Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne

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Titre : Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne - Table ronde

Intervenants : Philippe Latombe - Jean-Michel Mis - Mélanie Benard-Crozat

Lieu : Les Assises de la cyber - Monaco

Date : 20 octobre 2020

Durée : 41 min

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

La crise de la Covid-19 a accéléré la transformation numérique de toute la société et révélé de nombreuses opportunités qui s’offrent à nous grâce à l’avènement du digital. Elle a aussi souligné notre dépendance aux plateformes et outils extra-européens.
Les enjeux de souveraineté reviennent ainsi sur le devant de la scène portés jusqu’au plus haut niveau de l’État et de la Commission européenne. Mais si beaucoup en parlent, il va maintenant falloir agir !
Alors que la communauté numérique et cyber nationale appelle de ses vœux a une stratégie ambitieuse et un courage politique, la mise en place de la mission d’information parlementaire « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne » devra émettre des recommandations pour asseoir définitivement cette souveraineté.

Transcription

Mélanie Benard-Crozat : Mesdames et Messieurs bonjour. Mélanie Benard-Crozat. Je suis donc la rédactrice en chef de S&D Magazine. J’ai le plaisir de vous accompagner cet après-midi dans cette dernière ligne de cette très belle édition des 20 ans des Assises sur une thématique ô combien d’actualité. On va parler des enjeux de souveraineté. C’est un sujet qui a été abordé sous différents aspects tout au long de cette édition des Assises. Cet après-midi on a le plaisir d’avoir à nos côtés deux parlementaires qui sont membres de la toute nouvelle mission d’information « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne », qui est donc évidemment le titre de cette session. On va pouvoir échanger avec eux sur les enjeux de cette mission après de nombreux travaux qui ont déjà été conduits au sein du Sénat, au sein de l’Assemblée nationale. On verra les contours de cette nouvelle mission, des ambitions assez fortes pour une mission d’information d’envergure, qui s’inscrit évidemment dans un contexte complexe. On parle de la souveraineté depuis déjà longtemps. Les actions sont attendues, étaient attendues et seront attendues, clairement sur ce sujet parce qu’il est évidemment qu’on en parle beaucoup mais finalement on en fait assez peu. On va aborder évidemment la dimension européenne qui est absolument essentielle puisque c'est bien à l’échelle de l’Europe qu’il faut penser cette dimension et puis évidemment la question de la dépendance que l’on a pu voir exacerber pendant a pandémie de la Covid-19 où on a vu effectivement notre dépendance évidemment d’un point de vue médical sur du matériel, donc des connexions fortes notamment avec la Chine et les États-Unis, mais le pendant numérique est évidemment vrai avec une dépendance aux plateformes extra-européennes, ce qui pose un certain nombre de sujets, avec des éléments sur lesquels on reviendra au niveau politique, donc des décisions politiques et des discours qui peuvent être parfois dissonants sur lesquels on espère que messieurs les députés apporteront un éclairage, tout le moins votre vision de ces sujets.
J’ai le plaisir d’avoir à mes côtés Philippe Latombe, député de la Vendée. Vous êtes membre de la commission des lois constitutionnelles de la législation donc de l’administration générale et vous êtes le rapporteur de la mission d’information dont je parlais.
Avec moi également Jean-Michel Mis, député de la Loire. Vous êtes membre de la même commission des lois constitutionnelles et vous êtes donc le vice-président de cette mission d’information sur laquelle je vous propose que l’on revienne et que vous partagiez peut-être déjà avec les personnes qui sont avec nous cet après-midi les échéances, le rôle de cette mission. On parle de souveraineté numérique, ici on parle beaucoup de cybersécurité, c'est un des pans mais ça n’est évidemment pas le seul qui va être abordé dans cette mission et peut-être expliquer, en tous les cas éclairer quelle va être le rôle concret de cette mission avec des recommandations fortes qui seront attendues, à quelle échéance et comment est-ce qu’elle s’inscrit dans les travaux qui ont déjà été conduits par les parlementaires, sénateurs et députés, puisque beaucoup de travaux ont été faits sur l’extraterritorialité, sur les plateformes numériques. Donc quel est le rôle, quel est l’intérêt, en tous les cas, de cette nouvelle mission d’information.

Philippe Latombe : Je vais peut-être commencer. Bonjour à tous.
Pour être très concret cette mission est une mission complètement transpartisane, c’est-à-dire que dans la mission il y a tous les groupes politiques. Le président de la mission est issu de l’opposition, j’en suis le rapporteur issu de la majorité. Tous les groupes politiques sont représentés et la plupart des membres sont les députés qui sont le plus au fait de ces sujets. C’est vrai qu’on travaille ensemble depuis maintenant quasiment trois ans et demi, on se connaît tous et on cherche à avoir un vrai groupe de travail au-delà simplement de la mission, c’est vraiment ça.
Mission qui est très large puisqu’elle parle de souveraineté nationale et européenne. Le sujet étant large il faut que la durée soit large, donc on a une mission qui va durer un an. Elle a commencé formellement le 1er juillet 2020 et elle doit rendre son rapport pour la fin juin 2021, avec des points d’étape qu’on s’est fixés dans le cadre du groupe de travail, on pourra en reparler avec Jean-Michel. L’idée c’est de commencer par faire des auditions en ce moment très larges pour être sûrs de balayer l’ensemble des champs, on y reviendra, pour arriver sur des auditions beaucoup plus techniques dans la deuxième phase, pour arriver en mars à avoir non pas un pré-rapport, en tout cas avoir les grands axes et les premières propositions qui en découlent pour pouvoir les échanger entre nous, les confronter ensuite avec des spécialistes pour voir comment on peut les mettre en pratique. L’idée étant que le rapport, à l’arrivée – c’est ce que j’ai l’habitude de dire donc il faut le prendre comme il est – ne soit pas fait pour caler des portes. L’idée c’est d’arriver avec quelque chose de très concret et de très opérationnel à l’issue du rapport. Ce ne sera pas un rapport de description, ce sera un rapport de propositions et de propositions écrites. L’idée étant que ces propositions écrites, déjà formulées éventuellement en langage juridique ou en propositions économiques, puissent être directement embarquées soit dans des projets de loi gouvernementaux, soit dans des propositions de loi que les députés pourraient avoir à emmener de leur propre initiative.
Je donne un exemple et on y reviendra, c’est notre marotte, Jean-Michel l’appelle son fétiche, c’est une marotte, la Blockchain. Très clairement on a une question sur la valeur probante de la Blockchain en droit français. Il faudra qu’on arrive quelque chose sur ce sujet-là, c’est une quasi-évidence. Mais tous les sujets sont posés, je vais laisser Jean-Michel éventuellement les détailler. On va partir à la fois du matériel pour aller jusqu’à des usages et comment est-ce qu’on peut transcrire en droit français les usages pour les rendre opérants. On a commencé aussi avec des auditions, par exemple sur le matériel, les puces des ordinateurs, comment fait-on avec la fameuse question d’ARM et du rachat d’ARM par Nvidia, on pourra y revenir si vous le souhaitez.

Mélanie Benard-Crozat : Jean-Michel.

Jean-Michel Mis : Bonjour à toutes et à tous. Merci beaucoup à Mélanie de cette proposition, d’animer cette réunion aujourd’hui sur ce thème de la mission qui correspond à un enjeu qu’on a tous en tête depuis déjà assez longtemps. Évidemment beaucoup de missions ont eu lieu soit au Sénat soit à l’Assemblée nationale et on n’a pas vocation ni la prétention d’imaginer qu’on pourrait sortir des idées forcément très différentes de ce que d’autres collègues ont pu mener. L’avantage que présente cette mission, comme l’a rappelé Philippe, c’est justement, pour une fois, qu’elle présente un caractère transversal donc engage, d’une certaine manière, l’ensemble des groupes parlementaires de l’Assemblée nationale et permet de travailler avec un regard convergent, peut-être pas commun à la fin en tout cas convergent, sur un sujet qui, pour l’instant est un peu une forme de serpent de mer, ou de mot-valise qu’il est utile d’utiliser. C'est bien de parler de souveraineté et de souveraineté technologique, de souveraineté numérique. C ’est pour ça que ces auditions un peu larges ont aussi vocation à comprendre ce dont on parle, quels sont les enjeux qui se cachent derrière ce mot de souveraineté numérique. C’est un vrai sujet, en France bien évidemment, mais on a bien compris que l’aire de jeu est plus vaste que l’espace national si on veut aborder sérieusement la question. C’est pour ça que cette mission adresse directement les enjeux au niveau national et au niveau européen.
On a un programme d’auditions qui d’ailleurs n’est pas établi à l’avance. Je crois que l’intérêt, comme nous avons le temps devant nous, c’est qu’au fil de l’eau, en marchant, nous aurons l’opportunité de voir quels sont justement les points qui méritent d’être approfondis. C’est important de laisser de la souplesse dans une mission qui est assez longue et effectivement nous avons l’ambition commune de ne pas en faire une énième revue générale sur la question, mais plutôt d’avoir un outil qui permette, à la fin de la mission, d’implémenter soit dans des propositions de loi ou des projets de loi qui seront amenés à être débattus au second semestre 2022, des éléments de réponse pour que les entreprises en premier lieu qui sont les principales concernées par les décisions qu’on peut prendre puissent trouver des réponses aux questions qu’elles se posent aujourd’hui. On adresse évidemment les champs technologiques, c’est normal, dans leurs dimensions hardware ou logiciel parce qu’on a bien compris qu’on a un certain nombre de briques qui concourent à la mise en place de cette souveraineté numérique.
À titre personnel, je n’ai pas l’ambition – je pense que ce serait irréaliste, il y a eu des essais, je pense qu’il faut aussi tenir compte de l’expérience – et je ne pense pas que l’idée soit de développer, dans chaque segment aujourd’hui des différentes briques qui constituent cette souveraineté, de nouveaux outils. On ne va pas se relancer dans des concurrences à vouloir forcément – je crois que ça été fait, on voit ce que ça donne – refaire mieux que d’autres ce qui existe déjà et qui aujourd’hui adresse 70 ou 80 % du marché. L’idée c’est de voir ce qui se fait à l’état de l’art aujourd’hui en France et qu’on pourrait justement permettre de faire upscaler pour atteindre une dimension qui permettre d’atteindre le marché européen et le marché international. C'est un vrai enjeu. Comme le dit souvent, il l’a dit avant-hier, Guillaume Poupard, « quand on parle de souveraineté numérique, on a le droit de faire peut-être un peu plus cher que les autres, mais on n’a certainement pas le droit de faire moins bien ». Je pense que c’est un enjeu d’excellence qu’on doit fixer aussi dans la mission.
Notre volonté, en tout cas la mienne, n’est pas de faire du nationalisme ou du protectionnisme bête et méchant. C’est identifier nos points forts, identifier les coopérations qui peuvent avoir lieu. Comment on peut, justement à l’échelon européen notamment, en étant plus solidaires, avec des regards croisés et des vraies coopérations, porter des en jeux qui peuvent être communs et adresser la concurrence internationale sur un plan qui nous permette d’être compétitifs.
Au-delà des échelons techniques et des échelons logiciels, parce qu’on parle souvent du numérique de manière un peu éthérée, en parlant des usages, bien évidemment, en parlant d’un système qui serait un peu virtuel, mais dans le numérique, bien évidemment, il y a l’infrastructure, que ce soit des installations terrestres, des installations qui sont aujourd’hui très adressées par le privé. Les Américains, avec SpaceX, au-delà du plaisir d’aller sur Mars, l’idée c’est quand même aussi de déployer des réseaux de télécommunications qui soient concurrents directement de ce qu’on peut faire en Europe. Je crois que ça fait partie des enjeux qu’on doit aussi envisager dans cette mission. Le New Space est vraiment un enjeu majeur des années qui viennent, c’est un enjeu qui a été un peu sous-estimé. Je pense qu’on doit vraiment travailler sur les infras. que ce soit les câbles sous-marins, les réseaux terrestres, les réseaux satellitaires. Voilà un champ de traitement.
Quand on parle du numérique, et ce n’est pas à Monaco qu’on va dire le contraire, on parle de cyber, c'est évidemment un peu le corollaire de travailler sur cette mission, c’est aussi voir de quelle manière on peut avoir un regard du moins sur l’écosystème cyber et voir aussi de quelle manière on peut l’accompagner.
C’est un enjeu de territoire. On l’a vu tout à l’heure. On a aussi des élus locaux. On a des territoires qui ont des ambitions sur du numérique et on doit aussi être capable, tout ne doit pas venir forcément de l’Assemblée nationale, ni d’ailleurs. On doit aussi être capable d’identifier nos points forts sur les territoires et voir de quelle manière ces territoires collaborent déjà d’ailleurs avec d’autres territoires à l’international. Ça fait aussi partie des enjeux qu’on a devant nous.
On a un enjeu évidemment de régulation, législatif ou économico-fiscal, sachant, je pense, que l’idée n’est pas de produire du texte. Je n’ai pas forcément envie, une fois de plus, de faire une loi supplémentaire, tout ce qui peut se faire de manière réglementaire m’ira très bien. Je pense que ce que demandent en partie les entreprises c’est d’abord qu’on les laisse expérimenter, qu’on ouvre un droit à l‘expérimentation, qu’on ouvre un cadre assez général qui permette de travailler, avec une régulation qui peut venir ensuite. En tout cas l’idée ne nous semble pas être celle de faire un texte ou des textes qui contraindraient avant même d’avoir commencé à travailler sur les sujets. C’est un enjeu de faire attention. On est dans un sujet fragile. Il faut que les entreprises, en plus de ce qu’elles ont à faire pour développer leur savoir-faire intrinsèque, ne passent pas leur vie, comme ça peut être le cas aujourd’hui, à remplir des dossiers et à aller chercher des fonds, même si, je crois qu’on doit le dire aussi, on est dans une période où je pense qu’on a une capacité, qu’elle soit française ou européenne, on y reviendra plus tard, à avoir des crédits qui sont disponibles. Je pense qu’on doit faire en sorte que ces crédits soient accessibles, notamment aux entreprises de taille intermédiaire parce que c’est là que ça pose problème. On a une phase qui va bien pour les startups au début, on a des grands groupes qui sont capables de travailler, mais je pense qu’on a besoin d’aider un certain nombre d’entreprises à passer à l’échelle et à attaquer le marché d’un point industriel. Là il y a certainement des maillons et la mission compte bien travailler pour qu’on identifie de quelle manière on peut être utile de ce point de vue-là.

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Mélanie Benard-Crozat : Merci beaucoup Jean-Michel.
Effectivement dans ce que tu évoquais, d’ailleurs c’est ce qui se disait Thomas Courbe de la DGE il y a quelques semaines, au mois septembre, sur cette véritable politique industrielle qu’il faut absolument mettre en œuvre, donc une stratégie de puissance qu’il va falloir assumer si on veut que cette troisième voie européenne puisse effectivement émerger.
Comment peut-on développer cette souveraineté technologique ? Plusieurs propositions sont faites par les acteurs de l’écosystème. Par exemple le fléchage de la commande publique vers des PME, des ETI, dont tu parlais Jean-Michel, qui ont absolument besoin non pas de subventions mais bien de commandes pour effectivement avancer et pouvoir passer pour adresser ensuite des marchés de la taille européenne et internationale mais qui permettent surtout de rentrer en compétition au bon niveau avec des acteurs notamment américains, chinois ou israéliens ?

Jean-Michel Mis : Je suis convaincu, au-delà de la commande publique elle-même, concernan la manière dont on travaille sur les cahiers des charges justement dans le cadre européen, puisqu’on a aussi des règles à respecter. Comme par hasard on a des pays qui sont proches de nous, qui ont les mêmes règles à respecter, comme l’Allemagne, qui arrivent en général à favoriser de manière plus large que nous leur écosystème. Ça veut dire qu’on a peut-être du travail à faire dans ce domaine-là, que ce soit au niveau de l’État ou au niveau des collectivités locales qui sont aussi, évidemment, amenées à passer en proximité, qui connaissent bien leurs entreprises des marchés. On doit certainement travailler sur ces notions de marchés public. Quand on regarde les volumes qui sont en jeu aujourd’hui, en gros sur les 200 milliards d’euros qui représentent l’économie numérique, une fois qu’on a mis de côté la vente en ligne et évidemment le e-commerce, on a des logiciels dans le domaine de la souveraineté, on a quand même plus de 70 milliards qui est consacré, et on a seulement 16 milliards d’euros qui sont adressés par des entreprises françaises sur ces 70 milliards, le reste étant capté par les entreprises qui sont, d’une manière ou d’une autre, liées à des grands opérateurs américains essentiellement ou d’autres pays.
On doit être capables de renverser un tout petit peu cet écart qui me parait quand même totalement disproportionné et au moins redresser les choses. Ça veut dire qu’on a une capacité à faire dans l’écosystème, je pense qu‘on a aujourd’hui beaucoup de ressources. Malheureusement, pour des raisons parfois culturelles, on préfère travailler avec des groupes qui ne sont pas forcément français, qui ne sont pas forcément émergents parce qu’il y a des habitudes de prises, il y a une certaine facilité, au-delà de la réglementation et au-delà de l’aspect économique, il y a quand même aussi un aspect culturel. Je pense qu’on doit retrouver cette capacité à être audacieux dans la commande publique. On doit veiller à être prudents parce que, évidemment, on a une culture de prudence qui fait qu’on ne commande pas n’importe quoi, évidemment. Je pense quand même qu’entre les deux il y a matière à retrouver un peu d’audace dans la manière de faire. Quand on regarde un peu ce qui se passe à l’étranger, j’ai eu la chance, il y a deux ans, d’intervenir au CES gouvernemental à Las Vegas, c’est-à-dire la partie non pas consumer grand public, mais la partie où les administrations américaines viennent faire leur marché auprès des entreprises émergentes, effectivement la problématique du B to G, du business to government est vraiment extrêmement importante. Quand on voit la manière dont Amazon s’est construit, la manière dont Tesla s’est construit, la manière dont Palantir s’est construit, on voit bien que c’est à travers des commandes long terme, pas one-shot. On met en place une technologie, on se dit voilà quelles sont les innovations de rupture qui vont avoir lieu, quelles sont celles qui sont identifiées comme stratégiques et ensuite on a des administrations qui portent cette stratégie, qui pensent cet investissement sur des périodes longues. Comme par hasard, après, on s’étonne d’avoir des leaders mondiaux sur des marchés ! Ce n’est pas parce qu’ils ont un talent supérieur au nôtre, parfois même les technologies qui sont mises en œuvre ne sont pas forcément toujours à l’état de l’art, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Par contre l’effet de masse, le rayonnement ensuite de ces entreprises, le marché intérieur qui bien évidemment les nourrit font qu’elles deviennent, de facto, un leader du marché. Je pense qu’on doit réfléchir à ça. Il faut que l’État, pour le coup la puissance publique, s’interroge quand on a des commandes importantes. Il y a un débat qui voit le jour aujourd’hui, peut-être qu’on y reviendra, il faut qu’on rapatrie chez nous, quand je dis chez nous ça veut dire au moins dans l’espace européen, un certain nombre d’éléments dont on identifie qu’ils sont, d’un point de vue de souveraineté justement, des éléments long terme et des éléments sur lesquels on a envie d’avoir à la fois les ressources, la compréhension des sujets, mais les ressources et les infrastructures chez nous.

Mélanie Benard-Crozat : Merci beaucoup Jean-Michel. Peut-être un mot complémentaire.

Philippe Latombe : Très clairement on a une question sur la commande publique et, jusqu’à présent, on a une divergence européenne sur ce qu’était la commande publique et comment on pouvait l’organiser. Les choses ont l’air de changer un petit peu. Dans le cadre de la mission on a auditionné la commissaire en charge de l’innovation, qui est Bulgare, elle a vraiment l’objectif, elle a changé sa façon de voir. On sent qu’au niveau de l’échelon européen il y a effectivement maintenant une volonté de se dire qu’on ne peut pas simplement avoir des règles de libre-échange, de liberté totale, mais qu’il faut, à un moment ou à un autre, qu’on arrive à plutôt protéger notre propre économie, notre propre écosystème et qu’il va falloir changer les règles. Avec les règles de l’unanimité ça peut prendre un peu de temps, mais les choses commencent à bouger. Ça ne bougera, de toutes façons, que si on est bien d’accord sur ce qu’on met derrière le mot souveraineté. Il faut qu’on soit tous d’accord dans le cadre de l’Union sur ce que veut dire le mot souveraineté. Vous avez parlé de troisième voie qui est la voie européenne je pense que c’est ça qui peut nous aider. C‘est dire qu’on ne veut pas être isolationnistes comme peuvent l’être les Chinois, on ne veut pas être hégémoniques comme le sont les Américains avec l’extraterritorialité à outrance, etc., ce qu’un certain nombre de pays européens n’accepteraient pas, mais il faut qu’on ait l’autonomie stratégique. L’autonomie stratégique ça veut dire qu’on puisse opérer nos choix quand on en a besoin. En ce sens-là, politiquement, on a eu, c’est une chance ou une malchance, Trump. La décision de Trump vis-à-vis des Chinois est un révélateur qui a commencé à faire froid dans le dos à beaucoup de pays européens et qui fédère aussi sur l’idée qu’il faut qu’on puisse avoir une zone européenne qui s’organise pour justement passer des commandes à des entreprises européennes qui sont en capacité de pouvoir, ensuite, rester dans le cadre de cette autonomie stratégique.
Ça permettra peut-être de faire la transition sur la partie européenne, mais la plupart des commissaires européens qu’on va auditionner sont plutôt sur cette ligne-là. Gaia-X, c'est ça. L’idée que Breton a annoncée de pouvoir développer des satellites un peu comme le fait SpaceX, c’est effectivement la possibilité d’avoir cette autonomie. Avec beaucoup de retard, on l’avait fait avec le GPS. On n’avait pas de système de positionnement. Les Chinois en avaient un, les Russes en avaient un, les Américains en avaient un et on utilisait tout le monde. Il a fallu qu’on en construise un parce qu’à un moment ou à un autre, si on nous coupe l’accès au positionnement par satellite, on ne peut plus rien faire. Il faut qu’on puisse le faire dans le champ de l’ensemble des technologies du numérique, qu’elles soient hardware ou software.

Mélanie Benard-Crozat : Justement sur ce plan européen, c’est une mission qui va, on va dire découvrir le champ européen et voir avec quels États on peut effectivement bâtir aussi cette souveraineté. On voit bien qu’il va falloir fédérer et ça n’est évidemment pas la chose la plus simple. Est-ce que vous envisagez justement des échanges, des rencontres avec évidemment les commissaires européens, vous l’avez dit, mais avec des États et notamment les plus petits ? On voit bien la puissance que peuvent avoir les plus petits pays, d’ailleurs c’est un sujet, on est au cœur de la principauté donc c'est un sujet qui est plus que d’actualité. Ici on sait effectivement et on voit bien la puissance que Monaco a pu mettre dans son développement, dans sa transition numérique. Est-ce que se rapprocher de plus petits pays européens pourrait permettre d’aller plus vite qu’avec d’autres États que l’on cite régulièrement, avec lesquels on voit que ça reste très compliqué ?

Philippe Latombe : Oui je pense qu’il faut qu’on puisse s’inspirer de ce que font les petits États, au bémol près qu’on ne pourra transposer directement ce que font les petits États à des pays de taille comme la France, l’Allemagne, l’Italie, sans avoir à traiter deux choses. La première c’est qu’est-ce qui peut être du niveau européen et qu’est-ce qu’on doit laisser à l’Union comme chef de file, qui va l’imposer, parce qu’elle a des outils juridiques qui sont beaucoup plus rapides quand ils sont mis en œuvre. Ils sont très longs dans leur conception, il faut le trilogue, il faut une discussion systématique entre la Commission, les pays et le Parlement, mais une fois que la directive est adoptée, la transposition est beaucoup plus rapide puisqu’elle impose un certain nombre de critères. On l’a vu par exemple avec le RGPD. Donc il y a une partie qui doit être au niveau européen.
Ensuite, il y a des choses pour lesquelles on doit pouvoir bâtir des coopérations pour transposer de petits pays les choses qui marchent – le Luxembourg, Monaco par exemple – sur les pays comme la France, avec l’aide d’autres grands pays comme l’Italie ou l’Allemagne pour lesquels il y a aussi des réflexions qui sont engagées. Ça peut être des coopérations qui sont à géométrie variable : une fois avec l’Allemagne parce qu’on a un intérêt, une fois avec la Belgique parce qu’on a un autre intérêt à ce moment-là. Ça fait clairement partie des choses qu’il faut que nous puissions segmenter pour ne pas produire trop texte. On a besoin d’éviter l’inflation législative, voir ce qu’on peut faire au niveau réglementaire, et surtout arriver à quelque chose qui soit efficace. Qu’on parte de ce qu’on veut faire, ce que les gens nous demandent, ce que les entreprises nous demandent, ce que l’écosystème nous demande et qu’on fasse ça en sens inverse, en essayant de faire une conception la plus minimaliste possible en termes de réglementation, mais très efficace.

Mélanie Benard-Crozat : Peut-être Jean-Michel, un point, parce que j’aimerais qu’on puisse garder quand même un temps d’échange et répondre aux questions de la salle. Tu as évoqué tout à l’heure un sujet qui appelle à la fois débat mais surtout peut-être une prise de conscience, en tous les cas une vision et un courage politique, des décisions qui sont à prendre ; on voit que c’est en train de bouger. Je pense évidemment au Health Data Hub et à nos données de santé confiées notamment à Microsoft, mais ce n’est pas le seul exemple. On a Palantir avec les données du renseignement français, les données Bpifrance sur les prêts accordés aux entreprises confiées cette fois, on varie un peu, à Amazon Web Services, bref ! Je m’arrête là parce que la liste pourrait être un petit longue. On voit, pour le Health Data Hub, qu’on commence à faire marche arrière, l’avis de la CNIL, Cédric O qui s’exprime, on se dit que ça va dans le bon sens mais concrètement ? On voit bien que l’écosystème commence à s’agiter en disant « on parle beaucoup de souveraineté et, en même temps, on fait des actions qui ne vont pas tout à fait dans le même sens que les discours. »

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Jean-Michel Mis : Je pense qu’on a une volonté