Le numérique, un objet diplomatique - Henri Verdier

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Titre : B-Boost 2021 : Conférence - Le numérique, un objet diplomatique

Intervenants : Henri Verdier - Jean-Christophe Elineau

Lieu : B-Boost 2021

Date : 15 octobre 2021

Durée : 1 h 00 min 56

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Résumé

« Le numérique est devenu un objet diplomatique ».
Nous partagerons plusieurs réflexions avec Henri Verdier quant à ses missions, et sa vision de la souveraineté numérique française et européenne.

Transcription

Jean-Christophe Elineau : Nous sommes très intéressés pour savoir aujourd’hui ce que tu fais en tant qu’ambassadeur du numérique et nous expliquer un petit peu en quoi consiste ta vie professionnelle

Henri Verdier : J’espère qu’on ne va pas parler que de ça, mais ça peut être une manière de commencer la conversation.

Jean-Christophe Elineau : Exactement.

Henri Verdier : Je connais pas mal de gens, je crois, dans la salle, je t’ai connu comme star de l’open data dans les Landes.
Je suis tombé dans la révolution du numérique en 1995. À l’époque je n’avais pas conscience d’être à ce point pionnier, mais maintenant, quand je me rends compte qu’il y avait 15 000 internautes en France et 10 000 sites web sur le monde, je me rends compte que finalement c’était les tout débuts. J’ai créé une première boîte qui faisait des services numériques et puis, petit à petit, on s’est spécialisés dans l’éducation au numérique. Puis j’ai eu une vie d’entrepreneur avec un vrai goût de l’action collective qui fait que, pour les Parisiens, j’étais dans les fondateurs de Silicon Sentier, de La Cantine par Silicon Sentier, de NUMA, de Cap Digital qui est un plus joli pôle de compétitivité, j’ai travaillé un peu avec Télécom Paris tech en prospective ce qui m’a donné un certain nombre de convictions que j’ai écrites dans un livre qui s’appelle L'Âge de la multitude : entreprendre et gouverner après la révolution numérique il y a bientôt dix ans.
Là j’ai eu une chance incroyable, on m’a proposé de rejoindre l’État d’abord pour porter la politique d’open data avec Etalab, qui a quand même été un des grands moments de ma vie, puis pour diriger la Direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État qui était un peu la DSI Group de l’État. Du coup, en tant que DSI Group, elle avait quand même un regard sur la conduite des grands projets, des questions interministérielles et un regard sur la transformation numérique.
Je ne vais pas être long. En tout cas j’ai essayé, d’abord, d’apporter des convictions qui venaient de ma pratique de patron de PME et de ma pratique de vieux mec du numérique. Je crois quand même, c’est vous qui le direz, qu’on a essayé de rappeler à l’État, pour ce qui nous occupe aujourd’hui, que l’open source ça marche, que l’autonomie stratégique de ce qui est le droit de rouvrir le code et même de le modifier c’est important et que l’État devrait toujours rester en autonomie stratégique. J’ai aussi essayé de montrer que les méthodes agiles marchent mieux et que ça permet d’épouser des usages réels donc de mieux servir les usagers. Que pour faire ça il fallait savoir recruter des profils bizarres, différents et qu’un très bon développeur, même s’il vient au bureau en short déchiré et en trottinette, il peut être quand même le meilleur développeur de la bande et il faut que l’État sache accueillir des gens comme ça. Que la sous-traitance à outrance ça fait que finalement on paye dix fois trop cher des choses qui finissent par rater leur cible et qu’il faut quand même savoir faire des choses soi-même. Et qu’on pouvait appliquer à notre profit, au profit de l’intérêt général, ce qui est au cœur de la stratégie des big techs, ces stratégies de plateformes. C'est-à-dire que si au lieu de croire que notre informatique est seulement faite pour régler des problèmes et qu’on comprend qu’en faisant des petites briques, des petits modules très ouverts, très interopérables, réutilisables par d’autres, qu’on prend la peine de les exposer aux usages externes, aux innovateurs, aux citoyens, on peut créer un meilleur service public à la fois parce qu’on fait une meilleure informatique en interne, on crée plus de valeur et d’usage en externe.
Je crois que j’ai porté ça pendant cinq ou six ans. Je pense que certaines choses ont reculé un peu, d’autres ont continué très bien et d’autres ont laissé de belles traces et on m’a appelé au Quai d’Orsay pour diriger la diplomatie numérique. J’ai souri quand toi, comme beaucoup d’autres, vous dites que je suis ambassadeur du numérique. Oui, il y a des gens qui croient que je suis l’évangéliste du numérique dans l’État. Parfois ça m’arrive, on est quand même de moins en moins rares, il y en a d’autres maintenant. En fait, je suis ambassadeur pour les affaires numériques. Je défends la France, et pas le numérique, dans les dossiers numériques.
Là je m’arrête deux secondes parce je vais arriver sur des choses qui sont peut-être moins familières, mais je veux juste vous dire que quand on a vécu, comme moi et comme d’autres dont certains dans cette salle, 25 ans d’histoire du numérique, c‘est assez frappant de voir que finalement, il y a 25 ans, c’était quand même une affaire de geeks et d’innovateurs. Il y avait des gens qui disaient : « Qu’est-ce que je peux faire avec le lien hypertexte, qu’est-ce que je peux faire avec ci, est-ce qu’on va enseigner différemment, et si et si ? »
Disons qu’il y a 10 ou 15 ans c’était devenu aussi une affaire de disruption, notamment de filières industrielles entières. La musique, le cinéma, la presse, ont vacillé sur leurs bases et puis la banque, l’assurance et beaucoup d’autres secteurs de l’activité ont eu très peur de la révolution numérique. C’était l’époque où on citait beaucoup l’article de Marc Andreessen, Software is eating the world, « le logiciel dévore le monde ». Tout ça reste vrai. Je voulais juste partager avec vous que maintenant il y a aussi une couche qui est vraiment de la géopolitique. C’est aussi devenu un terrain d’affrontement entre les États, un terrain de rapport de forces. Je vous donne juste trois exemples.
Vous voyez comme moi que les États-Unis et la Chine ont ouvert une course à la maîtrise de l’intelligence artificielle en se disant que le pays qui serait le maître de l’intelligence artificielle serait, en fait, un peu le maître du monde. L’Europe essaye à la fois de suivre quand même un peu la course pour ne pas décrocher, mais essaye aussi de dire qu’il faut une régulation de l’intelligence artificielle, il faut qu’elle respecte les droits de l’homme, il faut qu’on en parle tous ensemble et puis qu’il faut peut-être veiller, ça va plaire à Nouvelle-Aquitaine Open Source, à ce que ce ne soit pas privatisé par deux/trois super puissances et qu’il y ait aussi quand même assez d’algorithmes en open source, de données pour éduquer les modèles, que tout le monde ait le droit de faire de l’intelligence artificielle, même si elle n’a pas toutes les performances de celles d’Amazon ou d’Alibaba. C’est un exemple d’enjeu géopolitique.
Les en jeux de gouvernance d’Internet quand même. Régulièrement on se réunit pour changer les règles de nommage ou un certain nombre de règles de gouvernance d’Internet ; ce sont des enjeux auxquels les États participent. C’est aussi en train de devenir, hélas, de la géopolitique. Je ne sais pas si tout le monde, dans la salle, a vu que la société chinoise Huawei a réussi, à l’Union internationale des télécommunications, à faire créer un groupe de travail pour discuter d’un nouveau protocole TCP-IP donT les Chinois nous disent : « Regardez, il est beaucoup plus efficace que votre vieux truc bordélique et décentralisé », ce à quoi nous répondons : « Il est peut-être plus efficace, ça reste à prouver, en tout cas il est moins résilient et surtout il est plus contrôlable, parce que votre truc est vertical, centralisé ». Savoir, par exemple, comment on s’organise dans la conversation internationale pour défendre les principes de base l’Internet qu’on connaît, c’est un sujet aussi de diplomatie puisque c’est un sujet de relations internationales.
Pour donner deux derniers exemples. Probablement que la prochaine guerre mondiale commencera par une frappe cyber, qui tapera d’ailleurs des hôpitaux, des aéroports ou des banques centrales, pas forcément des infrastructures militaires. Les diplomates du monde entier travaillent pour essayer de s’entendre sur le fait qu’il faut appliquer le droit international dans le cyberespace et comment on va comment l’appliquer, c'est aussi un sujet de diplomatie.
Peut-être un tout dernier, je le dis là-devant vous parce que, parfois, la presse dit : « C’est une diplomatie pour parler aux GAFA ». Non, ce n’est pas une diplomatie pour parler aux GAFA. Certains pays ont fait cette erreur. Le Danemark avait créé un tech ambassador qu’ils ont envoyé dans la Silicon Valley pour négocier avec les GAFA. Nous, les Français, comme d’ailleurs tous les Européens maintenant, les Danois eux-mêmes ont changé d’avis, ne traitent pas les GAFA comme des États, les GAFA et les autres, c’est une commodité d’appeler ça les GAFA. Il va bien sûr falloir trouver des manières de réguler la haine, les ingérences étrangères dans les élections, le terrorisme quand il utilise Internet, etc., et, pour ça, il faudra s’assurer d’une coopération loyale des entreprises de la tech et, pour ça, il faut des coalitions d’États qui disent la même chose sinon on n’a aucune chance, on se fait atomiser. Donc il y a une partie de mon travail qui est consacrée aussi à la régulation des plateformes, notamment par les textes européens.
Pour terminer de répondre à la question, le numérique maintenant c’est aussi de la lourde géopolitique et il y a plein de gens au Quai d’Orsay qui travaillent là-dessus, dans plein de directions. Maintenant il y a un ambassadeur pour le numérique à la fois pour coordonner tous ces gens-là et pour, parfois, représenter la France dans certaines instances.
Pour lancer une perche pour la discussion qu’on va avoir avec vous, ce qui est peut-être intéressant, qui permet de boucler la boucle. Bien sûr un des sujets qui nous préoccupe tous, en tout cas les diplomates et d’ailleurs les gouvernements, c’est la souveraineté numérique européenne. Est-ce que l’Europe peut-être un continent pas esclave, qui ait de l’autonomie stratégique, qui puisse décider de protéger les données personnelles, qui puisse décider d’avoir une politique culturelle, etc. ? Pour faire ça, il faut avoir une sorte de puissance, d’autonomie, que nous appelons souveraineté. C’est dommage, le problème de ce mot c’est qu’il est un peu ambigu. Il y a des gens qui craignent, quand on dit souveraineté, que ça veut dire qu’on veut contrôler Internet. Bien sûr, quand les Russes, les Chinois ou d’autres disent « souveraineté », eux parlent de mettre Internet sous tutelle et nous disons non, nous voulons juste être libres dans Internet. Il y a aussi des gens qui se souviennent que trop souvent, en France, quand on a dit souveraineté c’était en fait du protectionnisme déguisé, c’était pour protéger et sauver des boîtes françaises. Là on dit non, c’est pareil, on ne parle pas forcément de sauver les canards boiteux qui ne vont plus bien. On parle juste d’avoir le choix. Ce qui, peut-être, pourra vous intéresser c’est qu’on a fait un gros travail, depuis deux/trois ans, pour convaincre les diplomates français, les diplomates des autres pays d’Europe, les commissions, que les communs numériques, que ce soit les logiciels libres, parfois l’open source, que ce soit les open data, que ce soit les grands modèles pour éduquer l’IA pour qu’elle comprenne le Français, que ce soit OpenStreetMap, Wikipédia et les autres, en fait c’est vraiment un levier de souveraineté.
Finalement, on était en train d’entrer dans un monde où il y avait des supers puissances incroyablement fortes, que parfois par commodité on appelle les GAFA, et les Européens se disaient toujours « mon dieu, on est menacés d’être écrasés par des monopoles, alors il faut faire des contre-monopoles aussi forts ». Je répète depuis trois ans que je suis Quai d’Orsay « vous savez, on peut aussi rêver d’un monde où il n’y a pas de monopoles du tout. Pour ça, chaque fois qu’il y a une ressource qui est un commun, personne peut vous en exproprier. En fait vous êtes plus libre ». Et c’est en train de prendre. On travaille à ce que pendant la présidence française de l’Union européenne, qui commencera au premier janvier prochain, la France essaye de porter une initiative pour que l’Europe reconnaisse que l’existence et la pérennité des communs est une partie intégrante de notre stratégie de souveraineté, ce n’est pas la seule. Il faut aussi de la sécurité, il faut aussi le service industriel, voire, c’est notre rêve – on y travaille, mais je ne peux rien promettre cet après-midi – que l’Europe s’organise pour être capable financer les communs qui en ont besoin. C’est nécessaire à leur pérennité.
Voilà. Jean-Christophe, j’ai peut-être trop parlé, je ne sais pas. Je suis sûr d’une chose c’est que j’ai donné 12 000 accroches possibles pour qu’on puisse lancer un débat.

13’ 12

Jean-Christophe Elineau : C’était très intéressant. Il y a déjà des gens qui lèvent la main dans la