Différences entre les versions de « 1984, société de surveillance et Libre - V. Bonnet - L. Fievet »

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'''Luc Fievet :''' Cette conférence sur la surveillance et le Libre, autour de 1984, va évoquer toute une série d'acteurs, en tout cas de références, qui tournent toutes autour de 1984 qui est une date bien pratique. On a, bien entendu, Orwell et le roman, bien connu, « 1984 » » ; nous avons Michel Foucault qui est mort en 1984. Nous avons, également, dans cette période-là Edward Snowden et Richard Stallman.
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'''Luc Fievet :''' Cette conférence sur la surveillance et le Libre, autour de 1984, va évoquer toute une série d'acteurs, en tout cas de références, qui tournent toutes autour de 1984 qui est une date bien pratique. On a, bien entendu, Orwell et le roman, bien connu, « 1984 » » ; nous avons Michel Foucault qui est mort en 1984. Nous avons, également, dans cette période-là Edward Snowden et Richard Stallman.
  
 
'''Véronique Bonnet :''' Est-ce que tu dirais de ces quatre figures qu'elles font intervenir une alerte ? Est-ce que ce sont des lanceurs d'alerte ? Est-ce que, par exemple, on pourrait dire que le projet GNU de Richard Stallman, c'est comme l’antidote d'une montée en puissance à la fois de contraintes, de surveillances, de barrières à l'autonomie ? Que, par exemple, les concepts de Foucault auraient pu concevoir, éventuellement dissiper, dont Snowden aurait manifesté la réalité, Orwell fournissant la trame, fictive, permettant d’appréhender cette douleur infligée aux individus qui veulent décider, par eux-mêmes, de ce qu'ils font ?
 
'''Véronique Bonnet :''' Est-ce que tu dirais de ces quatre figures qu'elles font intervenir une alerte ? Est-ce que ce sont des lanceurs d'alerte ? Est-ce que, par exemple, on pourrait dire que le projet GNU de Richard Stallman, c'est comme l’antidote d'une montée en puissance à la fois de contraintes, de surveillances, de barrières à l'autonomie ? Que, par exemple, les concepts de Foucault auraient pu concevoir, éventuellement dissiper, dont Snowden aurait manifesté la réalité, Orwell fournissant la trame, fictive, permettant d’appréhender cette douleur infligée aux individus qui veulent décider, par eux-mêmes, de ce qu'ils font ?
  
'''Luc Fievet :''' Effectivement, on peut avoir ces quatre visions, cette notion de lanceur d'alerte, tu l'as reprise un peu à rebrousse-poil. Ce que je retiens, également, c'est qu'on en a deux dont on pourrait dire qu’ils annoncent, en gros, des catastrophes, que ce soit Orwell ou Foucault, chacun à leur manière, Orwell pour la partie totalitaire, Foucault pour cette question du pouvoir, du micro pouvoir, du dur pouvoir en fonction des différentes subtilités de la notion. Et on a, comme ça, deux alternatives. On a Snowden, qui est un héros ; il a risqué sa vie pour faire ce qu'il a fait, il la risque encore, et Stallman avec le Logiciel Libre, qui a ouvert une voie, un antidote, ce que tu appelles un antidote, donc quelque chose qui serait son autre voie, une alternative à la figure de domination. On va commencer avec « 1984 » par Orwell, parce que, finalement, c'est un bon point de départ, et c'est quelque chose qui a marqué les imaginaires.
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'''Luc Fievet : ''' Effectivement, on peut avoir ces quatre visions, cette notion de lanceur d'alerte, tu l'as reprise un peu à rebrousse-poil. Ce que je retiens, également, c'est qu'on en a deux dont on pourrait dire qu’ils annoncent, en gros, des catastrophes, que ce soit Orwell ou Foucault, chacun à leur manière, Orwell pour la partie totalitaire, Foucault pour cette question du pouvoir, du micro pouvoir, du dur pouvoir en fonction des différentes subtilités de la notion. Et on a, comme ça, deux alternatives. On a Snowden, qui est un héros ; il a risqué sa vie pour faire ce qu'il a fait, il la risque encore, et Stallman avec le Logiciel Libre, qui a ouvert une voie, un antidote, ce que tu appelles un antidote, donc quelque chose qui serait son autre voie, une alternative à la figure de domination. On va commencer avec « 1984 » par Orwell, parce que, finalement, c'est un bon point de départ, et c'est quelque chose qui a marqué les imaginaires.
  
 
Notre première étape, c'est « 984 » d'Orwell. Pourquoi commencer par là ? Parce que c'est un roman qui a vraiment marqué les esprits. C'est une référence qui est très souvent citée dès qu'on commence à parler de liberté et notamment de liberté numérique. Dans « 1984 », ça nous dépeint une dystopie, c’est-à-dire un autre univers qui aurait mal tourné. Un État, un système totalitaire, mais de chez nous, ça se passe notamment en Angleterre, donc dans le monde occidental et qui a tourné sur un système totalitaire. Le roman met en œuvre, le roman met en scène un personnage, qui s’appelle Winston, dont le travail consiste à réécrire l'histoire, en quelque sorte, dans la presse, à droite à gauche, puisqu'un des principes de ce pouvoir c'est d'évaporer des gens, c'est-à-dire de faire disparaître des individus, suite à des purges, par exemple, les faire disparaître complètement, c'est-à-dire comme s’ils n'avaient jamais existé. Pour cela il faut réécrire les articles de presse, les livres, et ce genre de choses. C'est également la même chose sur les évolutions des alliances et des choses comme ça. La mémoire doit correspondre à la fiction qui a été dictée parle le pouvoir. « 1984 » c'est également le télécran, qui est quelque chose qui a vraiment beaucoup marqué les esprits, c'est cette télévision qui va passer la voix de Big Brother. Big Brother c'est le pouvoir, donc amener toute cette propagande dans les foyers, mais qui, également, va espionner, donc écouter ce qui se passe à l’intérieur des maisons. Donc, c'est à la fois la voix et l’œil qui surveille. L'autre élément qui a retenu, qui a marqué les esprits, c'est la fameuse novlangue, donc une langue simplifiée, contrôlée et qui permet, finalement, de limiter la pensée, en limitant le vocabulaire et l’usage qu'on peut avoir de la langue. Donc Winston, là-dedans, lui va finalement s'écarter de ce modèle-là, en décidant, un jour, de faire quelque chose d'illégal.
 
Notre première étape, c'est « 984 » d'Orwell. Pourquoi commencer par là ? Parce que c'est un roman qui a vraiment marqué les esprits. C'est une référence qui est très souvent citée dès qu'on commence à parler de liberté et notamment de liberté numérique. Dans « 1984 », ça nous dépeint une dystopie, c’est-à-dire un autre univers qui aurait mal tourné. Un État, un système totalitaire, mais de chez nous, ça se passe notamment en Angleterre, donc dans le monde occidental et qui a tourné sur un système totalitaire. Le roman met en œuvre, le roman met en scène un personnage, qui s’appelle Winston, dont le travail consiste à réécrire l'histoire, en quelque sorte, dans la presse, à droite à gauche, puisqu'un des principes de ce pouvoir c'est d'évaporer des gens, c'est-à-dire de faire disparaître des individus, suite à des purges, par exemple, les faire disparaître complètement, c'est-à-dire comme s’ils n'avaient jamais existé. Pour cela il faut réécrire les articles de presse, les livres, et ce genre de choses. C'est également la même chose sur les évolutions des alliances et des choses comme ça. La mémoire doit correspondre à la fiction qui a été dictée parle le pouvoir. « 1984 » c'est également le télécran, qui est quelque chose qui a vraiment beaucoup marqué les esprits, c'est cette télévision qui va passer la voix de Big Brother. Big Brother c'est le pouvoir, donc amener toute cette propagande dans les foyers, mais qui, également, va espionner, donc écouter ce qui se passe à l’intérieur des maisons. Donc, c'est à la fois la voix et l’œil qui surveille. L'autre élément qui a retenu, qui a marqué les esprits, c'est la fameuse novlangue, donc une langue simplifiée, contrôlée et qui permet, finalement, de limiter la pensée, en limitant le vocabulaire et l’usage qu'on peut avoir de la langue. Donc Winston, là-dedans, lui va finalement s'écarter de ce modèle-là, en décidant, un jour, de faire quelque chose d'illégal.
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'''Véronique Bonnet :''' Là on est bien dans un conditionnement puisque les esprits finissent par suivre les mouvements qui sont impulsés aux corps eux-mêmes, et on est peut-être, dans ce qu'on appellera la « gouvernementalité », ce terme est de Foucault qui est, également, l'un de nos repères. Définition de la « gouvernementalité », essayer par le soft power, par la technologie douce, d'amener les populations où on veut qu'elles aillent, sans aucune discussion, sans aucune prise de recul, étant donné qu'on ne se montre pas comme gouvernant, soit par le hard power, par la contrainte, on laisse faire les machines. Peut-être deux citations de « 1984 », qui disent à quel point l'audace de Winston est inouïe : « Faire un trait sur le papier était un acte décisif. En petites lettres maladroites, il écrivit 4 avril 1984. Il se redressa, un sentiment de complète impuissance s’était emparé de lui. Pour commencer il n'y avait aucune certitude que ce fut vraiment 1984, on devait être aux alentours de cette date, car il était sûr d'avoir trente-neuf ans, et il croyait être né en 1944, ou en 1945, mais par les temps qui couraient il n'était possible de fixer une date qu'à un ou deux ans près ». Une citation qui dit à quel point cette omniprésence de la surveillance donne au corps lui-même quelque chose comme un malaise, un malaise, un vertige spatio-temporel : « Le corps de Winston s'était brusquement recouvert d'une ondée de sueur chaude, mais son visage demeura absolument impassible : ne jamais montrer d’épouvante, ne jamais montrer de ressentiment, un seul frémissement des yeux peut vous trahir ».
 
'''Véronique Bonnet :''' Là on est bien dans un conditionnement puisque les esprits finissent par suivre les mouvements qui sont impulsés aux corps eux-mêmes, et on est peut-être, dans ce qu'on appellera la « gouvernementalité », ce terme est de Foucault qui est, également, l'un de nos repères. Définition de la « gouvernementalité », essayer par le soft power, par la technologie douce, d'amener les populations où on veut qu'elles aillent, sans aucune discussion, sans aucune prise de recul, étant donné qu'on ne se montre pas comme gouvernant, soit par le hard power, par la contrainte, on laisse faire les machines. Peut-être deux citations de « 1984 », qui disent à quel point l'audace de Winston est inouïe : « Faire un trait sur le papier était un acte décisif. En petites lettres maladroites, il écrivit 4 avril 1984. Il se redressa, un sentiment de complète impuissance s’était emparé de lui. Pour commencer il n'y avait aucune certitude que ce fut vraiment 1984, on devait être aux alentours de cette date, car il était sûr d'avoir trente-neuf ans, et il croyait être né en 1944, ou en 1945, mais par les temps qui couraient il n'était possible de fixer une date qu'à un ou deux ans près ». Une citation qui dit à quel point cette omniprésence de la surveillance donne au corps lui-même quelque chose comme un malaise, un malaise, un vertige spatio-temporel : « Le corps de Winston s'était brusquement recouvert d'une ondée de sueur chaude, mais son visage demeura absolument impassible : ne jamais montrer d’épouvante, ne jamais montrer de ressentiment, un seul frémissement des yeux peut vous trahir ».
  
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'''Luc Fievet :''' Voilà. Donc « 1984 », plein d'enseignements, bien sûr.
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'''Luc Fievet :''' Voilà. Donc « 1984 », plein d'enseignements, bien sûr. Et notre réalité, puisque, évidemment, nous ne sommes pas dans un système totalitaire, ce n'est pas « 1984 », mais, dans notre réalité, il y a quelques éléments qui font réfléchir. Notamment Microsoft a déposé un brevet sur la Kinect, cette espèce de petite caméra liée la console de jeu, qui vise à contrôler la lecture de films en fonction du nombre de spectateurs qu'il y a devant la télévision. Donc l'idée c'est, enfin le système va automatiquement compter le nombre de téléspectateurs pour pouvoir facturer en fonction de leur nombre, et le raffinement est prévu, qui consiste à couper la lecture du film si quelqu’un vient se rajouter pendant cette lecture.
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Il y a un autre exemple, qui est la télévision connectée de Samsung, qui est un exemple un peu plus récent, et cette télévision est une télévision moderne, elle a des commandes vocales. Or, il s’avère que le système de reconnaissance vocale n'est pas intégré à la télévision elle-même, mais tourne sur un serveur, quelque part en Corée, et donc la télévision est dotée d'un micro, elle enregistre constamment ce qui se passe, et tous ces éléments partent par Internet, sans être chiffrés, jusqu'au serveur où ils sont enregistrés, traités et stockés. Et quand le système repère une commande dans tous ces éléments qu'il a captés, il va, évidemment, envoyer la commande à la télévision. Cette affaire a fait du bruit, Samsung a fait marche arrière, parce que c’était clairement un télécran, un système qui envoie des images et qui écoute tout ce qui se passe, mais les téléphones portables qui fonctionnent sur de la commande vocale, sans qu'on n'ait besoin d'appuyer sur un bouton, font exactement la même chose, depuis un petit moment maintenant, et ça n'émeut pas grand monde. Des exemples comme ça on en a pas mal. On sait qu'aujourd'hui des systèmes automatiques reconnaissent très bien des visages. On a une capacité à traiter des photos, par exemple, des vidéos, pour identifier les gens automatiquement, de façon massive. Et donc, tout ça montre que le télécran, aujourd'hui, n'est plus une fiction, il est réel.
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Il y a un autre élément qui, aujourd'hui, n'est plus une fiction, qui est l'évaporation, d'une certaine façon. On a à la fois le principe de filtrage internet pour faire disparaître des sites internet qui déplaisent, donc tout ce qui n'est pas dans la ligne de ce qui devrait être. Plutôt que de faire débat, d'en discuter ou ce genre de choses, ils vont être filtrés, on ne va pas les voir. Cette liste n'est pas connue ; si les personnes qui se sont fait filtrer ne se font pas connaître, on ne sait pas ce qui a été filtré. Une expérience, en Australie, nous a démontré qu'un site qui contestait cette loi de filtrage, qui était plutôt destinée à la pédopornographie, mais un site qui contestait cette loi, a été lui-même filtré. Et donc voilà. Et on a également le droit à l’oubli qui vise à effacer des choses qui étaient publiques, et donc on retrouve, un petit peu, cette idée de réécriture, de refaçonnage de notre mémoire, des traces qui sont laissées, pour que ça corresponde à ce qu'un pouvoir décide de ce qui doit être visible.
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'''Véronique Bonnet :''' Oui, ce que tu montres bien c'est qu'Orwell, lui, essaie, alors par des métaphores, par des descriptions, de mettre en évidence des rouages, des rouages de pression, des rouages du totalitarisme, que certains vont ensuite conceptualiser. Je pense, aussi bien, à Hannah Arendt, ses textes sur le totalitarisme et à Foucault, qui est notre second repère, dont la notion de « gouvernementalité » rend assez fidèlement ce qui est peint par Orwell, parce que ce néologisme-là, forgé par Foucault, désigne comment, d'une façon douce, par une emprise qui va être technologique, donc le « soft power », les corps sont amenés à aller là où on veut qu'ils aillent, sans s’interroger d'une quelconque manière. « Gouvernementalité » parce qu'il y a comme un savoir du pouvoir qui manie le fantasme du voir sans être vu, et du panoptique que « 1984 » d’Orwell commence à esquisser.
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'''Luc Fievet :''' Donc la seconde étape de notre parcours c'est Michel Foucault. Michel Foucault est mort en 1984 et il a amené une subtilité, un détail, sur une idée qui court depuis très longtemps, sur cette idée de voir sans être vu, le panoptique. Et on a les premières phrases de ces idées-là dès l'Antiquité avec Platon. Platon avait inventé l'Anneau de Gygès qui était un anneau qui rendait invisible, une idée qu'on retrouve dans beaucoup de récits, et dans son récit Gygès profite de cette invisibilité pour voler, donc faire des choses immorales. On n'est pas encore dans cette idée de voir sans être vu, mais on a déjà une première introduction de cette idée que, être invisible, relève d'une dimension corruptrice, et peut amener à des comportements immoraux. On a un deuxième élément chez Diderot. Il a écrit un compte érotique, qui s'appelle « Bijoux indiscrets », et qui permet au personnage de faire parler le sexe des femmes. Il se sert des capacités de ce bijou pour accéder à des informations sur les gens qui l'entourent, en sachant qui couche avec qui, et cela lui donne beaucoup de pouvoirs. Dans la culture populaire on a également des exemples, on a l'homme invisible. L'homme invisible ne peut pas être vu et, un peu comme avec Platon, ça n'en fait pas quelqu'un de vraiment très sympathique. Ça a plutôt tendance à lui permettre d'abuser de son pouvoir. Et on pourrait citer également « Le Seigneur des anneaux » avec l'anneau de Sauron qui rend Frodon invisible et, notamment dans le film qui en est fait, quand il met cet anneau, il voit les gens comme ils sont. Il est également corrompu par cet anneau, avec cet appel de Sauron à le rejoindre et à tourner du mauvais côté. Donc cette idée, elle est là depuis longtemps.
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Mais Foucault l'a poussée de façon beaucoup plus subtile et beaucoup plus détaillée, au travers d'un idéal qui est le panoptique, qui était une prison, inventée par Jeremy Bentham ; une prison qui a été sans doute construite mais jamais réalisée, vraiment, dans le sens voulu par Jeremy Bentham. Il s'agissait, en l’occurrence d'un bâtiment circulaire, et les cellules étaient contenues dans l'épaisseur du mur, avec d'un côté une porte pour rentrer dans la cellule et, de l'autre côté, une fenêtre. Et donc, du coup, comme la lumière passait au travers, on pouvait voir constamment ce que le prisonnier pouvait faire. Au centre de ce bâtiment circulaire se trouve une tour dans laquelle on met un et seul gardien qui, depuis sa tour, peut voir l'ensemble des prisonniers, constamment. Et bien sûr, la tour est faite de telle sorte qu'on ne puisse pas voir le gardien. Donc le gardien peut voir constamment chacun des prisonniers sans lui-même être vu. Le raffinement ultime, c'est qu'une fois que les prisonniers ont intégré le fait qu'ils sont observables constamment, on n'a même plus besoin de mettre de gardien, parce qu'ils vont, en tout cas régler leur comportement, sur le simple fait qu'ils sont constamment observables.
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'''Véronique Bonnet :''' Cette question du panoptique s'articule à une problématique qui est centrale chez Foucault c'est la question du rapport entre le savoir et le pouvoir. En effet, Foucault aperçoit dans l'histoire des différentes cultures, deux cas de figure. Tantôt le pouvoir essaie d'avoir le monopole du savoir, à savoir que ceux qui gouvernent sont les sachants, les seuls à pouvoir disposer d'une vérité, qui est prétendument transmise d'une façon dynastique. Deuxième cas de figure, alors, c'est, par exemple, ce que Foucault appelle « la parenthèse enchantée », lorsqu'il arrive que le savoir, alors par exemple à l’âge d'or de la démocratie grecque jusqu'au 19e siècle, selon lui, il y a cette parenthèse enchantée, où il est possible, par les savoirs, par des enquêtes, par différentes modalités intellectuelles, de demander des comptes au pouvoir. Et là, c'est ce que le pouvoir n’aime pas, d'où l'hypothèse, que rappelait Luc à l'instant, à partir du 19e siècle, d'une discipline, d'un bio pouvoir, qui va s'exercer sur les circulations, sur les trajectoires, donc aussi bien l’hôpital, aussi bien la prison, l'asile, l'école, des espaces qui sont contraints, et qui, agissant sur les manières de se déplacer des corps, agissent, du même coup, sur les manières de penser.
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'''Luc Fievet :''' On va donner une citation de Foucault sur ce que c'est que la discipline

Version du 6 juin 2015 à 14:25


Titre : 1984, Foucault, société de surveillance et Libre Intervenants : Véronique Bonnet - Luc Fievet Date : mai 2015 Durée : 43 min 58

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Luc Fievet : Cette conférence sur la surveillance et le Libre, autour de 1984, va évoquer toute une série d'acteurs, en tout cas de références, qui tournent toutes autour de 1984 qui est une date bien pratique. On a, bien entendu, Orwell et le roman, bien connu, « 1984 » » ; nous avons Michel Foucault qui est mort en 1984. Nous avons, également, dans cette période-là Edward Snowden et Richard Stallman.

Véronique Bonnet : Est-ce que tu dirais de ces quatre figures qu'elles font intervenir une alerte ? Est-ce que ce sont des lanceurs d'alerte ? Est-ce que, par exemple, on pourrait dire que le projet GNU de Richard Stallman, c'est comme l’antidote d'une montée en puissance à la fois de contraintes, de surveillances, de barrières à l'autonomie ? Que, par exemple, les concepts de Foucault auraient pu concevoir, éventuellement dissiper, dont Snowden aurait manifesté la réalité, Orwell fournissant la trame, fictive, permettant d’appréhender cette douleur infligée aux individus qui veulent décider, par eux-mêmes, de ce qu'ils font ?

Luc Fievet : Effectivement, on peut avoir ces quatre visions, cette notion de lanceur d'alerte, tu l'as reprise un peu à rebrousse-poil. Ce que je retiens, également, c'est qu'on en a deux dont on pourrait dire qu’ils annoncent, en gros, des catastrophes, que ce soit Orwell ou Foucault, chacun à leur manière, Orwell pour la partie totalitaire, Foucault pour cette question du pouvoir, du micro pouvoir, du dur pouvoir en fonction des différentes subtilités de la notion. Et on a, comme ça, deux alternatives. On a Snowden, qui est un héros ; il a risqué sa vie pour faire ce qu'il a fait, il la risque encore, et Stallman avec le Logiciel Libre, qui a ouvert une voie, un antidote, ce que tu appelles un antidote, donc quelque chose qui serait son autre voie, une alternative à la figure de domination. On va commencer avec « 1984 » par Orwell, parce que, finalement, c'est un bon point de départ, et c'est quelque chose qui a marqué les imaginaires.

Notre première étape, c'est « 984 » d'Orwell. Pourquoi commencer par là ? Parce que c'est un roman qui a vraiment marqué les esprits. C'est une référence qui est très souvent citée dès qu'on commence à parler de liberté et notamment de liberté numérique. Dans « 1984 », ça nous dépeint une dystopie, c’est-à-dire un autre univers qui aurait mal tourné. Un État, un système totalitaire, mais de chez nous, ça se passe notamment en Angleterre, donc dans le monde occidental et qui a tourné sur un système totalitaire. Le roman met en œuvre, le roman met en scène un personnage, qui s’appelle Winston, dont le travail consiste à réécrire l'histoire, en quelque sorte, dans la presse, à droite à gauche, puisqu'un des principes de ce pouvoir c'est d'évaporer des gens, c'est-à-dire de faire disparaître des individus, suite à des purges, par exemple, les faire disparaître complètement, c'est-à-dire comme s’ils n'avaient jamais existé. Pour cela il faut réécrire les articles de presse, les livres, et ce genre de choses. C'est également la même chose sur les évolutions des alliances et des choses comme ça. La mémoire doit correspondre à la fiction qui a été dictée parle le pouvoir. « 1984 » c'est également le télécran, qui est quelque chose qui a vraiment beaucoup marqué les esprits, c'est cette télévision qui va passer la voix de Big Brother. Big Brother c'est le pouvoir, donc amener toute cette propagande dans les foyers, mais qui, également, va espionner, donc écouter ce qui se passe à l’intérieur des maisons. Donc, c'est à la fois la voix et l’œil qui surveille. L'autre élément qui a retenu, qui a marqué les esprits, c'est la fameuse novlangue, donc une langue simplifiée, contrôlée et qui permet, finalement, de limiter la pensée, en limitant le vocabulaire et l’usage qu'on peut avoir de la langue. Donc Winston, là-dedans, lui va finalement s'écarter de ce modèle-là, en décidant, un jour, de faire quelque chose d'illégal.

Véronique Bonnet : Il va tenter, effectivement, quelque chose d’inouï, de décisif, il utilise ce terme-là. Il va essayer d'écrire un journal intime, ce qui, évidemment, est totalement saugrenu dans cette société qui est lisse, qui fait disparaître la moindre aspérité, comme tu l'as dit, à la fois en réécrivant la langue même qui décrit les existences, et en réécrivant, à partir de cette langue, l'histoire de chacun des individus lorsqu'ils s'écartent de la droite qui leur est tracée, à savoir ne pas s'interroger, ne rien voir et se laisser voir sans du tout enquêter. Ce qui a été, malheureusement, tenté par Winston, qui, après une scène de torture finale, va rentrer dans les clous, très exactement.

Luc Fievet : Voilà. Donc, en fait, il pense pendant un temps avoir pris contact avec une sorte de résistance, on peut dire, de gens qui sont contre le pouvoir. Il s'avère que cette cellule de résistance est l’œuvre même du pouvoir et lui permet de récupérer les brebis galeuses. Et, à la fin du livre, il est longuement torturé pour le convaincre que 2 + 2 = 5, c'est -à-dire le faire rentrer dans sa réalité, faire rentrer le fantasme dans la réalité, ce qui est le propre d'un système totalitaire, c'est que le fantasme du dictateur doit devenir la réalité.

Véronique Bonnet : Là on est bien dans un conditionnement puisque les esprits finissent par suivre les mouvements qui sont impulsés aux corps eux-mêmes, et on est peut-être, dans ce qu'on appellera la « gouvernementalité », ce terme est de Foucault qui est, également, l'un de nos repères. Définition de la « gouvernementalité », essayer par le soft power, par la technologie douce, d'amener les populations où on veut qu'elles aillent, sans aucune discussion, sans aucune prise de recul, étant donné qu'on ne se montre pas comme gouvernant, soit par le hard power, par la contrainte, on laisse faire les machines. Peut-être deux citations de « 1984 », qui disent à quel point l'audace de Winston est inouïe : « Faire un trait sur le papier était un acte décisif. En petites lettres maladroites, il écrivit 4 avril 1984. Il se redressa, un sentiment de complète impuissance s’était emparé de lui. Pour commencer il n'y avait aucune certitude que ce fut vraiment 1984, on devait être aux alentours de cette date, car il était sûr d'avoir trente-neuf ans, et il croyait être né en 1944, ou en 1945, mais par les temps qui couraient il n'était possible de fixer une date qu'à un ou deux ans près ». Une citation qui dit à quel point cette omniprésence de la surveillance donne au corps lui-même quelque chose comme un malaise, un malaise, un vertige spatio-temporel : « Le corps de Winston s'était brusquement recouvert d'une ondée de sueur chaude, mais son visage demeura absolument impassible : ne jamais montrer d’épouvante, ne jamais montrer de ressentiment, un seul frémissement des yeux peut vous trahir ».

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Luc Fievet : Voilà. Donc « 1984 », plein d'enseignements, bien sûr. Et notre réalité, puisque, évidemment, nous ne sommes pas dans un système totalitaire, ce n'est pas « 1984 », mais, dans notre réalité, il y a quelques éléments qui font réfléchir. Notamment Microsoft a déposé un brevet sur la Kinect, cette espèce de petite caméra liée la console de jeu, qui vise à contrôler la lecture de films en fonction du nombre de spectateurs qu'il y a devant la télévision. Donc l'idée c'est, enfin le système va automatiquement compter le nombre de téléspectateurs pour pouvoir facturer en fonction de leur nombre, et le raffinement est prévu, qui consiste à couper la lecture du film si quelqu’un vient se rajouter pendant cette lecture.

Il y a un autre exemple, qui est la télévision connectée de Samsung, qui est un exemple un peu plus récent, et cette télévision est une télévision moderne, elle a des commandes vocales. Or, il s’avère que le système de reconnaissance vocale n'est pas intégré à la télévision elle-même, mais tourne sur un serveur, quelque part en Corée, et donc la télévision est dotée d'un micro, elle enregistre constamment ce qui se passe, et tous ces éléments partent par Internet, sans être chiffrés, jusqu'au serveur où ils sont enregistrés, traités et stockés. Et quand le système repère une commande dans tous ces éléments qu'il a captés, il va, évidemment, envoyer la commande à la télévision. Cette affaire a fait du bruit, Samsung a fait marche arrière, parce que c’était clairement un télécran, un système qui envoie des images et qui écoute tout ce qui se passe, mais les téléphones portables qui fonctionnent sur de la commande vocale, sans qu'on n'ait besoin d'appuyer sur un bouton, font exactement la même chose, depuis un petit moment maintenant, et ça n'émeut pas grand monde. Des exemples comme ça on en a pas mal. On sait qu'aujourd'hui des systèmes automatiques reconnaissent très bien des visages. On a une capacité à traiter des photos, par exemple, des vidéos, pour identifier les gens automatiquement, de façon massive. Et donc, tout ça montre que le télécran, aujourd'hui, n'est plus une fiction, il est réel.

Il y a un autre élément qui, aujourd'hui, n'est plus une fiction, qui est l'évaporation, d'une certaine façon. On a à la fois le principe de filtrage internet pour faire disparaître des sites internet qui déplaisent, donc tout ce qui n'est pas dans la ligne de ce qui devrait être. Plutôt que de faire débat, d'en discuter ou ce genre de choses, ils vont être filtrés, on ne va pas les voir. Cette liste n'est pas connue ; si les personnes qui se sont fait filtrer ne se font pas connaître, on ne sait pas ce qui a été filtré. Une expérience, en Australie, nous a démontré qu'un site qui contestait cette loi de filtrage, qui était plutôt destinée à la pédopornographie, mais un site qui contestait cette loi, a été lui-même filtré. Et donc voilà. Et on a également le droit à l’oubli qui vise à effacer des choses qui étaient publiques, et donc on retrouve, un petit peu, cette idée de réécriture, de refaçonnage de notre mémoire, des traces qui sont laissées, pour que ça corresponde à ce qu'un pouvoir décide de ce qui doit être visible.

Véronique Bonnet : Oui, ce que tu montres bien c'est qu'Orwell, lui, essaie, alors par des métaphores, par des descriptions, de mettre en évidence des rouages, des rouages de pression, des rouages du totalitarisme, que certains vont ensuite conceptualiser. Je pense, aussi bien, à Hannah Arendt, ses textes sur le totalitarisme et à Foucault, qui est notre second repère, dont la notion de « gouvernementalité » rend assez fidèlement ce qui est peint par Orwell, parce que ce néologisme-là, forgé par Foucault, désigne comment, d'une façon douce, par une emprise qui va être technologique, donc le « soft power », les corps sont amenés à aller là où on veut qu'ils aillent, sans s’interroger d'une quelconque manière. « Gouvernementalité » parce qu'il y a comme un savoir du pouvoir qui manie le fantasme du voir sans être vu, et du panoptique que « 1984 » d’Orwell commence à esquisser.

Luc Fievet : Donc la seconde étape de notre parcours c'est Michel Foucault. Michel Foucault est mort en 1984 et il a amené une subtilité, un détail, sur une idée qui court depuis très longtemps, sur cette idée de voir sans être vu, le panoptique. Et on a les premières phrases de ces idées-là dès l'Antiquité avec Platon. Platon avait inventé l'Anneau de Gygès qui était un anneau qui rendait invisible, une idée qu'on retrouve dans beaucoup de récits, et dans son récit Gygès profite de cette invisibilité pour voler, donc faire des choses immorales. On n'est pas encore dans cette idée de voir sans être vu, mais on a déjà une première introduction de cette idée que, être invisible, relève d'une dimension corruptrice, et peut amener à des comportements immoraux. On a un deuxième élément chez Diderot. Il a écrit un compte érotique, qui s'appelle « Bijoux indiscrets », et qui permet au personnage de faire parler le sexe des femmes. Il se sert des capacités de ce bijou pour accéder à des informations sur les gens qui l'entourent, en sachant qui couche avec qui, et cela lui donne beaucoup de pouvoirs. Dans la culture populaire on a également des exemples, on a l'homme invisible. L'homme invisible ne peut pas être vu et, un peu comme avec Platon, ça n'en fait pas quelqu'un de vraiment très sympathique. Ça a plutôt tendance à lui permettre d'abuser de son pouvoir. Et on pourrait citer également « Le Seigneur des anneaux » avec l'anneau de Sauron qui rend Frodon invisible et, notamment dans le film qui en est fait, quand il met cet anneau, il voit les gens comme ils sont. Il est également corrompu par cet anneau, avec cet appel de Sauron à le rejoindre et à tourner du mauvais côté. Donc cette idée, elle est là depuis longtemps.

Mais Foucault l'a poussée de façon beaucoup plus subtile et beaucoup plus détaillée, au travers d'un idéal qui est le panoptique, qui était une prison, inventée par Jeremy Bentham ; une prison qui a été sans doute construite mais jamais réalisée, vraiment, dans le sens voulu par Jeremy Bentham. Il s'agissait, en l’occurrence d'un bâtiment circulaire, et les cellules étaient contenues dans l'épaisseur du mur, avec d'un côté une porte pour rentrer dans la cellule et, de l'autre côté, une fenêtre. Et donc, du coup, comme la lumière passait au travers, on pouvait voir constamment ce que le prisonnier pouvait faire. Au centre de ce bâtiment circulaire se trouve une tour dans laquelle on met un et seul gardien qui, depuis sa tour, peut voir l'ensemble des prisonniers, constamment. Et bien sûr, la tour est faite de telle sorte qu'on ne puisse pas voir le gardien. Donc le gardien peut voir constamment chacun des prisonniers sans lui-même être vu. Le raffinement ultime, c'est qu'une fois que les prisonniers ont intégré le fait qu'ils sont observables constamment, on n'a même plus besoin de mettre de gardien, parce qu'ils vont, en tout cas régler leur comportement, sur le simple fait qu'ils sont constamment observables.

Véronique Bonnet : Cette question du panoptique s'articule à une problématique qui est centrale chez Foucault c'est la question du rapport entre le savoir et le pouvoir. En effet, Foucault aperçoit dans l'histoire des différentes cultures, deux cas de figure. Tantôt le pouvoir essaie d'avoir le monopole du savoir, à savoir que ceux qui gouvernent sont les sachants, les seuls à pouvoir disposer d'une vérité, qui est prétendument transmise d'une façon dynastique. Deuxième cas de figure, alors, c'est, par exemple, ce que Foucault appelle « la parenthèse enchantée », lorsqu'il arrive que le savoir, alors par exemple à l’âge d'or de la démocratie grecque jusqu'au 19e siècle, selon lui, il y a cette parenthèse enchantée, où il est possible, par les savoirs, par des enquêtes, par différentes modalités intellectuelles, de demander des comptes au pouvoir. Et là, c'est ce que le pouvoir n’aime pas, d'où l'hypothèse, que rappelait Luc à l'instant, à partir du 19e siècle, d'une discipline, d'un bio pouvoir, qui va s'exercer sur les circulations, sur les trajectoires, donc aussi bien l’hôpital, aussi bien la prison, l'asile, l'école, des espaces qui sont contraints, et qui, agissant sur les manières de se déplacer des corps, agissent, du même coup, sur les manières de penser.

17' 48

Luc Fievet : On va donner une citation de Foucault sur ce que c'est que la discipline