Différences entre les versions de « Émission Libre à vous ! du 26 octobre 2021 sur radio Cause Commune »

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On va peut-être pouvoir rentrer dans votre actualité et la raison de ce choix de professionnaliser c’est qu’effectivement notamment Wikipédia peut être parfois impactée par des décisions qui sont prises au niveau politique. En plus en ce moment, même depuis plusieurs années, depuis la directive droit d’auteur qu’on a plusieurs fois mentionnée, qui est un exemple fort, on sent que les pouvoirs publics ont davantage de velléités de réguler ce qui se passe sur les réseaux et de plus contrôler les usages, avec une tendance à la remise en cause d’un principe qui date, pour le coup, du début des années 2000 et qui consiste à faire la distinction entre les éditeurs de contenus, qui, eux, sont responsables par définition de ce qu’ils publient, et puis les hébergeurs qui, eux, sont responsables uniquement des contenus manifestement illicites qu’ils hébergent si on leur signale. Cette distinction est importante car elle pose le principe qu’un hébergeur n’a pas à surveiller ce qui se passe dans ses tuyaux, il n’a pas à contrôler l’usage qui en est fait de manière systémique. C’est bien sûr une protection pour ces acteurs-là, mais aussi, et bien sûr j’ai envie de dire, pour les utilisateurs et utilisatrices de ces outils.<br/>
 
On va peut-être pouvoir rentrer dans votre actualité et la raison de ce choix de professionnaliser c’est qu’effectivement notamment Wikipédia peut être parfois impactée par des décisions qui sont prises au niveau politique. En plus en ce moment, même depuis plusieurs années, depuis la directive droit d’auteur qu’on a plusieurs fois mentionnée, qui est un exemple fort, on sent que les pouvoirs publics ont davantage de velléités de réguler ce qui se passe sur les réseaux et de plus contrôler les usages, avec une tendance à la remise en cause d’un principe qui date, pour le coup, du début des années 2000 et qui consiste à faire la distinction entre les éditeurs de contenus, qui, eux, sont responsables par définition de ce qu’ils publient, et puis les hébergeurs qui, eux, sont responsables uniquement des contenus manifestement illicites qu’ils hébergent si on leur signale. Cette distinction est importante car elle pose le principe qu’un hébergeur n’a pas à surveiller ce qui se passe dans ses tuyaux, il n’a pas à contrôler l’usage qui en est fait de manière systémique. C’est bien sûr une protection pour ces acteurs-là, mais aussi, et bien sûr j’ai envie de dire, pour les utilisateurs et utilisatrices de ces outils.<br/>
 
Ce n’est pas directement notre sujet, mais il y a eu beaucoup de débats sur la pertinence de cette dichotomie, surtout avec l’essor d’acteurs hégémoniques maîtres de leurs silos technologiques – Google, Facebook, Microsoft, Amazon, Apple et consorts – donc il y a des forces politiques en présence, ça peut-être sous le prisme du droit d’auteur, de la lutte contre les propos haineux en ligne, de l’antiterrorisme et ainsi de suite, qui veulent modifier le principe que j’évoquais, du coup ça peut justement impacter Wikipédia. C’est important de reposer un petit peu parce que je pense que c’est assez central quand on se penche sur la question de la régulation économique et des volontés de régulation pas toujours, malheureusement, avec le souci de leurs utilisateurs, de leurs utilisatrices et de leur liberté. Je pense qu’on peut le dire.<br/>
 
Ce n’est pas directement notre sujet, mais il y a eu beaucoup de débats sur la pertinence de cette dichotomie, surtout avec l’essor d’acteurs hégémoniques maîtres de leurs silos technologiques – Google, Facebook, Microsoft, Amazon, Apple et consorts – donc il y a des forces politiques en présence, ça peut-être sous le prisme du droit d’auteur, de la lutte contre les propos haineux en ligne, de l’antiterrorisme et ainsi de suite, qui veulent modifier le principe que j’évoquais, du coup ça peut justement impacter Wikipédia. C’est important de reposer un petit peu parce que je pense que c’est assez central quand on se penche sur la question de la régulation économique et des volontés de régulation pas toujours, malheureusement, avec le souci de leurs utilisateurs, de leurs utilisatrices et de leur liberté. Je pense qu’on peut le dire.<br/>
Pierre-Yves, Naphsica, j’aimerais déjà avoir votre ressenti sur cette question et plus particulièrement, puisqu’on  évoque la question de Wikipédia qui est un des sites les plus visités au monde, qui héberge le plus de contenus peut-être sur la plateforme Wikimédia, mais je pense qu’on peut difficilement dissocier ces deux plateformes, qu’est-ce que  tout ça vous évoque ? Pierre-Yves.
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Pierre-Yves, Naphsica, j’aimerais déjà avoir votre ressenti sur cette question et plus particulièrement, puisqu’on  évoque la question de Wikipédia qui est un des sites les plus visités au monde, qui héberge énormément de contenus, peut-être plus sur la plateforme Wikimédia, mais je pense qu’on peut difficilement dissocier ces deux plateformes, qu’est-ce que  tout ça vous évoque ? Pierre-Yves.
  
 
<b>Pierre-Yves Beaudouin : </b>Première chose, peut-être déjà pour rassurer les auditeurs, à priori la dichotomie hébergeur/éditeur est maintenue que ce soit au niveau français ou au niveau européen, c’est plutôt une bonne chose. Malheureusement, ils ont décidé de la contourner un peu en mettant de plus en plus d’obligation de moyen sur les hébergeurs. Sur le papier, en soi, ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Au niveau de la modération peut-être que certains grands acteurs, de Big Tech, ne font pas assez d’efforts. Du coup c’est là où il faut être vigilant et que ça n’impacte pas négativement tous les acteurs ou d’autres acteurs type Wikipédia. On reviendra dans le reste de l’émission sur des exemples plus concrets, mais voilà un peu le fond du problème ces dernières années et, je pense, pour les années à venir.
 
<b>Pierre-Yves Beaudouin : </b>Première chose, peut-être déjà pour rassurer les auditeurs, à priori la dichotomie hébergeur/éditeur est maintenue que ce soit au niveau français ou au niveau européen, c’est plutôt une bonne chose. Malheureusement, ils ont décidé de la contourner un peu en mettant de plus en plus d’obligation de moyen sur les hébergeurs. Sur le papier, en soi, ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Au niveau de la modération peut-être que certains grands acteurs, de Big Tech, ne font pas assez d’efforts. Du coup c’est là où il faut être vigilant et que ça n’impacte pas négativement tous les acteurs ou d’autres acteurs type Wikipédia. On reviendra dans le reste de l’émission sur des exemples plus concrets, mais voilà un peu le fond du problème ces dernières années et, je pense, pour les années à venir.

Version du 29 octobre 2021 à 10:10


Titre : Émission Libre à vous ! diffusée mardi 26 octobre 2021 sur radio Cause Commune

Intervenant·e·s : Noémie Bergez - Naphsica Papanicolaou - Pierre-Yves Beaudouin - Luk - Étienne Gonnu - Isabella Vanni à la régie

Lieu : Radio Cause Commune

Date : 26 octobre 2021

Durée : 1 h 30 min

Podcast PROVISOIRE de l'émission

Page des références utiles concernant l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : Déjà prévue

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Étienne Gonnu : Bonjour à toutes. Bonjour à tous.
Les actions de plaidoyer de Wikimédia France, c’est le sujet principal de l’émission du jour. Avec également au programme l’épineuse question des salariés créateurs et créatrices de logiciels et en fin d’émission Luk s’interrogera : être enregistré rend-il con ?

Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission qui vous raconte les libertés informatiques, proposée par l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Je suis Étienne Gonnu, chargé de mission affaires publiques pour l’April.

Le site web de l’April est april.org, vous pouvez y trouver une page consacrée à cette émission avec tous les liens et références utiles et également les moyens de nous contacter. N’hésitez pas à nous faire des retours ou à nous poser toute question.

Nous sommes le 26 octobre, nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.

À la réalisation de l’émission ma collègue Isabella Vanni. Salut Isa.

Isabella Vanni : Bonjour.

Étienne Gonnu : Nous vous souhaitons une excellente écoute.

[Jingle]

Chronique « In code we trust » de Noémie Bergez, intitulée « Code, Code du travail et Code de la propriété intellectuelle : on décode les règles »

Étienne Gonnu : Nous allons commencer par la chronique « In code we trust » de Noémie Bergez que j’ai plaisir à retrouver au studio. Noémie, tu es avocate au cabinet Dune et tu nous proposes aujourd’hui une chronique intitulée « Code, Code du travail et Code de la propriété intellectuelle : on décode les règles ».
Bonjour Noémie. Je te laisse la parole.

Noémie Bergez : Bonjour Étienne. Bonjour à toutes. Bonjour à tous.
La chronique de ce jour porte sur les créations logicielles des salariés. C’est un vaste sujet puisqu’effectivement le salariat est lui aussi directement concerné par la création et on va s’intéresser ici plus spécifiquement aux logiciels.

Les logiciels sont des œuvres de l’esprit, sont définis comme tels dans le code de la propriété intellectuelle et on va voir, au travers de cette chronique, qu’il faut considérer le salarié comme soumis au Code du travail, mais aussi, on va le voir, il se voit appliquer un certain nombre de règles du Code de la propriété intellectuelle et on va essayer ici d’en décoder les règles.

Je rappellerai que le salarié, lorsqu’il est créateur, il est lui-même auteur et, à ce titre, conformément au code de la propriété intellectuelle, il va donc des droits qu’on appelle patrimoniaux et des droits qu’on appelle moraux. Les droits patrimoniaux vont être des droits d’exploitation et les droits moraux sont des droits qui sont vraiment attachés à sa personne. Ce qu’il est intéressant de savoir c’est que le code de la propriété intellectuelle prévoit que chaque auteur qui détient ces droits est, en principe, libre, évidemment, de les exploiter.
Or ce qu’il faut retenir pour le salariat c’est qu’il y a une règle qui est assez dérogatoire de ce qu’on connaît dans le code de la propriété intellectuelle, qui est prévue à l’article L113-9, qui prévoit que pour les salariés auteurs de logiciels, les droits patrimoniaux sont dévolus directement à l’employeur.
On a un article qui nous dit que les droits patrimoniaux sur les logiciels et leur documentation, c’est important de le préciser, qui sont créés par un ou plusieurs employés dans l’exercice de leurs fonctions ou d’après des instructions de leur employeur, sont dévolus à leur employeur qui est seul habilité à les exercer. Ce qui signifie que l’auteur salarié d’un logiciel et de la documentation qui est associée est bien soumis au code de la propriété intellectuelle et voit ses droits patrimoniaux dévolus directement à l’employeur. Les droits moraux, sont eux, en revanche conservés par l’auteur salarié, là-dessus il n’y a pas de spécificité si ce n’est qu’il faut quand même savoir que si l’auteur salarié va exercer ses droits moraux il ne peut pas abuser de ses droits et ne pourrait pas, par exemple, essayer de contourner l’exercice des droits patrimoniaux par l’employeur en utilisant ses droits moraux. On a quelques cas, dans la jurisprudence, où on s’est rendu compte que les juridictions n’autorisaient l’utilisation des droits moraux pour contourner l’interdiction d’utiliser les droits patrimoniaux.

En d’autres termes il faut aussi retenir que s’agissant des salariés, évidemment ce sont ceux qui sont liés par un contrat de travail avec leur employeur. Souvent, en pratique, se pose la question des stagiaires, parce que c’est vrai que dans la majorité des entreprises on a aussi des stagiaires. On s’aperçoit dans la pratique que les stagiaires sont, quant à eux, unis, liés avec une société, une entreprise par une convention de stage et, dans cette convention de stage, on peut retrouver certaines clauses qui viennent préciser des conditions de cession de droit parce que là, en fait, comme on sort du régime lié aux salariés, on doit retrouver une clause de cession de droit qui est le principe dans le code de la propriété intellectuelle : tout auteur qui veut faire exploiter ses droits par l’intermédiaire d’un tiers doit les faire céder. C’est ce qu’on retrouve dans les conventions de stage.
C’est vrai que parfois on est vraiment confronté à une difficulté d’interprétation de ces clauses qui ne sont pas forcément très adaptées à l’activité de la société dans laquelle le stagiaire intervient. Cela nous amène souvent à nous interroger sur les conditions de la validité d’une telle clause. C’est d’ailleurs pour ça que pour les salariés la règle est assez différente, c’est parce qu’à l’époque, avant 1985, avant l’intégration de cet article L113-9, il fallait prévoir une clause de cession de droit quand on était salarié, qu’on travaillait dans une entreprise et qu’on créait des logiciels, donc ça impliquait évidemment d’avoir des clauses de cession de droit très précises.

Ici on peut se poser la question : est-ce que le fait que le code de la propriété intellectuelle prévoit une cession automatique est suffisant ? Est-ce qu’en tant qu’employeur on peut se passer, dans le contrat de travail, de prévoir également une clause de cession de droit ? On voit dans les faits que les employeurs intègrent toujours, de manière systématique, une clause aussi de cession de droit sur les logiciels qui sont créés par leurs salariés parce que ça permet, d’une part, de clarifier l’intervention du salarié. Pour que la cession automatique s’applique il faut que ce soit dans le cadre du travail, c‘est à-dire que le salarié va créer les logiciels dans le cadre de son temps de travail et aussi que ce soit dans le cadre de son activité normale. Exemple, on va prendre un comptable qui développe un logiciel. Son activité en tant que comptable c’est évidemment de faire la comptabilité. En revanche, c’est vrai que s’il s’intéresse au développement et qu’il crée un logiciel, on peut se poser la question : est-ce que le fait de l’avoir créé sur son temps de travail c’est de nature à rendre immédiatement la cession automatique des droits auprès de l’employeur ou est-ce qu’on va considérer qu’il est lui-même titulaire de ses droits patrimoniaux ?
Une question s’était d’ailleurs posée pour le salarié qui utilise les moyens qui sont mis à sa disposition dans le cadre de son contrat de travail pour créer des logiciels en dehors de son temps de travail : est-ce que ça va, du coup, s’intégrer dans la cession automatique ? Là aussi, à priori, la jurisprudence a tranché et le fait d’utiliser les moyens qui sont mis à disposition par l’employeur, a été jugé, dans certains cas, comme remplissant la condition de l’article L113-9, donc il y avait une cession automatique auprès de l’employeur.

C’est vrai que ces sujets sont aujourd’hui quand même assez courants.
On retrouve aussi une question par rapport à la rémunération. C‘est vrai qu’en tant que salarié dans le contrat de travail si on a une clause de cession de droit, en tout cas une clause qui, finalement, rappelle les dispositions de l’article L113-9 du code de la propriété intellectuelle, on va aussi se poser la question de savoir si les créations sont rémunérées par le biais de la rémunération que perçoit habituellement le salarié ou est-ce que c’est une rémunération proportionnelle. C’est vrai que dans le code de la propriété intellectuelle on a vraiment, pour les logiciels, une exception au principe de la proportionnalité pour la rémunération et on peut donc verser une rémunération forfaitaire. La clause, justement dans le contrat de travail, va venir un petit peu préciser le contexte de la création et de la rémunération qui est faite au salarié. C’est intéressant parce que ça veut dire qu’il y a quand même des points qui sont négociables entre le salarié et l’employeur.

Se pose aussi la question des logiciels libres puisque, en tant que salarié auteur, il peut être amené à contribuer au développement de logiciels libres, voire à utiliser des logiciels libres. Dans la pratique, dans les sociétés où on va promouvoir les licences libres, les logiciels libres, on voit que sont signés entre le salarié et l’employeur ce qu’on appelle des Contributor Agreement qui permettent un petit peu de clarifier les conditions de travail du salarié, aussi comment il va participer aux différents développements.
Se pose aussi la question de savoir qui va choisir la licence libre. C’est vrai que là dans la majorité des cas on voit quand même que c’est l’employeur qui va choisir les modes de distribution. Ce qui est intéressant c’est que pour les logiciels libres il y a vraiment la possibilité d’avoir un débat, une discussion pour déterminer d’un commun accord ce qui est, finalement, la licence qui serait la plus adaptée. Là encore, sur ce type de secteur, on est vraiment sur de la négociation contractuelle.
Il peut arriver de temps en temps qu’il y ait des différends, évidemment, des différends qui portent sur des contestations justement par rapport à ces droits qui sont ceux du salarié et qui sont dévolus à l’employeur. Ce qu’il est intéressant de noter, et c’est un peu une vraie dérogation au code du travail, c’est qu’en principe évidemment toute difficulté qui intervient dans le cadre du contrat de travail est soumise au conseil de prud'hommes, si ce n’est qu’ici, en fait, comme on est sur de la propriété intellectuelle, le code de la propriété intellectuelle a prévu une dérogation. Il prévoit que toute contestation qui est en lien avec l’article L113-9 sera portée devant le tribunal judiciaire du siège social de l’employeur, donc ce seront des juges qui sont formés à la propriété intellectuelle qui seront amenés à trancher ces questions, ce qui est quand même assez adapté parce que ce sont des sujets qui sont très spécifiques et souvent ces juges-là vont être amenés à la fois à interpréter les articles du code de la propriété intellectuelle, mais également à interpréter des clauses qu’on peut retrouver dans les contrats de travail, voire parfois dans les conventions collectives. C’est vrai que c’est quand même important d’avoir une bonne connaissance du secteur.
Voilà pour ces sujets qui sont quand même assez courants dans notre activité au quotidien, puisque c’est vrai qu’on est amené à travailler donc à avoir un contrat de travail et c’est important de connaître un petit peu les droits dont on dispose, qui sont prévus par le législateur.
J’en aurais terminé de cette chronique et j’étais ravie de vous retrouver .

Étienne Gonnu : Pareil. Merci beaucoup Noémie. Ta chronique sera disponible en podcast d’ici quelques jours et je pense qu’elle pourra être utile, effectivement, pour pas mal de salariés qui se posent la question de quels sont leurs droits. D’ailleurs il est intéressant que le logiciel libre apporte un niveau de réflexion différent. Peut-être que le rapport de subordination se joue justement différemment puisque c’est du logiciel libre, les droits patrimoniaux appartiennent à personne et à tout le monde en même temps, quelque part.

Noémie Bergez : Oui, tout à fait. C’est une vraie une discussion, en tout cas ça crée la discussion et c’est aussi ça qui est intéressant. C’est un vrai parallèle avec la propriété intellectuelle.

Étienne Gonnu : Super. Merci beaucoup et je te dis au mois suivant.

Noémie Bergez : Avec plaisir.

Étienne Gonnu : Ça marche. Merci beaucoup Noémie.
Nous allons faire une pause musicale.

[Virgule musicale]

Étienne Gonnu : Nous allons écouter Sacrifice par Eli Lortomy. On se retrouve dans 3 minutes 30. Je vous souhaite une belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : Sacrifice par Eli Lortomy.

Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Sacrifice par Eli Lortomy, disponible sous licence libre Creative Commons Attribution 4.0.
Ce morceau fait partie des découvertes de nos amis d’auboutdufil.com qui ont interviewé l’artiste. On apprend ainsi que le nom de scène de cet artiste de 27 ans est une anagramme de son nom complet, Elliot Romy. Il nous explique pourquoi il a choisi l’autoproduction et aussi qu’il diffuse certaines de ses musiques notamment sous licence libre pour, je cite, « permettre à des artistes amateurs de pouvoir créer un projet commercial ou non commercial sans avoir à débourser quoi que ce soit ». Vous pouvez l’interview complète de l’artiste sur le site auboutdufil.com.

[Jingle]

Étienne Gonnu : Nous allons maintenant passer à notre sujet suivant.

[Virgule musicale]

Les actions de plaidoyer de Wikimédia France, avec Pierre-Yves Beaudouin, président de l’association, et Naphsica Papanicolaou, sa chargée de plaidoyer

Étienne Gonnu : Pour notre sujet principal, j’ai le plaisir de recevoir avec moi en studio Naphsica Papanicolaou et Pierre-Yves Beaudouin respectivement chargée de plaidoyer et président de Wikimédia France.
Vous connaissez certainement l’encyclopédie en ligne libre et gratuite Wikipédia, mais peut-être ne connaissez-vous pas la Wikimedia Fondation et ses différents chapitres nationaux dont celui de la France et que Wikimédia France mène des actions de plaidoyer politique comme l’April peut le faire, justement, sur le sujet du logiciel libre.
N’hésitez pas, comme d’habitude, à participer à notre conversation en nous appelant au 09 72 51 55 46 ou sûr le salon web dédié à l’émission, sur le site causcommune.fm, bouton « chat ».
Naphsica, Pierre-Yves, bonjour. Je pose une question très classique, est-ce que vous pourriez vous présenter en quelques mots ? Naphsica.

Naphsica Papanicolaou : Étienne bonjour. Déjà merci de nous recevoir aujourd’hui.
Me présenter en quelques mots, bien sûr. Comme tu l’as dit je m’appelle Naphsica, j’ai 27 ans et je me suis fait embaucher chez Wikimédia France il y a maintenant une petite année en tant que chargée du plaidoyer. Ce qu’on appelle chargée du plaidoyer c’est je vais défendre et porter les intérêts des projets Wikimédia – aujourd’hui on va parler de Wikipédia, c’est le plus connu – en tout cas je vais porter nos valeurs et défendre nos intérêts auprès des institutions politiques, qu’elles soient françaises ou européennes, pour essayer de faire en sorte que notre modèle soit pérenne dans le temps et le protéger du mieux que je peux.

Étienne Gonnu : Super. Pierre-Yves.

Pierre-Yves Beaudouin : Merci Étienne.
Je suis l’actuel président de Wikimédia France, donc du côté des bénévoles, et je baigne dans Wikipédia, dans le mouvement Wikimédia depuis très longtemps, depuis 2004, j’ai commencé à contribuer à cette époque-là. Ces dernières années j’ai souhaité développer les relations institutionnelles, les relations publiques avec les pouvoirs publics notamment pour ne pas laisser les fameux Big Tech ou GAFAM monopoliser la parole durant ces réunions où je souhaite que d’autres acteurs, comme Qwant ou Wikipédia, soient représentés.

Étienne Gonnu : Parfait. Nous avons fait justement une émission, Pierre-Yves tu y avais participé, sur Wikipédia, sur la Wikimedia Fondation, en avril 2019. Bien sûr on va reparler un petit de Wikimédia, de Wikipédia, de comment vous fonctionnez. Si les personnes qui nous écoutent souhaitent creuser encore davantage le sujet, elles pourront retrouver, bien sûr, le podcast sur le site april.org.
Est-ce que vous pourriez nous rappeler en quelques mots ce qu’est la Wikimedia Fondation, ce qu’est Wikimédia France au sein de cette structure internationale, comment s’inscrit Wikipédia dans tout ça, comment ça fonctionne ? Pierre-Yves.

Pierre-Yves Beaudouin : Oui. Je vais m’en charger.
Tout d’abord un point sur Wikipédia, le site que vous connaissez tous. Contrairement aux autres grands sites web, grandes plateformes comme on dit chez les pouvoirs publics, les gens qui rédigent le contenu sont en charge de quasiment tout. Ils assurent aussi la modération, ils décident de la page d’accueil, ils décident des règles, ils décident de bannir ou d’accepter les rédacteurs, ils élaborent les règles. Donc c’est une communauté autogérée qui est en charge de tout, avec des limites. Ils n’ont pas de président, ils n’ont pas de porte-parole, ils n’ont personne qui réponde à la presse. Derrière il y a évidemment un hébergeur, comme pour tous les autres sites, mais qui a beaucoup moins de rôle que quand on est sur Facebook, sur Twitter et compagnie. L’hébergeur qui est la Wikimedia Foundation assure l’achat de serveurs, la location de la bande passante, le développement du logiciel ; c'est un logiciel libre qui fait fonctionner Wikipédia, qui peut être utilisé sur tout un tas de sites. En dernier acteur il y a les réseaux d’acteurs associatifs dont fait partie Wikimédia France. Pour le dire simplement, souvent je fais le parallèle avec la Société des Amis du Musée du Louvre qui vient en aide au Louvre mais qui ne gère pas le Louvre ; ils achètent des œuvres d’art pour le musée, ce sont des passionnés. Nous c‘est pareil, nous sommes des passionnés, des experts de Wikipédia en France, c’est pour ça qu’on fait un peu du plaidoyer, des relations institutionnelles, mais finalement on n’a aucune légitimité, on n’est pas le porte-parole de la communauté et on n’est pas le porte-parole de l’hébergeur.

Étienne Gonnu : D’accord. Tu souhaites apporter des précisions Naphsica ?

Naphsica Papanicolaou : Non, je crois que tout a été dit. On sait que c’est une gouvernance très compliquée, en tout cas c’est un organigramme pas facile à comprendre. Pierre-Yves a tout dit. Il y a ces trois acteurs distincts mais qui se rejoignent quand même pas mal. Nous ne sommes là ni pour parler à la place des wikipédiens français, francophones, ni pour parler à la place de la fondation. En tout cas, on est une espèce d’intermédiaire où on connaît plutôt bien le système, les communautés, la fondation et de l’autre côté on connaît aussi bien les pouvoirs publics français, les pouvoirs publics européens, donc on sait à qui s’adresser au moment où il faut s’adresser. Donc on essaye d’être un peu cet intermédiaire dans cette gouvernance pas très facile.

Étienne Gonnu : D’accord. J’ai l’impression que ce qui est important c’est, d’une part peut-être, que ce système donne aussi une indépendance, le fait que ce soit une fondation à but non lucratif qui peut financer, qui héberge, etc., c’est une garantie d’indépendance pour un outil qui est extrêmement important. Cette indépendance fait que vous ne parlez pas pour les wikipédiens et wikipédiennes et cela me paraît important. De mémoire et on va peut-être en parler rapidement, avec Pierre-Yves nous nous étions rencontrés lors de nos actions respectives lors des débats sur la directive droit d’auteur. Je me souviens qu’il y avait eu tout un débat sur le fait de mettre un bandeau sur Wikipédia. On sait qu’il y a toujours cette frilosité, que je pense saine, à participer au débat public ou, du moins, dans les prises de décision politique. De ce que je comprends, c’est peut-être là aussi le rôle de Wikimédia France d’être un facilitateur de ce lien avec une distance raisonnable.

Naphsica Papanicolaou : C’est ça. Tout à fait. Pierre-Yves, je ne sais pas ce que tu penses, en tout cas je le ressens un peu comme ça dans le travail de plaidoyer que je fais. Je n’ai aucune prétention à dire que je parle pour la Wikipédia en français, ni pour la fondation. Pour autant, on essaie de faire en sorte que dans cette gouvernance tout file le mieux possible.

Pierre-Yves Beaudouin : Et en sens inverse. C’est vrai qu’on sert d’intermédiaire entre les pouvoirs publics et la communauté, voire la fondation qui est l’hébergeur. Quand les pouvoirs publics ont des choses à dire aux modérateurs bénévoles, on peut relayer leur message. Donc on ne veut vraiment pas faire la politique de la chaise vide, ce n’est parce que la fondation a encore peu de moyens, notamment humains, et n’est pas représentée en France qu’on ne souhaite pas faire partie de ces réunions stratégiques des pouvoirs publics français ou de Bruxelles.

Étienne Gonnu : Du coup j’ai deux questions qui me viennent. Déjà peut-être en France, et de manière générale, on sent bien qu’effectivement les pouvoirs publics vont avoir besoin d’une expertise, on va dire, sur ce qu’est Wikipédia parce que Wikipédia est un objet extrêmement important, notamment pour les libertés publiques, donc ils ont aussi besoin, je pense, de votre intermédiation. Du coup, Naphsica, tu es arrivée depuis un peu plus d’un an ?

Naphsica Papanicolaou : Un peu moins d’un an.

Étienne Gonnu : Avant c’était bénévole. Donc j’imagine qu’il y a aussi une volonté de professionnaliser ce poste et je pense que ce n’est pas un choix anodin, si vous pouviez revenir là-dessus. Et puis vous parliez du niveau européen, est-ce que vous vous coordonnez avec d’autres chapitres nationaux lors des projets européens ? Comment tout ça s’organise ?

Naphsica Papanicolaou : Je vais peut-être laisser Pierre-Yves répondre sur le côté de professionnalisation du plaidoyer chez Wikimédia France. Pour ce qui m’intéresse et pour ce qui est des relations avec Bruxelles et, en règle générale, l’Europe, effectivement Wikimédia France a des liens. Il y a une petite équipe de wikimédiens à Bruxelles, il y a deux salariés à Bruxelles qui gèrent, qui s’occupent et qui font beaucoup de veille sur tous les textes européens et, croyez-moi, il y en a une flopée. Mais ce n’est pas tout, on a aussi pas mal de relations avec d’autres affiliés européens comme la Wikimédia allemande, Wikimédia Allemagne, il y a aussi Wikimédia Italie, Espagne. On essaye au moins une fois par mois, maintenant, de se coordonner, de s’appeler, de savoir ce qui se passe en Espagne, en Italie, en France, en Allemagne, à Bruxelles pour justement coordonner au mieux nos actions, qu’elles soient nationales ou européennes, et ensuite pousser encore plus nos messages. En tout cas en ce qui me concerne, j’ai un lien quasi quotidien avec ces deux personnes à Bruxelles, mes deux homologues à Bruxelles, qui m’aident beaucoup, justement, sur des sujets qu’on verra un peu plus tard au niveau européen, qui se répercutent beaucoup en France. Donc oui, on essaye de coordonner beaucoup d’actions au niveau européen.

Étienne Gonnu : On sait que si on veut agir politiquement au niveau européen qu’il est indispensable d’avoir un pied à Bruxelles parce que ça va très vite et c’est très difficile à suivre à distance. Pierre-Yves.

Pierre-Yves Beaudouin : Effectivement, on a pris la décision l’an dernier, en faisant le bilan de la directive droit d’auteur, le texte sur lequel on travaillait ensemble, Étienne, que le bénévolat atteignait ses limites ; les textes sont de plus en plus compliqués, de plus en plus pointus. Lors des réunions il faut des fois parler à la virgule près, notamment sur des sujets européens, c’est extrêmement chronophage et il nous manquait tout simplement des compétences là-dessus, juridiques, comme on a pu voir lors de la première présentation, celle de Noémie, ces thématiques sont hyper-compliquées, hyper-spécifiques, donc les gens qui viennent de l’encyclopédie n’ont pas forcément ces qualités. Moi, par exemple je n’ai pas ces compétences en termes de droit.
Donc on a eu la chance de pouvoir ouvrir un poste sur ce sujet. Mais c’est aussi pouvoir représenter un peu le Web qu’on défend, parce qu’il y a encore peu d’acteurs, notamment en France, qui peuvent assister à ce genre de réunion. Souvent on est le seul représentant d’un site web à but non lucratif dans ce genre de réunion. Dernièrement on était chez Viginum [Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères], il y avait tous les fameux Big Tech au secrétariat général de la défense de la sécurité nationale et nous.

Étienne Gonnu : Viginum, c’était une rencontre sur la sécurité des sites web.

Pierre-Yves Beaudouin : Ce sont ceux qui veulent lutter contre les ingérences étrangères, afin notamment de protéger les prochaines élections présidentielles françaises.

Étienne Gonnu : Je pense qu’on va revenir là-dessus.
Une question du salon pour toi Naphsica : quelle est ta formation ?

Naphsica Papanicolaou : En fait je suis juriste, j’ai le statut de juriste, j’ai fait mes études de droit à la Sorbonne. J’avais commencé par une double licence droit-Sciences Po et puis j’ai fait un master de droit international. Étant un peu perdue j’ai fait une année de césure professionnelle, sans rentrer dans les détails, mais il y a un stage qui m’a fait un peu changer d’avis et qui m’a fait comprendre que je n’allais pas aller vers la magistrature ou l’avocature, j’ai fait un stage à la Commission européenne. C’était un peu ma première approche des Affaires Publiques avec un grand « A » et un grand « P », c’était quand même très général. Mon attachement à l’Europe s’est aussi ressenti à ce moment-là. Je suis partie à Londres et là j’ai fait un an en master 2 de diplomatie et de international relations, comme ils aiment le dire. Comme je trouvais que ce n’était pas assez de faire six ans d’études, je me suis fait une septième année à Dauphine et cette fois c’était en affaires publiques. En fait je ne me sentais pas prête à aller dans le milieu des affaires publiques comme ça et là, ce qui était chouette c’est que c’était professionnalisant ou c’était en alternance, donc j’ai fait une alternance dans un cabinet et de conseil et me voilà chez Wikimédia. Avant j’ai fait, on va dire, un arrêt pendant six mois en collaboratrice parlementaire. Voilà. C’est mon background universitaire.

Étienne Gonnu : Merci beaucoup. Très intéressant. Étant juriste et ayant moi-même fait une année de césure après ma première formation, je comprends très bien.
On va peut-être pouvoir rentrer dans votre actualité et la raison de ce choix de professionnaliser c’est qu’effectivement notamment Wikipédia peut être parfois impactée par des décisions qui sont prises au niveau politique. En plus en ce moment, même depuis plusieurs années, depuis la directive droit d’auteur qu’on a plusieurs fois mentionnée, qui est un exemple fort, on sent que les pouvoirs publics ont davantage de velléités de réguler ce qui se passe sur les réseaux et de plus contrôler les usages, avec une tendance à la remise en cause d’un principe qui date, pour le coup, du début des années 2000 et qui consiste à faire la distinction entre les éditeurs de contenus, qui, eux, sont responsables par définition de ce qu’ils publient, et puis les hébergeurs qui, eux, sont responsables uniquement des contenus manifestement illicites qu’ils hébergent si on leur signale. Cette distinction est importante car elle pose le principe qu’un hébergeur n’a pas à surveiller ce qui se passe dans ses tuyaux, il n’a pas à contrôler l’usage qui en est fait de manière systémique. C’est bien sûr une protection pour ces acteurs-là, mais aussi, et bien sûr j’ai envie de dire, pour les utilisateurs et utilisatrices de ces outils.
Ce n’est pas directement notre sujet, mais il y a eu beaucoup de débats sur la pertinence de cette dichotomie, surtout avec l’essor d’acteurs hégémoniques maîtres de leurs silos technologiques – Google, Facebook, Microsoft, Amazon, Apple et consorts – donc il y a des forces politiques en présence, ça peut-être sous le prisme du droit d’auteur, de la lutte contre les propos haineux en ligne, de l’antiterrorisme et ainsi de suite, qui veulent modifier le principe que j’évoquais, du coup ça peut justement impacter Wikipédia. C’est important de reposer un petit peu parce que je pense que c’est assez central quand on se penche sur la question de la régulation économique et des volontés de régulation pas toujours, malheureusement, avec le souci de leurs utilisateurs, de leurs utilisatrices et de leur liberté. Je pense qu’on peut le dire.
Pierre-Yves, Naphsica, j’aimerais déjà avoir votre ressenti sur cette question et plus particulièrement, puisqu’on évoque la question de Wikipédia qui est un des sites les plus visités au monde, qui héberge énormément de contenus, peut-être plus sur la plateforme Wikimédia, mais je pense qu’on peut difficilement dissocier ces deux plateformes, qu’est-ce que tout ça vous évoque ? Pierre-Yves.

Pierre-Yves Beaudouin : Première chose, peut-être déjà pour rassurer les auditeurs, à priori la dichotomie hébergeur/éditeur est maintenue que ce soit au niveau français ou au niveau européen, c’est plutôt une bonne chose. Malheureusement, ils ont décidé de la contourner un peu en mettant de plus en plus d’obligation de moyen sur les hébergeurs. Sur le papier, en soi, ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Au niveau de la modération peut-être que certains grands acteurs, de Big Tech, ne font pas assez d’efforts. Du coup c’est là où il faut être vigilant et que ça n’impacte pas négativement tous les acteurs ou d’autres acteurs type Wikipédia. On reviendra dans le reste de l’émission sur des exemples plus concrets, mais voilà un peu le fond du problème ces dernières années et, je pense, pour les années à venir.

Naphsica Papanicolaou : Je suis évidemment d’accord avec ce que dit Pierre-Yves. Peut-être aussi pour compléter ou pour bien faire comprendre aux auditeurs et aux auditrices puisqu’on parle beaucoup de modération sur les différentes plateformes, que ce soit au niveau des Big Tech ou même au niveau de Wikipédia, la modération sur Wikipédia est un peu particulière, c’est ce que disait Pierre-Yves assez brièvement en début d’émission. En fait, Wikipédia c’est presque une double modération. En tout cas, le but c’est qu’il y ait le moins de contenus qui soient signalés à la fondation. En fait, les communautés bénévoles, les modérateurs, ne vont pas du tout attendre le signalement d’un contenu haineux pour le modérer. C’est ça qui est très vertueux, en tout cas avec cette méthode et avec ce modèle-là : les bénévoles et les patrouilleurs qui sont sur la Wikipédia en français ou en anglais, peu importe, modèrent tout de suite et n’attendent pas que la fondation ait un signalement pour voir si le contenu était illicite ou pas. On en parlera peut-être quand on parlera plus vraiment régulation du numérique, c’est un modèle que les législateurs ont, en fait, peu en tête. Ils ont souvent le modèle des Big Tech, à juste titre ou pas, mais c’est vrai que ce sont des outils qui sont quotidiennement dans nos vies – Wikipédia aussi, mais on connaît moins l’envers du décor de la modération de Wikipédia. Ils ont dans leur viseur les Big Tech, du coup ils oublient les plateformes communautaires et bénévoles, donc ça peut-être le risque dans ce genre de texte, qu’il soit français ou européen, de ne pas bien représenter ces plateformes-là et, à terme, de potentiellement court-circuiter ces modèles vertueux qui marchent, pour l’instant, c’est le plus gros risque.

Étienne Gonnu : Pour l’instant. Ce qui est intéressant, c’est quelque chose que je ressentais déjà sur la directive droit d’auteur mais qu’on ressent à plein d’autres occasions, c’est vrai que, malheureusement, à force de vouloir réguler de la manière dont ils appréhendent le problème ils font de ces plateformes la norme technique alors que c’est, comment dire, une sorte de mutation, ce sont des monstres, ça ne devrait être comme ça. Alors que Wikipédia est beaucoup proche en fait de l’idée originelle du fonctionnement des réseaux, d’Internet, dans une autogestion on va dire plutôt très rigoureuse. On sait, par ailleurs, que les communautés wikipédiennes sont extrêmement protectrices de leur outil et de ce qu’est Wikipédia. Du coup, on en revient à normaliser des choses qui devraient, au contraire, être dé-normaliser au détriment, peut-être, de systèmes plus vertueux. Il y a effectivement des volontés déjà aux niveaux européen et français, on peut le prendre dans l’ordre que vous le souhaitez, de réguler. En ce moment, au niveau européen, il y a le Digital Services Act et le Digital Markets Act, là plutôt le Digital Services Act, je pense, qui impacte Wikipédia. En France il y a eu, effectivement, toute une flopée de lois diverses et éparses, notamment une des plus récentes qui est la loi principe républicain [loi confortant le respect des principes de la République (dite aussi « contre le séparatisme »], qui va apporter des impacts. Elle est peut-être plus spécifique, on va dire une approche plus spécifique alors que Digital Services Act se veut plus global. Par laquelle souhaiteriez-vous commencer ?

Naphsica Papanicolaou : Je me lance. En fait, les deux vont ensemble dans le sens où le Digital Services Act, que je vais appeler DSA pour gagner un peu de temps avec tous ces noms à rallonge, qui est donc un projet de règlement européen qui, en fait, a pour objectif d’être un nouveau cadre de réglementation notamment quant aux contenus haineux, exactement ce que tu disais Étienne. En fait, le texte qui régule aujourd’hui, en Europe, les acteurs du numérique c’est une directive qui s’appelle la directive e-commerce qui date de 2000. Si vous voulez, en 2000, il n’y avait pas Facebook, il n’y avait pas Twitter, il n’y avait rien, il n’y avait même pas Wikipédia qui est née en 2001. Tous ces acteurs sont, en fait, régulés par un texte qui est apparu alors même qu’ils n’existaient pas. On n’arrête pas de saluer que c’est une très bonne chose que de moderniser cette directive. Ça c’est au niveau européen, c’est le DSA.
Au niveau français, ce que tu disais c’est qu’on a eu loi qui a d’ailleurs été votée, ça y est, elle va être promulguée dans quelque temps, qui s’appelle principe républicain. Principe républicain c’est une pré-transposition du DSA. Le DSA est un texte européen. Les débats vont être très longs, ça fait déjà deux ans que ça a commencé, il faut mettre d’accord 27 pays, donc il faut essayer de se représenter la chose, ça ne va rentrer en vigueur demain. En fait la France a décidé – elle a été beaucoup critiquée que ce soit par nous ou, d’ailleurs, par d’autres États européens – de faire cavalier seul avec cette logique de sur-transposer ou de pré-transposer ce texte. Elle ne voulait pas attendre, elle n’a pas voulu attendre les débats à l’échelle européenne. Donc en février dernier, si je ne dis pas de bêtise, les débats sur principe républicain, certains l’appellent le French DSA,, donc le DSA à la française, ont commencé.
Nos critiques sur ces deux textes sont globalement les mêmes même si on a plus critiqué le projet de loi français. On fait, en gros, trois grandes critiques.
La première critique, et j’en parlais tout à l’heure, c’est le manque de représentation des plateformes communautaires. C’est ce que je disais, le législateur, les législateurs puisque le législateur européen c’est globalement la même chose, va rédiger sa loi en ayant un seul modèle en tête, un modèle purement réseau social à but lucratif, publicité ciblée, etc., je vous passe le modèle qu’on connaît très bien. Ça c’est notre première grande critique. C’est toujours de marteler ce message que le Web c’est quand même quelque chose où il y a un tas d’acteurs diversifiés. Oui, il y a quatre/cinq mastodontes qui sont en train de tout dévorer, mais, pour autant, il y a d’autres modèles et il ne faut pas les oublier. C’est notre premier red flag, signal d’alarme qu’on essaye toujours de dire aux parlementaires, aux politiques, à toutes les institutions où on va.
La deuxième grande critique qu’on a, sans vraiment rentrer dans l’aspect techos un peu barbant, c’est comment on sait si une plateforme rentre ou pas dans la loi, dans le scope de la loi. En fait, le législateur a mis en place avec l’aide des politiques – je n’y suis rien malheureusement – des seuils de visiteurs uniques par mois. On va prendre la loi principe républicain et on va dire « d’accord, c’est pour les plateformes qui sont définies dans le code du commerce, mais lesquelles ? ». Donc ils ont dit ça va être les plateformes qui ont 10 millions de visiteurs uniques par mois, au moins, parce qu’il y a les petites plateformes, 10 millions, et les grandes, 15 millions. Dans les DSA c’est pareil, mais vous vous rendez bien compte que ça va être plus grand parce que c’est à l’échelle européenne, donc c’est bien plus grand mais c’est la même logique. En fait nous, Wikipédia en France, c’est 30 millions de visiteurs uniques par mois, en gros c’est un Français sur deux qui va sur Wikipédia. Donc on explose ces seuils, on fait de ces très grandes plateformes, de celles qui vont devoir répondre à plus d’obligations de moyens. Pendant cette campagne de plaidoyer on a essayé de dire très bien, on peut raisonner en termes de seuils parce que c’est vrai que c’est facile, les gros sont régulés, les petits moins. Mais pas tout à fait, on voulait rajouter des éléments qualitatifs plus que quantitatifs, en disant « OK il y a du quantitatif, c’est bien, maintenant il faudrait rajouter du qualitatif, comme un modèle économique, une viralité par exemple, parce que c’est vrai que Wikipédia n’a pas une viralité incroyable, ce n’est pas un site de libre expression, il n’y a même pas de bouton pour partager rapidement un article sur un réseau social, sur Twitter par exemple. C’est vrai qu’on a trouvé un peu injuste d’être régulés bien plus que certains autres réseaux sociaux qui sont, à la base, les mauvais élèves alors même qu’on n'est pas un danger systémique pour la nation. Ça été notre deuxième grosse critique.
La troisième grande critique et j’arrête de vous embêter, c’est plus au niveau du DSA pour le coup, donc au niveau européen. Il y avait eu ces débats pendant la loi Avia il y a quelques années.

Étienne Gonnu : Loi Avia dont le but était de légiférer sur les contenus haineux qui, heureusement, a été largement censurée par le Conseil constitutionnel.

Naphsica Papanicolaou : Exactement. Donc là, pour le DSA, la présidence slovène a déposé des amendements il y a quelques jours : c’est comme la loi Avia c’est de mettre des délais pour que les contenus soient supprimés, retirés, donc 24 à 48 heures. Encore une fois c’est probablement faisable pour des grandes plateformes et encore il y a eu des événements qui ont montré que même s’il y avait beaucoup d’algorithmes et de robots, une grande plateforme, à des moments, ne pouvait pas respecter ces délais.
Quand on est dans un modèle de modération bénévole, comment fait-on si c’est un contenu qui est mis la nuit, le week-end, un jour férie ? Ça paraît un peu ridicule mais c’est vrai que ce sont des bénévoles, c’est un temps bénévole, donc c’est très compliqué d’imposer un délai quand ce ne sont pas des gens qu’on paye ou quand on n’a pas de robots et d’algorithmes. Donc c‘est aussi une critique qu’on fait. Encore une fois c’est faisable pour certains acteurs, pour nous, ça court-circuite complètement le modèle bénévole de modération.

Étienne Gonnu : Merci. C’est extrêmement complet. Je ne veux pas t’interrompre.

Naphsica Papanicolaou : Non. Ça y est, j’ai fini mon tunnel.

Étienne Gonnu : C’est très complet, très clair. Pierre-Yves, tu souhaites rajouter quelque chose ou pas ?

Pierre-Yves Beaudouin : Peut-être un petit mot, ce qu’il faut bien comprendre et l’idée qu’on essaye de marteler. Idéalement, on estime qu’il n’y a pas besoin de sur-réguler Wikipédia, les règles de base suffisent. Leur idée c’est qu’il faut mettre des obligations, de nouvelles obligations, notamment de moyens et de transparence, aux acteurs qui ne font pas assez bien le boulot. On ne comprend trop ce que Wikipédia vient faire. Mais bon !, on admet. Ils n’ont pas voulu exempter Wikipédia, les sites à but non lucratif ou les encyclopédies. On a essayé plusieurs façons de faire ; en France le législateur refuse. Du coup, on pointe un peu cette incongruité. On a dit d’accord, vous mettez dans le même sac Wikipédia et les autres, Wikipédia est souvent le meilleur acteur sur ces sujets-là, sur la lutte contre la désinformation, la lutte contre les contenus haineux, donc prenez-la comme norme, comme modèle, comme lièvre, donc appliquez, généralisez les règles de fonctionnement de Wikipédia aux autres. Alors qu’ils font plutôt l’inverse, ils sont plutôt en train de généraliser le mode de fonctionnement de Facebook aux autres, voire à Wikipédia. C’est là où est un peu la limite.
Je me souviens durant l’ère Trump où ils disaient « les plateformes doivent être plus transparentes, rendre du pouvoir aux internautes ». C’est typiquement le mode de fonctionnement de Wikipédia, donc on leur dit qu’il y a un problème concret dans la mise en œuvre des lois – la loi séparatisme c’est le surnom de la loi principe républicain – il n’y a pas de délai de mis en œuvre de la loi. On leur dit non, un fonctionnement communautaire ça prend du temps. On est en train de faire des réformes, par exemple en train de mettre un en place un code de conduite universel au sein du mouvement Wikimédia, ça va prendre un an à deux ans. C’est comme ça que fonctionne un site communautaire, la démocratie prend du temps.
C’est là ils sont un peu coincés, ils ont un double discours, ils disent qu’il faut que les internautes aient plus de pouvoir et, en même temps, il faudrait qu’il suffise d’appuyer sur un bouton, ça veut dire que c’est un modèle plutôt pyramidal, vertical, où il y a un chef qui contrôle toute la plateforme.

Étienne Gonnu : Je pense qu’une chose qui est aussi importante à avoir en tête c’est qu’on peut définir des critères qui se veulent objectifs, mesurables, qui seraient sous l’apparence d’une forme de neutralité politique, mais on voit que ça peut avoir des effets déterminants, structurels, très concrets sur la manière dont vont pouvoir se développer des plateformes, le mode de fonctionnement de Wikipédia. Et sur certaines obligations vos pratiques vertueuses peuvent se retrouver mises à mal, donc ça a des impacts concrets, même techniques finalement.
Avant qu’on fasse la pause, puisque tu parlais de la représentativité, de faire entendre aussi la voix des utilisateurs, quel est le poids politique de Wikipédia, de Wikimédia ? Comment êtes-vous reçus quand vous allez soulever tous ces red flags, toutes ces alertes ? Est-ce que vous êtes entendus ? Est-ce que vous vous sentez entendus ? Wikipédia a, de fait, je pense une notoriété, un poids symbolique, est-ce que ce poids symbolique se traduit aussi dans un poids politique ?

Naphsica Papanicolaou : Pour répondre à la question directement, on est plutôt bien reçus. Maintenant, pour être reçus, il faut que ce soit nous qui appelions. Encore une fois il y a un autre paradoxe, et on l’avait soulevé auprès des pouvoirs publics avec Pierre-Yves, c’est qu’on est régulés, de fait, parce que, comme je vous disais, on explose les seuils, on est un grand des grands, mais pour autant on est rarement dans les discussions sauf si on le demande.
On a fait à peu près le tour de Paris depuis mon arrivée, on a rencontré beaucoup de gens. Effectivement on est un peu, comment dire, du bon côté de la barrière quand on arrive et qu’on dit qu’on est chargée de plaidoyer pour Wikipédia, c’est probablement plus facile d’être reçue que si on est chargé de plaidoyer pour une autre plateforme, un Big Tech. À ce niveau-là ça va, mais c’est vrai que pour ce projet de loi principe républicain, alors qu’en plus on faisait partie des grosses plateformes qui avaient le double d’obligations, en tout cas deux fois plus d’obligations et les plus grandes, on a dû appeler pour se faire auditionner ; pareil pour les parlementaires. La plupart des gens connaissent Wikipédia sans vraiment connaître Wikipédia, on connaît tous, mais on ne sait pas vraiment ce qu’il y a derrière et comment ça fonctionne. Même si on est très bien reçu, in fine on n’a pas eu gain de cause. Comme disait Pierre-Yves, on avait demandé une exemption totale et après on a essayé de jouer sur autre chose, ça n’a pas marché. On sentait aussi une volonté française, en tout cas du gouvernement français, de se montrer en exemple, en tout cas quand il a fait cavalier seul avec cette loi et il n’était pas prêt à faire des exceptions pour certains acteurs.
Donc il y a aussi un gros paradoxe à ce niveau-là qu’on essaye de mettre à mal, mais franchement ce n'est pas toujours facile.

Étienne Gonnu : J’imagine. Merci.
Je vous propose qu’on fasse une pause musicale pour qu’on puisse un peu s’aérer le cerveau.
Nous allons écouter Drôle de cadence par ZinKarO. On se retrouve juste après. Belle journée à vous à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : Drôle de cadence par ZinKarO.

Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Drôle de cadence par ZinKarO, disponible sous licence libre Creative Commons Attribution, CC By 3.0.

[Jingle]

Étienne Gonnu : Je suis Étienne Gonnu de l’April et nous échangeons avec Pierre-Yves Beaudouin, président de Wikimédia France, et Naphsica Papanicolaou, chargée de plaidoyer de l’association.
N’hésitez pas à participer à notre conversation au 09 72 51 55 46 ou sur le salon web dédié à l’émission, sur le site causcommune.fm, bouton « chat ».
Avant la pause nous avons évoqué la clef de lecture de Wikimédia, ses actions sur les questions de régulation du numérique. Je vous propose de passer à un autre sujet qui est, en fait, très lié qui concerne tout particulièrement Wikipédia, la lutte contre la désinformation. Évidemment, avec les élections qui se profilent, dans un climat que je ne vais pas prendre la peine qualifier ici, le contrôle de l’information, la lutte contre la désinformation apparaissent contre des enjeux politiques forts, en tout cas ils sont beaucoup revendiqués. Évidemment, ce n’est pas qu’une question de politique publique ou de rapports de forces politiques. Avant ça, on peut dire que c’est une question éthique ou politique dans le sens le plus noble du terme. C’est très important, particulièrement dans une démocratie, d’avoir accès à une formation fiable, de qualité, complète, sans restrictions injustes. Je pense que c’est là qu’intervient tout particulièrement Wikipédia avec un rôle social, à mon sens, très important. Justement quelle est votre analyse de ça ? En quoi Wikipédia est-elle une source essentielle de savoir, de connaissance, de diffusion du savoir et de la connaissance ? Comment ça fonctionne de ce point de vue-là ? Cela dit, vous avez déjà pas mal évoqué le fonctionnement. Pierre-Yves.

Pierre-Yves Beaudouin : Avec mon regard sur longue durée, c’est vrai qu’étonnement les premières années, pendant longtemps notamment en France, Wikipédia était très critiquée d’oser donner un peu la voix la voix aux sans voix, de ne pas filtrer grâce aux CV, grâce aux noms, tout ça. On l’a payé assez lourdement, on a été blacklistés, mis de côté, très critiqués avec aussi le hasard du calendrier, de la création. Il faut se remettre dans le contexte de 2001. 2001 c’est l’année où débarque la télé-réalité, le fameux Loft Story en France et Wikipédia. Les deux étaient vus comme une indigence culturelle.
Mais ces dernières années, paradoxalement Wikipédia s’en sort plutôt bien, c’est plutôt le reste du Web, en tout cas les grandes plateformes qui montrent leurs limites. On fait notamment appel à Wikipédia dans la lutte contre la désinformation, contre les contenus haineux ; on salue la modération. On peut être gigantesque en termes d’audience – comme l’a rappelé Naphsica c’est un Français sur qui la consulte chaque mois et dans le monde c’est à peu près pareil, en tout cas dans le monde occidental, Wikipédia reste encore à développer dans les pays du Sud, plus globalement aussi Internet reste à développer dans les pays en développement ; la désinformation est massive ces dernières années sur le Web et Wikipédia s’en sort plutôt bien grâce à son modèle communautaire et ses règles de fonctionnement qui sont plutôt inspirées du milieu universitaire. Les règles de fonctionnement de Wikipédia sont assez classiques. Contrairement à ce qu’on martèle là-dessus Wikipédia n’a pas disrupté, comme on dit dans la Startup Nation, mais sur d’autres aspects c’est plus disruptif.

Étienne Gonnu : En fait c’est le principe des hyperliens. On cite les sources, d’ailleurs tu parlais de double sourçage Naphsica, tu mentionnais ce terme, je pense que c'est un bon exemple de comment fonctionne Wikipédia. Est-ce que tu peux nous en donner une idée ?

Naphsica Papanicolaou : C’est ça. On dit qu’on peut écrire ce qu’on veut sur Wikipédia, ce n’est pas tout à fait vrai dans le sens où, quand on veut rédiger un article, il y a des principes et des règles à suivre, notamment une neutralité de point de vue. On n'est pas là pour faire la propagande de telles ou telles idées. Il faut aussi que ce soit une source secondaire. Ça ne peut pas être une théorie ou une thèse qui vient de sortir. Il y a d’ailleurs pas mal de femmes et d’homes politiques, plutôt des députés en général si je ne dis pas de bêtise, qui n’ont pas d’article Wikipédia parce qu’il n’y a pas eu assez d’articles sur eux de source médiatique un peu de confiance. On a déjà eu des questions de pourquoi madame Untel ou monsieur Untel n‘a pas son article, parce qu’on ne peut pas faire des articles sur n’importe qui à partir du moment où on n’a pas assez de ressources médiatiques pour, justement, sourcer – ça fait beaucoup le mot source, mais c’est un peu ça. Il ne peut pas y avoir des articles sur tout et n’importe quoi. Il faut aussi que, techniquement, ce soit du contenu encyclopédique. Il y a quand même pas mal de principes à suivre. Je crois que j’en oublie un, je ne sais plus lequel c’est, peut-être que je n’en oublie pas, en tout cas, on ne peut pas écrire n’importe quoi sur n‘importe qui quand on veut sans ce qu’on appelle les sources secondaires, ça ne peut pas être une source primaire ou quelque chose qui est inédit ; ça ne peut pas être une théorie inédite. C’est très important dans la lutte justement contre la désinformation et les fake news.

Étienne Gonnu : Du coup, ça peut être un exemple. On sait que c’est un fonctionnement autogéré, et je trouve d’ailleurs fascinant qu’on rende de l’information accessible, en fait on n‘a pas besoin d’une autorité centrale, peut-être même au contraire.
Du coup, comment est décidé ce qu’est une source fiable uisqu’on parle de médias sûrs, de références ? Ça fait peut-être partie des choses qui sont débattues et qui ne sont pas figées dans le temps sans doute.

Pierre-Yves Beaudouin : Tout à fait. Ce sont les communautés de contributeurs de chaque langue – Wikipédia est divisée par langue, fonctionne par langues ; la Wikipédia en langue française est amenée à débattre, a notamment a créé ce qu’on appelle un observatoire des sources. C’est là où sont un peu synthétisés les débats qui sont répandus dans toute l’encyclopédie, savoir si un média est réputé fiable ou pas. Par exemple, pour le dire clairement, le site francesoir.fr qui a repris le France-Soir historique, la version papier, est plutôt qualifié comme une mauvaise source ces dernières années. Il n’est pas totalement banni parce qu’il y a encore le <emFrance-Soir historique qui peut servir de source, la version papier. Par contre, c’est maintenant devenu un site complotiste, de désinformation, qui ne va pas être fiable.
Ce qui est un peu compliqué c’est que sur Wikipédia il y a tout un tas d’articles, ça va des articles encyclopédiques purs qu’on va retrouver sur Britannica et Universalis, ça va être des sujets très sérieux comme la fameuse histoire du communisme – je le mentionne souvent parce que c'est un des articles les plus longs, il doit faire plus de 100 pages si on l’imprime – jusqu’à des sujets beaucoup plus légers comme les Pokémon ou le catch, donc le degré de sourçage n'est pas le même. Pour l’histoire du communisme, on ne va pas débarquer avec Voici ou Closer pour modifier l’article, surtout qu’il est très ancien, alors que sur des sujets moins conflictuels, moins sérieux, on peut se permettre de sourcer la date de décès ou le lieu d’inhumation d’une personnalité avec de genre de média.

Étienne Gonnu : C’est aussi en fonction du contexte. Du coup ça répond à la question de Marie-Odile qui demande si un journal régional qui, par exemple, fait un article sur son député ça peut être une source fiable ; c’est aussi en fonction du contexte.
Du coup je pense à une question importante. On parle de vandalisme qui va, je pense, être particulièrement important, notamment avec les élections, présidentielles et législatives qui viendront dans la foulée. On peut imaginer que si n’importe qui peut participer, en fait tu as déjà commencé à y répondre Naphsica, comment éviter, par exemple, qu’une personne supprime des choses qui la dérangeraient sur sa propre page, une personne candidate par exemple, ou une autre d’attaquer par exemple celle d’un opposant politique pour ajouter de fausses informations. Je pose la question, mais vous y avez déjà répondu. On imagine qu’en termes de volume et de risques les périodes comme celles des élections sont sans doute des périodes assez critiques. Comment les appréhendez-vous ?

Naphsica Papanicolaou : Effectivement ce sont des périodes assez tendues pour les bénévoles, surtout pour les communautés bénévoles et pour les patrouilleurs. Les bénévoles se passent bien de l’association, je veux dire qu’ils et elles se débrouillent très bien sans Wikimédia France, ils font un travail quotidien assez spectaculaire. Mais c’est vrai que cette année, pour les élections présidentielles et en vue de ces élections parce que c’est vraiment une période assez chaude, l’association a décidé de venir en soutien à la communauté francophone. C’est encore un peu en discussion en interne, mais on a décidé d’aider les bénévoles modérateurs en leur offrant, par exemple, des abonnements à des kiosques de journaux sur Internet pour qu’ils aient justement un accès à la presse et aux médias avec des bonnes sources et plutôt faciles pour eux. On a aussi mis en place, c’est encore en cours, un tableau de veille. J’en suis chargée avec un de mes collègues qui s’appelle Rémy Gerbet, qui est délégué opérationnel. Pendant l’élection présidentielle, de fait les bénévoles bloquent les pages des candidats, justement pour éviter de genre de vandalisme, de caviardage, de guerre d’édition, etc. Donc de fait les pages des futurs candidats et candidates officiels seront bloquées, on ne pourra pas les modifier.
On est en train de mettre en place un tableau de veille justement pour ne pas faire une veille que sur les candidats et les candidates mais sur tous les thèmes qui pourront impacter la campagne. Évidement on va aller sur nos thèmes adorés en France, de la laïcité à l’immigration, à la sécurité, à la santé, au pouvoir d’achat, etc. En fait, sur chacun de ces thèmes, sur Wikipédia, il y a des articles qui sont liés à ces sujets-l et qui pourront potentiellement faire office de caviardage ou de vandalisme. Donc notre rôle c’est de faire une liste de ces articles qui seront potentiellement impactés et de dire « lui est à surveiller, lui RAS ». On essaye d’être un outil vraiment utile aux communautés, en tout cas à la communauté.
En dernier lieu on a aussi voulu rappeler – je crois d’ailleurs que c’était une idée de Pierre-Yves, sans personnifier l’idée – les règles de contribution sur l’encyclopédie, notamment aux candidats. Même si leur page est bloquée on veut quand même leur rappeler la dizaine de règles à suivre justement pour ne pas avoir de problèmes à ce niveau-là. On leur enverra, d’ailleurs on les publiera publiquement sur nos réseaux pour les rappeler à tout monde. C est comme ça, en tout cas en tant qu’association, qu’on appréhende cet évènement qui va être assez folklorique.

Étienne Gonnu : Ce que je trouve intéressant, ce que je retire et vous pourrez me corriger, vous ne créez rien de plus, en fait vous renforcez juste vos bases. Wikipédia a des bases de fonctionnement saines et vous les renforcez pour vous adapter à une situation qui est très particulière, certes, mais structurellement vous êtes déjà équipés.

Naphsica Papanicolaou : Structurellement c’est vrai que les communautés font déjà un tel travail qu’en fait on rajoute une espèce de bonus, mais même sans ce bonus ça l’aurait fait. C’est juste qu’on essaye aussi de faire en sorte de les soulager dans cette période et de répondre à leurs besoins. C’était tout simplement un appel, on leur a tendu la main, ceux qui étaient intéressés l’ont prise et on a vu avec eux quel était le meilleur moyen justement pour ne pas perdre de temps et pour ne pas leur rajouter du travail, le meilleur moyen pour que l’association les aide vraiment à traverser ce moment.

Étienne Gonnu : Du coup Pierre-Yves, en tant que bénévole comment anticipes-tu tout ça ? J’imagine combien Wikipédia est précieux pour toi, en plus c’est quelque chose qui a traversé une partie de ta vie.

Pierre-Yves Beaudouin : Il est vrai que globalement il n’y a pas besoin de changer le mode de fonctionnement. On l’a vu durant le Covid, les tout premiers mois de la pandémie, les fameux premiers confinements de mars. Contrairement aux autres plateformes qui criaient, qui alertaient sur le problème de la modération humaine, Facebook et compagnie n’y arrivaient et ont dû généraliser les robots. Wikipédia a tenu, en plus à un moment très stratégique pour la société où le besoin en informations était très prégnant, même Wikipédia a vu un pic de trafic en plus même si le trafic était déjà très haut, c’était très visible et là il y avait un besoin d’informations fiables ; dès qu’on touche à la santé c’est quand même hyper-stratégique. C’est un peu aussi l’angle mort des pouvoirs publics, j’avais alerté durant les débats de la loi désinformation, la loi de manipulation de l’information qui porte surtout sur la protection des élections. C’est aussi un bien essentiel mais encore plus essentiel, j’ai l’impression, pour les élus. Donc ils avaient un peu mis de côté la santé et il y a aussi d’autres sujets très importants, donc c‘est un peu dommage.
Peut-être pour revenir, pour clarifier ce que vient de dire Naphsica, les articles concernant les candidats ne sont pas protégés par défaut, c’est juste à la suite de vandalisme, en fait bien souvent ça dégénère, donc certaines grandes personnalités, comme le chef de l’État notamment qui a déjà sa fiche protégée ; s’il candidate elle restera protégée. C’est vrai que le vandalisme est assez récurent. Les soirs de matchs de foot, par exemple, c’est le binz sur les biographies de joueurs ou d’arbitres de foot.

Étienne Gonnu : Ça fait partie de l’exercice en fait ; c‘est une encyclopédie vivante, il y a des tensions dans la démocratie et, en fait, il faut savoir le gérer proprement.

Pierre-Yves Beaudouin : Effectivement, c’est ce qu’on rappelle : on est un site. On rappelle aussi aux internautes que Wikipédia est un commun et, comme tout commun, il est fragile, comme l’eau et l’air il faut aussi protéger Wikipédia. Fort heureusement tous les articles ne sont pas soumis à vandalisme. J’ai surveillé de près, parce que je m’attendais à des dérapages, l’article aux massacres du 17 octobre 1961. Déjà j’ai été étonné, il n’était pas protégé, donc je salue les citoyens. Ça montre aussi qu’il n’y a pas besoin de barricader préventivement tout ce qu’on fait. Dans le reste de la société on voit qu’on érige des murs, des barricades, des bancs anti-SDF contre toutes les personnes qu’on ne souhaite pas voir. Les gens ne réalisent pas que sur Wikipédia il y a une infinité d’articles qui sont protégés, c’est moins de 1 %, c’est aussi à saluer, et c’est peut-être à réaliser sur un changement plus global : en faisant confiance aux gens, globalement ça fonctionne. Il faut quand même des gendarmes. Wikipédia n’est pas naïve là-dessus, il y a énormément de modération pour quiconque ayant essayé de faire n’importe quoi sur l’encyclopédie, il y a un fonctionnement assez strict. Je pense qu’on pourrait trouver un juste milieu, mais il faut aussi peut-être que certaines personne en prennent conscience. Des fois, il y a même des associations qui, par militantisme, se vantent de certains vandalismes. J’ai en tête Greenpeace France que j’avais dû rappeler à l’ordre sur Twitter. Chacun doit aussi protéger ce bien. Wikipédia a l’air très forte, très puissante, mais un jour peut-être que les modérateurs, qui sont des bénévoles, en auront marre de passer leurs soirées ou leurs week-ends à nettoyer les bêtises faites par d’autres. Ce serait bien que tout le monde prenne conscience de ça. Tout comme on ne fait pas n’importe quoi dans la rue ou qu’on protège nos plages, il faut aussi protéger notre environnement numérique.

Étienne Gonnu : Super. Merci beaucoup. On peut dire que l’autogestion ce n’est pas faire n’importe quoi, au contraire ça demande énormément de rigueur. J’en profite pour saluer et envoyer tout mon amour à toutes ces personnes qui font de Wikipédia ce qu’est Wikipédia.
Sauf si vous voulez encore réagir sur ce sujet, je pense que tu nous offres une belle transition vers le dernier sujet qu’on souhaitait évoquer, en quelques minutes, les communs numériques. Puisque tu as évoqué ce terme, à toi la responsabilité de définir ce qu’est, derrière un commun, un commun numérique, sachant qu’il y a une infinité de définitions, on ira vérifier sur la page Wikipédia si on est d’accord. Pourquoi du coup, Wikimédia est un commun et comment Wikimédia s’inscrit dans cette mouvance ? Pierre-Yves.

Pierre-Yves Beaudouin : Si vous me permettez je vais lire une petite définition pour être sûr de ne pas me tromper : « Un commun désigne une ressource produite ou entretenue collectivement par une communauté d’acteurs hétérogènes et gouvernée par des règles qui lui assurent un caractère collectif et partagé. » Donc les principaux communs numériques qu’on a en tête vont évidemment être les logiciels libres, Wikipédia et compagnie.
Comme je le rappelais, Wikipédia n’est pas forcément révolutionnaire sur tous ces aspects. Si on connaît un peu l’histoire, en fait Wikipédia est le deuxième projet fondé par les fondateurs par Jimmy Wales et Larry Sangers. Le tout premier projet s’appelait Nupedia qui ressemblait très amplement à Britannica et Universalis, mais la nouveauté, la toute première nouveauté et un peu le facteur disruptif qu’ils ont voulu mettre en place c’était la licence libre. Dès le départ même s’ils ont copié-collé le fonctionnement d’une encyclopédie universitaire, académique, où les gens étaient triés sur le volet pour rédiger l’encyclopédie, ils avaient quand même en tête le partage des connaissances grâce aux licences libres dont ils avaient eu vent dans le monde du logiciel libre, il n’y avait pas encore les Creative Commons à cette époque-là. C’est très important et, encore de nos jours, ça surprend un peu le législateur quand on dit qu’on a le droit d’utiliser le contenu, même d’en faire des livres, d’en faire n’importe quoi, des podcasts, tout ça, ça surprend encore beaucoup d’acteurs, ça les perturbe notamment sur le fonctionnement du modèle économique. Il y la plateforme, ils ne comprennent pas comment ça peut résister alors que tout le monde, potentiellement, peut concurrencer Wikipédia, peut faire une alternative. Mais on l’a vu, en 20 ans ça n’est pas arrivé, en tout cas personne n'est arrivé à dépasser Wikipédia. Ça permet aussi de maintenir une forme de concurrence même si, sur ce sujet de la connaissance, Wikipédia, par hasard, est devenue un peu hégémonique, c’est une critique tout à fait pertinente que certains font. L’idée qu’on peut réutiliser le contenu, c’est-à-dire forker Wikipédia du jour au lendemain, pousse aussi Wikipédia à se bouger les fesses, à innover constamment, à améliorer la modération, à trouver le juste milieu entre bien modérer et offrir du contenu de qualité.
Là on sort on peu du sujet mais c’est vrai qu’il y a des débats sur la place de femmes sur Wikipédia, ça vient un peu en contradiction du mode de fonctionnement, du sourçage donc, en fait, de refléter la société. Jusqu’à présent Wikipédia fonctionnait comme ça en disant on part de sources admises, mais, du coup, ces sources admises sont ultra-biaisées. C’est pour ça qu’on arrive, in fine, à ce qu’il y ait moins de 20 % des bibliographies consacrées aux femmes sur la Wikipédia francophone, les autres langues sont à peu près au même niveau.
Donc voilà ! Je pense que cette concurrence, entretenue finalement grâce aux licences libres, est une bonne chose et évite que même un acteur aussi grand que le mouvement Wikimédia puisse déraper et devenir hégémonique avec tous les travers qu’on peut voir chez d’autres grandes plateformes.

Étienne Gonnu : Naphsica, tu souhaites également réagir ?

Naphsica Papanicolaou : Peut-être ajouter deux choses sur la notion des communs et plus précisément sur celle des communs numériques. En fait les communs numériques ont deux caractéristiques nouvelles.
La première c’est que l’usage de la ressource par les uns ou les unes ne va pas limiter les possibilités d’usage par les autres. On va dire que c’est une ressource non rivale.
La deuxième caractéristique c’est de dire que sa préservation ne va pas passer par la réservation du droit d’usage à une communauté restreinte. On va dire que la ressource est non exclusive, qu’elle appartient, en fait, à tout le monde, à personne et à toute le monde.
Le lien avec Wikipédia c’est ça. En gros, plus il va y avoir de contributeurs, plus il y va y avoir d’informations, plus il va y avoir de modération, etc. En fait, plus il y a une communauté importante, plus le cercle va être vertueux. C’est pour ça qu’on dit que c’est une ressource non exclusive et non rivale. Plus les gens s’en servent, en fait presque meilleur est le service.
Je trouvais important de rajouter ça et de parler, mais peut-être que je te coupe l’herbe sous le pied, des pouvoirs publics.
Justement à ce niveau-là on voit que les pouvoirs publics parlent de plus en plus de communs numériques, de protéger les communs numériques, etc., c’est devenu un peu quelque chose à la mode.

Étienne Gonnu :  ???, comme on dit.

Naphsica Papanicolaou : Exactement, c’est ça. En fait nous avions parlé avec Éric Bothorel qui est un député LREM, de la République en marche

Étienne Gonnu : Qu’on avait reçu dans Libre à vous ! pour nous parler de son rapport , d’ailleurs un très bon rapport, sur l’ouverture des données. On peut penser politiquement ce qu’on veut de lui, mais effectivement sur des questions-là il fait partie des députés qui ont une vraie connaissance de ces sujets.

Naphsica Papanicolaou : Pour nous ça part de là, ça part de cette rencontre avec Éric Bothotrel pour parler justement de ce rapport sur l’état des lieux de la politique de la donnée, des codes sources en France. Il alertait justement sur la nécessité d’opter pour une politique d’ouverture. Donc on avait parlé de tout ça avec lui. En fait, ce rendez-vous avait aussi initié chez nous une réflexion. On se disait qu’il fallait quand même parler à d’autres personnes qu’Éric Bothorel qui avait déjà une pensée très poussée sur cette question et qui savait tout à fait ce dont il parlait. Sans critiquer les ministères on est quand même allé toquer à leur porte, notamment le ministère de la Transformation publique, donc madame Amélie de Montchalin. On a parlé avec deux de ses conseillers justement sur la notion des communs, comment on peut développer les communs notamment au niveau de l’administration. Du côté de Wikimédia France on avait rédigé une note un peu basique sur les communs ; à la fin on a édicté quelques recommandations à destination des agents de l’État. Sans rentrer dans les détails, on avait dit que ce serait très bien, déjà, par exemple de favoriser l’usage de logiciels libres au sein même de l’administration. On avait d’ailleurs rappelé que la NASA fonctionne entièrement sous logiciel libre ce qui paraît fou et, en même temps, pas si fou que ça. On leur avait aussi proposé la participation des agents de l’État aux communs numériques, de pouvoir réserver du temps du travail pour être justement contributeurs.
On avait fait comme ça toute une liste de recommandations. Aujourd’hui on ne sait pas trop ce que ça donne, on sait juste que madame Amélie de Montchalin a publié, il y a quelques semaines, une espèce de feuille de route.

Étienne Gonnu : Pour tous les ministères il y a mise en application d’une circulaire du Premier ministre qui est plutôt encourageante ; il faut voir ce que ça va donner.

Naphsica Papanicolaou : Qui est plutôt encourageante. C’est ça, ce sont 500 actions si je ne dis pas de bêtises, donc ça en fait beaucoup, une quinzaine de ministères. Wikipédia est beaucoup citée, évidemment. Je veux dire que c’est toujours un exemple quand on parle de communs.

Étienne Gonnu : C’est facile et en même temps c’est bien aussi de le faire.

Naphsica Papanicolaou : C’est ça. Nous allons essayer qu’il y ait une espèce de suivi de toutes ces actions qui sont sur ce papier et de voir avec les rédacteurs et les ministères ce qui est fait concrètement ou ce qui va être fait dans les deux/trois prochaines années que sont un peu les délais cette feuille de route à ce niveau-là.

Étienne Gonnu : Tout à fait. C’est vrai que l’April suit également ça et on est un peu dans cette situation. OK, il y a des annonces intéressantes sur le papier, ça pourrait être mieux mais c’est quand même déjà une avancée intéressante. Donc on va voir ! Il faut être un petit peu vigilant. Du coup j’imagine que Wikimédia va garder un petit peu ce rôle de vigie aussi sur ce sujet.

Naphsica Papanicolaou : C’est ça.

Étienne Gonnu : Je regarde l’heure. Il nous reste très peu de temps. Je vous propose une minute chacun et chacune, une idée forte que vous voudriez qu’on retire, un sujet qu’on n’a pas évoqué que vous pousseriez les personnes qui nous écoutent à aller creuser. Naphsica, puisque tu avais la parole.

Naphsica Papanicolaou : Tout bêtement mais c’est très important, comme on rappelait avec Pierre-Yves, Wikimédia France et Wikipédia, peu importe, en tout cas si ce sont des projets que vous avez envie de soutenir, il ne faut pas hésiter. Mine de rien, Wikimédia France vit aussi beaucoup grâce aux dons des uns et des autres, comme Wikipédia, c’est vrai qu’on l’oublie souvent. Je ne sais pas si c’est toi qui le disais tout à l’heure Étienne ou si c’est Pierre-Yves, c’est vrai qu’on a cette image de Wikipédia et de l’association super forte, immense, 30 millions de visiteurs uniques par mois en France, mais on est très peu derrière tout ça. Les communautés, les bénévoles ne sont quand même pas beaucoup comparé à l’immensité des articles, et les salariés pareil. Je pense qu’il ne faut pas oublier de dire, à des moments, que si ce sont des projets qui vous tiennent à cœur et que vous voulez soutenir, n’hésitez pas à les soutenir. Vous pouvez aller facilement sur le site de Wikimédia France pour faire un don, même un euro.

Étienne Gonnu : Faire un don, s’impliquer. Je pense qu’on peut s’impliquer à différents niveaux.

Naphsica Papanicolaou : Il n’y a pas de petit don, on le rappelle souvent. C’est aussi grâce à vous que ces communs numériques, en tout cas que des projets comme Wikipédia, peuvent continuer à voir le jour et c’est ce que Pierre-Yves disait, ça reste des choses assez fragiles, donc il ne faut pas hésiter à les soutenir si ce sont des choses qui plaisent, en tout cas qui vous plaisent. Je parle aux auditeurs et auditrices, n’hésitez à nous soutenir, on continuera nos efforts.

Étienne Gonnu : Le message est passé. Pierre-Yves, un dernier mot.

Pierre-Yves Beaudouin : Un petit scoop. C’est un peu hors sujet, mais ça peut intéresser aux auditeurs. La fondation Wikimédia est en train de déployer des serveurs en France, vers la fin de l’année, il y aura peut-être un peu de retard, le timing est moins strict que chez les Big Tech. Marseille accueillera le sixième, je crois, ou septième datacenter, donc ferme de serveurs qui fait fonctionner Wikipédia. Jusqu’à présent les lecteurs européens consultent Wikipédia par le biais d’Amsterdam, je crois que ça sera toujours le cas, mais dans certains cas ils consulteront aussi Marseille. Marseille desservira l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique. Techniquement ce sera des caches parce que le logiciel est encore assez limité en lecture, en fait le serveur principal, le datacenter maître est aux États-Unis, mais là aussi c’est en train d’être changé et peut-être qu’à terme le logiciel permettra d’avoir plusieurs datacenters. Les rédacteurs européens, notamment, modifieront peut-être, d’ici quelques années, le datacenter d’Amsterdam et ça sera un peu plus rapide pour eux. Paradoxalement les lecteurs, jusqu’à présent, bénéficient d’une meilleure qualité de service que les contributeurs.

Étienne Gonnu : Merci. C’est important. C’est immatériel, mais, en fait, il y a aussi de la matérialité derrière tout ça.
Le temps file. Un grand merci à vous deux. J’ai trouvé l’échange très intéressant, j’espère que nos auditeurs et auditrices aussi, que vous aussi bien sûr. Bonne continuation. Bon courage dans la lutte et à bientôt j’espère.

Naphsica Papanicolaou : Merci.

Étienne Gonnu : Nous allons faire une pause musicale.

[Virgule musicale]

Étienne Gonnu : Nous allons écouter Throne Room par Sawtooth . On se retrouve dans trois minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : Throne Room par Sawtooth.

Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Throne Room par Sawtooth disponible sous licence libre Creative Commons Attribution, CC By 3.0.
Je suis Étienne Gonnu de l’April et nous allons passer à notre dernier sujet.

[Virgule musicale]

Chronique « La pituite de Luk », avec une question : être enregistré rend-il con ?

Étienne Gonnu : Être enregistré rend-il con ?, c’est la question que s’est posé Luk dans sa dernière pituite. Une pituite qu’il nous a proposée pré-enregistrée. Donc on l’écoute et on se retrouve juste après sur Cause Commune, la voix des possibles.

[Virgule sonore]

Luk : Pour la seconde fois, je livre une pituite enregistrée. C’est aujourd’hui totalement banal de s'enregistrer. Il y a de longue date une mode des auto-portraits qui, bizarrement, perd régulièrement de l’altitude. Les selfies, d’abord, qui ont donné lieu à cette merveilleuse invention qu’est la perche à selfie, un objet qui m’a permis d’observer l’ampleur de ma calvitie. L’objet semble avoir disparu des lieux publics, puis le selfie lui-même est devenu has been et on a commencé à parler de dick pick à la place…
Je pense que, pour être en avance sur son temps, il faut tout miser sur ses genoux, voire ses orteils. Personnellement, j'étais en avance sur mon temps au début des années 2000 avec mon avatar dans les forums. C’était une photo de mon pied.

Mais il y a aussi depuis des années tous les enregistrements qu'on a pas faits volontairement même si on sait qu'on est enregistré. Les caméras de vidéo-protection sont bien mal nommées parce qu'elles ne nous protègent pas de l'humiliation d'être matés en situation embarrassante. Il n’y a qu’à voir le nombre de vidéos de caméras de sécurité accessibles sur Internet qui révèlent les infortunes de quidams malchanceux. N’importe qui peut se retrouver demain sur tous les écrans en train de s'extraire un Mickey depuis le tréfonds de son appendice nasal. Les agents de sécurité ont un super boulot, leur vie professionnelle est une longue poilade à nos dépens.

Et il y a les enregistrements dont on ne connaissait pas l’existence. C’est une chose que tente de faire découvrir une femme sur sa chaîne TikTok dévolue aux données privées. Après s’être auto-infligé des enceintes connectées Amazon, elle a récupéré un paquet de données dont des milliers de petits enregistrements audio. Amazon conserve ce genre de sons indéfiniment et les fait écouter à des travailleurs précaires, un peu partout dans le monde, qui ont le privilège de pouvoir se moquer d’inconnus au prétexte d’améliorer la reconnaissance vocale. Il y a Apple dont une étude récente montre que ses prétentions à la défense des données privées de ses clients n’excluent pas la collecte de beaucoup d’informations.

Même sans enceintes mouchardes chez soi, nous restons massivement enregistrés. On le sait, on le déplore mais, au final, nous y sommes tous soumis.
Ça me rappelle une vieille lecture. Il y a plus de 100 ans, Max Weber expliquait que les premiers protestants étaient convaincus qu’ils étaient prédestinés. Puisque Dieu était omniscient, il savait déjà comment chacun allait réagir aux épreuves et quels étaient ses sentiments et ses pensées. Puisque toute faute, à commencer par la prétention de se croire élu, était irrémédiablement inscrite sur son ardoise, la seule échappatoire était d’exceller à la place qui avait été assignée par le grand architecte.

Comme les premiers protestants nous sommes transparents ce qui, paradoxalement, nous retire toute possibilité de rester invisibles. Comme eux, nous devrions être paralysés à l’idée que toute faiblesse, tout passage à vide est inscrit sur notre ardoise numérique jusqu’à la fin des temps. La différence, c’est que cette transparence qui nous accable est bien plus tangible qu’un ami imaginaire caché dans le ciel.
On a bien mis en place le droit à l’oubli avec l’espoir de contrer l’implacable mémoire d’Internet, mais c’est un droit fondamental à être nul et con qu’il faudrait mettre à la place.

Le problème c’est que la connerie est le carburant des GAFAM, des usines à troll et du commerce à destination du grand public en général. C’est ce que le témoignage de Frances Haugen, devant le Congrès américain, a confirmé. Plus de colère, plus de haine, plus de mensonges donnent plus de profit. C’est assez logique, le marketing et la pub cherchent depuis des décennies la décision impulsive et irrationnelle et l’accès à plus de données permet d’accentuer le mouvement. Ce n’était pas mieux avant, c’était juste moins sophistiqué et moins systématique.

Notre stratégie d’adaptation est bien différente de celles des protestants de l’époque. Puisqu’on ne peut plus camoufler notre connerie et qu’elle est favorisée par les grandes puissances cachées dans les nuages, alors autant la revendiquer, l’étaler partout avec fierté et avec l’envie d’en découdre. « J’assume » est la phrase typique alors que bien souvent, ce sont les gens autour du con qui assument les conséquences.

Je pense qu’on peut aller plus loin, je pense que nous devrions l’élever au rang de divinité. Et oui, la connerie est universelle, ne sommes-nous pas tous le con de quelqu’un d’autre ? La connerie est infinie ; Einstein avait un doute pour l’univers mais pas pour l’imbécilité humaine. La connerie est omnipotente, les cons ça ose tout et puis il est si difficile de faire collaborer des gens, alors qu’un seul con peut si facilement tout faire péter.

Embrassons donc ce stade ultime de la mystique et prosternons-nous devant notre maître à tous. Ainsi, l’humanité sera enfin unie sous une même bannière. Je ne doute pas qu’un schisme apparaîtra bien rapidement, ce qui serait très con et renforcerait la pertinence de notre nouvelle foi. C’est implacable !

[Virgule sonore]

Étienne Gonnu : Merci à Luk pour cette nouvelle pituite que, personnellement, j’ai trouvé extrêmement intéressante et d’utilité publique. Chacun son avis sur « être enregistrée rend-il con ? »

Quoi de Libre ? Actualités et annonces concernant l'April et le monde du Libre

Étienne Gonnu : Faute de temps nous n’allons pas faire d’annonces de fin d’émission, mais je vous invite à retrouver, comme d’habitude, les événements près de chez vous ainsi que les associations locales du logiciel libre sur l’agendadulibre.org, une ressource inestimable.

Notre émission se termine.

Je remercie les personnes qui ont participé : Noémie Bergez, Naphsica Papanicolaou, Pierre-Yves Beaudouin, l’incroyable Luk.
Aux manettes de la régie aujourd’hui ma collègue Isabella Vanni.
Merci également à l’équipe qui s’occupe de la post-production des podcasts : Samuel Aubert, Élodie Déniel-Girodon, Lang1, bénévoles à l’April, ainsi qu’Olivier Grieco, le directeur d’antenne de la radio.
Merci aussi à Quentin Gibaux, bénévole à l’April, qui découpera le podcast complet en podcasts individuels par sujet.

Vous retrouverez sur notre site web, april.org, toutes les références utiles ainsi que sur le site de la radio, causecommune.fm.
N’hésitez pas à nous faire des retours pour indiquer ce qui vous a plu mais aussi des points d’amélioration. Vous pouvez également nous poser toute question et nous y répondrons directement ou lors d’une prochaine émission.
Toutes vos remarques et questions sont les bienvenues.

Nous vous remercions d’avoir écouté l’émission.
Si vous avez aimé cette émission, n’hésitez pas à en parler le plus possible autour de vous et à faire connaître également la radio Cause Commune, la voix des possibles.

La prochaine émission aura lieu en direct mardi 2 novembre 2021 à 15 heures 30. Nous travaillons encore sur le sujet principal.

Nous vous souhaitons de passer une belle fin de journée. On se retrouve en direct le 2 novembre et d’ici là, portez-vous bien.

Générique de fin d'émission : Wesh tone par Realaze.