COVID, confinement et grande conversion numérique, avec Antonio Casilli

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Titre : COVID, confinement et grande conversion numérique, avec Antonio Casilli

Intervenante : Antonio Casilli - Xavier de la Porte

Lieu : Le code a changé - France inter

Date : septembre 2020

Durée : 10 min 18

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Présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit : MO

Transcription

Xavier de la Porte : Depuis le début de cette épidémie de COVID, je me dis qu’elle a un rapport avec le numérique. Un rapport profond. Mais je n’arrive pas vraiment à cerner les contours de ce rapport.
Par exemple : la manière dont on a suivi la progression de l’épidémie était particulière – sans doute inédite même dans l’histoire des pandémies. On a vu en temps réel le virus se propager. De par la capacité des données hospitalières d’une bonne partie du monde à être récoltées, à être compilées et diffusées, de par aussi les réseaux sociaux qui bruissaient sans cesse, de par la mise en commun du travail des chercheurs, le virus est, en fait, devenu viral. Je ne sais pas comment, mais ça a sûrement joué et dans la manière dont on a vécu l’événement, nous dans nos chairs presque, et dans les décisions politiques qui ont été prises.
Ensuite, pendant le confinement, le numérique a continué d’occuper une place importante : télétravail, les apéros Zoom, les films sur Netflix, les problèmes de bande passante, l’application de traçage…, tout ça nous a beaucoup occupés.
J'ai voulu essayer de voir plus clair, de comprendre si ce moment que nous avons vécu – et qui n’est pas derrière nous malheureusement – a changé quelque chose à nos vies numériques, à notre rapport à Internet. J’ai le sentiment que c’est le cas, mais peut-être que je me trompe !
Pour m’éclairer, il fallait quelqu’un capable de parler aussi bien des livreurs Deliveroo que de sexe en ligne, aussi bien de Zoom que de StopCovid, et j’ai quelqu’un pour ça. Antonio Casilli, sociologue, qui enseigne à Télécom Paris, une grande école d’ingénieurs, qui a travaillé sur des sujets hyper-variés comme la vie de bureau, la sociabilité numérique, les trolls, les travailleurs de plateformes. Alors on s’est retrouvés un soir, dans un jardin. Il faisait nuit. On se distinguait à peine dans le noir. Ce qui explique peut-être le ton un peu confident d’Antonio. Et on a discuté.

Voix off : Le code a changé.

Xavier de la Porte : Je voulais partir du début, parce que ce qui est intéressant, si on s’en tient à la stricte chronologie, c’est que le confinement a commencé, une question s’est posée : Internet va-t-il tenir ? Très vite on a senti évidemment que beaucoup passeraient pas là, les informations qu’on recevait, qu’on voulait avoir, notre travail, le lien avec les autres, nos distractions, on s’est mis à flipper sur la capacité du réseau à assumer cette charge. Ça m’a étonné parce que les infrastructures du réseau c’est un peu un point aveugle de notre rapport à Internet, on n’en parle pas beaucoup. Donc j’ai trouvé cela étonnant que ce soit notre premier souci et j’ai demandé à Antonio si lui aussi était étonné.

Antonio Casilli : Pas vraiment parce que là on s’est rendu compte effectivement que les réseaux tels qu’on les appelle aujourd’hui, sont revenus à ce moment-là à leur fonction originaire, c’est-à-dire assurer une infrastructure de communication dans une situation d’enfer dystopique dans lequel rien ne marche. Si on revient aux origines d’Internet, comme projet DARPA [United States Department of Defense Advanced Research Projects Agency], un projet de la recherche de l’armée américaine, c’était pensé non pas pour une pandémie mais pour survivre à une situation de destruction nucléaire, donc d’assurer la continuité productive et communicationnelle après que les téléphones ont été ubérisés et la télévision ne marche pas, on ne peut pas bouger. Alors évidemment, la situation est loin d’être, même au mois de mars, si dystopique que ça et pourtant on s’est retrouvés dans une situation dans laquelle on a eu besoin d’arrêter drastiquement nos mobilités et de suppléer ces mobilités par une communication. Du coup c’était légitime comme questionnement.

Xavier de la Porte : Tout de suite après le début du confinement j’ai pensé à faire un papier sur cette question : Internet va-t-il tenir ? Alors j’ai appelé Stéphane Bortzmeyer qui est un des plus brillants connaisseurs de l’Internet. Il m’avait expliqué qu’il n’y avait pas grand risque et il m’avait rappelé quelques principes vraiment basiques. Si on n’arrive pas à accéder à un site – typiquement la plateforme de cours à distance de l’Éducation nationale, c’était un peu le problème au début – c’est en général à cause du site. Ce n’est pas à cause d’internet lui-même, c’est le site qui sature et le plus souvent, s’il sature, c’est parce qu’il est mal fait pour de multiples raisons que pourraient détailler Bortzmeyer. Et là, c’est toute la chaîne de fabrication du site qu’il faut questionner.
Ensuite, ce n’est pas parce qu’on a un problème de bande passante chez soi que l’Internet est saturé. Et puis, ce n’est pas parce que certains sites sont très sollicités, Netflix par exemple, que l’ensemble des réseaux qui constituent l’Internet sont saturés. Par sûr qu’en moyenne d’ailleurs, Internet dans son ensemble ait subi une surcharge par rapport à la vie normale pendant le confinement. Parce que quand ils sont au bureau et qu’ils travaillent les gens sont aussi sur Internet et consomment de la bande passante sans que ça pose de problèmes. Bref ! Selon Bortzmeyer Internet allait tenir, c’était assez évident. Donc je me pose une question : si on s’est tant inquiétés, si des médias ont tant relayé cette inquiétude, si des personnalités publiques ont pris la parole pour dire qu’elles s’inquiétaient c’était juste par méconnaissance de l’architecture des réseaux ?

Antonio Casilli : C’était aussi qu’ils sont animés, dans certains cas, par des intérêts qui n’étaient pas de simple curiosité pour la dimension infrastructurelle des tuyaux, c’est-à-dire que derrière il y avait aussi des stratégies ou plutôt des questionnements intéressés parce que derrière il y a des stratégies industrielles.
Quand Thierry Breton se pose la question de la survie de nos réseaux, donc demande par exemple à certains acteurs américains de limiter le débit ou à certains acteurs en général de limiter le trafic, il y a un intérêt effectivement à sélectionner non seulement certaines plateformes par rapport à d’autres, certains contenus par rapport à d’autres et certains usages par rapport à d’autres, certains usages qui sont orientés à une idéologie productiviste c’est-à-dire servez-vous d’Internet avant tout pour bosser. S’il vous reste de la bande passante le soir vous allez regarder des films, si possible des films que vous payez pour donner du boulot et de l’argent à nos chers producteurs de contenu.

Xavier de la Porte : Là, Antonio fait référence à une annonce de Thierry Breton, le commissaire européen en charge du numérique notamment, qui a dit en plein confinement avoir passé un coup de fil au PDG de Netflix pour qu’il baisse la qualité des vidéos afin d’occuper moins de bande passante. Là on voit comment l’inquiétude pour la solidité des réseaux a bon dos !
Bon, ça c’est le problème de la bande passante vu à un niveau macro. Mais en fait, le confinement a posé le problème de la bande passante à un niveau micro, à l’intérieur même du foyer. Je ne parle même pas des foyers où il y avait un seul ordi, voire un seul téléphone pour tout le monde. Même dans un foyer bien équipé ça posait problème, c’était risqué de faire deux discussions Zoom en même temps ou d’avoir quelqu’un sur Skype pendant qu’un autre téléchargeait un fichier lourd. Du coup, on s’est mis à avoir des conduites un peu étranges : se mettre tout près de la box, piquer en loucedé le câble Ethernet, repérer les horaires où le débit est meilleur. Par exemple, là où j’étais, j’ai remarqué systématiquement une chute de débit vers minuit et demi à peu près sans savoir si c’était du fait de mon cousin qui peut-être matait du porno ou alors un truc décidé par mon fournisseur d’accès. Parfois même je penchais mon ordinateur vers l’avant parce que j’avais l’impression qu’il captait mieux la Wifi ou alors je me déconnectais et reconnectais dix fois au réseau en espérant que cette fois-ci ça allait marcher mieux. Bref, j’ai l’impression qu’on a développé des conduites qui n’étaient pas très loin du magique.

Antonio Casilli : Je ne sais pas si c’est forcément une question de magie, mais c’est clairement une situation dans laquelle on a dû mettre en place des négociations : qui est autorisé et à quel moment entre guillemets à « se servir d’Internet », par exemple être plus près de la box, ou qui doit s’installer à un autre endroit. Très vite on se retrouve face à une négociation qui devient difficile, qui devient pénible et qui, en plus, renvoie à des hiérarchies par âge, par genre, par rôle, par position économique, qui se manifestent parfois de manière extrêmement violente, une sorte de mini lutte des classes ou des sexes au sein de la famille.

Xavier de la Porte : Bien sûr. Et les études qui ont été menées sur le travail en période de confinement l’ont montré. Souvent ce sont les femmes qui ont été privées de bande passante ou des ordinateurs ; une prolongation des inégalités déjà constatées dans le monde du travail.
En même temps, ça a rendu notre usage d’Internet très matériel. Et ça, je l’ai ressenti à plusieurs degrés. Par exemple, dans les premiers jours du confinement et encore plus quand j’ai compris que ça allait durer, je me suis mis à angoisser, mais alors follement, que mon téléphone tombe dans les toilettes, que mon ordinateur se mette en rade, que la box ne marche plus, comme si ma vie en dépendait. C’est-à-dire que le matériel s’est rappelé à moi avec une force inédite parce que ce matériel était précisément ce qui me permettait de m’extraire de chez moi, de pouvoir être ailleurs avec d’autres gens tout en ne sortant pas de chez moi. Je me demande d’ailleurs si cette expérience n’a pas été centrale pour beaucoup de gens.
Après quelques semaines de confinement, j’ai discuté par Zoom avec Achille Mbembe. Achille Mbembe est un grand intellectuel camerounais qui vient d’Afrique du Sud. Mbembe est très mondial, il voyage beaucoup en Afrique, en France, aux États-Unis et voilà que tout à coup il était confiné avec sa femme et ses enfants à Johannesburg et je lui ai demandé comment ça se passait pour lui. Voici la première chose qu’il m’a dite :

Achille Mbembe : J’avais l’impression d’être divisé et je n’arrivais pas à réconcilier ces deux dimensions, dimension corporelle – un corps que l’on peut toucher, mais qui est confiné, qui ne peut pas vraiment se déplacer – et une psyché qui se déplace librement et qui risque de laisser le corps derrière elle. Donc j’avais vraiment peur, je ne sais pas si cette claustrophobie, j’avais peur de ne pas me retrouver et cette peur n’a pas disparu.

Xavier de la Porte : Cette peur n’a pas duré ?

Achille Mbembe : Comment. Je ne t’entends pas.

Xavier de la Porte : Pardon, j’ai compris que tu disais que cette peur n’a pas duré.

Achille Mbembe : Non, elle n’a pas disparu.

Xavier de la Porte : Pas disparu.

Achille Mbembe : Non, pas entièrement en tout cas.

Xavier de la Porte : C’était vraiment la galère ces discussions sur Zoom. Bref ! J’ai voulu savoir ce que Antonio pensait de cette impression de dissociation qui faisait si peur à Achille Mbembe.

Antonio Casilli : Je suis certain qu’il y a certaines personnes qui se sont vues obligées à faire de l’informatique comme on faisait de l’ordi, tu sais, dans les années 80 du siècle passé, du jour au lendemain, de manière beaucoup plus importante. Du coup elles ont aussi pu, dans certains cas, récupérer tout un tas de manières de voir, d’imaginaires qui sont liés à ces pratiques qui ne sont pas forcément les leurs. Pour certaines personnes j’imagine que l’expérience a été effectivement de vivre en 2020 ce que d’autres avaient déjà vécu dans les années 1990 quand la rhétorique ambiante était celle de « je m’échappe de mon corps pour évoluer dans l’espace éthéré du cyberespace évidemment, de la réalité virtuelle dans laquelle je suis un et multiple, je suis partout et je suis omniprésent, etc. »

Xavier de la Porte : Là, Antonio envoie une petite pique pas à Mbembe directement, mais à tout un discours qui consiste à dire que évoluer dans les réseaux c’est évoluer dans le virtuel, dans un autre monde où les contraintes du corps sont absentes et que, du coup, ça produit avec le monde physique un effet de dissociation. Bon ! C’est vrai que ce discours est un peu daté. D’ailleurs, beaucoup de travaux ont montré depuis que c’était beaucoup plus compliqué que ça, que le virtuel n’est pas le contraire du réel ou un autre réel, mais que les deux s’imbriquent, etc. Néanmoins, on ne peut pas nier qu’on a eu des moments d’étourdissement après des heures à échanger avec des gens qui étaient loin. Je ne peux pas donner complètement tort à Achille Mbembe là-dessus.
Cela dit, en bon sociologue, Antonio Casilli fait un rappel nécessaire. Cette impression de s’échapper hors de son corps, grâce ou à cause du numérique, a aussi été un luxe. Beaucoup de gens n’ont même pas eu le loisir de l’expérimenter. Parmi ces gens il y a d’abord ceux que Antonio appelle les défavorisés du confinement.

Antonio Casilli : Les défavorisés de cette situation ce sont, par exemple, les personnes qui n’avaient pas un capital social extrêmement développé, je veux dire, par exemple, de rencontres en face à face. Des personnes qui vivaient en situation d’isolement ou d’échec et de désintégration par rapport à leur milieu, à leur groupe, à leur ville et ainsi de suite. Eh bien ces personnes-là ont vécu le confinement, quoiqu’équipées, comme une situation dans laquelle la séparation, l’exclusion, a été encore plus poussée. Ces personnes-là ont vécu le confinement de manière certainement très éloignée de cette idée selon laquelle on peut être partout et tout le monde est avec nous. Au contraire, tout le monde est avec nous c’est quelque chose qui peut être une absence extrêmement douloureuse.

13’ 15

Xavier de la Porte :