Territoires et souveraineté à l’ère numérique - Sciences Po
Titre : Territoires et souveraineté à l’ère numérique
Intervenant·e·s : Dominique Boullier - Bernard Benhamou - Tariq Krim - Dominique Cardon - Florence G’sel-Macrezl
Lieu : Sciences Po, Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté de Sciences Po
Date : décembre 2020
Durée : 1 h 45 min 20
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration :
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription MO
Description
La notion de « souveraineté numérique » a refait surface dans les discours des décideurs publics, non sans quelques malentendus. Les travaux de Dominique Boullier invitent à considérer avant tout les stratégies de territoire et de souveraineté des entreprises plateformes dont la puissance influence, voire menace, les souverainetés des États-nations. Sont-elles des multinationales ordinaires, des empires sans territoires, de purs effets de réseaux, ou le déploiement d’une suzeraineté généralisée qui fait des individus comme des États des obligés ? Dans tous les cas, face à ces défis de l’ère numérique, les États sont dans l’obligation de mettre à jour une nouvelle version de leur souveraineté.
Transcription
Florence G’sel-Macrezl : Merci beaucoup Pierre. Bienvenue à tous ce soir pour une nouvelle séance de notre cycle sur les territoires. Nous avons parlé la dernière fois des questions qui sont suscitées par ce phénomène de fracture numérique dont on a beaucoup parlé depuis le début de la crise sanitaire.
Cette-fois-ci nous allons échanger autour du travail de Dominique Boullier qui rédige une étude sur la notion de territoire à l’ère numérique qui sera publiée par la chaire au début de l’année. Une fois de plus, et comme à l’accoutumée, je remercie bien évidemment nos partenaires Sopra Steria et la Caisse des dépôts qui nous accompagne maintenant depuis un an dans ces travaux sur le numérique. Sans plus attendre je laisse la parole à Dominique Cardon qui va modérer cette séance.
Dominique Cardon : Bonjour à toutes et tous. C’est un plaisir, dans le cadre de cette chaire, de modérer et d’organiser cette discussion qui va avoir lieu en plusieurs temps. Le premier temps va être d’entendre Dominique Boullier qui va nous présenter une réflexion précisément sur la relation entre le territoire et la souveraineté à l’ère du numérique.
À la suite de l’exposé, pendant une vingtaine de minutes, de Dominique Boullier, je remercie chaleureusement Tariq Krim et Bernard Benhamou d’avoir accepté d’être, d’une certaine manière, les interlocuteurs de la réflexion que va initier Dominique Boullier et chacun pendant dix minutes va rebondir sur ce qu’aura présenté Dominique et à la suite une petite discussion entre nous. On essaiera de discuter avec vous, le public, donc je vous invite à utiliser sans modération les outils que nous offre Zoom pour cet échange et on terminera à 20 heures 45. Vous pouvez le faire par le module « converser », mais je vous invite à le faire principalement par le module « questions et réponses » qui vous permet de poser des questions que les animateurs et les conférenciers vont pouvoir voir afin de les adresser ensuite à nos intervenants.
Dominique Boullier est professeur de sociologie à Sciences Po, il est aussi linguiste, il est chercheur au centre d'études européennes et de politique comparée. Il a fait de multiples choses, il a été créateur et directeur d’entreprises, de laboratoires de recherche dans le domaine du numérique. Il est l’auteur d’un des principaux manuels de sociologie du numérique chez Armand Collin en 2019 qui en est à sa seconde édition. Il vient de publier – je fais comme Bernard Pivot, c’est formidable – un ouvrage important et original, qui fait de nombreuses propositions sur le réchauffement médiatique qui s’appelle Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux chez Le Passeur Éditeur.
Dominique, tu as la parole. Je crois que tu as des slides à nous présenter. On va t’écouter pendant une vingtaine de minutes.
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Dominique Boullier : Bonjour à tous. Merci Dominique. Je n’ai pas de slides à présenter, pour une fois ! Effectivement nous allons parler.
Je voudrais d’abord préciser que dans ce titre général de « Territoires et souveraineté à l’ère numérique », je vais traiter ce thème territoires, cette question des territoires et de la souveraineté selon le point de vue que je vais reconstituer des plateformes et surtout du point de vue, j’allais dire, de la subversion institutionnelle remarquable que mettent en place ces plateformes numériques.
Je souhaite plutôt orienter cela, mettre de l’insistance sur l’approche théorique, conceptuelle, qui sera appuyée sur une documentation qui sera plutôt développée dans la note, évidemment. Ça ne sera pas un diagnostic à court terme, je dis ça pour les auditeurs qui attendent éventuellement un certain nombre de choses en se disant « quel est l’avenir de ces firmes à l’ère du covid, etc. ? » Je vous rassure, elles vont très bien. D’autre part, ça ne sera pas non plus une proposition stratégique d’actualité pour contribuer au Digital Service Act européen qui doit apparaître le 15 décembre, vous verrez qu’il y a quand même des liens, évidemment. Mais ça répond plutôt, y compris dans cette question d’actualité, à un autre impératif : c’est de trouver le bon cadre conceptuel en sciences sociales, puisque c’est mon domaine, seulement, pour penser ce qui se passe et ce qui se passe a une valeur historique de mon point de vue : une forme de transformation de notre architecture institutionnelle face à ce qu’on connaissait comme étant les États-nations, donc ça vaut le coup de prendre le temps d’y réfléchir. Je ne le ferai pas ici, dans la présentation, en mobilisant tout un tas d’autres concepts qui sont présents dans la note, je pense notamment à la théorie de la firme, au concept d’empire ou des choses comme ça, mais ce sera discuté plus loin.
Quels sont les éléments quand on parle de plateformes, de quoi va-t-on parler précisément ?
On parle plutôt, habituellement, d’une place de marché, un marché qui va plutôt être biface, multi-face quelquefois, où la plateforme, d’une façon ou d’une autre, va se rémunérer à la fois sur l’offre, sur la demande, sur cette mise en relation, sur les transactions, etc.
Il faut noter tout de suite que, dans le contexte numérique, elles ont des effets de réseau remarquables qui entraînent, j’allais dire presque quasi mécaniquement, une tendance au monopole. Dans le cas des GAFAM, on en parlera, effectivement c’est un effet monopolistique qui a été démultiplié, de mon point de vue, par une forme d’encastrement prolongé, réaffirmé, toujours plus profond de ces plateformes dans la finance spéculative et qui leur donne, du coup, une valorisation boursière absolument inédite, absolument effarante d’ailleurs pour l’ensemble des acteurs puisque les quatre principales plateformes ont dépassé le milliard de valorisation en 2019 ce qui leur donne, du coup, une puissance en relation avec ce cash disponible d’une certaine façon.
Le troisième élément des plateformes sur lequel je voudrais insister ce sont les métriques très granulaires qu’elles peuvent mettre en place, qui sont permises et amplifiées par un autre moment très important de la période, dans les dix dernières années, tout ça se passe vraiment dans les dix dernières années, c’est l’explosion des technologies de machine learning depuis 2012 qui leur permet un apprentissage permanent, qui est de fait en train de devenir de plus en plus opaque d’ailleurs, et qui, de fait, qui va renforcer ce que Shoshana Zuboff appelle the division of learning. J’insiste sur ce concept parce que ça me paraît plus important que même « surveillance » ou même production products ou behaviour surplus. Je pense que division of learning est vraiment une question vraiment très importante en l’occurrence pour notre thématique sur les territoires et la souveraineté.
Je vous préviens, je ne parlerai pas des BATX, les plateformes chinoises pour faire très court, parce que, à mon avis, ce sont quand même deux mondes totalement différents sur le plan institutionnel et, en plus, c’est devenu de plus en plus différent depuis 2013 avec la façon que Xi Jinping a de reprendre en main tout cela à travers le Parti communiste. C’est quelque chose qui est un monde assez différent même si, commercialement, il y a des situations de concurrence éventuelle, etc.
Je ne parlerai pas non plus des NATU – Netflix, Airbnb, Tesla et Uber – qui, elles, sont typiques de ce qu’on appelle des plateformes sectorielles. Je m’intéresse uniquement aux plateformes systémiques. Je préfère « systémiques » à « structurantes ». Ça permet sans doute de parler de dérives systémiques après ; structurantes, on a l’impression, d’une certaine façon, que ça ne bouge pas. De fait, dans ces GAFAM, je ne parlerai que de trois… cavaliers j’allais dire – pas de l’Apocalypse –, Google Facebook et Amazon parce que, de mon point de vue, Microsoft et Apple d’une part sont d’une autre génération et ont d’autres types de génération de revenus qui fausseraient un petit peu le thème. Je me focalise, ça se discute, c’est arbitraire, mais il y a des justifications sur lesquelles je n’aurai pas le temps de m’avancer ici.
Je ne parlerai pas non plus, et ce sera mon dernier point en termes de ce que je ne vais pas dire, des contenus, du débat hébergeur/éditeur, etc., qui, effectivement, est pourtant un élément clef, si vous voulez, dans la position des plateformes, le fait qu’elles ont tous les avantages à rester des hébergeurs, évidemment, et dans ce contexte de l’économie de l’attention c’est un autre enjeu sur lequel j’ai écrit, y compris dans le livre qu’a mentionné Dominique, où, effectivement, c’est très présent. On en a remis une couche ! C’est terminé, je n’en parlerai plus.
La thèse principale, pour l’énoncer brièvement, c’est de dire que précisément depuis dix ans s’est installée une forme de domination des plateformes numériques – GFA, du coup, si on veut – à travers une monétisation réussie, très réussie, de biens, de services, par exemple pour Amazon vous avez aussi des services web, des services de cloud par exemple et surtout de placement publicitaire. Ce n’est pas la même chose pour Amazon évidemment. Cette forme-là est très attractive pour les marques, elle est captivante pour les publics. De fait, pour les deux, elle devient incontournable. Là on est, de fait, dans un effet systémique, on ne peut pas passer à côté et ça mérite, justement, discussion, ça mérite vigilance, d’autant plus que ça a été généré et amplifié par la valorisation boursière que j’évoquais tout à l’heure. Ce qui m’importe c’est la thèse que je vais défendre, c’est effectivement de dire que ces plateformes n’ont aucun souci de souveraineté ni de territoire ; elles vivent dans un autre monde, j’allais dire. En réalité elles sont en position d’attaquer une nuée d’« autres barbares » comme on a dit au début des années 2010, elles sont en train d’attaquer, de fait, les États-nations en tant que forme institutionnelle de vie sociale justement, elles sont en train d’attaquer de fait les États-nations en tant que formes institutionnelles, de vie sociale et politique. Les États-nations qui eux ont des territoires, qui eux ont une souveraineté, c’est le logiciel qu’on leur attribue en général, avec une dimension matérielle et spatiale qu’on attribuerait plutôt aux États et une dimension plus imaginaire, discursive, qu’on attribuerait aux nations. Je prétends que les plateformes agissent dans les deux domaines, elles recombinent ça mais totalement sur un autre plan, ce sont, en réalité, ce que je vais appeler des plateformes à suzeraineté topologique. Excusez-moi le côté pédant du terme, mais ça a une définition assez précise, j’y reviendrai petit à petit.
Il y a une sous-thèse, une thèse 2, une version 2 de cette affaire-là, c’est que depuis trois ans, depuis 2017 précisément, cette tendance-là, ce type d’attaque que j’évoquais est devenu visible pour les cibles elles-mêmes que sont le personnel politique et les administrations et c’est ce qu’on a vu à travers le Brexit mais surtout à travers Cambridge Analytica. C’est à partir de ce moment-là que les choses se sont vues. Auparavant, il faut quand même reconnaître que tout ce personnel politique a non seulement laissé faire mais a encouragé vigoureusement, dans tous les pays d’ailleurs, ce type de plateformes et effectivement ça se comprend puisque c’est la logique libérale qui a gouverné le monde depuis 30 ans. Il s’est passé quelque chose pour susciter cette forme de réaction immunitaire de la part de ce personnel, c’est un cas tout à fait intéressant.
On sait que les méthodes des sanctions qui avaient déjà été appliquées se retrouvent un peu dépassées. En revanche, on a un certain nombre d’indicateurs qui montrent qu’il y a une capacité à réagir comme le RGPD mais qui n’était pas directement une réaction à ça et il a fallu beaucoup d’années avant d’arriver à ça. Le RGPD a montré, en tout cas, qu’il est possible de réguler, ce terme-là même. Un autre exemple, c’est Max Schrems, l’activiste autrichien, qui a montré qu’on pouvait battre légalement les prétentions de Facebook en l’occurrence avec cette annulation du Privacy Shield, tout au moins une annulation provisoire puisque c’est encore en suspens. Troisième exemple, ce sont les taxes GAFAM qui sont discutées et la fiscalité elle-même qui est en question et enfin le Digital Service Act et le Digital Market Act qui sont effectivement sur la table au niveau européen même s’il n’est pas sûr qu’on puisse en attendre des effets très importants.
Dernière sous-thèse de tout cela, c’est qu’en réalité, c’est un peu historique, il y a ces dix ans, il y a ces trois-là on est un peu, de mon point de vue, à une forme de bifurcation possible dans le sens où les plateformes et du coup, ça va avoir un impact pour les types de régulation qu’on va mettre en place, l’idée étant de mieux comprendre ce qui s’y passe pour que les régulations qu’on va mettre en place aient un peu plus de chances de réussir.
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Il y a deux possibilités : soit elles retrouvent un territoire et ça veut dire qu’elles le réinventent parce qu’elles ne sont pas conçues comme cela, mais elles inventent une forme de territoire, comme le font d’autres firmes avec les limites que ce jeu a sur le monde du territoire, et elles acceptent, du coup, les régulations des autres que sont les États-nations voire elles entrent en conflit mais sur le même niveau, je vais expliquer un petit peu ce que j’entends par là. Ou alors elles s’émancipent encore un peu plus de tout ancrage pour, d’une certaine façon, exploiter leur potentiel de fiction non instituante, non institutrice, si on veut, ou non instituée, qui est équivalente à la nation. Elles jouent beaucoup là-dessus, elles prolongent ça encore et elles deviennent, du coup, des entités carrément spéculatives qui vont générer des assets financiers, donc qui sont d’une génération de valeur dans un autre monde qui décolle complètement de la conception des territoires que l’on connaît.
Pour être plus précis j’essaye de comprendre dans le travail que je fais comment les plateformes tiennent, sur quoi elles tiennent, les médiations matérielles, sémiotiques, etc., qui les font tenir en comparaison avec ce point de repère vis-à-vis des États-nations d’une part et aussi par rapport au monde médiéval qui préexistait aux États-nations. La question étant posée de comment parviennent-elles à ne pas faire institution, en tout cas à faire dispositif d’une certaine façon ?
Je dirais d’abord que les plateformes Google, Facebook et Amazon reposent en réalité sur un fond commun, un prérequis du monde numérique, qui est un peu la forme numérique de la globalisation ; du point de vue institutionnel c’est ça qui va m’intéresser.
Par exemple, premier point, il y a une langue commune, chose nouvelle dans l’humanité, c’est le code, un peu ce que pouvait être le latin médiéval dans sa petite globalisation qui était seulement européenne mais qui était quand même non négligeable et qui, en réalité, a été remis en cause par l’imprimerie, la mise en avant des langues vernaculaires qui elles-mêmes ont permis – seulement permis, c’était une des conditions, mais il y en avait bien d’autres – de faire émerger les nations. Certes il y a des langages de programmation, mais je parle précisément du code et on pourrait dire aussi qu’en renfort il y a le globish puisque toute la documentation, y compris de ce code, se fait dans une langue est supposée être l’anglais mais qui est plutôt du genre du globish. Il faudrait rajouter à cela les librairies d’algorithmes qui sont disponibles et qui sont partagées dans le monde entier à partir de là.
Deuxième support important comme fond commun, c’est la culture juridique ou plutôt anti-juridique de l’ensemble de cet univers et pas seulement des plateformes dont je parle. Du coup, évidemment, c’est quelque chose qui s’oppose directement au montage juridique que constituent les États-nations. Le principe de tout cela, et là j’en parle dans le livre, c’est le rough consensus et running code, je trouve que c’est très important de se référer à cela pour comprendre le choc culturel que ça représente, cet affrontement entre entités ultra-puissantes désormais. Et ça, ce sont des choses qui sont partagées par toutes les instances de gouvernance de l’Internet mais aussi par toutes les communautés de l’open source. Il n’y a pas besoin d’être une plateforme pour faire ça, quelque chose qui est le fond commun de tout le monde.
Du coup ça renvoie à un troisième élément constituant, c’est une forme de caste dominante qui serait celle des développeurs. Je réserve le terme de « caste » parce que c’est très provisoire, ça ne convient pas, je vais essayer de trouver quelque chose de plus fin là-dessus, mais qui est très important. On a connu l’époque des scribes, on a connu le rôle des imprimeurs. Là on a effectivement des développeurs qui s’organisent d’une certaine façon aussi et qui construisent, en fait, c’est ça qui est important, une sorte de division of learning et qui en bénéficient évidemment.
Enfin, dernier arrière-fond très important à avoir en tête, c’est le capitalisme financier capté par la spéculation, complètement, notamment capté par la spéculation algorithmique puisque les plateformes de trading elles-mêmes, d’une certaine façon, ont embarqué les investisseurs dans des opérations où ils se font d’ailleurs rouler allégrement si on veut, mais l’important c’est que c’est à base de réputation. C’est très important, c’est-à-dire la prédiction, l’anticipation, tout ça, ça fonctionne sur des signaux qu’on envoie, des images que l’on perçoit, sur lesquelles on peut orienter sa stratégie, voire sa tactique à très court terme puisqu’on est souvent dans la très haute fréquence.
Tout cela ce ne sont pas des choses seulement dans un secteur très limité, ce sont des choses qui finissent par affecter l’ensemble de l’économie industrielle, y compris les stratégies industrielles se décident en fonction de ça.
Il n’y a pas que ces médiations-là et cet arrière-fond, il y a des médiations spécifiques aux plateformes notamment des médiations premièrement discursives puisque, pour reprendre cette distinction à la Foucault, un dispositif c’est une matérialité et un énoncé, eh bien là on a effectivement, comme on a pour les nations qui se constituent comme fiction comme l’aurait dit Benedict Anderson, eh bien là on a une dimension intéressante de médiation discursive à repérer.
On part quand même, et ça Dominique Cardon le connaît bien mieux que moi puisque qu’il est spécialiste de cette partie de l’histoire, d’Internet comme architecture distribuée. C’est quelque chose qui a été vanté, qui a constitué un arrière-fond culturel très important, qui s’est traduit dans une forme d’horizontalité sociale, qui était l’horizon, justement, d’attente de l’ensemble de ceux qui s’engageaient là-dedans, qui donnait cette idée de « on est tous médias » d’une certaine façon et qui était, de fait, une façon de vanter une forme d’auto-institution. C’est assez phénoménal, d’ailleurs on retrouve ça dans tous les discours autour de la blockchain même sur le thème du bootstraping of ourselves, on se prend par les bottes pour exister, ce qui est assez étonnant du point de vue institutionnel, c’est une opération assez fantastique.
En réalité, tout ça est absolument contradictoire avec la verticalité de l’institution des sujets des États-nations. C’est tout à fait autre chose. Du coup, pour produire une nation, un peuple et aussi des sujets imaginaires, tout ça ce sont des sujets imaginaires mais aussi des sujets de droit qui finissent par être très opérationnels, ce ne sont pas seulement des discours au sens purement idéologique comme on dirait.
Le problème c’est que ce discours de référence a été en réalité, d’une certaine façon, saboté par les plateformes et par leur centralisation pour des raisons de financement et de leur puissance financière qu’on évoque, pour des raisons plus structurellement topologiques, avec cet effet d’attachement préférentiel qui fait que les uns et les autres, quand on crée un site web, on a envie d’être référencé sur Facebook, sur Google, etc., du coup on renforce ces nœuds, effectivement, ces nœuds centraux que sont Google, Facebook et Amazon et même ceux qui prônent de ne pas aller sur Amazon pour acheter mon livre eh bien ils mettent un lien sur Amazon ! C’est réussi, ça renforce cette centralisation.
Ce discours-là, cette centralisation qui contredit la distribution est importante et, de fait, elle est aggravée par le fait, deuxième aspect, c’est qu'il y a une position centrale qui normalement devrait servir, ou prétend servir de tiers, ou de substitut de tiers qui est un peu un garant des échanges, qui est un peu ce que les États vont être en général. En réalité, on voit bien que les échanges de biens, de ressources informatiques, de contenus, de conversations, de publicités, en fait ces plateformes-là refusent en permanence de garantir les places où elles échappent en fait à toute souveraineté, c’est une façon de faire. Ça ne veut pas dire pour ça qu’elles ne régulent pas certaines choses, elles tentent de le faire. De fait, il ne faut surtout pas qu’on institue durablement des formes, par exemple, de responsabilité éditoriale — surtout pas ! —, ou de responsabilité d’employeur — surtout pas ! —, à part les quelques salariés qu’ils ont au niveau de la plateforme, ni de véritable hébergeur. De fait, ils peuvent déréférencer à tour de bras si c’est nécessaire. Vous voyez toutes ces contradictions qu’il peut y avoir. Malgré tout, il y a un point sur lequel ils ont joué un rôle très important, et je pense à Google et Facebook, c’est le fait qu’ils sont devenus un État civil de substitution en étant ceux par lesquels on passe pour accéder au reste d’Internet en certifiant nos identités, en nous disant « voulez-vous vous connecter avec Facebook ou avec Google ? ». Voilà en gros le choix que vous avez ; ce n’est pas un problème de pièce d’identité que l’État vous délivre, c’est autre chose.
Il y a aussi des médiations matérielles sur lesquelles il faut insister qui permettent de nous reconnecter avec cette idée de territoire : est-ce que les plateformes font territoire en installant des formes de matérialité dans l’espace ou dans un équivalent d’espace, on est dans une zone un peu frontière. Jusqu’ici, je dirais qu’elles reposaient – et c’est ça le paradoxe, ça va dans l’autre sens – sur un statut topologique qui se serait renforcé avec le temps, qui n’avait pas besoin de ces matérialités d’une certaine façon. Je reprendrais l’expression de Berners-Lee, cette périodisation qu’il a faite à un moment, qui m’a beaucoup inspiré à plusieurs reprises, où il disait on a eu l’époque du réseau des machines, free ??? comme il disait, qui était Internet, le réseau des machines. En réalité, rendez-vous compte, c’est Amazon qui devient le centre des réseaux des machines, avec Amazon Web Services et le cloud. Il possède au minimum, sur tous les types de services, 30 % du marché voire 50 % pour certains secteurs. Le réseau de documents, le World Wide Web qu’avait inventé Berners-Lee, effectivement c’est Google qui en est devenu le centre depuis longtemps à partir du moment où il est devenu le moteur hégémonique dans le monde entier avec son moteur et son page rank spécifique et puis le réseau des personnes, qui était la troisième étape, ce que Berners-Lee appelait le global giant graph, de fait c’est Facebook qui est devenu le centre de tout cela avec son réseau social et son EdgeRank, etc.
Pour autant, avec cette centralisation qui permet de dire qu'on aurait quasiment un territoire, qui est une centralisation topologique, est-ce qu’on n’est pas très loin d’aborder un territoire ? En fait ils étaient sans territoire, quand même, de mon point de vue, mais plutôt quelque chose qui relevait d’un dominium, on rentre dans une discussion un peu plus juridique qui est, effectivement, ce qu’on peut appeler une suzeraineté topologique.
Je reprends aussi un peu des concepts de Supiot et d’autres choses sur lesquelles j’ai travaillé auparavant sur des questions d’habité numérique, dans son livre La Gouvernance par les nombres, il reprend cette distinction justement entre le domaine éminent qui est celui du suzerain et puis le domaine utile qui est, en fait, laissé aux servants, aux obligés, etc., ce qui existait au Moyen Âge et que Marc Bloch appelait, pour un même champ donné, une forme de compénétration des saisines, plusieurs empilements de droit sur le même champ dans ce qu’il appelait un règne de participation juridique. Ce que dit effectivement Supiot c’est qu’on est gouverné par des liens plus que par des lois qui vont organiser quoi ?, qui vont organiser des allégeances et non pas une subordination légale. Cette allégeance et cette suzeraineté, vous la retrouverez à travers la gratuité elle-même pour Facebook ; vous la retrouverez à travers l’infrastructure as a service d’Amazon : vous la retrouverez dans les SDK [Software Development Kit], les API ; avec Android qui domine quand même le marché largement : avec les micro-tâches comme ce que nous a montré Antonio Casilli, avec Mechanical Turk, une invention aussi d’Amazon ou tous les auto-entrepreneurs qu’il y a.
Donc on a ça, ces phénomènes d’allégeance et de suzeraineté, et pourtant il y a, de mon point de vue, des tentatives en cours d’ancrer ces réseaux d’allégeance dans les territoires sous la forme de quoi ? Est-ce que ce sont des serveurs ? Ça demande justement une discussion, ça m’intéresse d’avoir votre avis là-dessus, et jusqu’ici, effectivement, ça a toujours existé, mais maintenant il y en a des quantités, ils sont bien organisés en zones géographiques en fonction des temps de latence qu’il faut optimiser et puis des entrepôts pour Amazon. Mais plus intéressant je trouve, je vais prendre un des indices, je ne vais pas tous les lister dans ma présentation, mais Amazon, Facebook et Google, Microsoft aussi d’ailleurs, ont posé petit à petit leurs câbles sous-marins. Ça c’est un point très intéressant, je me suis toujours intéressé aux câbles, là c’est un cas vraiment intéressant de dire « tiens, ils descendent toute la chaîne de valeur, ils vont jusqu’à créer des infrastructures ». En réalité c’est plus que ça du point de vue politique et institutionnel. En réalité, c’est un levier essentiel pour faire sécession, faire sécession de quoi ?, faire sécession du réseau commun, donc en réalité, potentiellement de la Net neutralité qui était supposée être régulée par le best effort. Là vous avez vos infrastructures, en réalité ils le faisaient avant, d’ailleurs ils contournaient cette Net neutralité aussi. Ils ont donc leur propre réseau et on a une forme de sécession nouvelle. On a eu la Chine qui a fait sécession à propos des noms de domaine à l’origine, les applications qui ont fait sécession du Web et on a les plateformes qui font sécession de l’infrastructure commune. Ce n’est pas rien ! Tout ce montage qui a été fait de fiction, évidemment autour de l’infrastructure d’Internet, ce n’est pas rien.
Autre exemple que l’on peut prendre c’est le contrôle des cartes par Google qui est incontournable ; les tentatives de création de monnaie, je ne parle pas de banque puisque Google s’est fait autoriser comme banque auprès de l’État fédéral, c’est très important, ce n’est pas comme Apple Pay, ce n’est pas seulement Google Pay comme moyen de paiement, c’est aussi comme banque. Facebook l’a fait en créant Libra qui n’a pas très bien marché, qui a vu justement une réaction des États à cette occasion-là, qui est devenu Diem récemment, qui restera adossé au dollar effectivement, cette cryptomonnaie qui restera adossée au dollar.
Deuxième cas un peu identique de réaction des États c’est dans le cas de Toronto où Google avec Sidewalk Labs essaye de prétendre créer un mode de gestion modulaire de l’espace urbain, du coup devient vraiment un gestionnaire d’espace urbain. Il se plante pour des raisons sur lesquelles je ne vais pas entrer. C’est intéressant parce qu’il y a eu de la réactivité. Du coup, quand ils veulent se re-territorialiser, pour être deleuzien, même si j’ai évité pour le moment de l’utiliser, effectivement, très pratiquement ils rentrent en conflit avec les États.
Ils ont créé une Cour suprême chez Facebook, ce qu’ils appellent l’overside board, une forme de police évidemment avec la modération et une contribution volontaire à la surveillance des États, même dans la logistique des armées par Amazon.
Ce qui m’intéresse effectivement, là je vais conclure, c’est de dire que là on a une voie qui va vers plus de territorialisation d’une certaine façon, qui va générer soit des alliances soit des conflits avec les États-nations et je dirais qu’on se retrouve dans une position où on va pouvoir commencer à re-réguler cela ou réguler tout simplement, ce qui rentre dans le jeu classique des États-nations.
Mais il y a une seconde piste sur laquelle je voudrais alerter : dans la réalité on peut très bien continuer à prolonger cela vers moins de territoire ce qui sortirait, du coup, d’une topologie pour devenir ce que j’appelle un agencement chronologique, c’est-à-dire quelque chose qui génère des anticipations. C’est ce que fait la finance, ce que fait l’assetisation, il y a eu un séminaire au début de la semaine avec un livre de Fabian Muniesa sur ce thème-là. C’est effectivement très intéressant, on transforme tout en valeurs qui ont une valeur de marché et effectivement ce sont des choses sur lesquelles on ne fait que spéculer, on anticipe un certain nombre de choses ce qui permet de sortir de la pub, éventuellement, de ne pas être captif seulement de la pub. Évidemment ce sont des choses qui sont déjà en place et qui posent problème avec les marques, puisqu’on est dans une position, ce que je documente un peu dans le livre aussi, où la bulle de la publicité en ligne va finir par exploser, elle n’est pas en train d’exploser, elle va finir par exploser parce que, de fait, l’opacité du machine learning finit par poser de sérieux problème, des analytics qui ne servent plus à grand-chose pour les marques et c’est un vrai problème.
Donc une façon d’en sortir c’est de sortir vers la virtualisation ouverte, plutôt la production de machines à spéculation, à anticipation, en jouant sur le temps. Vous voyez que là on se détache encore un peu plus du territoire, c’est une sortie totale des principes et de la responsabilité instituante pour s’orienter non plus seulement vers la suzeraineté topologique mais vers quelque chose qui serait comme des machines à anticipation et là c’est un danger considérable, de mon point de vue, pour les États-nations. Ce sera mon dernier point.
Merci
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Dominique Cardon : Merci beaucoup Dominique pour cet exposé très stimulant avec ce glissement final du territoire au temps. Je pense qu’il y aura beaucoup de sujets de discussion. Tu vas pouvoir le découvrir dans le module « questions et réponses », on a déjà des questions qui arrivent et je pense que, tout à l’heure, la discussion va être riche. Pour préparer cette discussion, je vais demander à Bernard Benhamou de réagir. Bernard Benhamou est secrétaire général de l’Institut de la souveraineté numérique, l’ISM, il enseigne aussi sur ces questions de gouvernance de l’Internet. Il a exercé des fonctions de délégué interministériel aux usages de l’Internet et beaucoup travaillé sur la question de l’Internet des objets. Je crois, Bernard, qu’il y a un ouvrage à paraître fin décembre, qui a été réalisé dans le cadre de l’Institut de la souveraineté numérique, qui s’appelle Internet des objets et souveraineté numérique. Je te propose de prendre la parole pendant une dizaine de minutes et ensuite ce sera Tariq.
Bernard Benhamou : Merci beaucoup Dominique. Merci à tous. Merci à Florence pour cette invitation. C’est un plaisir d’autant plus grand, effectivement, de parler de ces sujets que justement, ayant été amené à travailler sur les questions de souveraineté numérique depuis longtemps, nous avons vu, nous tous qui observons ces plateformes et ces débats autour de la régulation des technologies, une montée en puissance de leur impact et de leur prise en main tant d’un point de vue politique que d’un point de vue des opinions publiques. On le voit bien au travers de la crise Covid, notre dépendance, les risques liés à ce que l’on appelle parfois la tenaille sino-américaine en matière de technologie n’ont jamais été aussi présents et nous tous qui sommes ce soir sur Zoom, pouvons en être témoins, nous avons effectivement vu ces questions monter en puissance comme rarement.
Je reviendrais sur ce que disait Dominique et sur le besoin de régulation.
La particularité, et Dominique le rappelait, c’est que les pionniers de l’Internet ont pensé effectivement rough consensus, la doctrine de l’IETF, les ingénieurs du réseau et tout ça devait fonctionner. Globalement il y avait une sorte de doctrine non-exprimée qui était qu’on ne devait pas réguler et que le plus tard possible serait le mieux. Tout à l’heure il était question Tim Berners-Lee, c’est intéressant. Tim Berners-Lee était l’un des adversaires les plus résolus, pendant très longtemps, à la régulation du réseau jusqu’à se rendre compte que son invention, en tout cas pour ce qui est du Web, avait été cartellisée, avait été reprise en main par des plateformes, ce que rappelait Dominique avec le rôle central d’indexation et évidemment publicitaire de Google, avec les différentes nouvelles plateformes qui devenaient, quelque part, des substituts au Web traditionnel et en particulier Facebook qui est effectivement à la fois présent sur le Web mais aussi présent de manière applicative et qui, d’une certaine manière, recrée un univers à lui seul. Donc par définition, même des gens comme lui réclament désormais l’intervention des États. Je dirais que nous vivons un moment particulier en termes de développement global de la sphère numérique qui est que, là où auparavant il apparaissait improbable que les États puissent… — c'était le propos, par exemple d’Eric Schmidt, l’ancien patron de Google, qui disait que les États sont trop lents, trop lourds, incompétents et, par définition, nous avons vocation à les remplacer. À l’époque, quand il avait écrit ce propos dans son livre The New Digital Age avec Jared Cohen, personne n’avait véritablement réagi. Aujourd’hui, et c’est peut-être effectivement le point particulier que nous vivons, la prochaine génération d’acteurs qui pourrait être « ubérisable », qui pourrait être « ubérisée » dans les temps à venir, ce sont les États.
Pour revenir sur la réflexion sur la souveraineté et sur les risques sur la souveraineté ou le fait de passer à une notion de suzeraineté où le suzerain deviendrait, je dirais, l’acteur industriel, les grandes plateformes dans ces domaines, ce n’est pas nouveau. Ce qui est intéressant, ce que disait par exemple une personne que nous connaissons qui est Dipayan Ghosh qui a donc écrit Terms of Disservice, c’est maintenant un universitaire à Kennedy School, c'est un ancien de Facebook, un ancien de l’administration Obama et globalement ce qu’il disait c’est que nous croyions, dans un passé pas si lointain, que ces sociétés étaient véritablement purement novatrices tant dans leur modèle économique que dans leur activité, que peut-être même dans leur philosophie et nous nous rendons compte qu’elles ne se comportent ni plus ni moins que des Rockefeller, que les grands acteurs qui ont effectivement dû être régulés à terme.
Je dirais que c’est là où c’est passionnant la réflexion sur territorialité versus effectivement souveraineté — souveraineté qui, suivant les juristes, s’applique toujours à un territoire doté de lois particulières et, par définition, ce que rappelait aussi Dominique sur le fait de vouloir créer sa propre Cour suprême au travers de personnalités certes de grande qualité par ailleurs, mais au travers d’un organisme qui n’avait plus ni moins comme but que de contourner les régulations des États de manière à créer sa propre loi privée, son propre privilège au sens étymologique du terme. C’est bien ce à quoi nous assistons, c’est-à-dire que se rendant compte qu’ils avaient sous-estimé l’impact politique de leurs plateformes et les risques de se retrouver non pas simplement en conflit avec des acteurs économiques, ce qu’ils sont, ils sont déjà très largement en conflit avec beaucoup d’autres secteurs économiques, mais surtout de se retrouver en état de compétition par rapport au politique et ça c’est une nouveauté à laquelle ils ne s’attendaient pas de façon aussi brutale.
Tout à l'heure Dominique citait le scandale Cambridge Analytica. Je dirais qu'il y a eu deux époques clefs en termes de prise de conscience. Il y a eu, évidemment, les révélations de Snowden et par la suite, effectivement, le scandale Cambridge Analytica. Cambridge Analytica a été d'autant plus important politiquement que c'était la remise en cause du politique par, justement, un usage ou un mésusage de ces plateformes. Et tout d'un coup, comme Dominique le notait par exemple lorsqu’il a été question de la souveraineté sur la monnaie qui est une notion essentielle et régalienne depuis très longtemps, par définition, lorsque les politiques se sont rendu compte que ces plateformes devenaient des acteurs concurrents possiblement disruptifs, comme on dit parfois, par rapport au politique là, tout d’un coup, la discussion a changé de nature du tout au tout. C’est-à-dire qu’on est passé d’une discussion de régulation économique à une discussion de régulation politique avec des acteurs qui étaient beaucoup moins armés, beaucoup moins légitimes et beaucoup moins, je dirais, volontaires pour être en mesure d’accepter effectivement ces régulations.
Donc on a vu se produire un changement important et je crois que la période dans laquelle nous sommes est d’autant plus intéressante, je n’aurais pas peut-être le pessimisme qu’a eu Dominique en nous disant « je n’attends pas grand-chose du Digital Services Act et des nouvelles régulations qui pourraient venir de l’Union européenne », je crois qu’il est trop tôt, on le saura dans quelques jours, on saura effectivement l’état de leur ambition d’un point de vue à la fois sociologique, politique, économique, par rapport à ces plateformes. Ce que l’on peut déjà remarquer c’est que nous avons en face de nous des acteurs qui, pour la première fois, alors même qu’ils sont au faîte de leur puissance économique, de leur puissance de marché, ont véritablement une inquiétude quant à leur modèle économique.
Je rappellerais par exemple que la très puissante et très occulte société Palantir, créée au tout départ par le fonds d’investissement de la CIA, lorsqu’elle a fait ses documents d’introduction en Bourse a eu l’occasion de dire « nous ne savons pas dans quelle mesure les régulations qui pourraient être amenées à exister tant aux États-Unis qu’en Europe ne pourraient pas remettre en cause l’existence même du modèle économique de la société Palantir ». On voit globalement une inquiétude qui n’existait pas dans le passé.
Je rappellerais qu’il y a dix ans ces sociétés apparaissaient quasiment comme des libérateurs. Le conseiller de Hillary Clinton disait « les grandes plateformes sont devenues le Che Guevara du XXIe siècle », en particulier suite aux Printemps arabes. Dix ans plus tard, nous sommes presque dix ans plus tard, nous voyons que la perception, la conversation comme on dit maintenant, a totalement changé. C’est-à-dire que ces plateformes sont considérées comme opaques, comme n’étant pas bienveillantes, comme étant en mesure de modifier profondément nos sociétés, y compris sur le plan démocratique au travers de la radicalisation qu’elles permettent ou qu’elles entretiennent. On voit bien que le vrai défi pour elles sera, effectivement, d’apparaître de nouveau comme étant des acteurs légitimes, positifs, chose qui paraît aujourd’hui plus difficile. Il a été question des risques de relégation sociale 2.0 ou 4.0 comme on les appelle, c’est-à-dire effectivement le rapport au droit du travail, le rapport à l’ensemble des aspects économiques, fiscaux évidemment mais pas que. Tout à l’heure il était question de ces modèles économiques qui se sont développés, on se rend bien compte que, je dirais, l’opportunisme stratégique de ces sociétés se heurte maintenant tout simplement à une limite politique. C’est-à-dire qu’à un moment donné ces sociétés sont devenues à la fois trop riches – tout à l’heure il était question de leur capitalisation en trillions, si on veut parler en français 1000 milliards, elles ont toutes dépassé 1000 milliards. D’ailleurs je rappellerais que Apple, durant la seule période du covid, a doublé sa capitalisation de un trillion à deux trillions, de 1000 milliards à 2000 milliards de dollars, en l’espace de quelques mois. Donc par définition, on est, j’allais dire, au fin fond des choses, on est maintenant à une période clef, à une période charnière, c’est-à-dire soit on considère, comme le disait un certain Larry Lessig que nous avions reçu en d’autres temps à Science Po, que le code que ces plateformes élaborent devient un code de substitution par rapport, effectivement, au code juridique, ce que lui appelle le code de la Côte Est contre le code de la Côte Ouest, soit effectivement je dirais que les démocraties, parce qu’on ne peut parler évidemment pour des régimes autoritaires ou autocratiques, établissent des limites. C’est passionnant et je dirais que c’est peut-être le plus passionnant pour tous ceux qui nous écoutent, qui participeront peut-être s’ils y travaillent, justement, à ces évolutions. C’est maintenant que va se créer une nouvelle doctrine par rapport à une société numérique là encore, je dirais, totalement opportuniste. Je citerais un propos que j’ai lu dans un ouvrage d’un sociologue qui se reconnaîtra, je crois, quand je vais le citer, en disant que le futur de l’internaute est déterminé par les préférences de ceux qui l’ont précédé dans un certain ouvrage À quoi rêvent les algorithmes.
Par définition la question, aujourd’hui, c’est de savoir si nous voulons que nos sociétés se fragmentent, parce que je crois véritablement que la particularité de l’époque dans laquelle nous sommes c’est que nous voyons se produire, en temps réel, une fragmentation des opinions, des pays, des groupes. Cette fragmentation est, je dirais, accélérée – Tariq pourrait dire algorithmiquement amplifiée – par ces plateformes, non pas qu’elles y aient un intérêt idéologique, non !, elles y ont tout simplement un intérêt économique. Ce qu’a très bien dit une autre sociologue, ???, en disant « rien n’est jamais trop hardcore, trop radical pour YouTube », qui a intérêt à présenter des contenus de plus en plus polarisants parce qu’on sait que ce sont des contenus que les gens consomment et sur lesquels ils restent longtemps donc consomment de la publicité.
On ne peut pas parler de convergence idéologique ni par rapport aux groupes extrêmes ni par rapport à l’extrémisme djihadiste ni par rapport aux suprémacistes aux États-Unis par exemple, non !,mais on peut parler de convergence d’intérêts toxiques, c’est-à-dire pas complicité mais convergence toxique. C’est ce à quoi les politiques dans les démocraties auront à répondre dans l’avenir, ce à quoi, effectivement, ces plateformes n’ont pas souhaité répondre parce que ce n’était pas leur intérêt stratégique, économique, capitalistique, c’est : quelles limites donnons-nous à cette amplification algorithmique, à cette mise en concurrence dans des domaines stratégiques ? Tout à l’heure, effectivement, Dominique parlait de la banque. Apple est aussi une banque puisqu’ils ont maintenant une carte, ils se sont adossés à Goldman Sachs pour créer leur propre instrument financier. L’étape d’après c’est évidemment l’assurance, y compris l’assurance santé, Google est déjà sur la santé aux États-Unis, l’étape suivant c’est évidemment le remplacement progressif de toutes les fonctions régaliennes dans tous les domaines, que ce soit de sécurité, d’éducation et, globalement, la possibilité de devenir non seulement des interlocuteurs indispensables voire, pour certains, ayant un rôle quasi diplomatique par rapport aux chancelleries des pays occidentaux ou effectivement de remplacer, de devenir l’étape ultime de l’État, c’est-à-dire le démembrement de l’État dans sa version la plus extrême qui constituerait la reprise en main par ces nouveaux suzerains que seraient ces sociétés.
Il est clair que ce n’est pas une perspective qui m’agrée et j’espère qu’elle n’agrée à personne aujourd’hui, personne parmi ceux qui nous écoutent, mais de fait je dirais que le plus passionnant et le plus important dans les temps qui viennent sera, justement, de déterminer les contours des démocraties face à ces acteurs numériques sachant que la bride leur a été laissée sur le cou très longtemps. Maintenant il va être plus difficile, comme le dirait Tim ???, spécialiste de la régulation des réseaux aux États-Unis, « aujourd’hui il y a un risque tel par rapport aux démocraties que ne pas agir en matière d’antitrust, en matière de régulation, serait une faute ».
Dominique Cardon : Merci beaucoup Bernard pour toutes ces commentaires qui vont relancer des questions.
Je passe tout de suite la parole à Tariq Krim qui est entrepreneur, qui est un serial entrepreneur, comme on dit, fondateur de Netvibes, de Jolicloud, de Polite.one, ancien vice-président du Conseil national du numérique et l’initiateur du mouvement Slow Web qui prône un Web doux et apaisé, qui prône un numérique apaisé, c’est formidable Tariq ! Je te donne la parole pour, comme Bernard, faire un petit dégagement, commentaire, avant la discussion.
44’ 18
Tariq Krim : Absolument. Tout d’abord je suis ravi d’être présent. Merci Dominique, Florence, Pierre.
J’ai écouté avec attention ce qu’a dit Bernard et je partage, évidemment, ce qu’il a dit. Je vais aller dans une direction un peu différente et vous partager aussi la vision que j’ai actuellement au sujet de la souveraineté numérique.
Il faut quand même dire que nous vivons un moment assez troublant puisque rien que cette semaine, entre la BPI [Banque publique d'investissement] qui va faire un partenariat avec Amazon ; Thalès, qui est quand même le cœur du réseau, qui annonce un partenariat avec Google ; OVH, l’acteur leader du cloud, qui a aussi un partenariat avec Google. On sent que les positions liées à la souveraineté numérique et notamment, désormais, à l’idée que les segments stratégiques, régaliens, dont parlait Bernard, sont désormais ouverts à la compétition, y compris la compétition des grandes plateformes.
Ce qui me fascine toujours avec le paradoxe du cloud puisque, d’une certaine manière, on peut donner différents noms à ces plateformes mais ça reste du cloud, c’est en général ce que j’appelle le computer world space, c’est-à-dire un ensemble d’éléments, de machines qui sont d’ailleurs désormais, ça a beaucoup évolué depuis quelques années, totalement indifférenciées qui peuvent servir à faire du stockage mais également du calcul, du calcul de très haut niveau, ce qu’on appelle parfois de l’IA, et ça de manière totalement indifférenciée, c’est-à-dire que finalement on ne fait que gérer désormais un parc de machines. Quand vous avez, d’un point de vue virtuel, ce computer world space qui est une espèce d’abstraction et, face à ça, vous avez, je dirais, la partie tangible de tout ça qui sont des datacenters qui sont localisés dans des États qui ont besoin d’électricité, qui ont besoin d’eau, beaucoup d’eau, et qui sont soumis, évidemment, à des règles locales et nationales. C’est d’ailleurs un grand sujet. Il y avait un article formidable du Washington Post qui expliquait comment Amazon, Google et Facebook inventaient des sociétés écrans pour pouvoir, ensuite, venir dans des petits comtés et installer des datacenters. Ce sont des systèmes totalement automatisés. Quand la Caroline du Nord a accueilli Apple, on espérait beaucoup d’emplois, en fait on n’a eu que 50 emplois nets créés, des emplois de gardien, de sécurité. La réalité c’est que l’ensemble des choses était fait, évidemment, aux États-Unis.
Quand on parle de souveraineté, quand on parle de la question géopolitique de la souveraineté, moi j’aime bien revenir à l’origine, au point de départ. Pour simplifier d’une certaine manière, après la Deuxième guerre mondiale, les États-Unis ne souhaitent pas que l’Europe, notamment la France et l’Angleterre, disposent d’une puissance informatique, pour une raison assez simple c’est que celui qui dispose d’une puissance informatique dispose des moyens de construire la bombe. Ces deux pays vont quand même la développer et vont développer, d’ailleurs, une industrie informatique importante. Il ne faut pas oublier que l’Angleterre a, pendant longtemps, développé avec ARM le cœur de tous les microprocesseurs de tous les téléphones, microcontrôleurs, de la planète. Aujourd’hui société qui a été vendue au Japon et qui est repartie aux États-Unis, c’est un vrai sujet. La France qui a, à travers différents projets, construit une industrie d’informatique, mais finalement les projets s’arrêtent un peu en eau de boudin à l’époque de Giscard ; elle n’a pas su développer un continuum dans ce domaine.
Il y a cette vision. Il y a aussi la question de la vision politique qui est une vision qui est assez ancienne. J’aime bien parler de ce que j’appelle les suprémacistes numériques, c’est-à-dire ceux qui pensent que le monde n’est qu’une équation à résoudre. J’ai relu quelques passages, Dominique, justement de Supiot et cette citation d’Aristote, « tout est arrangé d’après le nombre » est totalement d’actualité. Aujourd’hui on a une vision d’optimisation qui est à la fois une vision d’optimisation computationnelle de données, l’IA ou le machine learning comme tu le disais, d’ailleurs tu as raison de bien le préciser, n’étant qu’une des nouvelles possibilités qui sont essentiellement liées au volume de données impressionnant et à la puissance calcul assez faible. Mais cette vision politique des suprémacistes numériques dont Facebook, Peter Thiel le fondateur de Palantir, d’une certaine manière Bill Gates qui a été un peu le premier à comprendre qu’il fallait mettre de la puissance de calcul pour optimiser, organiser le monde de manière différente, cette vision n’a été possible que parce que, d’une certaine manière, ces gens-là ont des alliés objectifs. Ce qui est fascinant aujourd’hui avec ce terme de digitalisation, je crois qu’on parle maintenant de transformation digitale ou de transformation numérique, c’est cette idée que grâce à l’informatique, un peu par magie, c’est très asimovien d’une certaine manière, « tout ce qui n’est pas compréhensible, toute technologie suffisamment avancée est proche de la magie » disait Asimov, d’une certaine manière l’IA et toutes ces technologies donnent le sentiment que l’on va organiser, optimiser, restructurer, améliorer les choses. Donc, d’une certaine manière, on a donné un blanc-seing à de nombreuses sociétés, on les a d’ailleurs portées aux nues sans véritablement comprendre comment elles fonctionnaient, quelles étaient les technologies et surtout quels étaient les biais. Vous en avez tous parlé et je sais que Dominique Cardon en a aussi parlé dans ses ouvrages. Déjà, la question algorithmique ce n’est pas de la magie, ce sont des gens, des gens qui ont des biais, des gens qui ont un agenda, des gens qui ont parfois des contraintes de temps et d’argent. Il ne faut pas oublier que l’algorithme de YouTube dont parlait Bernard est assez médiocre parce que l’algorithme de YouTube doit, en quelques vidéos, cinq/six vidéos, être capable de montrer une sixième vidéo à laquelle vous allez adhérer. On fait un peu du quick and durty comme on disait avant. Ces algorithmes ont souvent été faits avec des contraintes humaines, donc ce ne sont pas des absolus.
Ce que je trouve intéressant c’est que parmi les alliés de cette suprématie numérique, il y a ce mythe de l’industrie 4.0, c’est-à-dire que beaucoup d’entreprises plus classiques ont le sentiment que parce qu’elles vont se digitaliser, parce qu’elles vont se structurer différemment, utiliser, copier les Big Tech, elles vont faire partie de la course. On a vu des accords entre Airbus Google, Airbus Palantir, Boeing – il n’y a pas que des entreprises européennes, il y a aussi beaucoup d’entreprises américaines – et en fait, dès lors qu’on veut jouer avec ces plateformes, et jouer d’égal à égal, on a le risque, à terme, de se faire totalement avaler, ce qu’expliquait d’ailleurs Bernard très bien sur les questions d’assurance et de banque qui sont, d’une certaine manière, des cibles faciles pour des gens qui ont une véritable capacité à traiter la donnée.
Ce qui est intéressant c’est que finalement la question de la souveraineté, numérique en tout cas, je vais m’arrêter à la souveraineté numérique à l’époque de l’Internet, elle se fait en trois temps.
Il y a une première opportunité majeure pour l’Europe, c’est vers le milieu des années 1990 avec le début de ce qu’on appelle l’Internet ouvert. Linux et le Web sont deux technologies européennes, qui sont désormais les fondements de toutes les sociétés ; que ce soit Alibaba, Google, Facebook c’est Linux et le Web, ce sont ces deux technologies. Au même moment il faut rappeler que l’Europe était intéressée exclusivement à ce qu’on appelait le diesel propre ; 20 ans, 30 ans plus tard le patron de Volkswagen s’est retrouvé face à la justice, pour des questions questionnables sur ces technologies. Le focus des États-Unis. Il y a eu les autoroutes de l’information qui étaient plutôt un système de câbles, qui était quand même un système de grands groupes, mais très tôt et très rapidement, à commencer par Bill Gates en 1994/1995 qui a dit « le Web c’est là qu’il faut aller, l’Internet, avançons là-dessus ».
Ce qui est intéressant c’est que la première des choses qu’on a perdues c’est que les grandes instances de régulation que ce soit le W3C qui régulait la définition du Web et la Linux Foundation qui définit l’avenir de Linux, ont été basculées aux États-Unis, en droit américain.
On a La fondation Apache qui regroupe énormément de logiciels que tout le monde utilise quand on fait de l’Internet, finalement que ce soit de droit américain ça ne pose pas de question, mais avec Donald Trump on a vu qu’en Iran, il y a même pas six/huit mois, sur un simple executive order, donc une simple signature sur un papier comme il savait très bien le faire et se mettre en avant, les développeurs iraniens n’avaient plus accès à GitHub, n’avaient plus accès à aucun logiciel libre, on ne parle même pas de logiciel propriétaire, tout simplement parce que ces licences étaient immédiatement interdites à l’export.
Donc la première des choses qu’on a faites c‘est que l’immense savoir et opportunité de créer quelque chose en Europe est allée aux États-Unis.
Je bascule en 2007 qui est une année vraiment très importante puisque c’est l’année, évidemment, de l’iPhone, mais c’est également l’année du cloud, c’est-à-dire ces deux concepts de mettre un back office totalement fermé que deviendra le cloud donc le cloud de Google, le cloud d’Amazon, le cloud de Facebook, le cloud d’Apple viendra un peu plus tard et de Microsoft et vous avez, en fait, cette privatisation qui se met en œuvre. C’est-à-dire que pendant longtemps le Web ouvert, ce qu’on attendait en termes de régulation, d’une certaine manière c’est ce qu’on a appelé pendant longtemps l’interopérabilité, il faut que des systèmes fonctionnent entre eux, ça a très bien marché dans le cadre du Web.
Avec l’arrivée de l’iPhone et ensuite d’Android, on entre dans une nouvelle ère qui est l’ère de ce que j’appelle l’ère de l’Internet boîte noire. C’est-à-dire que finalement l’ensemble des processus que vous voyez apparaître à l’écran, vous n’avez absolument aucune idée de pourquoi, comment. On a un excellent livre de Frank Pasquale qui parle justement de la Black Box Society, mais très honnêtement, en tant qu’entrepreneur j’ai vécu ça avec Netvibes et Jolicloud, je me suis rendu compte que l’Internet était devenu une boîte noire. C’est fermé. Vous ne savez pas si vous avez accès, si vous pouvez avoir accès, comment vous pouvez avoir accès, certaines plateformes, notamment Apple, sont totalement fermées sur certains domaines donc évitent l’accès à la compétition. Par rapport à ça, l’une des opportunités ratées c’est que nous aurions dû réinvestir le Web. Il y avait eu ce qu’on appelle le Web 2.0, donc une seconde ère du Web, et nous avons laissé un environnement fermé, propriétaire, le monde des apps qui s’est développé avec l’iPhone et, comme vous le savez bien, aujourd’hui iPhone prélève 15 % de votre…[1] uniquement parce qu’ils existent. Vous pouvez faire ce que vous voulez, vous vivez au-dessus. Je reviens sur la question suzeraine, ce qui est fascinant c’est la définition d’un monopole : quand vous annoncez publiquement au marché que vous allez réduire les montants des gens qui ont moins d’un million de dollars de revenus, passer de 30 % à 15 %, et, qu’au final, ça fait une baisse de revenus de 5 %, pour moi c’est la définition absolue d’un monopole. Ceci étant, ça dit également qu’être un monopole non régulé en temps de pandémie, comme l’expliquait Bernard, est quelque chose d’absolument prodigieux.
Là on a raté quelque chose et, d’une certaine manière, l’outil de régulation, qui fait partie un peu de la GDPR mais qui n’est pas encore très mis en avant, aurait dû être la capacité de ce qu’on appelle la portabilité des données. C’est de se dire « je vis dans un système fermé – Apple, Microsoft, Amazon, Baidu, etc. –, je veux pouvoir sortir de ce système avec mes données pour pouvoir aller ailleurs ». Ce droit, qui devrait être un droit fondamental, n’est toujours pas disponible. Le politique a mis beaucoup de temps à comprendre qu’il fallait ouvrir cette innovation, pas uniquement pour les consommateurs mais également pour les innovateurs qui ont besoin de pouvoir accéder à ces données pour pouvoir créer des services compétitifs. Si on peut transférer les données d’un service A à un service B c’est beaucoup plus facile que de repartir de zéro sachant que, comme vous le savez bien, l’ensemble des données qui ont été acquises par ces acteurs, l’ont été à une époque où la régulation était quasi inexistante. Aujourd’hui si vous demandez à un investisseur de réinvestir pour faire un réseau social, il va vous dire « avec le RGPD, en bon français, ça n’a aucun intérêt, ça va coûter 15 fois le coût que ça a coûté à Facebook de capter autant d’informations ».
Aujourd’hui, depuis quelques années, on est en train d’entrer dans une nouvelle ère à mon avis qui est une ère qui est assez inquiétante, que j’appelle l’Internet féodal, où là, clairement, les sociétés ont compris qu’elles pouvaient mettre, d’une certaine manière, mettre en avant leur suprématie technologique. Donc on ne se cache plus, on met en avant cette suprématie technologie et surtout on bloque, on fait des choses. Typiquement ce que Facebook a fait ou ce que Amazon a fait au niveau du cloud où, en fait, ils ont totalement fermé leurs technologies : Apple avec l’App Store qui a décidé de faire, en fait, un environnement totalement bloqué, Google avec ses différents services. Je vais donner un exemple tout bête : Google Photos qui sort gratuitement il y a quelques années tue l’ensemble des acteurs du marché, tous, Loom, Flickr, ils sont tous morts. Trois ans après « eh bien finalement on va vous faire payer pour les photos ! » Instagram, WhatsApp ce qui a été également fait par Facebook, c’est-à-dire unifier WhatsApp, Instagram qui, à l’origine, sont des environnements hétérogènes, ce sont des environnements qui étaient disjoints, d’obliger le consommateur à accepter : désormais dès que vous parlez avec quelqu’un sur WhatsApp cette personne va apparaître sur votre Facebook et vice-versa, en fait avoir obligé les utilisateurs, typiquement on est entrés dan une nouvelle ère. Et là, à mon avis, par rapport à cette ère féodale, la seule méthode de régulation, c’est le démantèlement. Alors un démantèlement ça veut dire beaucoup de choses, mais un démantèlement qui soit un démantèlement intelligent.
Aujourd’hui, par exemple, pourquoi Google peut lire mes mails pour ensuite utiliser ces informations vis-à-vis de YouTube ou d’un service qui est en compétition avec un autre service ? Comment est-il possible que les plateformes de cloud d’Amazon soient payées par la publicité d’Amazon et remboursent le e-commerce. C’est-à-dire qu’on a vraiment un certain ombre d’effets qui ont été construits qu’il va falloir déconstruire parce qu’Amazon n’est même plus un monopole. Il fixe le prix que le consommateur paye et il fixe également le prix plancher pour les gens de chez qui on vend. Quand vous n’êtes pas content, il fabrique en Chine l’équivalent de ce que vous faites et il le met systématiquement un ou deux euros moins cher de façon à récupérer sur l’ensemble des produits de commodité le travail que vous avez fait.
Donc fondamentalement aujourd’hui on est dans une situation qui est compliquée parce que nous avons ces monopoles qui ont à la fois fait, d’une certaine manière, une chose intéressante c’est qu’au départ on avait séparé le consommateur de l’entreprise et aujourd’hui on a tout mis ensemble, c’est-à-dire qu’aujourd’hui les outils, les ordinateurs qui permettent de travailler, les entreprises, les consommateurs finaux, sont les mêmes. Et là « cloudification », c’est-à-dire, finalement, le travail de transformation qui est en train d’être fait, c’est-à-dire mettez des parties de l’État : c’est le cas aux États-Unis avec le projet JEDI qui a coûté près de dix milliards de dollars, qui a permis de Microsoft de devenir l’opérateur du Pentagone, mais également en France avec le Heath Data Hub qui va être hébergé sur Microsoft ou la BPI, enfin tout un ensemble d’acteurs et on se retrouve, en fait, avec un environnement technologique qui est dangereux pour deux raisons.
La première c’est qu’en fait on est en train de faire le fabless des ingénieurs ; si vous vous rappelez,Tchuruk a dit « nous allons éliminer les usines et nous allons tout construire en Chine ». En fait, à la fin, Alcatel est devenu une marque chinoise de téléphones ou de produits bas de gamme et tous les ingénieurs que nous avions dans ce domaine ont été soit licenciés soit sont dans une situation très difficile, il suffit de voir ce qui se passe en ce moment entre Nokia et Ericsson. Le cloud a la possibilité de faire la même chose pour les ingénieurs du logiciel : finalement on n’a plus besoin de vous parce que Amazon a déjà tout préétabli.
La deuxième chose qui est un peu plus insidieuse c’est l’idée de la taylorisation des processus d’entreprise. En fait, quand on vit dans le monde d’Amazon, de Google et de Microsoft, on vit avec 250 processus qui ont été établis, donc vous devez travailler avec ces processus. Votre autonomie cognitive est assez limitée, assez limitante et l’intérêt de l’Internet artisanal, l’intérêt justement de construire des choses par soi-même c’est de pouvoir échapper à cette homogénéisation.
D’une certaine manière il y a effectivement, et je vais terminer là-dessus, une véritable question aujourd’hui : c‘est comment sortir de ce problème et je dirais, d’une certaine manière, que le droit dont parlait Dominique et également Bernard est une très bonne opportunité puisque aujourd’hui avec le Cloud Act dont tu parlais Dominique, nous sommes dans une position d’insécurité juridique. Cet espace computationnel dans lequel nous vivons, au niveau du droit, ne garantit aucune protection pour les utilisateurs. C’est une chance, il faut la saisir pour réorganiser, redonner au marché une possibilité d’évoluer, de construire des choses à côté des gros acteurs. Si nous ne le faisons pas maintenant, je pense malheureusement que ce sera très difficile de sortir de cet environnement très packagé dans lequel on veut nous enfermer.
Merci.
Dominique Cardon : Merci Beaucoup Tariq. Il y a beaucoup de questions et on a très peu de temps. Ce que je vais proposer, Dominique, c’est peut-être que tu réagisses aux propos de Dominique et Bernard et on passera ensuite aux questions avec vous trois.
Je fais une petite relance, une petite question comme ça vers toi qui est de dire : est-ce qu’on ne pourrait pas changer la métaphore de discussion, c’est-à-dire dire l’extension du territoire et la conquête économique du numérique on la pense dans notre discussion comme étant en opposition ou en conflit avec les États-nations. Est-ce que nous ont beaucoup monté les sciences sociales, est-ce que cette rêverie du désencastrement, de déterritorialisation du numérique était un truc des pionniers, mais toute l’histoire du numérique montre qu’il y a, en réalité, une coproduction des États, de la conquête économique et des monopoles économiques du numérique. Finalement la discussion qu’on a eue a été très liée aux politiques industrielles et aux politiques économiques, mais moins à des questions d’enjeu de souveraineté propre, on a aussi parlé un peu de monnaie. Est-ce que finalement il ne vaudrait pas mieux prendre l’idée que c’est une coconstruction ou une coopération compétitive entre États et entreprises américaines dans lesquelles on sait tout le rôle de l’État américain dans la réussite des GAFAM, plutôt que de jouer cette sorte de compétition entre une souveraineté des États et des nations contre les plateformes ? Voilà. Je t’envoie cette petite balle pour qu’on lance la discussion.
1 h 04‘ 50
Dominique Boullier : Je pense que c’est quelque chose qu’on aurait pu penser jusqu’à une certaine époque, si tu veux, y compris quand on fait l’acte de naissance de Google, on parle de Standford, on parle des financements nationaux, etc., évidemment, on a tendance à l’oublier, c’est très intéressant de le rappeler. Mais il y a un moment où ça décolle, c’est ça le problème, c’est un peu ce passage à la limite qui est effectivement quand les modèles économiques, notamment fondés sur la publicité, ou quand Amazon commence à être non seulement rentable, de ce qui ne l’a pas préoccupé jusqu’en 2016, commence à verser des dividendes, c’est à partir de ce moment-là effectivement, par cette alliance avec les leviers financiers qu’ils ont pu obtenir, qu’ils changent d’ordre de grandeur, d’un part, et puis de capacité de restructuration, c’est pour ça qu’on dit qu’elles sont structurantes, ce qui n’est pas le cas de toutes les plateformes. Et c’est là, à mon avis, où quand on voit, par exemple, Eric Schmidt, que j’avais vu à cette époque-là quand il était passé à Sciences Po, venir discuter avec François Hollande de l’aumône qu’il allait donner aux journaux pour leur reconversion, je présente souvent cette diapo, c’était triste, on se disait on voit clairement où est le rapport de force. De fait, il y a là une inversion et ce n’était pas, comment dire, seulement pour ça qu’il n’y avait pas pour ça des coconstructions. S’il y a eu une coconstruction c’est de fait dans le laisser-faire délibéré de toutes ces administrations à différentes étapes, en disant « ne touchons pas au business ». C’est d’ailleurs ce que demande Google dans les rapports qu’il fait quand il répond au ??? et à la proposition européenne, en gros c’est « laissez-nous faire, ne vous occupez de rien, on fait le bien du monde et quand il y a des problèmes on les résoudra ». Il n’y a réellement que ce laisser-faire comme coconstruction de mon point de vue. Et c’est là où le problème est que dans ce laisser-faire ils ont commencé à passer un petit peu au-delà des barrières. Du coup, on peut voir le projet qu’ils pouvaient avoir et là les politiques réagissent. Dans le fond, je pense que le projet n’est pas politiquement organisé et, comme tu as raison de le dire, la cible ce ne sont pas des États en tant que tels, je suis d’accord, ce n’est pas une pensée stratégique pour dire on va démanteler l’État. Par contre, la pensée libérale est bien organisée pour ça, ça suffit pour ça. En revanche, pour ce qui est de la pensée stratégique des plateformes, elle va plutôt, justement, consister à essayer de déployer sa puissance sans être entravée par ces régulations ; c’était le seul souci. Au bout d’un moment ils ont effectivement gagné ces leviers-là à un tel point qu’ils deviennent menaçants.
Je pense que leur position est effectivement assez contradictoire parce que, de fait, il va falloir qu’ils se remettent à négocier et à négocier non plus seulement en position « si vous voulez je vous donne des entrepôts, si vous voulez je vous donne des emplois », Facebook a Moody, ???, etc., tout étant de cet ordre de négociation, il va falloir revenir à une position qui prenne en compte les régulations institutionnelles déjà existantes. C’est ça le problème culturel que je voulais mettre en évidence, comme quoi culturellement ces plateformes-là n’ont pas été baignées dans cet environnement juridique d’une part, du coup il n’y a pas de limites de ce point de vue-là. Être obligé de faire marche arrière c’est intéressant. Comme je l’ai dit, il y a une autre piste qui est, pour moi, plus dangereuse c’est qu’à partir de là on sort carrément de tous ces éléments-là et on se sort de tout ce qui pourrait faire contrainte et justement pas d’enracinement et de territoire, mais au contraire engagés dans une forme de financiarisation des plateformes elles-mêmes, c’est-à-dire d’aseptisation d’un peu tout ce qu’on a et avec ça c’est bon, on peut s’en sortir à nouveau.
Dominique Cardon : Je vais essayer de rassembler, résumer et sans doute, je m’en excuse auprès de tous les participants, participantes, trahir les questions pour essayer de vous renvoyer à tous les trois des blocs de questions.
Il me semble qu’il y en a un et là je vais rester un tout petit peu sur le thème souveraineté. On a, par exemple, une question qui nous demande : comment voyez-vous le rôle des GAFAM dans la question de la diplomatie, on pourrait du soft power, des fondements ? Il y a aussi quelque chose de l’ordre de la puissance qui s’exprime, en réalité, à travers les plateformes. Je vais y associer aussi pour que vous puissiez faire des rebonds multiples comme vous le souhaitez, plusieurs questions qui interrogent la question de l’IA. Quelle est la place de la stratégie de l’IA à l’intérieur même des positions des plateformes ? Je renvoie la balle à qui souhaite la prendre ? Bernard, Tariq ?
Bernard Benhamou : Je vais peut-être commencer sur la question diplomatique, ça me rappellera ma période onusienne il y a fort longtemps.
La volonté qu’ont eu certains de présenter ces sociétés comme des acteurs quasiment de rang diplomatique, je rappellerais que nos amis danois ont un ambassadeur auprès des GAFAM, des Big Tech, clairement c’est exactement le cadeau qu’il ne fallait pas leur faire, c’est-à-dire, précisément, rentrer dans une logique d’égal à égal pour des États. Je rappellerais, puisque Dominique citait tout à l’heure l’expérience de Toronto, que ce qui est intéressant c’est ce qu’ont dit les citoyens de Toronto face à la montée en puissance de Google qui voulait régenter leur vie, récupérer le maximum d’informations donc récompenser la transparence des bons citoyens un peu comme le crédit social en Chine, les citoyens de Toronto ont dit : « Nous n’avons pas élu le patron de Google, il n’a pas à diriger nos vies. » On a là un conflit de légitimité qui est massif. Globalement, il est clair effectivement que le narratif qu’ont su imposer ces sociétés dans leurs premières années d’existence où elles étaient cool, sympas – vous vous souvenez du slogan de Google don't be evil, « ne soyez pas mauvais, nous ne sommes pas méchants » – tout ça avait l’air sympathique, pour aboutir, quelques années plus tard, certains ont dit à une forme de tyrannie en baskets qui, effectivement, n’a pas du tout l’air sympathique. Donc par définition, la négociation que doivent avoir les États et en particulier les démocraties vis-à-vis de ces sociétés, je dirais que c’est une démonstration claire des limites qui doivent s’imposer à elles.
Tout à l’heure il était question du fait d’avoir une responsabilité en tant que plateforme. On se souviendra tant aux États-Unis qu’en Europe qu’on a laissé ces grandes plateformes ne pas être considérées comme des responsables éditoriaux au sens large. Donc le chapitre de ??? aux États-Unis, la LCEN en France, etc.
Typiquement, aujourd’hui, elles ont abusé de statut d’hébergeur pour devenir un puissant organe de promotion de contenus et effectivement d’organisation informationnelle et pas uniquement un tuyau dans lequel passeraient des informations vers tel ou tel. Je dirais que tout le danger, c’est ce que rappelait Dominique à l’instant, c’est que ces sociétés ont été dans une forme d’innocence ou de naïveté juridique entretenue qui était qu’elles étaient tout permis parce que nouvelles. C’est pour ça que je citais tout à l’heure ??? qui lui-même avait un parcours dans ces sociétés, qui disait « non, il faudra que l’État de droit, un contrat social nouveau, s’impose à elles, qui ne s’impose pas pour l’instant ». Donc je dirais que si diplomatie il y a ce n’est clairement pas une diplomatie d’égal à égal ou de pair à pair pour reprendre les termes de l’Internet, mais bien plus, effectivement, rappeler qu’il est des souverainetés qui ne peuvent se remettre en cause, on l’a vu pour la monnaie, de façon évidente de la part de ces entreprises et surtout lorsqu’il est question du politique et de l’organisation de l’opinion publique de manière générale.
Dominique Cardon : Peut-être Tariq sur l’IA, quel rôle joue l’IA dans ces nouvelles stratégies ?
Tariq krim : Oui, bien sûr. Avant je voulais juste rappeler, je crois que c’est aujourd’hui ou hier un éditorial : deux anciens conseillers à la sécurité nationale qui demandaient à Biden que le choix du prochain ministre de la Défense soit un choix qui doit rétablir la suprématie technologique du ministère de la Défense, du Pentagone qui a été historiquement non seulement vérifié par les faits, mais dont une grande partie des technologies ont bénéficié aux GAFAM puisque quasiment toutes les technologies de l’iPhone, de Google, Palantir et autres ont été, à un moment donné, financées, développées par la DARPA ou par des choses annexes.
Ce qui est intéressant avec la question de l’IA c’est qu’il y a en fait deux types d’IA.
Il y a le côté marketing, j’ai d’ailleurs l’impression que le bonus marketing est en train de s’estomper puisqu’avant on parlait beaucoup on mettait je fais de l’IA souvent c’est du glorified Powerpoint, on fait, en fait, de la technologie qui n’est pas forcément de l’IA, parfois même juste des statistiques.
Et L’IA dans certains domaines, effectivement, a des opportunités notamment dans la médecine, dans des domaines très précis, pour faire de l’IA mais à condition d’avoir des données qui soient des données bien organisées. Si vous n’avez pas de données bien organisées déjà vous avez des risques de biais et surtout vous avez des réponses qui sont assez faibles.
Il y a un document exceptionnel qui est sorti sur l’invention du mythe de l’IA depuis cinq/six ans, qui a aussi servi à vendre plus de serveurs : quand vous faites du cloud c’est avec des machines qui coûtent 50/100 euros, quand vous faites de l’IA vous devez acheter des machines GPU qui coûtent quatre fois le prix, vous en achetez plein, donc il y a aussi une vision hyper consumériste. On va vous permettre de traiter énormément de données, la plupart du temps les entreprises qui le font ne savent pas vraiment pourquoi, mais pour les sociétés comme Google, Facebook, les sociétés qui ont l’habitude de ça, la combinaison de l’open data, de la manipulation massive de données et d’une certaine ouverture ou d’une forme de naïveté d’ailleurs de certains gouvernements qui ont donné accès à des données importantes, leur ont permis de consolider leurs données. Et quand ce n’était pas les États, les régulateurs les ont laissé acheter des entreprises qui étaient des outils de données, par exemple Nest ou plus récemment Feedbit, qui sont les nouveaux entrants de données qui vont ensuite permettre à ces technologies d’avancer.
Donc moi je séparerais le discours très politique sur l’IA qui est d’ailleurs en train d’être remplacé par le quantique, vous connaissez le triptyque « nous sommes en retard, il faut un projet massif, nous allons donner plein d’argent aux grands groupes » et on passe à la technologie suivante. La chance qu’on a c’est, il faut le rappeler, que l’une des technologies centrales utilisées par l’ensemble des acteurs est basée en France, Scikit-learn, que les technologies, les logiciels qui permettent de faire du machine learning sont relativement simples, les technologies qu’on utilise pour ça sont relativement simples et que cela peut être un complément. En tout cas je pense qu’il y a eu énormément d’abus qui ont décrédibilisé, d’ailleurs beaucoup de gens qui se sont présentés, ce que nous connaissons tous, comme des experts de l’IA, en fait tout le monde s’est présenté comme expert, on a eu beaucoup de pseudo-experts, donc on a perdu un temps énorme. Je pense que ce sont des technologies qui ont des usages très spécifiques et qui ne sont pas très sexy dans leurs usages. Par contre, on a vendu aussi ce mythe je crois de la solution qui permet de faire le travail à notre place grâce à l’IA. Vous allez vendre plus de choses, donc aujourd’hui la plupart des acteurs sont dans de l’IA ???, pour espérer, grâce à l’IA, vendre plus de produits alors qu’on sait bien aujourd’hui que si les gens n’achètent pas dans ??? il y a plein de raisons et que ce ne sont pas uniquement les technologies de l’information. Je pense, malheureusement, que le fait de se focaliser là-dessus nous a empêché de voir les choses essentielles, c’est-à-dire qu’il faut bâtir en France et en Europe des infrastructures et s’assurer que le logiciel qu’on fait tourner sur ces infrastructures soit viable. L’idée du retard nous a causé beaucoup de tort. Aujourd’hui tous les acteurs du cloud, que ce soit Scaleway, OVH, Gandi, Rapid.Space, tous les acteurs qui font de l’hébergement vous disent techniquement nous avons les moyens de développer les choses, mais il manque certains logiciels, des logiciels qui auraient dû être financés ou aidés par la Commission européenne, par l’Europe, mais finalement comme on est dans une suite en avant perpétuelle on n’a malheureusement pas investi suffisamment dans les infrastructures.
1 h 17’ 40
Dominique Cardon : Comme on a beaucoup de questions et peu de temps je vais essayer de rassembler. Il y a un trait commun dans beaucoup des questions qui est : que faire ? Alors que faire ? Ce qui est assez formidable, je vais du coup trahir aussi les questions en les rassemblant, c’est que sont proposées dans les questions toute une série de directions très différentes. Je rassemble ces directions et après je vous laisse choisir celle qui a votre préférence.
Jérémy nous demande si on peut faire confiance au projet Tech for Good, qui serait éventuellement une voie de solution ?
Il y a une question de Guillaume qui nous dit : est-ce qu’il faut faire confiance pour la régulation de ce pouvoir des plateformes, de cette puissance des plateformes, uniquement aux politiques ? Est-ce qu’il faut aussi demander une intégration chez les ingénieurs, du côté de ceux qui les fabriquent ?
Il y a une direction qui est proposée dans une question, qui est revenue deux fois dans notre module, sur OpenStreetMap et sur les communs du coup. Il y a des GAFAM qui soutiennent OpenStreetMap en partie contre Google Maps, est-ce qu’il n’y a pas aussi des divisions internes et compétitives entre eux dont ils feraient profiter et qui pourraient bénéficier aux communs.
Il y a, évidemment, une question sur les formes de la régulation, savoir quelle est la bonne échelle de régulation : est-ce qu’elle est nationale, est-ce qu’elle est européenne, est-ce qu’il y a d’autres formes de régulation ?
Je ne suis pas sûr d’avoir tout résumé, mais je suis sûr que vous avez chacun des pistes à défendre et des propositions à faire.
Bernard Benhamou : Pas forcément. Je laisserais évidemment Tariq après. Pas forcément à défendre, mais je crois qu’il n’y a pas de solution unique sur les réponses. C’est-à-dire que l’antitrust n’est qu’une partie de la solution. Ce que nous sommes amenés à dire, depuis longtemps, au sein de l’Institut c’est qu’il n’est de réponse juridique qui ne s’accompagne d’une politique industrielle.
Tout à l’heure vous deux, Dominique et Dominique, vous rappeliez effectivement l’importance historique de l’action des États et de l’État américain particulièrement dans le domaine des technologies. C’est vrai aussi en Chine, peut-être d’une autre manière, peut-être de façon encore plus radicale. Pour ce qui est des États-Unis, Mariana Mazzucato, l’économiste italo-américaine, disait que le mythe le mieux caché c’est effectivement le mythe de l’entrepreneur tout seul dans son garage, alors que la réalité c’est un interventionnisme public aux États-Unis. Tout à l’heure Tariq rappelait que l’essentiel des technologies que nous utilisons aujourd’hui, dans les terminaux mobiles par exemple, sont directement issues de crédits militaires, de financements fédéraux et il n’y a pratiquement pas de technologie, ce que disait justement Mazzucato, qui n’aie, de près ou de loin, été financée par l’État fédéral ou la commande publique aux États-Unis.
Je rappellerais qu’un président de la République, il n’y a pas très longtemps, disait que la particularité de la Silicon Valley, que le monde des technologies s’est entièrement créé sur des acteurs privés. Non ! Je crois que nous, Européens, avons perdu de vue, puisque c’est aussi la question sur l’échelle, la granularité ou, en tout cas, l’échelle à laquelle on doit répondre, que toutes ces technologies sont d’abord nées par une volonté effectivement des acteurs publics et l’Internet en particulier. Tout à l’heure Tariq rappelait que le Web est une invention européenne, je dirais presque que l’Internet est une invention française puisqu’on a oublié que les travaux fondamentaux sur les datagrammes c’est un certain Louis Pouzin qui n’en a pas bénéficié, malheureusement, puisque la maison dans laquelle il était n’a pas reconnu son travail à la hauteur, mais, de fait, même si les fondateurs de l’Internet moderne, à savoir en particulier Vinton Cerf, ont reconnu qu’ils s’étaient inspirés des travaux de Louis Pouzin.
On avait tout à fait la possibilité de le faire, on avait tout à fait la possibilité de ne pas être la nation du Minitel mais aussi la nation de l’Internet réel, nous ne l’avons pas été, c’est vrai pour le Web où, effectivement, comme l’a rappelé tout à l’heure Tariq, le Web lui-même est né en Europe pour, après, effectivement être cartellisé, parcellisé et fragmenté au travers des grandes plateformes, je crois que nous nous devons d’avoir une politique industrielle et pas simplement une réaction juridique.
Dire les Américains ont les GAFA ou les NATU et nous on a le RGPD, c’est oublier qu’il existe des possibilités de rebond industriel qui ne soient pas que sur le financement, qui ne soient pas que sur la facilité donnée effectivement au financement. Je rappellerais que le Small Business Act, par exemple, qui est un outil fondamental de la politique américaine en matière de technologie, qui est né il y a plus de 40 ans ou plus de 50 ans même, est une chose que nous nous interdisons à nous Européens de faire et qui serait extraordinairement utile. C’est-à-dire orienter une partie de la commande publique vers des petites entreprises et, comme l’a rappelé encore tout à l’heure Tariq, ne pas dire on va donner à des grands groupes qui effectivement mettront beaucoup de temps mettre en œuvre les technologies si tant qu’ils y arrivent et ils ne seront pas forcément à l’heure pour la génération suivante.
Je crois effectivement qu’il y a, je dirais, une éducation politique, puisqu’on en parle ici à Sciences Po ce soir, des responsables par rapport à cela, ne pas dire qu’ils doivent devenir aussi compétents que les ingénieurs de Google, de Facebook ou d’Apple, non !, mais comprendre qu’il y a une synergie à entreprendre au niveau européen. Étant militant européen, ayant organisé des réunions européennes au ministère sur le sujet, je ne peux évidemment parler que de l’échelle européenne, mais je crois effectivement puisque nous attendons, nous sommes dans l’expectative par rapport aux prochaines régulations européennes, toutes ces régulations ne seront que des vœux pieux si nous ne faisons pas, si nous n’avons pas en même temps, c’est le cas de le dire, une action déterminée de politique industrielle dans ce domaine.
Dominique Cardon : Merci Bernard de répondre aussi sur ces questions d’échelle et de dimension européenne.
J’ajoute juste un élément qui me semble intéressant c’est finalement de se demander, une question qui nous et posée, s’il n’y a pas une continentalisation des régulations avec les plaques Amérique/Europe, qui n’est pas simplement territoriale mais qui est aussi, en réalité, en partie culturelle, peut-être.
Bernard Benhamou : Je laisse Dominique répondre.
Dominique Boullier : Un concept sur lequel je travaille aussi, qui était un concept intéressant, qui avait été développé par Andrew Barry, qui s’appelait « les zones technologiques ». Ce concept de stratégie industrielle, etc., est intéressant parce qu’il reprend, par exemple, ce qui s’est passé avec le GSM. C’est un cas où, effectivement, il y a eu une politique européenne, territoriale, et qui a donné le leadership de Nokia qu’on a connu. Il s’est effondré face à Apple et aux smartphones. Il n’empêche que c’est intéressant parce que ça constitue les conditions d’une possibilité de ce point de vue-là.
Je regrette, par exemple, que sur la 5G il n’y ait pas eu de politique qui dise voilà les conditions. Thierry Breton avait d’ailleurs dit au début de l’année qu’il y allait avoir un cahier des charges, on n’avait pas vu grand-chose, peut-être qu’il va y avoir des choses nouvelles bientôt, mais ce n’est pas le cas, je ne crois pas. C’est très important précisément que cette politique continentale s’affirme avec, comme tu le dis bien, le fait que justement ce n’est pas de la techno ou des stratégies purement industrielles. La différence européenne c’est précisément que ces technologies-là sont encastrées, je reprends ce terme que j’aime bien, dans un modèle culturel, juridique, politique qui mérite d’être assumé, ce qu’a fait le RGPD. Donc c’est cela qui doit être systématiquement mis en avant et ne plus dire, encore une fois, qu’on doit, faire le Google européen. Non, terminé ! Pas de plateforme de ce type-là, ce n’est pas le problème. En revanche, la créativité qui peut naître de ça – je fais travailler mes étudiants là-dessus, sur ce pluralisme des solutions avec des méthodes particulières pour ça – c’est de garder cette créativité-là, y compris quand on est à Sciences Po, pour se coupler avec la connaissance technique. Il y a ce mouvement de formation pour entrer dans les techniques, non pas pour entrer dans les techniques en disant « il y a les plus gros et on ne peut pas faire grand-chose, il faut copier ce qui existe, etc. », cette tyrannie du retard sur lequel j’ai travaillé depuis 30 ans et encore maintenant. Donc le problème c’est comment est-ce qu’on est capable de garder ces valeurs-là, qui sont des valeurs d’une certaine façon, et qui ont un statut empirique du point de vue juridique, comment on peut les encastrer pour générer, comme on a fait pour le RGPD, des opportunités d’innovation, de gagner le coup d’après et, à partir de ce moment-là, on aura peut-être une chance de ne pas se retrouver à être sans arrêt dans la réaction, dans la défense et, comme le disait aussi Tariq, de pouvoir anticiper sur autre chose.
Il y a une question qui portait sur les compétences technologiques des États, comment est-ce qu’on renforce ces compétences technologiques des États ? Il y a plusieurs choses que je viens d’évoquer d’une certaine façon. Il y a un vrai problème qui est un problème de rémunération, c’est-à-dire que c’est là où se traduit division of learning pour ces gens-là. La division of learning, ce sont des firmes qui captent les compétences à la place des États, puisqu’elles rémunèrent les gens à la place des États. Comment est-ce qu’on rétablit ça ? Il y a un vrai problème. Ce n’est peut-être pas par la rémunération, c’est peut-être justement autre chose comme type de motivation en termes de projets qui ont du sens. Il y a plein de gens dans ces secteurs-là, et j’en connais personnellement qui s’en vont parce que tout ça n’a pas grand sens au bout d’un moment. C’est intéressant d’avoir cette optique-là et, deuxième critère, c’est la question de la formation, je dirais que la question de la formation c’est une culture en profondeur. Quand on dit politique industrielle dans un pays qui n’a pas fondamentalement de culture industrielle, j’ai vécu en Suisse suffisamment longtemps pour voir la différence, effectivement on se rend que là on part de très loin.
Il y a une chance c’est qu’effectivement c’est de l’industrie logicielle, c’est de l’industrie où les mathématiques jouent un rôle très important et même si on dit qu’en classement PISA ou autre l’enseignement de base est nul, il se trouve que dans les formations supérieures ont est quand même très bon. Donc il y a peut-être une chance de s’appuyer là-dessus pour dire qu’on a une ???.
Dominique Cardon : Tariq, rapidement parce que je voudrais poser une dernière question après.
Tariq krim : Je pense qu’on était à la fin d’un cycle, on démarre un nouveau cycle et la question qu’on doit se poser c’est quelle est la vision qu’on va avoir de ce cycle. Ce qui est intéressant avec le RGPD c’est qu’il répond à une partie des informations, mais au moment où le RGPD a été mis en œuvre on a découvert, en fait, que l’Internet avait évolué et qu’on n’avait pas résolu complètement le problème de la manipulation des réseaux et de l’emprise des plateformes.
Je voulais juste dire deux choses très rapides.
La première c’est qu’il ne faut pas voir le démantèlement des grands acteurs comme une punition. Bien au contraire. Il y a la vision européenne, mais il y a aussi la vision américaine. Beaucoup de gens le souhaitent pour une raison toute simple c’est qu’on va réoxygéner le marché de l’innovation. Je donnerai déjà un exemple : quand PayPal est sorti d’eBay et a été introduit en bourse en tant qu’entité indépendante, ça a été une chose extraordinaire. En général tous les employés attendent le démantèlement sauf le patron qui, lui, perd du pouvoir puisqu’il n’aura plus accès à l’ensemble des ressources. Il ne faut pas le voir comme une punition, mais, au contraire, comme une oxygénation. Si on n’avait pas ce travail qu’ont d’ailleurs fait les États-Unis avant l’Europe avec Microsoft, tu en parlais Dominique vis-à-vis d’Internet Explorer, si Internet Explorer n’avait pas été régulé, Facebook, Google, Amazon, tous les autres n’auraient jamais existé. Donc aujourd’hui rouvrir le marché, réoxygéner est important.
La deuxième chose sur laquelle je voulais revenir, on parlait un peu de Tech for Good et de la vision européenne, en Europe on a une vision un peu différente de la vision américaine et de la vision chinoise. En Europe je pense que la vie privée, donc les données personnelles sont considérées comme un droit de l’homme. Je pense que l’Europe doit aller beaucoup plus loin en rendant illégal l’usage des données personnelles, en rendant le big data qui, d’une certaine manière, est une forme de fraude parce que, en fait, on utilise des données qui sont mal agencées pour créer de l’addiction. Il va falloir aller beaucoup plus loin, éliminer le microtargeting, aller vraiment loin et se dire dans ce cas-là créons un Internet qui est basé sur les valeurs stables. La première d’entre elles c’est la compréhension de ce que l’on fait.
Aujourd’hui on ne peut pas construire un monde numérique que l’on ne comprend pas, parce que, derrière les choses qu’on sort toujours c’est-à-dire Amazon, Google, les moteurs de recherche, il y a un ensemble de pratiques que j’ai malheureusement vécues aussi en tant qu’entrepreneur, parce que ces entreprises sont très bien, je n’ai aucun problème fondamental avec ces plateformes, je pense juste qu’elles ont pris trop de place et dans la vie c’est une question d’équilibre entre les petits entrepreneurs, entre les PME et les grands groupes. Aujourd’hui on est une phase de déséquilibre latent et ça a un impact au-delà même de la question du numérique, c’est un impact au niveau de l’éthique. Tu disais pour que les entrepreneurs ou les bons ingénieurs viennent aujourd’hui travailler pour l’État, ce n’est pas la rémunération qui les importe, c’est de se dire je vais travailler une vision que j’admets, qui me plaît, qui est non entraînante et surtout je ne vais pas me retrouver dans une forme de prison dorée où, en fait, les outils que je vais utiliser vont me rendre fou. C’est comme ça que Google garde ses ingénieurs, ce n’est pas uniquement parce qu’il paye bien, c’est qu’il leur dit « vous allez toujours pouvoir travailler sur les dernières technologies, avancer, vous émanciper en tant qui personne » et c’est ça qu’il faut qu’on construise. Il faut qu’on construise un environnement numérique dans lequel les développeurs qui sont clefs, les ingénieurs et tous les acteurs de cet environnement puissent s’émanciper. Aujourd’hui on a l’impression d’une forme de passivité, c’est-à-dire que la décision est prise ailleurs, on subit, on tergiverse et on essaye de se dire finalement comment peut-on faire ? La première des choses c’est reprendre notre destin en main et pour ça on a un ensemble de choses qu’on a évoquées tout à l’heure.
Voilà. Merci.
1 h 31’ 45
Dominique Boullier : Tariq, ce que tu dis, ce que tu valorises là, c’est en réalité aussi le terme du em>running-code, c’est-à-dire « allons-y » et tout est possible. Alors que justement le problème c’est y compris de former, d’embaucher dans nos écoles d’ingénieurs, des gens qui vont dire ce n’est pas seulement du running-code, c’est du running-code modéré ou, comment dire, responsable. J’ai plaidé longtemps l’enseignement de l’éthique dans les écoles d’ingénieurs où j’ai été, on est très loin du compte et c’est un élément très important, précisément sur ces dimensions-là.
Dominique Cardon : Pardon, juste un instant. Ces dimensions ont été volontairement sous-évaluées effectivement dans cette société, à l’évidence. On citait Lessig tout à l’heure, le fait de considérer que le code doit être in fine sous le contrôle des citoyens, sa phrase célèbre c’est Code is Law certes, mais le sous-titre c’est Architecture is politics, c’est-à-dire que l’architecture de ces codes doit être, à un moment donné, sous le contrôle du citoyen, ce qui n’est pas, ce que réclame aussi ??? quand il parle de la transparence qualifiée du code. On parle de security by design dans ces domaines, il faudrait, à un moment donné, intégrer ethic by design et, pour l’instant, cette dimension-là n’y est clairement pas. On voit bien tout le paradoxe dans lequel se débat aujourd’hui Facebook qui sait qu’il devrait intégrer justement une dimension pour lutter contre la polarisation ou pour lutter contre les mouvements radicaux, mais dont la culture interne de toujours prêter l’oreille d’abord davantage au marketing qu’à la division juridique, par définition fait qu’ils ne peuvent pas. La question qui se pose aujourd’hui et en termes d’antitrust et en termes de réponse politique c’est modifier, faire en sorte de faire modifier le modèle économique de ces sociétés. Certains prennent le pari que c’est possible, aux États-Unis certains imaginent que c’est possible, d’autres pensent justement que c’est une opportunité, une fenêtre de tir pour l’Europe. Ce qu’a dit très bien récemment le président du Conseil européen, Charles Michel : « Entre le tout business sans contrôle des Américains et le contrôle autoritaire des citoyens par les Chinois, il y a effectivement un espace pour des technologies éthiques que l’Europe pourrait développer. »
Je crois que c’est là où nous pouvons jouer ce pari européen, c’est-à-dire faire en sorte de créer un autre modèle économique. Tariq a rappelé le microtargeting – microtargeting c’est l’autre nom du ciblage, voire de la manipulation. Tout à l’heure Dominique Boullier parlait du surplus comportemental évoqué par Shoshana Zuboff, c’est-à-dire la volonté de contrôler les individus y compris dans leurs actions les plus fines grâce à un système de targeting, de profilage extrême. Je crois, effectivement, que nous devons trouver d’autres formes de technologies que des technologies appuyées. Je ne serai pas aussi optimiste, tout à l’heure Dominique disait « je pense que le monde publicitaire va s’effondrer ». Je dirais que c’est une prévision qu’on nous a donnée depuis longtemps. En gros, qu’il y ait problème aujourd’hui, que les annonceurs ne s’y retrouvent pas c’est évident, que le page rank pose des problèmes publicitaires c’est évident aussi, mais je crois qu’à un moment donné il nous faut trouver une autre modalité de rapport à la valeur.
Parmi les questions, j’ai vu que quelqu’un disait « ne faudrait-il pas entre guillemets, « rendre les réseaux sociaux payants », voire pouvoir rémunérer les individus, comme l’ont proposé certains libéraux extrêmes, en considèrent, effectivement, que l’on pouvait patrimonialiser les données personnelles », surtout pas ! Comme disaient nos professeurs de latin <em<horresco referens, il ne faut surtout pas aller dans ce chemin qui donnerait un pouvoir encore plus grand aux plateformes si on leur permettait, effectivement, de négocier la donnée personnelle une fois qu’ils l’auraient acquise. Non, je crois qu’il faut considérer, Tariq le rappelait, que c’est un droit de l’homme de protéger la liberté et la vie privée. Je pense qu’à l’avenir il nous faut trouver un autre type de modèle économique. Peut-être aussi au travers, effectivement, du développement environnemental, du contrôle environnemental, la transition écologique et transition énergique, peut-être pourrons-nous trouver, je dirais, des points d’accroche pour les prochaines générations de technologies là où et les Chinois et les Américains ne seront pas forcément les plus légitimes surtout lorsqu’il est question de préserver les libertés individuelles dans ces domaines.
Dominique Cardon : Merci Bernard.
On s’attache parce qu’on a dépassé de six minutes notre heure de fin. À la chaire Digital, gouvernance et souveraineté de Sciences Po, on cherche à faire que ce soit ramassé, comme vous l’avez été dans toute la conférence.
Je vais vous proposer de répondre avec un petit exercice d’imagination vraiment en quelques mots parce que nous avons une jolie question de Frédéric qui nous dit et, du coup, qui nous oblige à nous projeter ou à imaginer face aux enjeux un peu lourds et durs et une situation assez complexe qui était posée dans vos interventions, peut-être se dire, eh bien alors, à quoi ressemblerait le monde numérique sans les GAFA ? Quelles libertés aurions-nous en plus ? Quel aurait été l’impact sur l’innovation technologique ? Finalement, si on fait un peu de rétro-histoire, essayer de se dire si on n’avait pas cette énorme conquête territoriale, cette nouvelle suzeraineté topologique comme nous l’a bien expliquée Dominique Boullier tout à l’heure, finalement quelles libertés en plus ou quel type de monde numérique aurions-nous sans les GAFA ?
Dominique Boullier : Je dirais, pour répondre vraiment très schématiquement, avec la règle du jeu de répondre de façon très courte, ça ressemblerait à Wikipédia, un Wikipédia étendu. C’est-à-dire, effectivement, avec de la régulation mais qui n’est pas administrée d’en haut, qui est extrêmement sophistiquée, Dominique Cardon connaît ça mieux que moi. Ça ressemblerait à Wikipédia et ça comporterait du contradictoire. C’est-à-dire, comme disait Bernard quand il parlait de Architecture is politics de Lawrence Lessig. Dans Architecture is politics j’entends aussi les débats contradictoires, discussions, historiques, traces que l’on garde, etc., modération, tout ce qu’on veut, ça c’est totalement quelque chose qui ne rentre pas dans le logiciel des plateformes et alors là on aurait, du coup, des couplages très différents. Ce n’est pas seulement faire du Libre d’un côté, ce n’est pas du running-code, ce n’est pas du <emn>rough consensus, ce sont des choses qui sont régulées, qui sont explicitées et qui permettent de faire de la politique au cœur même de tous les développements qu’on pourrait faire.
Dominique Cardon : Super. Tariq.
Tariq Krim : C’est vrai qu’on n’a pas, malheureusement, beaucoup parlé de climat et, ce qui est assez intéressant, c’est que le monde des GAFAM est un monde assez inefficace, puisque, finalement, comme on est en compétition, on a construit cinq fois plus de datacenters pour collecter les mêmes données. Finalement, un monde sans GAFAM, c’est un monde où Google était un moteur de recherche, Gmail était une entité qui pouvait être faite par quelqu’un d’autre, où chacun des services que nous utilisons aurait pu être fait par une entreprise différente, d’ailleurs on aurait pu en avoir plusieurs. Donc morceler à nouveau Internet en un ensemble d’applications indépendantes qui sont chacune focalisées sur leur métier, dont l’objectif est de faire un service de qualité sur le long terme.
N’oublions pas que notre agenda, nos photos, nos traitements de texte, tous les outils que nous utilisons sont des outils qui vont nous accompagner toute notre vie. Demain, nous devrions être capables de pouvoir changer, de passer d’un service à l’autre, de passer d’une plateforme à l’autre, donc de réinventer une organisation un peu différente.
Ce qui changerait par rapport au système dans lequel on est, qui un système qui est fait de sociétés trop grandes, qui ont des tentations monopolistiques et qui n’ont pas permis à tout cet écosystème d’entreprises, de mille entreprises qui pourraient fleurir, d’exister parce que, aujourd’hui, plus personne ne souhaite faire un système de mail, un nouveau traitement de texte, un outil de photos parce qu’ils savent que s’ils le font ils sont tués dans la minute par un des quatre ou cinq acteurs. Face à ça, il y aura évidemment des acteurs de tailles différentes, mais il faut recréer cet Internet aux mille applications indépendantes qui existait avant, il y a 15 ans et qui pourraient exister à nouveau dès lors que l’on enlève les contraintes légales, juridiques et monopolistiques autour de l’étau qui empêche tout cela d’exister.
Dominique Cardon : Merci Tariq. C’est un futur qui est, en fait, un retour à la fin des années 1990/2000.
Tariq Krim : Oui, absolument.
Dominique Cardon : On voit bien l’idée. Bernard pour finir.
Bernard Benhamou : Moi je dirais qu’est-ce qu’il y aurait en moins ou en plus si, effectivement, les GAFA n’étaient pas là. Je dirais que la polarisation des opinions telle que nous avons pu la connaître ne se serait développée avec une telle vitesse. Déjà Cass Sunstein, il y a bien longtemps, parlait du risque de polarisation de groupes et de repli communautaire, ce qu’on appelle maintenant les bulles informationnelles. Je pense, effectivement, que ces sociétés ont accéléré ce mouvement parce qu’elles y ont vu, comme on en parlait tout à l’0gheure, une forme de convergence d’intérêts.
Je ne sais pas quels seraient les nouveaux services, en tout cas on peut espérer qu’il y en aurait dans le domaine environnemental, dans le domaine de la santé, sans forcément qu’ils soient à la chinoise, un contrôle systématisé, permanent, de chaque individu comme le fait le crédit social et comme pourraient le faire les assureurs dans les temps à venir si on leur donne, justement, les moyens de le faire. Je crois surtout que la conversation, puisque je rappellerais, par exemple, un très bon livre sur l’économie de la narration, la conservation et les communs en termes de valeur commune ne se seraient pas fragmentés aussi rapidement. Je ne dis pas que certains sont pessimistes et pensent que, de toute manière, ça se serait peut-être produit, peut-être !, mais je dirais que ce à quoi on a assisté et de la part de YouTube et de la part de Facebook, un peu moins mais évidemment aussi de la part de Twitter, c’est une accélération de cette fragmentation, de cette balkanisation pour reprendre les termes géopolitiques, en anglais on parle de splinternet, la fracturation. Je reviendrais sur la question de Dominique Cardon sur le fait des plateformes géographiques. Même notre nouveau excellent commissaire européen Thierry Breton disait « nous devrons faire en sorte que les données des Européens soient traitées en Europe et non plus qu’elles puissent être partout dans le monde ». Il disait « les Chinois le font, les Russes le font on finira parle faire aussi ».
Je pense que oui, il y a une crispation autour des plaques continentales respectives, mais, à la différence peut-être des autres, l’Europe pourrait effectivement trouver et élaborer un modèle qui soit plus séduisant, un peu comme le RGPD d’ailleurs qui est un vrai produit d’exportation européen, qui est exporté dans beaucoup de pays d’Amérique du Sud, d’Afrique ou même d’Asie. Je pense que globalement il y a un chemin et c’est tout le mal que je souhaite à ceux qui nous écoutent et qui, pour certains, sont certainement des étudiants, de se pencher sur ces questions parce que là il y a une opportunité qui est passionnante tant d’un point de vue politique que d’un point de vue technologique pour créer qui des régulations, qui des technologies du monde d’après. Je ne dis pas forcément du monde d’après les GAFAM mais du monde où les GAFAM deviendraient, effectivement, comme l’ont été les Standard Oil ou les AT&T, des sociétés de taille raisonnable.
Dominique Cardon : Merci beaucoup Bernard. Merci vraiment à tous. La preuve que vous avez été passionnants c’est que ça continue à donner des références et à discuter. C’est un signe indubitable que la discussion mériterait d’être continuée. On aura l’occasion de le faire, je pense que vous pouvez tous retrouver aussi des informations sur le site de la chaire Digital, gouvernance et souveraineté de Sciences Po.
Je ne sais pas, Florence, si tu conclues cette session, mais je voudrais, en tout cas, Dominique Boullier, Bernard Benhamou et Tariq Krim vous remercier pour ces échanges et ces propos passionnants.
Florence.
Florence G’sel-Macrezl : Merci beaucoup Dominique.
Je n’avais pas l’intention de conclure. J’ai trouvé que tout a été tellement passionnant d’un bout à l’autre que je souhaitais vraiment vous remercier tous très chaleureusement et très vivement et aussi vous dire qu’on conclue cette session de cette année 2020 par cette séance, qui a quand même été un peu particulière. J’espère que nous allons avoir l’occasion de nous retrouver en 2021 pour reparler de tout cela avec beaucoup de choses qui arrivent et qui seront à commenter, le Digital Services Act, le Digital Market Act et je viens de lire, mon cher Bernard, le Data Government Act qui est sorti le 25 novembre où la Commission a quand même renoncé à imposer aux data brokers d’être installés en Europe. Je termine sur cette ouverture pour dire qu’on aura probablement l’occasion d’en rediscuter. Merci encore.
Dominique Cardon : Merci beaucoup.
Bernard Benhamou : Merci à tous.
Dominique Boullier : À bientôt.