de récupérer des données partout dans la nature, de les récolter. Et vous nous avez donc parlé de trois phases possibles dans la captologie. Est-ce que vous pourriez nous en dire un peu plus ?

Quentin Duchemin : Alors un petit rappel pour les auditeurs et les auditrices qui reprennent en cours de route. L’idée, c’est que pour générer de la croissance et faire en sorte qu’un pays se porte bien, il faut qu’on vende un maximum de choses. Pour vendre un maximum de choses, la recherche nous explique que plus on a d’informations intimes sur les gens et plus on arrive à les convaincre - que dis-je ? - à leur révéler ce qu’ils ont vraiment envie d’acheter. Et du coup, pour obtenir ces informations, il faut qu’on récupère un maximum de données. Et donc, il y a trois manières.

La première phase, c’est d’essayer de générer, de faire que les gens génèrent un maximum de données pour pouvoir les récupérer. La deuxième phase, c’est évidemment d’essayer de capter un maximum de ces données qui sont comme du pétrole qui dort, sur les outils des gens. Et puis la dernière étape, c’est de traiter ces données pour essayer d’en extraire la substantifique moelle. Voilà donc les trois phases de la récupération d’informations.

Baptiste : Alors on va rassurer nos auditeurs. Il parle de pétrole, mais on peut aussi dire le vent qui souffle dans les éoliennes, bien entendu. L’important, c’est d’avoir le bon outil pour récupérer ces énergies qui sont dans la nature, dispersée, éparses. Et donc, la question que tout le monde se pose, c’est comment génère-t-on des données ?

Quentin Duchemin : Allez, c’est le moment où je vous révèle les petits secrets de toute cette histoire. Donc, en fait, après l’invention de la captologie par BJ Fogg, un élève est passé dans son laboratoire, qui s’appelle Nir Eyal. Il a écrit un livre qui s’appelle Hooked: How to Build Habit-Forming Products : comment construire, concevoir des outils qui permettent de former des habitudes, concrètement de rendre accros les gens. J’ai été un peu déçu par Eyal, on reviendra après sur ce formidable bouquin, puisque voilà, dans un moment d’égarement, il n’y a pas longtemps, il a donné une présentation How to Control Your Attention and Choose Your Life [4]. Il y parle des gens inattentifs dans un groupe qui regardent leurs mails ou leur fil twitter, et il essaie de faire en sorte de leur redonner le contrôle sur leur attention. Je n’ai pas très bien compris la démarche.

Baptiste : Est-ce que ça n’est pas s’opposer à la croissance, finalement ?

Quentin Duchemin : Mais si, complètement. Mais j’étais rassuré puisqu’au milieu de sa présentation, il nous dit « qu’est-ce qui se passe finalement quand les gens regardent comme ça leur téléphone ? Est-ce que c’est vraiment la faute de la technologie ou bien se passe-t-il quelque chose de plus profond ? ». Et finalement il explique qu’en fait, c’est pas de sa faute, c’est pas la faute à son bouquin si les gens deviennent accro, mais c’est parce qu’ils sont malheureux. Du coup, ils cherchent autre chose à faire. Du coup, j’étais rassuré, je me suis dit qu’effectivement, nous, finalement, on ne faisait que donner un moyen aux gens de sortir de leur malheur.

Bon, finalement, peu importe à qui la faute : l’important, c’est qu’on arrive à rendre les gens accros. Donc, le but de la méthode Nir Eyal, c’est de créer des habitudes. Ce qu’on entend par habitude, ce sont des comportements qui sont réalisés avec peu ou aucune conscience, et c’est une méthode en quatre phases.

Voyons le contexte où vous voulez faire une application qui rend les gens accros. Cette application devra comporter quatre éléments. Le premier, c’est un trigger, un déclencheur externe, c’est-à-dire quelque chose qui va faire que les gens pensent à utiliser votre application. Je reviendrai sur des exemples après. La deuxième, c’est qu’il faut que l’utilisateur fasse une action suite à ce trigger. Il faut que cette action soit la plus simple possible, la moins coûteuse possible, parce que, on le sait bien, les gens sont des fainéants, ils ne veulent même pas traverser la rue. Mais oui, il faut vraiment que ce ne soit pas compliqué.

Baptiste : Il faut les prendre par la main, finalement.

Quentin Duchemin : Il faut faire preuve de pédagogie. La troisième, c’est une récompense variable une fois que l’action a été réalisée. Par récompense variable, on entend un retour qui peut être agréable, qui peut être neutre ou qui peut être désagréable. Pourquoi la récompense variable ? On sait, depuis les expériences, notamment de Skinner, en 1950 [5], que ce sont les récompenses variables qui produisent les comportements les plus compulsifs. Dans cette fameuse expérience, on retrouve une souris ou un rat qui a à sa disposition un petit bouton sur lequel il peut appuyer pour obtenir de la nourriture. Dans une situation contrôle, il obtient systématiquement de la nourriture quand il appuie, donc il mange à sa faim. Dans une autre situation, parfois il y a de la nourriture, parfois il n’y en a pas : dans ce cas-là, le rat ou la souris vont appuyer de manière hyper compulsive sur l’interrupteur. C’est un peu ce qu’on retrouve aussi dans les machines à sous, avec l’idée qu’on a l’espoir, en fait, qu’à un moment la récompense va venir soulager notre frustration de ne pas avoir eu la récompense la fois précédente. Donc on a tout un tas de recherches qui nous disent que c’est la bonne chose à faire pour que les gens reviennent le plus souvent possible.

Et puis, enfin, la quatrième étape, c’est l’investissement personnel : faire quelque chose de nouveau une fois qu’on est sur l’application qui changera la manière d’interagir avec l’application la prochaine fois, etc.

Je vais vous donner, histoire d’être un peu plus concret, un exemple d’une entreprise qui a un peu mieux réussi que moi - je reste modeste malgré ma success story -, c’est Facebook. Quel est le trigger dans le cas de facebook ? C’est tout simplement la notification. Facebook vous envoie une notification. Vous étiez en train de... je ne sais pas, qu’est-ce que vous pourriez faire, Baptiste sur votre temps libre ? Du pain, planter des carottes, coudre un sarouel ? ce genre de choses. Et hop, une notification vous sort de votre marasme intellectuel et vous donne envie d’aller sur Facebook.

Baptiste : Super, mon ami a publié quelque chose.

Quentin Duchemin : Exactement. Ça, c’est un trigger déclencheur. La deuxième étape, c’est l’action. L’action est toute simple : il suffit simplement de prendre votre téléphone et d’ouvrir l’application. Donc là on rentre vraiment dans les critères. Ensuite la récompense est variable. Pourquoi variable ? Parce qu’en fait ça peut être plein de choses : ça peut être un message sympathique, c’est plutôt cool. Ça peut être une publication où vous avez eu très peu de likes, c’est pas très cool, vous n’êtes pas très content, vous auriez aimé que le monde entier partage votre article sur la permaculture. Ça peut être une information très intéressante, une levée de fonds de la dernière start-up de patate connectée, donc là, on est très content. Ou alors ça peut être un message de l’administration de l’UTC [Université de technologie de Compiègne], et là on est un peu déçu, on n’est pas très content. Donc la récompense variable marche très, très bien.

Et ensuite, dernière étape, ça peut être poster une nouvelle publication, de sorte que la prochaine fois qu’on reviendra, on aura eu des réactions ou non. Donc, ça nous incite à revenir. Laisser un commentaire, compléter son profil, rejoindre un groupe : pareil. On aura des nouvelles de ce groupe, on aura envie de revenir - l’application est augmentée, de tester une nouvelle fonctionnalité, etc.

En fait, le but final de la méthode de Nir Eyal, c’est qu’au bout d’un certain nombre de cycles avec trigger, action, récompenses variables et investissement, et bien, le trigger, le déclencheur devient interne, c’est-à-dire qu’il n’y a même plus besoin de notification pour que vous ayez envie d’aller sur Facebook. L’habitude est formée. Si, à chaque fois que vous vous ennuyez et que vous êtes énervé, fatigué, que vous n’avez rien à faire, vous allez sur Facebook, c’est que le déclencheur a été intériorisé. À partir de ce moment-là, on a réussi à créer une fréquence d’utilisation de l’application que vous êtes en train de concevoir, qui est plus élevée.

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Très bien, ça va nous permettre à priori de récolter, de générer un petit peu plus de données. Mais s’il reste deux minutes dessus ça n’est pas très intéressant : comment est-ce qu’on fait pour garder les gens sur l’application le plus longtemps possible ? Et bien il y a tout un tas de techniques. Je ne vais pas tout détailler ici. Par exemple, le scroll infini est une méthode de conception qui fait en sorte qu’on a envie d’aller tout en bas du fil. Sur Facebook, à chaque fois qu’on scrolle, on a des nouvelles publications. On se dit que, finalement, si on ne continue pas à scroller, on va peut-être rater quelque chose. On a envie de voir tout ce qui s’est passé depuis la dernière fois. Et là, tout simplement, on joue sur une condition qui existe chez beaucoup de gens aujourd’hui, c’est le « fomo », pour fear of missing out, la peur de rater quelque chose qui pourrait nous être utile socialement pour discuter avec nos pairs, etc.

En psychologie expérimentale, on a fait des IRM, etc., et on s’est rendu compte pareil que le cerveau a une appétence toute particulière pour la nouveauté. Dès qu’on lui présente une information nouvelle, on a un petit shot de dopamine. Il va même préférer, en général, aller dans cette direction, même de manière un peu irrationnelle, que de rester sur ce qu’il connaît, pour peu que ce ne soit pas trop nouveau. C’est exactement ce qui se passe avec les notifications : on a une petite information, mais pas complètement. Donc on veut aller voir l’information complète, et comme c’est une information nouvelle, c’est intéressant pour le cerveau, pareil pour le scroll infini, etc.

D’autres astuces, à part le scroll infini ? Les recommandations en fonction de ce que vous venez de voir ou de ce que vous aimez, les suggestions, la lecture automatique qui fait qu’on va plus facilement, dans un comportement passif, laisser les vidéos se jouer plutôt que de quitter l’application sur un mode actif, etc.

Le but de toutes ces techniques, c’est d’optimiser la frustration de l’utilisateur. Il ne faut pas qu’il soit trop frustré, sinon il quitte l’application et on voit notre argent papillonner. Mais s’il n’est pas assez frustré, il n’aura pas ces comportements compulsifs de vouloir continuer à voir pour finalement guérir son insatisfaction.

Donc, avec toutes ces techniques, on peut faire en sorte que les gens utilisent beaucoup votre application et en plus restent longtemps sur votre application. Donc c’est plutôt sympa.

Baptiste : C’est vraiment passionnant, notamment cette optimisation de la frustration. C’est un concept qui nous manque, à Picasoft. Nous, par exemple, pour rendre nos services attractifs, pour que tout le monde utilise Mattermost [6], etc., on pourrait peut-être mettre en place des techniques, mais là on en est à une phase un peu simple : les consommateurs viennent sur la plateforme, mais ensuite il faut bien récupérer des données, il faut bien les capter. Alors, comment on fait pour capter toutes les données ?

Quentin Duchemin : Une dernière chose que je voudrais préciser, et vous faites bien de le dire, puisque si jamais on a les données des gens qui dorment, c’est vraiment dommage de ne pas pouvoir les exploiter.

On a une toute petite dernière technique qui permet de générer encore plus de données : présenter aux gens du contenu qui est très polarisé. Par polarisé, j’entends qui peut être soit très positif, soit très négatif, parce que ces contenus créent des émotions, donc de l’engagement émotionnel. On a des études qui nous montrent que l’engagement émotionnel pousse à plus d’action, donc à partager, à commenter, à liker, et ça augmente la viralité du contenu. Il y a plus de gens qui vont le voir, et on a une manière finalement de pousser les gens à montrer ce qui les énerve ou ce qu’ils aiment beaucoup. Donc, avec tout ça, les gens vont beaucoup sur l’application, ils commentent, ils interagissent et on a plein de données qui dorment.

Mais, comme vous l’avez justement souligné, il faut capter ces données. Alors comment est-ce qu’on capte ces données ? On ne va pas faire un panel parce qu’on vit dans une société où il y a des capteurs partout qui permettent de récupérer tout un tas de données. Sur le web, on a des outils comme Google Analytics, l’outil d’analyse d’audience que beaucoup d’administrateurs de sites web utilisent. Ce qui est intéressant avec Google Analytics, c’est qu’à chaque fois que vous allez sur un site internet - alors pas celui de Picasoft, mais celui de votre banque, par exemple - qui utiliserait cet outil pour faire des statistiques d’audience, et bien les données, à un moment, arrivent chez Google. C’est-à-dire que Google sait que vous avez consulté telle ou telle page web, quand bien même vous n’utilisez pas de manière générale Google. Ce que ça veut dire, c’est qu’au bout d’un moment, Google peut se faire une idée d’une grande partie des sites que vous avez visités, sans que vous utilisiez d’outil Google. En fait, dans les 10 millions de sites les plus populaires, il y a 50 % qui incluent Google Analytics. Ça fait déjà pas mal pour se faire une idée de l’historique de navigation de quelqu’un.

Facebook - notre maître à penser, je dois bien l’avouer - a aussi sa technologie, notamment les boutons « j’aime » sur les sites internet que vous pouvez visiter. Dès que vous voyez un petit bouton « j’aime », hop, ça envoie une information à Facebook que vous avez visité ce site. Donc, ça permet déjà de récolter des informations sur ce que vous faites en dehors de l’application. C’est plutôt cool, ça donne des infos en plus.

Baptiste : Petite précision : même sans cliquer ! Ce serait un peu dommage de devoir attendre le clic de l’utilisateur, qu’il dise « j’aime » : ce serait long, fastidieux...

Quentin Duchemin : Oui, nous sommes là pour faciliter la vie aux gens, on ne va pas leur demander d’envoyer eux-mêmes leurs données, çe ne serait pas très pratique, pas très web 4.0.

Voilà, on a des mesures et une agrégation de tous les comportements de beaucoup de gens sur la quasi-totalité du web, même quand on n’est pas sur Facebook, sur Google, etc. C’est un peu 2010, ce que je vous raconte : aujourd’hui, on a beaucoup mieux. En fait, on peut suivre toute la vie des gens dans les moindres détails. C’est un vieux rêve : à l’époque de la Stasi [police politique de l’ex RDA], on faisait déjà ça. Mais le problème, c’est qu’il fallait des dizaines de filatures et puis beaucoup d’agents pour récolter les informations de la vie des gens. En plus, ils n’étaient pas au courant...

Baptiste : Et ils n’étaient pas d’accord.

Quentin Duchemin : C’est quand même un comportement éthiquement discutable.

Baptiste : Alors que là, ils sont d’accord ?

Quentin Duchemin : Oui, bien sûr, ils ont donné leur accord, on est quand même dans les clous de la loi. Et puis, ça coûtait extrêmement cher. Mais heureusement, aujourd’hui, je vous le donne en mille, on a les smartphones. Moi, ça me régale : chaque matin, quand je me lève, je me dis : merci Steve Jobs d’avoir inventé ce merveilleux concept.

Baptiste : Quinze ans déjà !

Quentin Duchemin : C’est vrai, c’est beau. Et il faut dire que c’est beau. Pourquoi c’est beau ? Et bien, déjà, parce que les smartphones centralisent l’intégralité de l’intimité des gens : les contacts, les messages, les habitudes de vie, les données de santé - avec toutes les applications de suivi de sommeil, de cycle menstruel -, les données biométriques avec les empreintes, la fréquence cardiaque. Et puis on sait aussi un peu les opinions des gens, quelles applications de news ils utilisent. Tout un tas de choses qui se passent sur le smartphone. Et bien sûr, les gens donnent leur consentement pour que toutes ces choses soient, à un moment ou un autre, récoltées, notamment par Google sur les systèmes Android.

C’est génial parce que c’est aussi un appareil qui a beaucoup de capteurs : accéléromètre, gyroscope, magnétomètre, récepteur GPS, baromètre atmosphérique, la pression des doigts sur l’écran, la luminosité, la proximité, le cardiofréquencemètre, les lecteurs NFC sans contact : c’est génial, on peut aussi récupérer toutes ces données-là et essayer de comprendre ce que font les gens, ce qu’ils sont en train d’utiliser, est-ce qu’il est posé...

Et puis quasiment une dernière chose : les smartphones nous accompagnent partout, donc, du coup, on a les données de localisation, on sait exactement où les gens sont allés, où ils étaient quand ils ont utilisé Facebook. Cela nous permet de mieux comprendre dans quel contexte les gens vont utiliser telle ou telle application. Et puis, pour finir, dans la lignée des leçons de maître Nir Eyal, et bien le coût d’accès à un smartphone est extrêmement faible, puisqu’il suffit de le sortir de sa poche et de le déverrouiller.

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On a donc avec les smartphones un moyen de capter énormément de données. C’est combiné à toute notre navigation web qui va être captée par Google Analytics et consorts, et dans les applications elles-mêmes, on a tous ces comportements addictifs qui permettent de faire en sorte que les gens génèrent un maximum de données qu’on récupère par le biais de l’application.

On a plein d’entreprises, - et sans doute celle que vous allez créer après cette émission -, Facebook, Google et compagnie, qui, de leur côté, récupèrent pas mal de données sur les gens. Mais, toujours dans cette lignée de l’humanisme numérique dont je me fais l’avocat aujourd’hui, il faut partager.

Baptiste : Dans le cadre de la chaire d’économie, j’ai entendu ce partage général. Il faut absolument faire part à tout le monde de ces bonnes informations, de ces nouvelles, etc. Donc, peut-être tu peux nous en dire un peu plus ?

Quentin Duchemin : Tout à fait. On peut même dire qu’on est en train de créer un commun [7], certes un commun qui n’est pas partagé avec tout le monde, mais quand même dans la lignée de ce qu’on fait à Picasoft. Donc, comment est-ce qu’on partage avec les copains, et puis comment est-ce qu’on se fait un petit billet en plus ?

Baptiste : Le partage n’est pas gratuit ?

Quentin Duchemin : Oui, alors non : encore une fois, il faut être pragmatique. C’est-à-dire que moi, j’ai envie de bouffer autre chose que des racines de topinambour, il faut que je sois un peu efficace à un moment donné. Donc, qui sont les copains? Et bien ce sont les data brokers : des entreprises que vous connaissez sans doute peu, mais nous, on les connaît bien puisque il y en a déjà plus de 4.000 dans le monde, et ce sont des entreprises qui ne sont pas les premières, mais pas loin des grosses capitalisations boursières.

Elles sont spécialisées dans la vente et l’agrégation de données personnelles sur des gens, sur vous, sur moi, sur ma maman, sur plein de monde. Par exemple, Acxiom est un data broker qui se targue d’avoir 500 millions - incroyable - de profils. Des données personnelles sur 500 millions de personnes, avec une moyenne - et ça c’est fou - de 3.000 points de données par personne. Par point de données, on entend l’âge, c’est un point de données, est-ce que vous avez un yacht, c’est un point de données.

Baptiste : Quel sarouel vous avez ?

Quentin Duchemin : Est-ce que vous êtes éco-anxieux [8], c’est un point de données. Ça permet de faire plein de choses. On a toutes ces données basiques, et aussi des données d’événement : est-ce que vous êtes marié ? Vous allez acheter une maison ? Vous attendez un enfant ? C’est très utile.

Ces data brokers ont différentes sources de données. Je ne sais plus si c’est pour Acxiom ou pour un autre data broker, mais il y avait un partenariat avec plus de 1.400 marques, que je ne vais pas citer ici, mais voilà : des marques d’agro-alimentaire, de vêtements, etc. qui vont vendre vos données d’achat. Donc ça, c’est déjà pas mal. Ensuite, on a les applications de santé qui font pas mal de partenariats avec les data brokers : les applications de suivi de cycle menstruel, les applications de sport, d’analyses de sommeil, d’analyse de taux de sucre pour les diabétiques connectés, etc.

Et puis on a - je suis juste toujours un peu ému quand je parle d’eux - les réseaux sociaux. Nos Facebook et compagnie sont formidables, qui acceptent de partager avec les data brokers.

Baptiste : Finalement, on a l’union sacrée de la collecte de données, sur nos smartphones.

Quentin Duchemin : Oui, finalement, on a quelque chose de très élégant. Un petit exemple : un data broker, Datalogix, faisait un truc un peu rigolo, en 2012 : un partenariat avec Facebook et avec une marque de vêtements. Il essayait de comprendre si les gens achetaient plus de vêtements quand ils étaient confrontés à certaines publicités ciblées sur Facebook. Il s’agissait d’optimiser les publicités pour que les gens achètent le plus possible. Après, quand je dis « achètent le plus possible », ce n’est pas contre leur gré : qu’ils comprennent qu’ils avaient besoin des produits qu’ils achètent.

Baptiste : Prennent conscience des véritables enjeux, de ce dont ils ont vraiment besoin.

Quentin Duchemin : Je suis content de voir que vous vous améliorez en pragmatisme.

Baptiste : Merci beaucoup, c’est flatteur. On comprend bien l’objectif : on a maintenant des foules d’éco-anxieux à qui on peut vendre des formations « gérez votre stress anxieux grâce à notre nouvelle méthode de développement personnel », etc. Mais j’ai quand même un problème : vous nous parlez de données extraites de capteurs, vous avez le pouls des gens, mais la donnée éco-anxieux, on ne la trouve pas dans la nature. Alors, comment on fait pour savoir si les gens sont éco-anxieux ? Nous, ça nous intéresse, on en a tout un tas sur nos serveurs. On aimerait bien quand même capitaliser un peu dessus.

Quentin Duchemin : C’est une excellente question, mais ça n’est pas mon domaine de spécialité, je vais donc vous faire une réponse assez succincte. Effectivement, on se dit : voilà, j’ai acheté des chaussures, Facebook va avoir l’information que j’ai acheté des chaussures, c’est une information basique. Du coup, j’aurai des pubs pour des chaussures et je ne me laisserai pas convaincre parce que je comprends un peu les ficelles. Mais en fait, c’est plus compliqué que ça : la plupart des données générées sur nos appareils, sur nos applications, sont des données qui sont insignifiantes, qui n’ont pas vraiment de valeur en soi. Et il faut en fait réussir à donner du sens à ces données grâce à leur combinaison. Grâce à tout cet amas de données très hétérogènes et très différentes, on va réussir à extraire les informations intimes sur vous.

Alors déjà, comment est-ce qu’on peut traiter un si grand volume de données ? Tout simplement parce qu’on est dans le monde merveilleux du numérique, du digital, c’est-à-dire qu’on ne traite finalement que des nombres. Chaque point de données sur vous est représenté par un nombre, et donc on peut faire des calculs dessus, et les calculs, c’est la spécialité des ordinateurs. Donc, ça rend possible le traitement massif et automatique de toutes ces données. On caractérise tout cet ensemble de données hétérogènes par le mot big data, que vous avez sûrement déjà entendu. Et pour traiter des données issues du big data, on utilise des algorithmes d’intelligence artificielle et plus particulièrement de machine learning [9]. Mais je crois, cher Baptiste, qu’on aura l’occasion d’en reparler dans une prochaine émission.

Baptiste : Oui, avec plaisir. On parlera la semaine prochaine des biais algorithmiques, mais n’en disons pas plus. Je trouve en tout cas qu’il y a une forme de poésie de pouvoir réduire et résumer le monde de la sorte, avec des chiffres, réussir à leur donner du sens, à avoir à partir de choses très insignifiantes des chiffres qui vous aident vraiment à lire au fond de vous pour vraiment déceler vos besoins. En tout cas, merci beaucoup.

Restez avec nous pour la suite. Grâce au compteur de likes derrière moi, nous avons réussi à profiler nos auditeurs pour déterminer qu’ils veulent écouter du bon, gros punk-sa-mère, et nous allons vous faire écouter I was de Younger Us sur l’album Tired Tried, sorti en 2019, licence CC BY-NC-SA.

[Pause musicale]

De retour sur La voie est libre, sur radio Graf’Hit, 94.9. Je suis toujours en compagnie de Quentin Duchemin, fondateur de la Q-Corporation.

41:49

Quentin Duchemin : Rebonjour Baptiste, c’est toujours un plaisir d’être avec vous.

Baptiste : Et c’est un plaisir de vous avoir parmi nous. Je me pose une question, en écoutant ces punks anarchistes qui crient très fort : récolter des données, accéder à l’intimité des gens, les suivre tout le temps, il n’y aurait pas une forme d’indécence à ça ?

Quentin Duchemin : Je ne me pose pas ce genre de question, puisqu’en fait, c’est toujours une question de pragmatisme. C’est-à-dire qu’on vit dans un monde qui est fait de cette manière. Ça n’est pas moi qui choisit les règles du jeu et finalement, comme j’ai essayé de vous l’expliquer en première partie de l’émission, nous, tout ce qu’on fait, c’est essayer de sublimer et de révéler ce que les gens veulent vraiment. Finalement, il y a de la demande, et nous, nous prenons cette demande et on en fait quelque chose.

Baptiste : Vous actualisez la demande, finalement, vous en faites quelque chose de beau. Vous la transformez en quelque chose de poétique.

Quentin Duchemin : En grosse thune.

Baptiste : Mais je me dis quand même - excusez-moi, je persiste un peu, ce sont mes vieux réflexes de Picasoft - : finalement, est-ce qu’il n’y aurait pas des conséquences individuelles à être suivi en permanence ? À jouer comme ça avec nos mécanismes d’attention, tout le temps, s’assurer qu’on est bien sur l’application qu’on a choisi... Est-ce qu’il n’y a pas de vrais problèmes à ce niveau-là ?

Quentin Duchemin : Bon, c’est vrai que certains jaloux pointent du doigt quelques broutilles sur les conséquences individuelles de ces mécanismes de captologie. Alors, par souci de transparence et d’honnêteté, puisque ce sont quand même les valeurs que porte Picasoft, toujours cher à mon cœur, je vais essayer de me faire l’écho des récentes études sur le sujet en étant objectif, en essayant de ne pas laisser paraître mon avis. Ce qu’on a vu récemment au niveau des études sur les mécanismes attentionnels, c’est justement qu’on pourrait avoir une perte d’attention généralisée à cause de ces systèmes-là. En particulier, les notifications produisent dans le cerveau un changement de contexte : vous êtes en train de faire quelque chose, et le fait de recevoir une notification vous oblige à changer de tâche, et ensuite à revenir sur la tâche que vous étiez en train de faire. Et ça, c’est quelque chose qui est assez coûteux pour le cerveau, dans la mesure où il est obligé de vider sa mémoire de travail, de se concentrer sur autre chose et de revenir. Donc, on a observé expérimentalement une tendance à la distraction et une difficulté à rester attentif chez les utilisateurs de smartphones. On a aussi constaté que les utilisateurs de smartphone ont de plus en plus de mal à atteindre un état mental où ils sont complètement plongés dans une activité, donc dans un état maximal de concentration, de plein engagement et de satisfaction dans l’accomplissement de l’activité, puisqu’ils sont toujours sur-stimulés et dérangés par les notifications. Donc ça, c’est un premier champ qui a été étudié.

Un deuxième problème, c’est cette espèce de surcharge informationnelle. On a une compétition des plateformes Facebook et compagnie pour récupérer notre attention : eh bien, en fait, on se trouve dans un état constant de saturation de notre mémoire de travail. Or c’est cette mémoire immédiate qui nous permet de nous concentrer sur la tâche qu’on est en train de faire. D’un côté on a une notification, de l’autre côté, on a des messages, on a une appli nouvelle, on a plein de réseaux sociaux qui veulent chacun qu’on aille dessus, etc. Et bien la mémoire de travail se sature. Et on a observé expérimentalement aussi que quand la mémoire de travail est saturé, il y a des parties du cerveau qui désynchronisent, et on a du mal à créer du sens à partir de l’information qu’on récupère. Le cerveau est un peu dans un état de confusion.

Une autre chose pointée récemment, c’est que la perte d’intimité liée au fait qu’on récolte énormément d’informations personnelles et d’informations intimes, peut modifier le comportement. En particulier dans le fait que quand on se sait surveillé, on n’agit pas pareil. Typiquement, on peut s’autocensurer beaucoup plus facilement. On observe aussi que certains types d’interactions sociales vont baisser, d’autres vont augmenter. Ça n’est pas encore étudié de manière exhaustive, mais on peut se poser la question : est-ce que la perte d’intimité ne peut pas créer un sentiment d’insatisfaction ou ce genre de choses, par exemple ?

Baptiste : J’ai entendu parler d’un autre effet - toujours dans ses conséquences apparemment négatives, mais ça m’inspirait plutôt confiance - : on parle d’un phénomène de « temps brulé ». Alors est-ce que c’est une nouvelle source d’énergie fossile, une nouvelle manière de faire de l’argent ?

Quentin Duchemin : Oui, on peut dire ça effectivement, c’est une source de tunes quasi illimitée. Mais bon, j’ai dit que je restais dans ma posture d’objectivation sur des conséquences individuelles. En 2014 est paru un article dont le titre avait marqué pas mal de monde, qui disait : sur son lit de mort, personne ne se dit, j’aurais aimé passer plus de temps sur Facebook. L’idée, c’est que le temps passé sur les applications conçues par les mécanismes de la captologie, est un temps que, non seulement on ne voit pas passer quand on est dessus - on peut avoir passé trois heures sur Candy Crush et se dire : mais ça fait déjà trois heures - mais en plus, c’est un temps qui ne crée pas de souvenirs, dont on n’a pas l’impression qu’il a été long a postériori. À l’opposé, par exemple, des vacances : à la fin de la semaine, on se dira que c’est passé super vite, mais quand on s’en rappelle, on a un ensemble de souvenirs qui est riche, on se rappelle de ce qu’on a fait chaque jour, etc.

Donc voilà : j’ai essayé de faire un petit tour d’horizon des critiques et des conséquences individuelles.

Baptiste : De vous faire l’avocat du diable des gens qui critiquent cette technologie ?

Quentin Duchemin : Oui, exactement, mais encore une fois, toujours par souci de transparence. Mais maintenant, si vous me permettez de revenir un petit peu dans mon rôle d’entrepreneur du digital et de donner mon avis, moi je dis qu’on en fait quand même un peu tout un plat, pour deux, trois difficultés à se concentrer. Oh la la, on ne se rappelle plus, on ne crée pas de souvenirs, alors qu’on passe à côté de l’essentiel quand on voit ce qu’on gagne à côté. Vous, vous gagnez ce dont vous avez toujours rêvé, et nous, on gagne des thunes. Donc voilà, comme on dit chez moi, c’est gagnant-gagnant. On pourrait même dire : le risque-bénéfice est clairement en faveur du bénéfice.

Baptiste : C’est win-win, finalement, chacun en ressort avec ce qu’il veut. Et ben, merci beaucoup, Quentin Duchemin. C’était vraiment passionnant. On a pu en apprendre beaucoup, d’abord sur cette science extraordinaire qu’est la captologie, se rendre compte à quel point elle est partout et à quel point elle nous permet de donner nos données à des grandes entreprises. Et puis on a vu également comment traiter ces données et éventuellement quelques conséquences néfastes, mais moi je n’ai pas vu grand chose de vraiment bien alarmant. Donc on peut se dire à la semaine prochaine.

La semaine prochaine, nous aurons une émission sur les biais algorithmique, sur Graf’Hit toujours, et vous pourrez retrouver ce podcast d’ici la semaine prochaine sur radio.picasoft.net.