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<b>Hervé Gardette : </b>L’analogie avec les sociétés de droit d’auteur est intéressante,
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<b>Hervé Gardette : </b>L’analogie avec les sociétés de droit d’auteur est intéressante, parce que c’est vrai que ça permet de comprendre quel pourrait être le mode de rémunération, avec la CNIL qui pourrait être cette plateforme qui sert justement de redistribution de ces droits, Isabelle Falque-Pierrotin ça vous intéresse ? Vous en pensez quoi ?
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<b>Isabelle Falque-Pierrotin : </b>Mais je n’y crois pas du tout !
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<b>Hervé Gardette : </b>Du point de vue de la faisabilité ?
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<b>Isabelle Falque-Pierrotin : </b>Non, je n’y crois pas du tout et je dirais même  philosophiquement et économiquement je pense que ça n’est pas une bonne réponse. Économiquement, ça voudrait dire qu’on arrive à créer une sorte de marché secondaire de la donnée, piloté par l’individu. Toute la question va être de savoir de quoi parle-t-on ? On parle de mails, alors je suis propriétaire des mails que j’émets et pas de ceux que je reçois. Voyez ! Les données, Lionel l’a justement dit, ont aussi une dimension collective. Mes données génétiques, est-ce que je peux les commercialiser alors qu’en réalité ça dit beaucoup de choses sur des tas d’autres individus que moi-même ? Ce micropaiement, toutes les études qui ont été faites sur le sujet montrent que sur un plan strictement économique, en réalité les individus gagneraient extrêmement peu sur l’année.
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<b>Hervé Gardette : </b>Mais extrêmement peu c’est toujours mieux qu’extrêmement rien. Ça peut aussi intéresser. C’est-à-dire sans forcément faire un effort supplémentaire se dire qu’on toucherait ne serait-ce qu’un petit pécule annuel.
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<b>Isabelle Falque-Pierrotin : </b>Mais toutes les études montrent qu’en réalité si vous créez une régulation de marché entre deux acteurs dont l’un est extrêmement puissant, en l’occurrence les GAFA, et en face vous avez la multitude des individus qui voudront monnayer leurs données, le pouvoir sera de plus en plus transféré, en réalité, auprès des opérateurs économiques. Donc c’est une illusion de penser que les individus vont gagner de l’argent de cette manière-là.
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Et je laisse de côté le deuxième argument qui est quand même un argument philosophique, c’est que les données ce n’est pas simplement des petits pois ! On est en train de commercialiser et de parler d’attributs de la personne humaine. Donc si on fait ça, on est en rupture avec toute la démarche philosophique qui est non seulement française mais européenne, consolidée au niveau du règlement européen aujourd’hui, imitée par les pays francophones, les pays de l’Amérique du Sud. Enfin ! Pour changer d’approche, en termes de régulation, il faut vraiment être sûrs que ce qu’on va substituer à la situation actuelle est vraiment meilleur. Franchement, moi je ne crois pas que ça soit meilleur !
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<b>Hervé Gardette : </b>Donc non seulement vous dites ce serait compliqué à mettre en place, ça ne rapporterait pas grand-chose à chacun et surtout, sur le plan des principes, ça irait à l’encontre de la philosophie autour des données personnelles. Lionel Maurel vous qui, j’imagine, passez beaucoup de temps sur Internet, êtes régulièrement connecté, si vous pouviez vendre vos données, vos données fussent-elles sociales, quitte à, je ne sais pas, pourquoi pas vous organiser en coopérative avec d’autres pour recevoir une rémunération, est-ce que c’est quelque chose qui pourrait vous intéresser sur le principe ?
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<b>Lionel Maurel : </b>Non, pas du tout. Parce que, en fait, si vous voulez, rentrer dans cette logique-là de monétisation ça a des sous-entendus très profonds. Ça veut dire que ce que propose Génération Libre c’est avant tout de créer un droit de propriété privée sur les données. Donc de réduire, justement, les données à cette dimension hyper individuelle alors que, comme j’ai essayé de dire tout à l’heure, c’est surtout la dimension collective qui m’intéresse. Et ensuite de ça, quand vous créez un droit de propriété privée, vous déléguez la régulation à un marché. Et ça, en fait, le but final, c’est-à-dire de faire en sorte que ce soit le marché qui régule la protection de nos vies privées, avec un sous-entendu libéral qui dit « c’est le marché qui régulera plus efficacement les données personnelles qu’une approche en termes de droits fondamentaux comme le fait la CNIL ou, comme nous on essaye de le pousser, une approche en termes de décision collective. » Parce que vous avez repris l’image des données citoyennes, mais par définition, si je vends mes données, j’abdique tout pouvoir de décision citoyen. Je vais être dans une relation de vendeur à acheteur et ce n’est pas du tout ça une relation citoyenne. Pour qu’il y ait une relation citoyenne dans l’usage des données, il faudrait qu’on ait des moyens collectifs de contrôle sur l’usage de nos données. Et actuellement ces moyens n’existent pas en fait. On n’a pas d’organisation de la société civile qui soit suffisamment structurée pour pouvoir peser. Et vous avez un sociologue qui travaille en France qui s’appelle Antonio Casilli.
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<b>Hervé Gardette : </b>Il était sur France Culture il y quelques jours de ça.
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<b>Lionel Maurel : </b>Qui était sur France culture la semaine dernière, qui dit : « La vie privée a cessé d’être un droit individuel, elle est devenue le résultat d’une négociation collective. » Si on fait passer les données dans une régulation de type marché, on abdique toute volonté d’avoir cette négociation collective, parce qu’on sera noyé à des négociations hyper individualisées, dans un cadre complètement asymétrique, qui empêchera l’individu de pouvoir négocier. Il n’y aura pas de négociation possible avec un acteur comme Facebook.
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<b>Hervé Gardette : </b>Alors la réaction d’Isabelle Landreau et ensuite je repasserai la parole à Isabelle Falque-Pierrotin. Isabelle Landreau, vous qui défendez cette monétisation.
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<b>Isabelle Landreau : </b>Évidemment on est contre ce que vient de dire Lionel parce que c’est quand même nier le droit d’accès à la propriété privée. Le droit à la propriété c’est un droit fondamental, naturel, imprescriptible, qui est déjà dès 1789, qui est dans les Déclarations de 1948. C’est un droit fondamental qui existe au niveau européen, à la Convention européenne des droits de l’homme.
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<b>Hervé Gardette : </b>Oui, mais je peux être propriétaire de ma maison, par exemple de ma voiture, mais les données c’est quelque chose de différent, non ? Ça n’a pas la même nature !
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<b>Isabelle Landreau : </b>Pourquoi exclure le citoyen de cette mine d’or qu’il, lui-même, génère, il est le premier générateur, et il consent à générer ou pas. Nous on dit il faut rétablir un rééquilibre et qu’il ait la liberté de choix, la liberté d’exploiter ou de ne pas exploiter. Donc c’est ça qui est important. À l’heure actuelle, et on est tous d’accord là-dessus, il y a un véritable déséquilibre. Donc si on n’introduit pas le rempart de la propriété privée, eh bien on va aller vers des abus qu’on voit déjà à droite à gauche. Et de toutes façons le marché, comme Isabelle Falque-Pierrotin l’a dit, il existe ; le marché de la donnée existe. Donc en effet, il faut essayer de trouver un moyen pour protéger le citoyen, mais qu’il en ait un certain revenu dans un équilibre des pouvoirs.
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<b>Hervé Gardette : </b>Oui, mais ce que dit Lionel Maurel c’est que ce n’est pas forcément au marché qu’il faut donner le pouvoir de régulation. Il y a eu, par exemple il y a quelques jours, alors je ne suis pas sûr que ce soit un grand spécialiste des questions liées aux données personnelles, mais Julien Dray, sur BFMTV, qui propose que nous mettions en place, alors je le cite, « une taxe sur les GAFA qui permettra de constituer une dotation universelle pour chacun d’entre nous de 50 000 euros à l’âge de 18 ans. » Bon ! Je ne sais pas ce que vaut cette estimation. Mais est-ce qu’on ne pouvait pas, plutôt que de se dire on va individualiser la gestion des données personnelles, Isabelle Landreau, de se dire eh bien finalement chaque citoyen internaute va recevoir une dotation qui sera financée par les grandes entreprises du Web. Chacun touchera à peu près la même chose, mais au moins il y aura une autre façon de réguler ça et de rééquilibrer justement la relation qui ne l’est pas pour l’instant.
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<b>Isabelle Landreau : </b>De toutes façons, nous c’est une option et c’est une solution parmi d’autres. Vous avez cité monsieur Dray, mais il y a aussi monsieur Moscovici qui a aussi des solutions, justement, pour taxer les GAFA à différents niveaux. C’est tout à fait faisable, bien sûr. C’est-à-dire qu’il y aura une réversion, une redistribution des richesses. Nous on considère que la donnée personnelle est une richesse et que le citoyen ne doit pas simplement consentir par défaut, dans un système de <em>opt out</em>, mais doit être libre de ses choix d’exploiter et de ne pas exploiter. Et à l’heure actuelle vous avez vu, vous avez fait mention de la décision belge, la décision de Berlin, on voit quand même qu’il y a un vrai problème dans ce déséquilibre de marché.
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<b>Hervé Gardette : </b>Isabelle Falque-Pierrotin.
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<b>Isabelle Falque-Pierrotin : </b>Je veux juste dire que aaujourd’hui on a un droit qui est, dans le fond, extraordinairement puissant puisque même que si vous n’êtes pas détenteur des données, propriétaire d’une base de données, vous gardez des droits dessus. Donc pour les individus, c’est un levier absolument extraordinaire de faire valoir leurs droits par rapport à ces grands acteurs internationaux. Le problème c’est qu’ils ne font pas suffisamment valoir ces droits. Donc il y a effectivement un travail à mener pour que les droits d’accès, les droits de portabilité, le droit à l’oubli, qui sont des droits qui rééquilibrent, justement, le pouvoir entre l’individu et les sociétés, soient effectivement mobilisés.
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<b>Hervé Gardette : </b>Mais Isabelle Falque-Pierrotin, si j’ai de tels droits, est-ce que ça ne signifie pas que je suis propriétaire de ces données ?
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<b>Isabelle Falque-Pierrotin : </b>Mais justement pas. Mais justement, c’est ça le grand intérêt du droit actuel, c’est que vous n’avez pas besoin de démontrer quoi que ce soit, que vous soyez propriétaire ou pas, vous bénéficiez de ces droits dès lors que c’est une donnée personnelle qui vous concerne. Et ça, je crois que c’est une supériorité et une avance de ce droit de la propriété des données qu’il ne faut surtout pas remettre en cause. Là où Lionel a raison c’est que la dimension collective de ce droit de la protection des données personnelles n’est pas suffisante. Mais moi je crois que le règlement européen, bien sûr qu’il est centré beaucoup sur l’individu, mais il contient quand même en germe des éléments, justement, de gestion plus collective à travers l’action collective et les actions je dirais que les associations peuvent mobiliser. Et ça je crois que c’est vraiment intéressant parce qu’on a beaucoup parlé du fait que l’Internet c’était le pouvoir de la foule, et effectivement, pour les GAFA, la donnée personnelle est intéressante si, en fait, elle est agrégée avec plein d’autres. Avec le recours collectif, en fait on reprend la même idée, on l’applique au droit des personnes et on dit vous allez pouvoir être un certain nombre à faire valoir ensemble vos droits et avoir, ce qui est nouveau, un droit à réparation. Donc le droit à réparation ,qui est contenu dans ce nouveau RGPD, c’est aussi un moyen d’avoir un retour financier qui n’existait pas auparavant.
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<b>Hervé Gardette : </b> Isabelle Falque-Pierrotin, encore un mot sur l’idée d’une redistribution,

Version du 3 mars 2018 à 17:22


Titre : A qui confier notre portefeuille de données personnelles ?

Intervenants : Isabelle Falque-Pierrotin - Isabelle Landreau - Lionel Maurel - Hervé Gardette

Lieu : France Culture - Émission Du Grain à moudre

Date : février 2018

Durée : 40 min 24

Écouter ou télécharger le podcast

Licence de la transcription : Verbatim

NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des intervenants et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO

Transcription

Hervé Gardette : Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue dans Du Grain à moudre, nous sommes ensemble jusqu’à 19 heures

« Que Facebook cesse de pister les internautes sans leur consentement et qu’il détruise toutes les données personnelles obtenues illégalement », c’est ce que demande la justice belge au groupe américain dans un jugement rendu vendredi dernier au nom du respect de la vie privée. Faute de s’y soumettre Facebook devra payer une astreinte de 250 000 euros par jour de retard. Certes, l’entreprise de Mark Zuckerberg pourra s’en remettre, mais il ne s’agit pas pour autant d’une décision seulement symbolique. Les juges belges viennent d’envoyer un signal fort aux grandes entreprises du Web : « Vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez avec les données des internautes ! » L’Union européenne s’est d’ailleurs dotée d’un nouveau règlement sur le sujet ; il entrera en vigueur le 25 mai prochain.

La question n’est pas seulement d’ordre juridique, elle est aussi financière. Les données personnelles sont une richesse, certains parlent même d’or noir du XXIe siècle, mais une richesse captée par les plateformes au détriment de ceux qui les produisent autrement dit nous tous.

Pour remettre de l’équité dans un système déséquilibré le think tank Génération Libre propose de monétiser nos données, idée séduisante à première vue, mais faut-il vraiment considérer ses données comme une simple marchandise ? Ne sont-elles pas un bien commun ? Dès lors à qui confier notre portefeuille de données personnelles ? C’est le sujet du soir en compagnie de trois invités : Isabelle Falque-Pierrotin. Bonsoir.

Isabelle Falque-Pierrotin : Bonsoir.

Hervé Gardette : Vous êtes conseillère d’État, vous présidez la CNIL, la Commission nationale informatique et libertés ; vous êtes par ailleurs présidente de la Conférence mondiale des autorités de protection des données. Pour discuter avec vous Isabelle Landreau. Bonsoir.

Isabelle Landreau : Bonsoir.

Hervé Gardette : Vous est avocate au barreau de Paris, médiateur, membre du Conseil scientifique du think tank Génération Libre et coauteur du rapport « Mes data sont à moi pour une patrimonialité des données personnelles ». Et puis troisième invité, Lionel Maurel.

Lionel Maurel : Bonsoir.

Hervé Gardette : Bonsoir. Vous êtes juriste et bibliothécaire, auteur du blog Silex ; vous avez d’ailleurs signé dernièrement un article intitulé « Pour une protection sociale des données personnelles ». Vous êtes par ailleurs membre de La Quadrature du Net et du collectif SavoirsCom1. Avant de débuter la discussion sur le fait de savoir s’il faut, ou pas, monétiser nos données personnelles, peut-être faut-il d’abord commencer par redire ce que sont ces données. Si on regarde l’article 2 de la loi informatique et libertés que vous connaissez forcément par acteur, Isabelle Falque-Pierrotin, mais je vais quand même en lire un extrait : « Constitue une donnée à caractère personnel, toute information relative à une personne physique identifiée ou qui peut être identifiée directement ou indirectement ». Comme on dit souvent quand on est journaliste, concrètement ça recouvre quels types de données ?

Isabelle Falque-Pierrotin : Concrètement ça recouvre le nom, le prénom, les choses qui naturellement se rapportent à un individu, mais aussi un numéro d’identification de l’individu, par exemple son numéro de sécurité sociale, son numéro fiscal et, de plus en plus, ses habitudes de vie ou de consommation : son panier d’achats sur Internet ; les endroits où il est, ce qu’on appelle les données de géolocalisation ; peut-être aussi l’ensemble des appareils techniques qui tournent autour de lui, en particulier son téléphone. Donc, si vous voulez, c’est tout un écosystème informationnel qui peut se rattacher directement ou indirectement à une personne.

Hervé Gardette : Alors de plus en plus il est important, Lionel Maurel. C’est-à-dire qu’on produit, sans toujours s’en rendre compte, mais de plus en plus de données personnelles et d’ailleurs, même le terme de « personnelles » est important, c’est-à-dire des données peut-être de plus en plus intimes c’est-à-dire qui vont de plus en plus profond dans notre vie privée.

Lionel Maurel : Oui. Il y a une sorte de paradoxe là-dessus, parce qu’à la fois il y a une production de données qui sont, comme vous dites, de plus en plus intimes parce qu’on a des moyens de plus en plus importants pour les capter, notamment avec les objets connectés qui peuvent nous suivre en permanence : un simple téléphone portable capte une somme de données en temps réel sur nous qui est importante. Mais j’ai envie de dire les données, quelque chose dans la définition des données sur les rendre personnelles qui moi me gêne toujours, parce qu’en fait elles sont aussi de plus en plus sociales ou de plus en plus collectives. Ce n’est pas pour rien que ce sont les réseaux sociaux, par exemple, qui sont les premiers à essayer de capter ces données. En fait, ces données sont toujours un reflet de notre vie sociale. Dans les données que vous avez citées par exemple, je ne sais, mon nom m’a été donné par mes parents ; je travaille à tel endroit, mon employeur produit des données sur moi ; j’habite à tel endroit, c’est l’État qui va produire des données sur nous. Donc, du coup, ces données ont toujours une dimension collective.

Hervé Gardette : Et vous préféreriez qu’on parle de données sociales plutôt que de données personnelles ?

Lionel Maurel : Moi je préférerais carrément qu’on parle de données sociales, effectivement, parce que ça mettrait beaucoup plus en avant la dimension collective qui, actuellement, n’est pas assez perçue.

Hervé Gardette : Est-ce que le terme de données personnelles vous convient à vous, Isabelle Landreau ?

Isabelle Landreau : Oui, tout à fait. C’est vrai que Lionel a souligné la dimension collective et elle n’est pas oubliée de notre rapport. Il a évoqué, il n’a pas dit, mais il a écrit un article dans L’Obs qui parle de « données citoyennes » et je trouve que ce terme est bon. C’est vrai que la personne, identifiée ou identifiable à travers ses usages numériques et ses objets connectés, va avoir un nombre incommensurable de données et de plus en plus.

Hervé Gardette : Ces données citoyennes, qui en profite au premier chef, Isabelle Landreau ? Dans le rapport que vous évoquez vous parlez notamment d’un pillage en règle de ces données, pillage par les géants de l’Internet.

Isabelle Landreau : Oui, tout à fait. Mais on n’est pas les seuls à dire ça. Lionel a parlé, par exemple, de prédation et que c’était une grande violence. C’est vrai qu’en fait ces données sont collectées un peu à notre insu sans qu’il y ait vraiment un consentement clair et explicite. Bien sûr il a des nouveautés dans le RGPD [Règlement général sur la protection des données ].

Hervé Gardette : Le RGPD c’est le règlement qui entrera en vigueur le 25 mai au niveau européen.

Isabelle Landreau : Voilà, exactement. À l’heure actuelle, si vous voulez, le consentement c’est un système de opt out, c’est-à-dire où on consent par défaut et on ne lit pas forcément les conditions générales de vente ou d’utilisation, tel Facebook, et donc c’est quelque chose de global. Le citoyen n’a pas le droit de négocier.

Hervé Gardette : Est-ce qu’il y a un consensus déjà sur ce constat-là Isabelle Falque-Pierrotin et Lionel Maurel ? Sur le fait que nous qui produisons ces données, alors appelons-les données personnelles, données citoyennes, données sociales, nous n’en profitons pas ; en tout cas, ceux qui en profitent ce sont ceux qui ont la capacité de les monétiser, à savoir les industries du Web.

Isabelle Falque-Pierrotin : Moi je poserais les choses différemment. Je crois qu’en fait, aujourd’hui, il y a un consensus sur le fait que les données personnelles représentent beaucoup d’argent ; il y a une valeur économique qui est forte. Il y a un consensus pour dire la valeur de ces données est effectivement largement agrégée par ces acteurs économiques et il n’y a pas de retour soit vers l’individu soit vers la collectivité, en tout cas pas de retour suffisant. Et ça, une fois qu’on s’est mis d’accord la-dessus, il y a différentes solutions pour traiter ensuite le constat.

Hervé Gardette : Est-ce que vous seriez d’accord là-dessus, justement, Lionel Maurel ?

Lionel Maurel : Je serais d’accord avec quelques nuances. Dans la vision qu’on essaie de porter, ce qu’on dit c’est que ces données, en fait, sont le résultat d’un rapport de production forcée dans lequel on nous inclut. Notamment ces plateformes nous incluent dans un rapport de production parce qu’en fait, quand on est sur ces plateformes type Facebook et autres, elles nous font produire les données et on les coproduit avec elles, et ce rapport ressort de ce que beaucoup appellent le digital labor, le travail numérique, et effectivement ça produit une valeur économique.

Hervé Gardette : Dont nous en profitons aussi en retour, c’est-à-dire que ces données qu’on fournit on s’en sert aussi dans la vie de tous les jours.

Lionel Maurel : En termes de services et là où je pourrais avoir certains points d’accord avec Génération Libre c’est sur la dimension asymétrique du rapport avec ces plateformes. C’est-à-dire qu’effectivement elles nous placent dans un rapport de puissance complètement déséquilibré qui ne permet pas à l’individu d’avoir la maîtrise. Après on va avoir plutôt des désaccords sur les moyens qui permettraient de rééquilibrer ce rapport.

Hervé Gardette : On va dire que le consensus, disons a minima, est sur cette question d’une asymétrie, Isabelle Falque-Pierrotin ?

Isabelle Falque-Pierrotin : Oui, d’une asymétrie avec quand même une caractéristique c’est qu’on a un retour en termes d’accès à des services gratuits. Donc aujourd’hui l’échange n’est pas 0 et 100 entre, d’une part, l’individu et la société. On a, en fait, une relation qui est déséquilibrée mais qui se traduit pour l’individu, quand même en termes de bénéfices, accès à des services gratuits.

Hervé Gardette : Donc il y a du déséquilibre et l’idée c’est justement d’essayer, peut-être, de rétablir un peu d’équilibre, si ce n’est un équilibre absolu. Et on va commencer par une des pistes qui est proposée, Isabelle Landreau, par votre think tank Génération Libre, qui consisterait donc à monétiser nos données personnelles. Déjà, je voudrais juste d’un point de vue, comment dire, très pratique, en quoi ça consisterait ? Comment ça fonctionnerait ? C’est-à-dire qu’à chaque fois que je remplis un formulaire, par exemple quand je remplis la case de mon nom, ça correspond à telle somme ; quand je remplis mon prénom à telle autre somme ? Comment est-ce que je serais rémunéré en fournissant sur Internet des données personnelles ?

Isabelle Landreau : Vous avez tout à fait raison, c’est déjà le cas. Quand vous regardez on connaît le prix d’un numéro de compte en banque, on connaît le prix d’une adresse e-mail, on connaît le prix d’un nom et un prénom ; tout ça c’est déjà sur le marché.

Hervé Gardette : Déjà sur le marché. C’est-à-dire c’est ce que des entreprises vendent à d’autres entreprises ?

Isabelle Landreau : C’est déjà dans le marché aux États-Unis, ailleurs, sur le dark web et ainsi de suite. Donc nous ce qu’on a proposé dans le rapport c’est une option possible, mais il y en a bien d’autres. Je suis d’accord sur le consensus qu’il n’y a pas de retour suffisant et, en effet, il y a un véritable déséquilibre entre la promesse, si vous voulez, des prix des données qui est quand même une devise forte, et puis une devise faible qui est la gratuité.

Hervé Gardette : Oui, mais vous ne répondez pas à ma question Isabelle Landreau. C’est-à-dire comment ça fonctionnerait ? C’est-à-dire moi qui suis un individu lambda de quelle manière je pourrais être rémunéré, disons, par rapport à mes données personnelles ?

Isabelle Landreau : J’y arrive. On a imaginé que la CNIL soit au centre de cette gestion de la donnée et ça peut-être soit une plateforme développée par la CNIL, sous forme, par exemple, des sociétés de gestion collective comme pour les droits d’auteur, pour la Sacem, la SACD ; mais ça peut-être aussi sous forme d’une API, d’une plateforme où justement le citoyen, le cybercitoyen, va consentir à une exploitation catégorielle de sa donnée, dans une finalité déterminée, pour un temps déterminé. Et tout ça est rémunéré par une chaîne de valeur avec des détaillants, des courtiers en données et il va recevoir un micro-paiement, un nano-paiement tel que ce qu’on fait déjà lorsqu’on achète des applications à 0,99 euros. Et donc ça multiplié par le nombre, si vous voulez, de transactions qui seront enfermées dans la chaîne de blocs par des Smart Contracts, eh bien tout ceci va être authentifié et chiffré. Donc on respecte aussi la vie privée. On n’est pas contre la vie privée, au contraire, on va respecter la vie privée et on a les moyens techniques, comme vous m’interrogiez, pour respecter cette vie privée.

11’15

Hervé Gardette : L’analogie avec les sociétés de droit d’auteur est intéressante, parce que c’est vrai que ça permet de comprendre quel pourrait être le mode de rémunération, avec la CNIL qui pourrait être cette plateforme qui sert justement de redistribution de ces droits, Isabelle Falque-Pierrotin ça vous intéresse ? Vous en pensez quoi ?

Isabelle Falque-Pierrotin : Mais je n’y crois pas du tout !

Hervé Gardette : Du point de vue de la faisabilité ?

Isabelle Falque-Pierrotin : Non, je n’y crois pas du tout et je dirais même philosophiquement et économiquement je pense que ça n’est pas une bonne réponse. Économiquement, ça voudrait dire qu’on arrive à créer une sorte de marché secondaire de la donnée, piloté par l’individu. Toute la question va être de savoir de quoi parle-t-on ? On parle de mails, alors je suis propriétaire des mails que j’émets et pas de ceux que je reçois. Voyez ! Les données, Lionel l’a justement dit, ont aussi une dimension collective. Mes données génétiques, est-ce que je peux les commercialiser alors qu’en réalité ça dit beaucoup de choses sur des tas d’autres individus que moi-même ? Ce micropaiement, toutes les études qui ont été faites sur le sujet montrent que sur un plan strictement économique, en réalité les individus gagneraient extrêmement peu sur l’année.

Hervé Gardette : Mais extrêmement peu c’est toujours mieux qu’extrêmement rien. Ça peut aussi intéresser. C’est-à-dire sans forcément faire un effort supplémentaire se dire qu’on toucherait ne serait-ce qu’un petit pécule annuel.

Isabelle Falque-Pierrotin : Mais toutes les études montrent qu’en réalité si vous créez une régulation de marché entre deux acteurs dont l’un est extrêmement puissant, en l’occurrence les GAFA, et en face vous avez la multitude des individus qui voudront monnayer leurs données, le pouvoir sera de plus en plus transféré, en réalité, auprès des opérateurs économiques. Donc c’est une illusion de penser que les individus vont gagner de l’argent de cette manière-là.

Et je laisse de côté le deuxième argument qui est quand même un argument philosophique, c’est que les données ce n’est pas simplement des petits pois ! On est en train de commercialiser et de parler d’attributs de la personne humaine. Donc si on fait ça, on est en rupture avec toute la démarche philosophique qui est non seulement française mais européenne, consolidée au niveau du règlement européen aujourd’hui, imitée par les pays francophones, les pays de l’Amérique du Sud. Enfin ! Pour changer d’approche, en termes de régulation, il faut vraiment être sûrs que ce qu’on va substituer à la situation actuelle est vraiment meilleur. Franchement, moi je ne crois pas que ça soit meilleur !

Hervé Gardette : Donc non seulement vous dites ce serait compliqué à mettre en place, ça ne rapporterait pas grand-chose à chacun et surtout, sur le plan des principes, ça irait à l’encontre de la philosophie autour des données personnelles. Lionel Maurel vous qui, j’imagine, passez beaucoup de temps sur Internet, êtes régulièrement connecté, si vous pouviez vendre vos données, vos données fussent-elles sociales, quitte à, je ne sais pas, pourquoi pas vous organiser en coopérative avec d’autres pour recevoir une rémunération, est-ce que c’est quelque chose qui pourrait vous intéresser sur le principe ?

Lionel Maurel : Non, pas du tout. Parce que, en fait, si vous voulez, rentrer dans cette logique-là de monétisation ça a des sous-entendus très profonds. Ça veut dire que ce que propose Génération Libre c’est avant tout de créer un droit de propriété privée sur les données. Donc de réduire, justement, les données à cette dimension hyper individuelle alors que, comme j’ai essayé de dire tout à l’heure, c’est surtout la dimension collective qui m’intéresse. Et ensuite de ça, quand vous créez un droit de propriété privée, vous déléguez la régulation à un marché. Et ça, en fait, le but final, c’est-à-dire de faire en sorte que ce soit le marché qui régule la protection de nos vies privées, avec un sous-entendu libéral qui dit « c’est le marché qui régulera plus efficacement les données personnelles qu’une approche en termes de droits fondamentaux comme le fait la CNIL ou, comme nous on essaye de le pousser, une approche en termes de décision collective. » Parce que vous avez repris l’image des données citoyennes, mais par définition, si je vends mes données, j’abdique tout pouvoir de décision citoyen. Je vais être dans une relation de vendeur à acheteur et ce n’est pas du tout ça une relation citoyenne. Pour qu’il y ait une relation citoyenne dans l’usage des données, il faudrait qu’on ait des moyens collectifs de contrôle sur l’usage de nos données. Et actuellement ces moyens n’existent pas en fait. On n’a pas d’organisation de la société civile qui soit suffisamment structurée pour pouvoir peser. Et vous avez un sociologue qui travaille en France qui s’appelle Antonio Casilli.

Hervé Gardette : Il était sur France Culture il y quelques jours de ça.

Lionel Maurel : Qui était sur France culture la semaine dernière, qui dit : « La vie privée a cessé d’être un droit individuel, elle est devenue le résultat d’une négociation collective. » Si on fait passer les données dans une régulation de type marché, on abdique toute volonté d’avoir cette négociation collective, parce qu’on sera noyé à des négociations hyper individualisées, dans un cadre complètement asymétrique, qui empêchera l’individu de pouvoir négocier. Il n’y aura pas de négociation possible avec un acteur comme Facebook.

Hervé Gardette : Alors la réaction d’Isabelle Landreau et ensuite je repasserai la parole à Isabelle Falque-Pierrotin. Isabelle Landreau, vous qui défendez cette monétisation.

Isabelle Landreau : Évidemment on est contre ce que vient de dire Lionel parce que c’est quand même nier le droit d’accès à la propriété privée. Le droit à la propriété c’est un droit fondamental, naturel, imprescriptible, qui est déjà dès 1789, qui est dans les Déclarations de 1948. C’est un droit fondamental qui existe au niveau européen, à la Convention européenne des droits de l’homme.

Hervé Gardette : Oui, mais je peux être propriétaire de ma maison, par exemple de ma voiture, mais les données c’est quelque chose de différent, non ? Ça n’a pas la même nature !

Isabelle Landreau : Pourquoi exclure le citoyen de cette mine d’or qu’il, lui-même, génère, il est le premier générateur, et il consent à générer ou pas. Nous on dit il faut rétablir un rééquilibre et qu’il ait la liberté de choix, la liberté d’exploiter ou de ne pas exploiter. Donc c’est ça qui est important. À l’heure actuelle, et on est tous d’accord là-dessus, il y a un véritable déséquilibre. Donc si on n’introduit pas le rempart de la propriété privée, eh bien on va aller vers des abus qu’on voit déjà à droite à gauche. Et de toutes façons le marché, comme Isabelle Falque-Pierrotin l’a dit, il existe ; le marché de la donnée existe. Donc en effet, il faut essayer de trouver un moyen pour protéger le citoyen, mais qu’il en ait un certain revenu dans un équilibre des pouvoirs.

Hervé Gardette : Oui, mais ce que dit Lionel Maurel c’est que ce n’est pas forcément au marché qu’il faut donner le pouvoir de régulation. Il y a eu, par exemple il y a quelques jours, alors je ne suis pas sûr que ce soit un grand spécialiste des questions liées aux données personnelles, mais Julien Dray, sur BFMTV, qui propose que nous mettions en place, alors je le cite, « une taxe sur les GAFA qui permettra de constituer une dotation universelle pour chacun d’entre nous de 50 000 euros à l’âge de 18 ans. » Bon ! Je ne sais pas ce que vaut cette estimation. Mais est-ce qu’on ne pouvait pas, plutôt que de se dire on va individualiser la gestion des données personnelles, Isabelle Landreau, de se dire eh bien finalement chaque citoyen internaute va recevoir une dotation qui sera financée par les grandes entreprises du Web. Chacun touchera à peu près la même chose, mais au moins il y aura une autre façon de réguler ça et de rééquilibrer justement la relation qui ne l’est pas pour l’instant.

Isabelle Landreau : De toutes façons, nous c’est une option et c’est une solution parmi d’autres. Vous avez cité monsieur Dray, mais il y a aussi monsieur Moscovici qui a aussi des solutions, justement, pour taxer les GAFA à différents niveaux. C’est tout à fait faisable, bien sûr. C’est-à-dire qu’il y aura une réversion, une redistribution des richesses. Nous on considère que la donnée personnelle est une richesse et que le citoyen ne doit pas simplement consentir par défaut, dans un système de opt out, mais doit être libre de ses choix d’exploiter et de ne pas exploiter. Et à l’heure actuelle vous avez vu, vous avez fait mention de la décision belge, la décision de Berlin, on voit quand même qu’il y a un vrai problème dans ce déséquilibre de marché.

Hervé Gardette : Isabelle Falque-Pierrotin.

Isabelle Falque-Pierrotin : Je veux juste dire que aaujourd’hui on a un droit qui est, dans le fond, extraordinairement puissant puisque même que si vous n’êtes pas détenteur des données, propriétaire d’une base de données, vous gardez des droits dessus. Donc pour les individus, c’est un levier absolument extraordinaire de faire valoir leurs droits par rapport à ces grands acteurs internationaux. Le problème c’est qu’ils ne font pas suffisamment valoir ces droits. Donc il y a effectivement un travail à mener pour que les droits d’accès, les droits de portabilité, le droit à l’oubli, qui sont des droits qui rééquilibrent, justement, le pouvoir entre l’individu et les sociétés, soient effectivement mobilisés.

Hervé Gardette : Mais Isabelle Falque-Pierrotin, si j’ai de tels droits, est-ce que ça ne signifie pas que je suis propriétaire de ces données ?

Isabelle Falque-Pierrotin : Mais justement pas. Mais justement, c’est ça le grand intérêt du droit actuel, c’est que vous n’avez pas besoin de démontrer quoi que ce soit, que vous soyez propriétaire ou pas, vous bénéficiez de ces droits dès lors que c’est une donnée personnelle qui vous concerne. Et ça, je crois que c’est une supériorité et une avance de ce droit de la propriété des données qu’il ne faut surtout pas remettre en cause. Là où Lionel a raison c’est que la dimension collective de ce droit de la protection des données personnelles n’est pas suffisante. Mais moi je crois que le règlement européen, bien sûr qu’il est centré beaucoup sur l’individu, mais il contient quand même en germe des éléments, justement, de gestion plus collective à travers l’action collective et les actions je dirais que les associations peuvent mobiliser. Et ça je crois que c’est vraiment intéressant parce qu’on a beaucoup parlé du fait que l’Internet c’était le pouvoir de la foule, et effectivement, pour les GAFA, la donnée personnelle est intéressante si, en fait, elle est agrégée avec plein d’autres. Avec le recours collectif, en fait on reprend la même idée, on l’applique au droit des personnes et on dit vous allez pouvoir être un certain nombre à faire valoir ensemble vos droits et avoir, ce qui est nouveau, un droit à réparation. Donc le droit à réparation ,qui est contenu dans ce nouveau RGPD, c’est aussi un moyen d’avoir un retour financier qui n’existait pas auparavant.

21’ 11

Hervé Gardette : Isabelle Falque-Pierrotin, encore un mot sur l’idée d’une redistribution,