Super Citoyenne : Véronique Bonnet - Radio Barbès
Titre : Super citoyenne, le pouvoir est entre tes mains !
Intervenant·e·s : Véronique Bonnet - Léa - Thierry
Lieu : Émission Super Citoyenne le pouvoir est entre tes mains !, Radio Barbès
Date : mars 2020
Durée : 1 h 25 min 53
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration :
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcrit : MO
Transcription
Thierry : Mesdames, Messieurs, bonjour, bonsoir. Vous êtes bien sur Radio Barbès et plus précisément vous êtes à l’écoute de l’émission Super Citoyenne le pouvoir est entre tes mains !. Qu’est-ce qu’une citoyenne ? Pour répondre à cette question, je vais me tourner vers notre maîtresse Capella maison, il s’agit de Léa.
Léa : Citoyennes, citoyens, bonjour. Attention, attachez bien vos ceintures, petit voyage dans le temps. Selon le Petit Larousse Illustré de 1999, une citoyenne, ou un citoyen, peut se définir de quatre manières différentes :
- la première, dans l’Antiquité, c’est une personne qui jouissait du droit de cité, notion que nous avons déjà abordée dans notre première émission ;
- la deuxième, il s’agit d’un membre d’un État considéré du point de vue de ses devoirs et de ses droits civils et politiques ;
- la troisième, sous la Révolution française, il s’agissait d’un titre qui se substituait à madame ou monsieur ;
- et la dernière, le terme désigne péjorativement, ou tout au moins familièrement, un individu, un drôle de citoyen, une drôle de citoyenne.
Thierry : Et avec cette émission, nous avons envie de mettre à l’honneur des personnes qui sont justement de drôles de citoyennes et je pense que nous pouvons profiter de ces rendez-vous pour essayer de donner ses lettres de noblesse à cette expression, pour essayer de faire oublier ses sens péjoratifs ou familiers. J’ai le plaisir, cette fois-ci, d’accueillir une drôle de citoyenne en la personne de Véronique Bonnet qui est philosophe et qui est militante du logiciel libre.
Véronique, comme nous sommes sur une radio locale très ancrée dans le 18e arrondissement de Paris, je vais te demander, si tu le veux bien pour te présenter, de nous expliquer un petit peu quelle est ta relation avec le 18e arrondissement.
Véronique Bonnet : La première fois que j’ai entendu prononcer le nom d’une rue du 18e arrondissement, j’étais petite. Ma grand-mère me parlait de la vie de mon grand-père et elle me disait que lorsque le moulin de son père, donc du père de mon grand-père, avait brûlé, il y avait eu un moment assez compliqué. Le père de mon grand-père était alors veuf, il avait épousé une nouvelle femme, femme qui, avec lui, s’était installée rue Ordener. Il se trouve que cette marâtre, j’ose utiliser le terme, a été très marquante pour mon grand-père puisqu’elle l’obligeait à faire les poubelles rue Ordener et elle le battait lorsqu’il ne rapportait rien. Donc pour moi, j’étais petite, cette rue Ordener sortait un peu de l’ordinaire et cette rue Ordener était articulée à l’idée d’ordures et, en même temps, à cette quête de la part de mon grand-père d’une sérénité et pour ça il devait absolument trouver et rapporter des choses à la maison.
Thierry : Donc c’est une rue qui sort de l’ordinaire, on peut qualifier cette rue Ordener de rue « extra-ordener » ?
Véronique Bonnet : Elle l’est sans doute et je dirais qu’elle s’est avérée extraordinaire une seconde fois. Pour ça j’ai besoin de faire une transition dans mon histoire.
Il se trouve que mon grand-père a été employé à la SNCF, il était cheminot, il conduisait alors les machines à vapeur avec le charbon ; cette machine extraordinaire, elle aussi, s’appelait Suzanne.
Thierry : Comment s’appelait la marâtre de ta première anecdote ?
Véronique Bonnet : Je n’en ai aucune idée, je n’ai même aucune idée du nom du père de mon grand-père, mais il y a dans cette rue qui était au début de beaucoup de pratiques et de mon grand-père et des miennes, je dirais peut-être que ce recyclage que permet le logiciel libre est tout à fait en phase avec cette thématique de la réutilisation puisque, d’une certaine façon mon grand-père, lorsqu’il avait parcouru cette rue Ordener, faisait comme un cadeau à sa marâtre pour être tranquille, pour ne pas être battu.
Il se trouve qu’après avoir été cheminot et, à juste titre, la retraite des cheminots arrivait assez tôt – que mon grand-père est mort d’un cancer étant donné tout le charbon qui était dans ses poumons – il a pu, pour mettre du beurre dans les épinards, exercer la fonction d’éboueur, renouant ainsi, d’une certaine façon, avec ce qui avait pourri son enfance, mais, je crois, le vivant, le reconfigurant, d’une façon très forte puisqu’il était extrêmement apprécié, il rendait des services : lorsqu’il trouvait quelque chose qui pouvait être utilisé, il savait à qui le proposer et, d’une certaine façon, cet usage de ce qui ne pouvait plus servir, mais qui pouvait servir quand même, a aussi orienté toutes les premières impressions que j’ai eues de mon grand-père qui me rapportait aussi bien des livres mis au rebut, aussi bien de vieux vêtements qui n’étaient plus portés. Il me semble que j’ai grandi avec cette idée d’un partage, cette idée d’une réutilisation qui peut aussi devenir une manière de vivre, pas simplement dans la réutilisation qu’on peut faire de certaines chaussures, de certains livres – je me réjouis que les boîtes à livres fleurissent –, mais je dirais que la philosophie – mon métier est d’être professeur de philosophie – est aussi, à sa façon, une manière de revisiter des propositions qui sont devenues désuètes parce que le contexte a changé, de les recontextualiser, éventuellement de les marier, peut-être essayer d’aller plus loin qu’elles, mais ça ne serait pas tout à fait faire du neuf avec du vieux, ça serait prendre un élan sur des propositions qui ont servi dans des querelles théoriques à un moment donné pour essayer d’habiter les querelles qui sont actuellement les nôtres.
Thierry : Si j’ai bien compris, tu as une expérience du 18e qui est très liée, en réalité, à la notion de recyclage.
Véronique Bonnet : J’ose à peine dire une autre anecdote qui est en droite ligne de celle-ci. Il se trouve qu’un jour, là j’avais une trentaine d’années.
Thierry : C’était il n’y a pas longtemps.
Véronique Bonnet : Non, c’était il y a très longtemps ! J’allais assez régulièrement aux Puces de Saint-Ouen et, pour cela, je prenais, avec mon mari, le bus 85. Il se trouve que ce bus 85 passe très exactement dans la rue Ordener. Un jour, j’étais dans le bus avec mon mari, et que voit-on de la vitre du bus ? Exactement à l’angle de la rue Ordener et de la rue Clignancourt, dans des gravats, mais vraiment des tas de gravats puisqu’il y avait des travaux dans un immeuble, nous apercevons un comptoir de bar. Mon mari est aussi gravement atteint que moi, que fait-on dans ce cas-là ? Il faut sortir très vite du bus, il faut trouver le patron du chantier, il faut négocier, il faut bien évidemment, et c’est tout à fait normal puisque des personnes aident à le mettre en dehors des gravats, remercier ces personnes et après il faut commencer à réfléchir à savoir comment faire. Nous étions un 14 juillet, un 14 juillet en plus ! Mon mari essaie d’aller dans un bar, il n’y avait pas de téléphones portables à l’époque. Il essaie d’appeler une amie qui a une 4L. L’amie vient avec la 4L, évidemment le comptoir de bar est beaucoup trop grand. Elle propose d’aller jusqu’au boulevard Barbès essayer d’acheter une scie pour scier les pieds du comptoir de bar.
Thierry : Pour le désolidariser de l’endroit où il était implanté ?
Véronique Bonnet : Non. C'était trop grand, tout simplement ça dépassait, donc on aurait coupé et on aurait ensuite réinstallé. Impossible ! Étrangement aucun taxi, puisqu’il y a quand même des taxis qui ont de très grands coffres, n’accepte de venir dans le quartier. Et fort heureusement, brusquement, il y a une camionnette qui passe avec des personnes et nous chargeons ce comptoir de bar. C’était un triomphe, nous avions trouvé une solution et, toujours avec grande émotion, nous l’avons, nous avons fait un coin bistrot chez nous. C’est un peu à travers le souvenir de mon grand-père, à travers cette rue Ordener qui a sans doute été l’occasion d’un grand chagrin pour mon grand-père, et de ce triomphe, un peu de cette revanche, qui a été la nôtre d’avoir appris, peut-être en partie de lui, à réutiliser, à réinventer les objets, nous avons toujours ce moment – j’ai presque en vie de dire ce moment plutôt que cet objet parce que souvent les objets sont investis par un moment – nous avons toujours ce moment et cet objet du 18e arrondissement à la maison.
Thierry : La camionnette qui est passée est passée par hasard, elle a accepté de s’arrêter ?
Véronique Bonnet : C’était quasiment un miracle !
Thierry : Donc non seulement tu relies le 18e à la notion de recyclage, mais il y a aussi la notion de solidarité.
Véronique Bonnet : Oui, de gentillesse, d’accueil, de tentative de chercher une solution, bien sûr. Et tout cela, en plus, un 14 juillet.
Thierry : Jour férié.
Véronique Bonnet : Le jour de la fête nationale.
Thierry : C’est marrant parce que j’avais prévu de te demander de me définir ce qu’est la philosophie, de me définir la notion de philosophie, en réalité tu as déjà commencé un petit peu à le faire.
Véronique Bonnet : Peut-être. Oui.
Thierry : Tu nous as expliqué que la philosophie, pour toi, c’est une manière de recycler les idées, de les réutiliser, de se les approprier, de les transformer, de les accoler les unes aux autres, mais pour quelles finalités ?
Véronique Bonnet : Je dirais que les finalités, lorsqu’il ne s’agit pas, bien sûr, d’écrire un mémoire de doctorat qui fait qu’on va plutôt chercher son terrain de prédilection même s’il est dans la zone de confort, même s’il n’est pas d’extrême urgence, je dirais que ce qui nous sollicite en philosophie c’est d’essayer d’accueillir les notions qui émergent, les notions qui auraient été assez improbables. Je pense, par exemple, à des notions de l’informatique comme ce qu’on appelle la scalabilité, c’est-à-dire la possibilité, pour un logiciel, de pouvoir monter en puissance sans rejeter des requêtes, sa possibilité de fonctionner encore alors qu’il est très sollicité. Ou encore la notion de portabilité, c’est-à-dire comment un logiciel qui peut faire certaines tâches avec une envergure modeste va pouvoir changer d’échelle, va pouvoir être utilisé dans un contexte autre où, sans doute, il sera beaucoup plus sollicité.
Thierry : Là tu nous fais un parallèle avec l’informatique pour nous expliquer qu’au travers de la philosophie tu t’amuses, j’en envie d’utiliser le mot « amuser », le verbe « amuser », tu t’amuses à prendre, à étudier des vieilles idées – je ne veux pas citer de noms mais si on parle de Kant j’ai envie de dire que c’est vieux - et tu testes la scalabilité, la portabilité de ces idées-là ?
Véronique Bonnet : C’est possible, mais souvent je pars plutôt d’une situation contemporaine. Par exemple, il y a aussi en informatique une notion qui devient très centrale, c’est la notion de sérendipité. La sérendipité – Serendip l’ancien nom de Ceylan – c’est lorsque, par le jeu des liens hypertextes, alors qu’on avait prévu de regarder un document, il se trouve que de lien en lien, c’est d’ailleurs pour ça qu’on parle de navigation, on en vient parfois à une page dont on s’aperçoit que c’était précisément la page qui pourrait nous rendre service, étant donné une préoccupation qu’on avait par ailleurs. Autrement dit, la sérendipité c’est trouver sans avoir cherché. Il me semble que ça devient vraiment très intéressant si on regarde, par exemple, la querelle entre Descartes et Pascal. Descartes c’est le philosophe de la méthode, c’est-à-dire que ce qui intéresse Descartes, c’est quel chemin on prend ; méthode ça veut dire chemin par lequel on arrive à quelque chose. Et, à force de chercher les conditions exemplaires de la méthode, c’est vrai qu’on a fait de Descartes le philosophe de la méthode, le philosophe du chemin. C’est vrai qu’il y a quand même quelques théorèmes de Descartes, c’est vrai qu’il y a les coordonnées cartésiennes qui sont des outils mathématiques. Pascal, qui se moque de ce fait de Descartes, lui, opte d’une certaine façon pour la sérendipité, à savoir qu’il se moque de la condition de la condition de la condition, c’est ce qu’il appelle la « Raison des effets », c’est-à-dire qu’il pose une chose si ce quelque chose a des effets puissants.
15’ 45
Thierry : J’avoue que là, de lien en lien, tu m’as perdu.
Véronique Bonnet : Je reviens dessus en très court. Pourquoi est-ce que la sérendipité peut être vraiment une notion très féconde et très intéressante si on utilise certains conflits précédents ? Parce qu’on voit par exemple que deux philosophes s’opposent. L’un s’appelle Descartes. Ce qui intéresse Descartes c’est de chercher, pour faire quelque chose, la condition – comme il y a une condition il faut chercher la condition de la condition, puis la condition de la condition de la condition – c’est-à-dire qu’il cherche le chemin, il s’intéresse à ce qui précède quelque chose. Évidemment Pascal, lui, d’une certaine façon, va se moquer de cette manie de la méthode, peut-être qu’il faut aussi une méthode pour chercher la méthode, il y a une régression à l’infini. Ce qui intéresse Pascal c’est plutôt une raison des effets, c’est-à-dire que, s’il sent que quelque chose va fonctionner, il l’adopte – c’est un petit peu aussi à la manière des axiomes de la géométrie – et ce quelque chose est justifié non pas par ses conditions mais par ses effets : ça marche.
C’est un petit peu ce qu’on a appelé, dans le registre politique, la culture du résultat. La sérendipité arrive à des effets, elle ne sait pas bien pourquoi, peut-être parce que qu’il n’y a pas eu de méthode suffisante, mais elle les accueille.
Thierry : C’est un peu dingue, je vais être un peu dur parce que tu es partie d’une définition que je trouve très simple de la philosophie, peut-être que je la simplifie et que je la transforme un peu, mais à savoir qu’il s’agit d’une sorte de recyclage des idées. C’est ça ?
Véronique Bonnet : Oui.
Thierry : Pour les transformer, pour se les approprier, puis tu as fait un parallèle avec l’informatique et ensuite tu nous as cité des auteurs philosophes et c’est là que j’avoue que je commence à me perdre. C’est-à-dire autant je bois tes paroles quand tu es tout à fait claire, j’ai envie de dire quand tu nous parles simplement, autant, quand tu commences à faire un lien avec l’informatique, déjà pour moi qui ne suis pas du tout informaticien ça commence à être difficile à suivre.
Véronique Bonnet : Tu vois quand même ce qu’est un lien hypertexte ?
Thierry : >Eh bien non, justement !
Véronique Bonnet : Ah, d’accord.
Thierry : Hypertexte, déjà, c’est un terme que je ne maîtrise pas du tout.
Véronique Bonnet : Par exemple quand tu prends Wikipédia, il y a des mots qui sont en bleu, tu cliques dessus et tu te retrouves dans une autre page et sur l‘autre page il y a d’autres mots en bleu, tu cliques dessus et tu es sur une autre page. Et, de lien en lien, tu finis par tomber sur la page, alors peut-être pas la page de ta vie, en tout cas la page qui, à ce moment-là de ton existence, peut avoir un grand intérêt.
Thierry : Là on s’arrête pour l’instant dans la discussion avant d’arriver sur les philosophes que tu as cités, est-ce que ce n’est pas un petit peu inciter les gens à une sorte d’errance sur Internet et, je ne dis pas ça de manière négative, à une sorte de perte de temps ?
Véronique Bonnet : Je n’ai pas du tout parlé d’incitation. Il n’y a pas eu du tout de jugement de valeur. J’essaie simplement d’aborder d’une façon sèche ce que c’est que privilégier des effets plutôt que privilégier des conditions.
Je vais prendre un exemple qui est peut-être plus clair pour toi. On va se transporter au 6e siècle avant notre ère et là il y a un basculement qui est très important en Grèce concernant la manière de parler. Avant le 6e siècle, déjà, il y a très peu de personnes qui parlent, il y a très peu de personnes qui ont le droit de s’exprimer. Il y a les rois, il y a quelques dignitaires religieux, il y a éventuellement les descendants parce qu’il faut préparer la suite. Le principe est le suivant, ça s’appelle le discours d’autorité : quand quelqu’un, et ils sont très rares à le faire, parle, ce qu’il dit est vrai, c’est-à-dire qu’il y a un effet, c’est impossible d’objecter, c’est impossible de demander des comptes, c’est impossible de protester, la parole est vraie parce qu’elle est prononcée par qui de droit. Ce système de parole privilégie évidemment l’efficacité.
Qu’est-ce qui se passe au 6e siècle ? C’est vrai qu’entre temps il y a des choses qui sont compliquées, il y a beaucoup de guerres, les rois n’ont pas le temps de transmettre la parole à leurs descendants.
Thierry : Et pour bien resituer, 6e siècle avant J.-C., on est 300 ans avant Alexandre le Grand. On est 600 ans avant la naissance…
Véronique Bonnet : C’est ça, absolument. C’est ce qu’on appelle le miracle grec, c’est le moment du miracle grec. Et là va apparaître une forme de parole qui est complètement inédite. Il y a trois principes. Premier principe : quiconque a le droit de parler, ça c’est la naissance de la démocratie grecque.
Thierry : N’importe qui a le doit de parler.
Véronique Bonnet : N’importe qui, il faut être citoyen, il ne faut pas être femme, il n’y a pas de super citoyenne à l’époque, il n’en est même question sauf chez Aristophane qui s’en moque, qui se moque des femmes qui prennent le pouvoir.
Donc il y a trois principes : quiconque peut parler ; quiconque peut objecter ; il faut un troisième principe parce que sinon ce sera la cacophonie, tout le monde dira n’importe quoi et sera interrompu n’importe quand par n’importe qui, le troisième principe c’est la cohérence, c’est-à-dire qu’on ne peut pas simultanément poser une chose et son contraire, dire A et non-A.
Pourquoi est-ce qu’on va se retrouver exactement dans la même opposition qu’entre Descartes et Pascal ? Tout simplement parce que cette parole de cohérence, on l’appelle comme ça, qui s’oppose à la parole d’autorité, celle qui est puissante parce que de toute façon il n’y a pas de réplique possible et tout ce qu’on dit est vrai si on a le droit de parler, il se trouve que ça va établir une opposition qui existe encore de nos jours entre ceux qui, par leur parole, se moquent complètement de la cohérence, visent une puissance, et ceux qui, par leur parole, essaient d’être cohérents, peut-être que pour être cohérent il faut telle condition, telle condition, telle condition, et, dans ce cas-là, il n’y a plus de puissance.
Thierry : Est-ce que dans la première catégorie on peut glisser Donald Trump ?
Véronique Bonnet : Je n’osais pas le suggérer, mais puisque c’est fait allons-y, je dirais mais pas que.
Thierry : J’ai envie quand même de nous raccrocher à des choses qu’aujourd’hui qu’on comprend.
Véronique Bonnet : Si on parle de culture du résultat, et là ça revisite à la fois la raison des effets de Pascal et la parole d’autorité, celle des stratèges, des rois, si ce que untel, parce qu’il a tel titre, dit que ce qu’il dit est vrai, si on n’a pas le droit d’objecter, si on n’a pas le droit de relever des contractions, effectivement il y a des effets puissants, mais il me semble qu’au nom de la cohérence on peut quand même s’embêter un petit peu à essayer de ne pas dire une chose et son contraire. C’est vrai que les tweets de Trump c’est « moi je suis Trump, peu importe que mes propos soient incohérents, j’ai le pouvoir de parler et même le pouvoir de faire entrer en vigueur certains décrets que je prends », là on voit bien qu’il y a je dirais deux dimensions dans l’usage de la parole : soit j’essaie d’être soigneux et peut-être que je ne serai pas puissant, parce que si j’essaie de parler d’une façon cohérente je vais faire des objections à moi-même, constamment, et si je fais des objections à moi-même, comme ce qui s’est passé tout à l’heure, peut-être que tu vas perdre le fil.
Thierry : C’est grave si je le perds même si tu ne te contredis pas ?
Véronique Bonnet : C’est très grave ! Si je veux que ma parole soit puissante, alors je vais dire que j’interdis qu’on m’interrompe et je vais dire que, étant donné que j’ai tel diplôme, que j’ai fait telles études, que j’ai écrit tant de choses, alors ce que je dis est vrai, ce qui serait scandaleux !
Thierry : Est-ce que tu pourrais nous dire ce qui t’as amenée à la philosophie ? Quel est le cheminement qui t’as incitée à devenir philosophe ?
Véronique Bonnet : Je ne sais pas bien, je crois qu’il y a plusieurs raisons. Celle que j’ai dite tout à l’heure qui est, je crois, assez réelle. Il y a eu aussi, puisque j’étais dans une famille où il fallait nécessairement aller au catéchisme, une sorte de rage qui, à un certain moment, a eu besoin de s’extérioriser. J’ai des parents intelligents, je n’ai pas compris pourquoi on m’obligeait à apprendre de telles inepties que, d’ailleurs, je n’apprenais pas parce que, malheureusement, je les retenais, j’étais première en catéchisme. Donc il y a eu un moment où je me suis dit que ça n’était pas possible et c’est là que j’ai eu besoin d’une parole de cohérence, justement pas d’une parole de puissance.
Thierry : Donc tu nous dis que c’est presque une réaction à la religion ?
Véronique Bonnet : Non, non, à l’irrationnel. Il y a aussi des irrationnels politiques.
Thierry : C’est passé par la religion mais c’est une réaction au fait de t’inculquer des choses qui ne sont pas forcément cohérentes ? Non, tu préfères le terme « irrationnel » ?
Véronique Bonnet : Irrationnel. C’est la rencontre de l’irrationnel.
Thierry : Je voulais justement reprendre ce terme de cohérence que tu nous as exprimé.
Véronique Bonnet : Oui, c’est ça. C’est-à-dire que le propre du catéchisme – j’ai défini tout à l’heure ce que c’était qu’une parole d’autorité qui cherche à être obéie, à ne pas recevoir d’objection, à ne pas rendre compte d’elle-même – c’est le propre du dogme et du rite. Même si les pouvoirs de la raison ne sont pas entièrement développés quand on est enfant, c’est vrai qu’il y a un moment où l’esprit demande des comptes et je crois que c’est ce qui s’est passé et ce qui s’est tellement bien passé que la philosophie m’a paru une démarche essentielle.
Thierry : Avant d’arriver à la pause musicale et ensuite de passer au deuxième thème qui me tient bien à cœur dans cette émission, qui sera le logiciel libre, est-ce que tu pourrais nous expliquer en quoi ton statut de philosophe te permet justement d’agir sur la société qui t’entoure ? Comment tu l’utilises pour contribuer à faire en sorte que la société dans laquelle tu vis soit plus respectueuse on va dire de l’humain et de l’environnement ?
Véronique Bonnet : J’ai la chance d’enseigner en classe préparatoire aux grandes écoles et j’y pensais encore hier à 10 heures en sortant du cours. Il se trouve que cette année le thème, en Maths spé, c’est la démocratie et nous avons lu ensemble du Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Je vais résumer très simplement la thèse de Tocqueville qui consiste à dire que malheureusement ce qu’on appelle démocratie à son époque c’est le règne d’un pouvoir central, c’est le règne d’une administration qui fait tout pour que les citoyens – évidemment les citoyens iront voter tous les cinq ans, tous les six ans, peu importe – n’aient plus qu’une envie : le repli sur leur famille, le confort, confort dont l’État est le pourvoyeur. Il y a chez Tocqueville cette parole terrible qui est que ce pouvoir central « dégrade sans brutaliser ». Il me semble que pouvoir partager des constructions de cette sorte avec de jeunes adultes, ce ne sont plus des adolescents, qui vont avoir dans leur vie personnelle et dans leur vie politique à rencontrer des programmes politiques qui vont insister sur la sécurité, qui vont insister sur la propreté, qui ont leur valeur indéniable mais ne parler que de sécurité et que de propreté, il me semble que ça rejoint tout à fait la crainte de Tocqueville de voir les individus se replier dans ce qu’il appelle « les petits plaisirs », c’est-à-dire un usage plutôt du sensible, une mise en veille de l’intelligible et de la réflexion.
Thierry : J’ai souvent tendance à penser que dans beaucoup de domaines, et notamment en informatique, si on veut récupérer un petit peu de liberté il faut savoir faire une croix sur une partie de son confort.
Véronique Bonnet : Exactement.
Thierry : J’avoue, je fais l’aveu de ma lacune aux oreilles de tout le monde, je n’ai pas lu ce bouquin de Tocqueville, mais tu me donnes vraiment envie de le voir.
On va y revenir, mais tout de suite nous allons écouter Dominique A qui se pose la question du sens de la vie dans un acte on va dire un petit peu nombriliste, pour le coup. Cette chanson s’intitule Le sens et, dans mon imaginaire, c’est en effet un questionnement relativement philosophique sur le sens de la vie. Tu réagiras ou non à ça après cette pause musicale, ma chère Véronique. Tout de suite c’est Dominique A.
Pause musicale : Le sens par Dominique A.
35’ 13
Thierry : Nous voici de retour avec Véronique Bonnet, une drôle de super citoyenne, philosophe et militante du logiciel libre. Après cette pause musicale avec Dominique A qui nous a chanté Le sens, il n’était évidemment pas en direct, c’est tiré d’un de ses albums, nous allons aborder le logiciel libre.
Je vais revenir justement un petit peu sur ce que tu as évoqué, Véronique, dans cette première partie d’émission. J’ai envie qu’on revienne sur ce que sont la scabilité, la portabilité, la sérendipité et j’ai beaucoup aimé la phrase que tu as sortie notamment en parlant, si je ne me trompe pas, si je me souviens bien, de Tocqueville, « il faut faire attention parce que l’État peut finir par dégrader sans brutaliser ». Je pense qu’avec les outils numériques d’aujourd’hui c’est ce qui est en train d’arriver.
Toi, en plus d’être philosophe, tu es militante du logiciel libre, est-ce que tu peux nous expliquer un petit peu ce statut ?
Véronique Bonnet : Oui, bien sûr.
J’ai peut-être besoin de commencer par définir la notion de liberté. Je crois qu’il est très important de ne pas confondre libéralisme et liberté. Il me semble que certains logiciels de l’informatique, qui sont extrêmement répandus, relèvent davantage du libéralisme – désinhibe-toi, fais-toi plaisir, utilise le maximum de fonctions, ne regarde pas trop les traces que tu laisses derrière toi – alors que le logiciel libre, lui, essaie de respecter l’autonomie.
J’ai besoin de faire le lien entre liberté et autonomie. Il me semble que la liberté bien comprise c’est l’autonomie.
Quelle serait la façon naïve de définir la liberté ? Ça serait dire que la liberté c’est l’absence d’entrave, comme dans le libéralisme. Dans le libéralisme laisser faire, laisser passer, c’est la devise du libéralisme, c’est-à-dire que toutes les barrières doivent disparaître, toutes les questions éthiques sont évidemment nulles et non avenues, ce qui importe c’est qu’on puisse déployer des logiciels, des manières de procéder qui vont être inédites, qui vont faire beaucoup d’argent, on ne va pas trop essayer de savoir comment ça marche. Pourquoi est-ce que cette définition de la liberté ne me convient pas ? Parce que si on parle simplement d’absence de contraintes extérieures, on oublie les contraintes intérieures. C’est-à-dire qu’on oublie les impulsions, les préjugés, on oublie tout ce qui en nous, certaines manières très spontanées qui ne s’interrogent pas sur elles-mêmes, on oublie que quand on est dans une liberté qui regarde simplement qu’il n’y a pas d’entrave peut-être qu’en réalité on est soumis à des entraves qu’on n’identifie pas.
Je dirais que c’est exactement le statut de ces logiciels qu’on essaye de nous faire acheter qui, de toute façon, sont compris avec l’ordinateur, qui sont déjà préinstallés, après c’est très compliqué de les désinstaller, puisqu’on est dans une forme de vertige du possible, tout est possible avec les logiciels qu’on appelle propriétaires, c’est à-dire les logiciels non-libres. Tout est possible à ceci près qu’en réalité celui qui les utilise n’est pas autonome, c’est-à-dire ne donne pas à lui-même des lois, ne donne pas à lui-même des directions. Parce que c’est vrai que nos impulsions, nos préjugés, parfois nos réactions épidermiques, éblouies – c’est extraordinaire ce logiciel peut faire ça, ça et ça – sont des manières de faire qui ne se demandent pas ce sur quoi ça repose. Il se trouve que rares sont les personnes qui savent ce que fait le code et rares sont, en plus, les logiciels propriétaires pour lesquels il est possible de connaître le code. Le code peut avoir en lui des portes dérobées, il peut dissimuler des fonctions qui ne sont pas annoncées, il peut faire intervenir des traçages de toutes sortes, il peut envoyer des cookies, il peut repérer qui écrit à qui, à quelle fréquence, on n’a même pas besoin de lire le contenu du mail, si on écrit à celui-là après avoir écrit à celui-là, c’est ce qu’on appelle les métadonnées. Donc je dirais que parce que je ne veux pas confondre la liberté du libéralisme avec l’autonomie d’une liberté véritable, pour ne pas obéir à mes impulsions j’essaie d’obéir à moi, et pour ça il faut que j’aie été éduquée, c’est-à-dire il faut que j’aie été conduite à l’écart de mes impulsions, à l’écart de mes préjugés pour, un jour, donner des lois à moi-même.
Le librisme, c’est comme ça qu’on appelle cette démarche qui, dans l’informatique, essaie de n’utiliser que des logiciels qui respectent l’autonomie de l’utilisateur, il me semble que si je suis libriste c’est parce que je ne veux pas – on parlait de Tocqueville tout à l’heure – être comme engluée et ravie par certains conforts d’exécution. C’est extraordinaire, maintenant les logiciels s’installent tout seul, ils peuvent même en installer d’autres sans qu’on le sache, il y a une facilité, il y a une fluidité, il y a une convivialité. Autrement dit je ne veux pas que ma manière d’écrire sur un ordinateur, que ma correspondance, que les documents que je consulte, parce qu’ils sont détenus par certains qui peuvent en faire des usages aussi bien sur le court terme que sur le long terme, je ne veux pas que mon existence soit prise dans une inertie. Tocqueville dit « dégrader sans brutaliser ».
C’est vrai que l’informatique c’est très difficile, mais il y a une communauté qui veille à ce qu’on appelle le code source qui est, d’une certaine façon comme la recette de cuisine, très exigeant. C’est très récemment que j’ai eu une carte bancaire, c’est très récemment que j’ai eu un téléphone portable parce qu’il faut désinstaller, il y a des choses qui sont assez compliquées à faire, mais je dirais que cette autonomie-là qui peut éventuellement rendre la vie compliquée, est préférable à cette facilité – Souchon parle de Foule sentimentale, de foule malléable qui se laisse aller, qui se laisse éblouir – il me semble que s’il m’est possible, à mon très petit niveau, d’essayer de faire le lien par exemple entre Tocqueville et les logiciels propriétaires ou La Boétie, qui est un prédécesseur de Tocqueville qui dit que le tyran, pour rester au pouvoir, essaie de sucrer son peuple, il lui propose des sucreries, des douceurs, c’est-à-dire des images, c’est-à-dire des médailles, des bêtes sauvages, c’est-à-dire tout ce qui relève de l’instantanéité, de la réactivité et qui va endormir la compétence à penser.
Thierry : J’aime beaucoup la différence que tu établis entre liberté et libéralisme. J’aime beaucoup le lien que tu fais entre liberté et autonomie. Je dois lancer les actualités citoyennes qui ne se veulent ni exhaustives ni objectives, et c’est Léa qui s’en occupe. Générique s’il vous plaît.
[Générique]
45’ 00
Léa : Puisque notre invitée milite, il serait inadmissible de ne pas vous parler de l’April[1], l’Association pour la promotion et la recherche en informatique libre. C’est l’association de référence en France qui promeut et défend le logiciel libre. Son action est plus orientée vers le monde politique que vers le grand public. Ces dernières années elle s’est rendue plus accessible en créant le Chapril[2], sa contribution au CHATONS[3], Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires. L’objectif est de proposer des services en ligne libres, éthiques, décentralisés, alternatifs à ceux proposés par les fameux GAFAM que nous connaissons bien, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
L’April assure aussi désormais une émission hebdomadaire sur radio Cause Commune 93.1 FM, le mardi de 15 heures 30 à 17 heures, intitulée Libre à vous ![4] dans laquelle les libertés informatiques sont mises en valeur.
Pour rejoindre cette association, adhérer ou devenir bénévole, rendez-vous sur www.april.org.
Il existe aussi Framasoft[5], qui se définit comme une association d’éducation populaire. Elle a lancé le fameux mouvement « Dégooglisons Internet »[6] qui a notamment contribué à donner naissance au CHATONS que j’évoquais à l’instant.
Framasoft propose des services en ligne libres et respectueux de la vie privée de leurs utilisateurs. Ces cinq principaux services étant Framagenda qui permet de créer, alimenter et partager un agenda avec les personnes de son choix ; Framapad qui permet de créer et d’éditer des documents en ligne à plusieurs ; Framadate qui offre la possibilité de créer un sondage pour déterminer la date optimale pour fixer un rendez-vous ; Framaform, outil de création de formulaires en ligne avec questions à choix multiple et champs de texte libre et Framatalk qui permet de mettre en place des visioconférences sans avoir besoin de créer de compte ou d’installer de logiciel sur son ordinateur.
Tout ça vous intéresse ? Plus de renseignements sur framasoft.org.
Pour finir, savez-vous, chères auditrices, chers auditeurs qu’il existe des réseaux sociaux vertueux, libres et décentralisés, alimentés entre autres par les militants des deux associations que je viens de citer ? L’alternative à Facebook s’appelle diaspora*[7], avec un astérisque à la fin, et l’alternative à Twitter s’appelle Mastodon[8]. Étant donné qu’il s’agit de réseaux sociaux décentralisés, il existe une multitude de portes d’entrée différentes partout dans le monde, ce qui vous permet notamment de choisir dans quel pays vous souhaitez que vos données soient stockées. En réalité, l’objectif est surtout de pouvoir choisir de quelle manière est réglementé l’accès à ses données.
Bien évidemment, comme d’habitude pas d’inquiétude, tous ces liens seront mis en évidence sur le site de notre chère Radio Barbès.
Thierry : Merci beaucoup Léa pour ces actualités denses et foisonnantes.
Pour récapituler, tu nous as présenté l’April dont Véronique est vice-présidente [présidente depuis le 27 juin 2020, NdT] si je ne me trompe pas. Framasoft, une association très active, très intéressante, qui propose beaucoup de services libres, alternatifs aux GAFAM et puis les réseaux sociaux décentralisés que sont Diaspora* et Mastodon.
Nous allons maintenant revenir à nos moutons philosophiques et non pas libéralistes, libertaires, je ne sais pas quel est le bon terme. J’ai envie de revenir sur cette phrase qui m’a marqué « l’État peut arriver à un point où il dégrade sans brutaliser ». Dans cette phrase on a une notion d’endormissement de la population. On était en train de parler d’informatique et des outils numériques que nous utilisons de plus en plus au quotidien, nous sommes de plus en plus incités par l’administration à utiliser ces outils numériques.
Tu as bien fait la différence entre les notions de liberté et de libéralisme. Tu as associé la notion d’autonomie à celle de liberté. Personnellement, je dissocie beaucoup les notions de confort et de liberté et je pense que dans cette « dégradation sans brutalité » que met en place l’État il y a cette notion d’endormissement par le confort et je crois sincèrement qu’aujourd’hui de plus en plus de gens confondent le confort et la liberté. Ils sont contents d’avoir du confort, ils ont l’impression d’être libres parce qu’ils ont du confort.
Pour faire le lien avec l’informatique, j’aimerais que tu prennes un petit peu de temps pour bien nous définir ce qu’est le code source parce que je pense qu’au même titre que tout à l’heure je n’avais pas bien saisi ce dont tu parlais avec les hyperliens, je pense que certains auditeurs ne sont pas forcément à l’aise avec cette notion de code source, ce qui va te permettre ensuite de mieux définir ce qu’est un dit logiciel dit libre.
Véronique Bonnet : Très bien.
Pour qu’un ordinateur exécute un programme, le code lui explique ce qu’il doit faire, dans quel ordre, pendant combien de temps, ce qu’il doit faire après, comment passer d’une fonction à une autre, comment les dissocier à chaque fois, comment les associer à chaque fois. J’ai comparé tout à l’heure le code source à une recette de cuisine. C’est comme si on expliquait à un ordinateur comment il doit s’y prendre pour réussir un gâteau. Ceci fait intervenir une extrême abstraction puisque le langage du code est ce qu’on appelle le binaire, des 0 et 1 qui vont être agencés pour, avec les portes logiques, produire des oppositions, des associations.
Thierry : Excuse-moi, les portes logiques ?
Véronique Bonnet : Ce qu’on appelle des portes logiques, c’est-à-dire que si on enchaîne tel 0 qui est neutre et tel 1, ça revient à produire des oui et des non dans des arborescences. Quand j’ai un choix, il faut que l’ordinateur sache si c’est oui ou c’est non.
Thierry : Je n’aurais pas dû poser la question !
Véronique Bonnet : Je dirais que les 0 et les 1 qui sont pratiqués par les informaticiens permettent aux ordinateurs de générer ou pas une action : si c’est neutre, il n’y a pas d’action, si c’est 1 ça produit tel type d’action qui, lorsqu’elle est entourée de tel contexte, va être légèrement différente ou va s’associer à une autre. J’essaye de retrouver ma comparaison avec la recette de cuisine, c’est comme si on disait à une cuisinière « tu battras les œufs, tu ne battras pas les œufs ; quand tu les auras battus tu pourras ajouter du sel ou tu n’ajouteras du sel qu’au bout de tant de secondes ». C’est un petit peu ça, je ne sais pas si c’est plus clair.
Thierry : Ça c’est le code source. C’est ce que qui permet à l’ordinateur d’être un bon chef cuistot.
Véronique Bonnet : De fonctionner, de tourner, de produire des fonctions qui vont être associées ou dissociées.
Thierry : Alors qu’est-ce que c’est que cette notion de logiciel libre ?
Véronique Bonnet : Dans le logiciel libre, il y a quatre libertés pour l’utilisateur.
Première liberté : il peut accéder au code source. Il se trouve que dans les logiciels propriétaires, on ne le peut pas. C’est ce qui était arrivé à Richard Stallman, l’un des pères fondateurs du logiciel libre, l’auteur d’un projet qui consistait à écrire du code, écrire du code pour respecter les quatre libertés de l’utilisateur. Lui, il n’a pas pu réparer une imprimante parce qu’il se trouve que cette imprimante Xerox avait un code source auquel il n’avait pas accès. S’il avait eu accès au code source il aurait pu réparer l’imprimante ce qui est quand même la moindre des choses !
Thierry : En réalité, quand on parle de logiciel libre, ça n’est pas le logiciel qui est libre, mais c’est son utilisateur.
Véronique Bonnet : Absolument. On pourrait traduire logiciel libre par logiciel respectueux de l’autonomie de l’utilisateur, ce qui comporte quatre caractéristiques.
Il faut pouvoir exécuter le programme, si on ne peut pas réparer on ne peut pas exécuter le programme ; il faut pouvoir l’étudier ; il faut pouvoir l’améliorer, le modifier. C’est comme dans une recette de cuisine, j’ai une recette – heureusement elles sont encore libres – je fais de l’hypertension, je vais supprimer le sel. Si on veut modifier un code source, il faut pouvoir accéder à lui, il faut que l’exécution ne soit pas entravée, il faut pouvoir le modifier si on décide qu’on a besoin de telle fonction et pas de telle autre par exemple, qu’on peut supprimer. Non seulement ça, mais la quatrième liberté c’est de pouvoir distribuer des codes qui ont été soit modifiés soit laissés en l’état.
Je répète les quatre caractéristiques du logiciel libre : exécuter, étudier, modifier, distribuer des copies modifiées ou pas.
Thierry : J’ai envie de dire, pour parfaire cette comparaison avec la recette de cuisine, un logiciel propriétaire, un logiciel non-libre, c’est un petit peu comme si à la maison on avait un chef robot, une machine qui faisait la cuisine pour nous et qui ne nous permettrait pas d’accéder à la recette des plats que cette machine nous propose à manger.
Véronique Bonnet : Par exemple. Ou alors on pourrait tout simplement concevoir des recettes de cuisine qui ne pourraient être utilisées que par quelques-uns ou même un seul et même ceux qui goûteraient ces plats pourraient avoir des ennuis en justice s’ils essayaient d’imiter ce qu’ils ont goûté en se fiant par exemple à leur palais.
Autrement dit, si on mettait sous copyright les recettes de cuisine, on serait obligé de les acheter. Effectivement, peut-être qu’on serait autorisé à les utiliser cinq fois, après il y aurait une sorte d’obsolescence. Alors que les recettes de cuisine que nous transmettons, que nous partageons, je viens d’en demander une à l’instant, sont respectueuses de l’autonomie, parce que je peux les regarder de près ou les regarder à peu près si j’ai décidé d’être un petit peu inspirée ; je peux éventuellement les modifier ; je peux éventuellement, parce que la modification a bien fonctionné, distribuer ces recettes avec leurs modifications ou telles qu’elles et là je dirais qu’il en va non seulement de l’autonomie de l’utilisateur mais de sa sociabilité. Là on ne parle pas simplement d’un utilisateur qui serait replié sur son confort, sur son bien-être, sur la certitude de pouvoir étudier, de pouvoir exécuter et les deux autres libertés, on parle d’une manière de faire société, puisque lorsque quelqu’un a apporté une amélioration, a corrigé un bug au code source, ce sont absolument tous les autres qui en profitent.
58’ 08
Thierry : D’accord. Je trouve tout ça bien beau. C’est marrant parce que justement tu es philosophe, tu réfléchis dans l’abstrait, et là on parle quand même de quelque chose qui est très concret. C’est présent dans nos ordinateurs. Un téléphone c’est aujourd’hui un ordinateur, on devrait d’ailleurs appeler ça un ordiphone si on voulait être tout à fait juste.
Véronique Bonnet : On peut dire un ordinateur.
Thierry : Oui, c’est vrai, un ordinateur qui permet de téléphoner.
Comme la plupart des gens je suis incapable de comprendre un code source, de le lire et je suis encore plus incapable de le modifier. En quoi ça me concerne cette histoire de logiciel libre ?
Véronique Bonnet : C’est bien pour ça qu’il y a des communautés de distributions libres. On appelle le système qui permet les distributions libres GNU/Linux[9]. GNU c’est ce qui renvoie au travail des équipes de Richard Stallman ; Linux puisqu’il y a un certain Linus Torvalds qui, à un certain moment, a libéré un noyau. Je ne vais pas entrer dans des explications informatiques, le noyau c’est, en gros, ce qui permet de faire tourner les codes sources. Certains disent Linux tout court. Non ! C’est GNU/Linux, parce que s’il y avait Linux tout court il n’y aurait pas les logiciels libres.
Thierry : C’est quoi l’équivalent de GNU/Linux en non-libre ?
Véronique Bonnet : C’est ce qu’on appelle Windows par exemple, c’est-à-dire des systèmes préinstallés, opaques, qu’on ne peut pas étudier sauf à faire de la rétro-ingénierie – là aussi c’est très compliqué – qui sont verrouillés pour qu’on ne puisse pas les modifier et même pas les enlever. Il y a un phénomène qu’on appelle la vente liée, là il est compliqué d’acheter des ordinateurs qui ne soient pas équipés par exemple de Windows. Si on essaie de l’enlever il y a souvent des dispositifs logiciels qui le rendent très compliqué. Heureusement, on trouve des distributeurs d’ordinateurs sans aucune distribution préinstallée ce qui permet d’installer soit Debian soit Ubuntu au moins. Il y a beaucoup de distributions. Étant donné que comme il y a une ouverture du code, il peut y avoir plusieurs communautés d’informaticiens qui vont donner au code source telle infléchissement, qui vont plutôt lui donner un profil de bureautique, qui vont plutôt favoriser tel usage. Je dirais que c’est la richesse aussi du logiciel libre parce qu’à partir du moment où on ne verrouille pas par copyright le code source il peut y avoir une inventivité, une inventivité en plus respectueuse de ceux qui n’y voient pas – il y a des solutions logicielles avec le clavier – de ceux qui ont du mal à entendre, de ceux qui ont du mal à voir.
Je dirais qu’à partir du moment où on met l’utilisateur au centre et non pas combien ça rapportera, je reviens à mon propos, on est dans un usage qui n’est pas solitaire, dans un usage qui est toujours communautaire, puisque non seulement on est redevable aux communautés des informaticiens du Libre, mais, par nos usages, on peut faire des reports de bugs, on peut dire que telle chose a échoué quand on a voulu l’utiliser avec ça et c’est vrai que ces reports de bugs sont très précieux pour la communauté. C’est-à-dire qu’on peut aussi être dans une adhésion à cette cause simplement en disant ce qui se passe quand on utilise et en quoi on a été arrêté puisqu’il faut absolument que le logiciel puisse être exécuté. Donc là, Debian, Ubuntu va tout faire pour penser, à partir de ces obstacles qui sont apparus, comment implémenter autrement telle fonction, comment récrire du code.
Thierry : Simplement, pour que nos auditeurs comprennent bien, quand tu parles de distributions et que tu évoques Debian[10] et Ubuntu[11], ce sont des distributions qui sont construites autour du noyau GNU/Linux ?
Véronique Bonnet : Absolument. Ce sont des distributions de GNU/Linux.
Thierry : Ce sont des alternatives à Windows ou au système d’exploitation d’Apple.
Véronique Bonnet : Absolument.
Thierry : Tu nous as bien expliqué que l’utilisateur est au centre du logiciel libre contrairement au logiciel non-libre où là le but est, pour le dire simplement, de faire de l’argent, de trouver un marché porteur et de gagner de l’argent. Des entreprises comme Microsoft et Apple ont pour but premier de gagner de l’argent. Je tiens vraiment à insister sur le fait que le but premier de ces grandes entreprises n’est pas d’améliorer le sort commun, d’améliorer la condition humaine, mais c’est de faire de l’argent et de rémunérer, entre autres, leurs actionnaires, surtout leurs actionnaires.
Donc cet utilisateur qu’on met au centre passe par cette notion de communauté dont tu nous as parlé. Même si je ne connais pas le code source, même si je suis incapable de lire le code source, je peux faire partie d’une communauté et faire part de mes impressions, de mes retours suite à l’utilisation d’un logiciel.
Est-ce qu’on peut essayer d’être très concrets ? Tu nous as parlé de distributions alternatives à Windows. Ayant fait l’expérience du passage du logiciel non-libre au logiciel libre, je sais qu’il ne faut surtout pas commencer par changer de système d’exploitation. Il ne faut surtout pas commencer par installer de but en blanc un Debian ou un Ubuntu. C’est quand même une manipulation non pas réservée aux informaticiens, loin de là, mais une manipulation qui nécessite un minimum de connaissances, un minimum d’apprentissage.
Par quoi est-ce qu’on commence ? Imaginons qu’on ait un auditeur qui se dise « tiens le discours de Véronique sur l’autonomie est intéressant – on essaiera de bien faire le lien entre autonomie et logiciel libre après ça – le discours sur l’autonomie, la liberté, le logiciel libre, m’a convaincu. Qu’est-ce que je peux faire moi qui suis un utilisateur lambda de l’informatique ? » Quels sont les premiers pas que tu me conseilles de faire pour essayer de passer au logiciel libre, donc essayer de gagner un peu plus de liberté dans mon utilisation des outils numériques ?
Véronique Bonnet : Ce que je conseillerais à quelqu’un qui n’est vraiment pas informaticien et même qui répugne à télécharger certaines fonctionnalités, soit d’aller à la Cité des sciences et de l’industrie de La Villette le premier samedi de chaque mois. Il faut aller dans l’Agora, au Carrefour Numérique, c’est en sous-sol. C’est le samedi après-midi. C’est mieux d’abord de s’inscrire, c’est-à-dire d’aller sur la page 1er samedi[12], il y a une page qui s’appelle premier-samedi.org et dire que ce samedi-là, vraiment tous les premiers samedis de chaque mois, que ça soit un jour férié, que ça soit pendans des vacances, peu importe, c’est toujours le premier samedi de chaque mois, il va y avoir des bénévoles, il va y avoir des libristes qui vont déjà demander « voulez-vous que nous installions totalement une distribution GNU/Linux de votre choix en supprimant complètement Windows ou Apple ou est-ce que vous voulez, si ceci vous rassure, une installation ce qu’on appelle le dual-boot ; c’est un bureau qui permet au choix d’utiliser Windows ou Apple ou Debian ou Ubuntu.
C’est vrai que moi j’avais commencé par le dual-boot. En fait, dès que les logiciels libres ont été installés, je n’ai pas continué à utiliser Windows, mais ça peut rassurer.
Il y a une chose qui est prudente, d’ailleurs c’est indiqué sur le Premier Samedi du Libre, il est important de faire une sauvegarde sur un disque dur externe de tel document qu’on a, des vidéos, de ce qu’on a sur son ordinateur, parce qu’il peut y avoir encore une fois, et ça fait partie de cette vente liée, des complications, des verrous qui peuvent éventuellement, lorsqu’ils sont ôtés, endommager certains documents. Donc il est toujours préférable de faire une sauvegarde avant d’annoncer sa venue, de s’inscrire.
Là, la personne qui vous prend en charge vérifie votre volonté, dual-bootou pas dual-boot, vérifie que c’est un système de distribution très intuitif que vous voulez – Ubuntu c’est très intuitif.
Thierry : Je confirme.
Véronique Bonnet : Debian un peu moins, encore moins intuitif ça peut être Trisquel[13] par exemple. Une fois que ceci est bien clair, il y a donc un groupe de libristes qui s’emploie non seulement à désinstaller/installer, ou désinstaller/partiellement installer, mais en plus qui montre la prise en main, qui familiarise avec les boutons qui sont à utiliser pour obtenir telle suite bureautique également libre.
Thierry : Est-ce que ce ne serait pas quand même plus simple d’orienter aussi des auditeurs vraiment novices sur des logiciels qu’on installe sur des distributions avant les inciter à changer de distribution.
Tu parlais justement d'une suite bureautique, il y a notamment LibreOffice[14] qui est l’équivalent de Microsoft Word, en Libre, et qui peut s’installer en parallèle.
Véronique Bonnet : Calc à la place d’Excel. Il y a absolument tous les équivalents.
Thierry : On n’est même pas obligé de désinstaller Microsoft Word avant d’installer LibreOffice.
Véronique Bonnet : Ça dépend. De toute façon LibreOffice permet de produire des documents en Word, permet de produire des .doc, permet de produire des xls si on le souhaite, lorsque tel format est parfois imposé par l’administration, malheureusement !
Thierry : Là je me rends compte qu’il manque un argument pour me convaincre. OK, je peux accéder au code source. Je ne sais pas le lire, je peux faire partie d’une communauté qui peut m’écouter, écouter mes ressentis, mes impressions et prendre en compte mes remontées de bugs. Très bien ! Mais en réalité, en dehors de ça, pourquoi est-ce que je m’ennuierais à sortir de mon confort ? Que ce soit sur mon téléphone ou sur mon ordinateur pur et simple, pourquoi est-ce que je ne me contenterais pas, même si je sais que je n’ai pas accès au code, des outils très confortables qu’on met à ma disposition ?
Véronique Bonnet : Très confortables un certain temps, parce que tout ce qui est sous copyright est souvent saturé d’obsolescence : il faut passer à telle version, telle version n’est plus entretenue, n’est plus maintenue, il faut passer à une autre.
Thierry : On en revient un petit peu à la notion de recyclage, de réutilisation qu’on a évoquées au début.
Véronique Bonnet : Justement pas, puisque là on est obligé, par exemple si tel document ne peut plus être utilisé parce qu’il y a eu une obsolescence du logiciel propriétaire, de payer à nouveau pour télécharger la nouvelle version du logiciel, sinon qu’est-ce qu’on fait ? On jette l’ordinateur ?
Il me semble qu’il serait intéressant pour les auditeurs de faire également le lien avec ce qu’on appelle l’économie circulaire dans le registre du développement durable. Si on a des logiciels propriétaires, s’il y a des verrous logiciels qui empêchent d’installer par exemple sur un ordinateur ancien des logiciels libres, on va jeter l’ordinateur.
Avec le logiciel libre, et c’est justement c’est mon troisième lien avec le 18e arrondissement et là je vais parler de la rue Dimey, parce que non seulement rue Dimey il y a le studio d’enregistrement de l’émission Libre à vous ! sur radio Cause Commune mais je sais qu’il y a un atelier [Antanak</ref>Antanak</ref>, NdT], je ne sais plus le numéro de la rue [18, rue Dimey] je pourrais le donner pour les auditeurs, qui récupère des ordinateurs qui ont déjà un certain âge, dont les logiciels propriétaires ne sont plus opératoires, et qui va les reconditionner pour que les étudiants, pour que les personnes qui ont peu de ressources puissent accéder à des outils de travail qui sont très importants.
Je pense aussi à une autre association qui s’appelle Emmabuntüs[15] – Emmaüs, Ubuntu – qui a été au début dans la banlieue parisienne, qui ensuite s’est affirmée, qui maintenant travaille pour le Congo puisque là aussi il y a des besoins criants en informatique. Donc je dirais que c’est un cercle vertueux puisqu’avec le logiciel libre on peut non seulement le mettre à jour, c’est très facile, vous avez des boutons très simples qui permettent de mettre à jour, qui permettent d’implémenter de nouveaux logiciels ou de nouvelles versions qui ont supprimé des bugs. Il y a, je ne dirais pas un confort mais une simplicité de bon aloi et un cercle vertueux puisque non seulement on ne jette plus les ordinateurs, non seulement on les reconfigure, et cette reconfiguration est sans obsolescence, il n’y a pas d’élément toxique dans le code source ; on peut effectivement tout à fait programmer une imprimante pour qu’elle arrête de fonctionner au bout de la 10 000e copie. On peut faire ça !
Thierry : Ça s’est vu.
Véronique Bonnet : Il y a des gens qui font ça.
Thierry : Il y a eu plusieurs cas !
Véronique Bonnet : Comme il n’y a pas de toxicité et comme il y a un respect puisqu’il faut que le programme puisse être exécuté, c’est la première des libertés, il y a cette économie circulaire qui a conduit, ça a été aussi un grand moment pour l’April, au moment de la visite de Brune Poirson qui est donc la secrétaire d’État au développement durable, c’était dans le laboratoire de la Fnac à Massy, qui a pu s’entretenir d’un nouveau critère dont il a été question récemment au Sénat, l’indice de réparabilité, la notion de réparabilité logicielle. Ça concerne non seulement les fonctions, puisqu’on peut mettre à jour, on peut implanter de nouveaux logiciels, mais je dirais le hardware, le matériel lui-même. Ça s’est déjà vu que certains ordinateurs étaient très compliqués à ouvrir, étaient vraiment très compliqués, il y a des vis qui ne se remettent pas, il y a des boutons qui s’enfoncent, on ne peut pas remplacer un bouton par un bouton. Donc de plus en plus précisément on va demander maintenant aux fabricants eux-mêmes de faire en sorte qu’il y ait une facilité d’ouverture, d’entretien, effectivement ça ne se fait pas nécessairement par l’usager lui-même, il peut apporter à telle antenne de tel magasin son ordinateur. Je dirais que la réparabilité est dans l’ADN du logiciel libre lui-même, je ne parle plus du matériel, parce que par le logiciel libre on peut redonner vie à un ordinateur qui n’en a plus.
1 h 16’ 56
Thierry : On vient de faire une boucle avec le début de l’émission. On est revenu à cette notion de recyclabilité ou de recyclage ce qui, je trouve, est beau. OK ! On a fait le lien entre logiciel libre et recyclage, économie sociale et solidaire, on a établi une opposition entre logiciel libre et obsolescence programmée. Mais je me rends compte qu’on a un petit peu oublié cette phrase que tu as citée en parlant de Tocqueville, « l’État dégrade sans brutaliser. »
Véronique Bonnet : J’allais précisément y revenir.
Thierry : Tu allais précisément y revenir ! C’est parfait. Nous ne sommes pas sur un plateau de télévision, mais nous sommes en presque direct et je vais te demander justement en revenant à cette citation de Tocqueville de bien vouloir synthétiser un petit peu tout ce qui s’est dit. Normalement je suis censé te demander aussi la définition de la liberté, mais on n’a pas arrêté de parler de liberté donc voilà. Est-ce que tu pourrais nous synthétiser tout ça en revenant vers cette dégradation par l’État sans brutalité ?
Véronique Bonnet : Bien sûr.
Je dirais qu’à partir du moment où un outil aide celui qui l’utilise à grandir, à être de plus en plus exigeant avec ce qu'il fait dans son rapport aux autres, ce qu’il fait dans son rapport à la nature — certes on peut dire que ça va dans le sens de nos intérêts, on peut dire que ça participe à notre confort —, mais je dirais que là, le véritable confort, c’est le plaisir de savoir ce qu’on fait quand on le fait, de savoir que ce qu’on fait peut être une boucle entre tout ce travail des informaticiens qui contribuent à réaliser des logiciels libres, nous-mêmes, et tous les autres auxquels non seulement nous pouvons parler de logiciel libre, auxquels non seulement nous pouvons donner des pistes pour utiliser de façon plus intéressante, plus créative les logiciels libres, mais aussi dans notre rapport à la nature elle-même. Si nous sommes soigneux du fait de cette recyclabilité – j’ai beaucoup évoqué la recyclabilité des idées philosophiques, parce que finalement ce logiciel libre vient en droite ligne aussi bien des mises en garde de Tocqueville, des mises en garde de La Boétie –, mais aussi recyclabilité, d’une certaine façon, de notre rapport aux autres. C’est-à-dire ne pas être simplement en posture de receveur, être parfois et beaucoup en posture d’inventeur. Le logiciel libre, par sa communauté, propose beaucoup de tutoriels, propose aussi des œuvres d’art qui ont été réalisées avec certains logiciels. Je dirais que ceci participe d’une humanité qui est inspirée, qui ne se laisse pas aller, qui peut être forte parce qu’elle sait bien qu’on essaiera éventuellement de l’endormir ou de l’accoutumer à des manières de faire qui sont plus faciles dans le court terme, mais qui vont être très compliquées dans le moyen et le long terme.
Thierry : Est-ce que tu aurais un exemple concret ?
Véronique Bonnet : Bien sûr. Si on jette des ordis, et on en voit vraiment beaucoup sur les trottoirs, si on est dans la course au portable dernier cri parce que ça se fait, là on ne se fait pas remarquer, on fait comme les autres, il me semble qu’on est dans un laisser-aller qui dégrade, c’est vrai peut-être sans brutaliser, mais je dirais que la violence est sous-jacente, puisque non seulement on se laisse empoisonner par des codes sources qui sont toxiques.
Thierry : C’est-à-dire ?
Véronique Bonnet : On peut très bien, si on utilise des logiciels propriétaires, être contraint de croire qu’on efface des traces mais de laisser des traces. Non seulement dans les logiciels propriétaires, on ne peut même pas – il y a beaucoup de récits de Richard Stallman sur cela – en droit prêter un ordinateur avec des logiciels propriétaires, théoriquement on ne peut pas le faire puisqu’il y a un contrat qui est très réducteur, encore moins essayer de distribuer des logiciels ou de distribuer tel élément qui a des verrous logiciels à d’autres. On ne peut pas le faire et, en plus, on fait du mal à la nature.
Thierry : Oui. Ce que je comprends de ton point de vue, de ton discours, c’est que la dégradation sans brutalité de la part de l’État sur l’individu, sur le citoyen, au travers des outils numérique, est une dégradation surtout au niveau de la relation de l’individu par rapport à la nature, avec le monde et par rapport aux autres, à la sociabilité.
Véronique Bonnet : Aux autres et même à lui-même.
Thierry : Véronique, j’ai envie de dire que tu es vraiment une drôle de citoyenne. Je trouve très original de faire ce lien entre philosophie recyclage, recyclabilité et informatique, outils numériques.
L’heure est arrivée de sonner la fin de cette émission. Y a-t-il juste une dernière chose que tu aurais aimé dire et que tu as l’impression de ne pas avoir dite ?
Véronique Bonnet : À propos des sens péjoratifs de citoyenne. C’est vrai qu’il y a une comédie d’Aristophane qui s’appelle L'Assemblée des femmes. C’est la catastrophe, Athènes a une démocratie de plus en plus dégradée, c’est épouvantable, on ne sait même plus quoi faire et qu’est-ce qu’on fait ? Il y a une idée, tiens, si on donnait le pouvoir aux femmes ? Comme elles vont vouloir imiter les hommes ça ne pas très glorieux non plus, elles vont faire beaucoup de bêtises, chaque fois que quelqu’un fera une objection elles répondront par un nouveau décret tout à fait intolérable, insoutenable. Ce que j’ai envie de dire c’est que plutôt que de parler de féminisme, actuellement c’est très mal vu dans la culture de faire appel à des traditions qui appartiennent à une autre, il me semble qu’il est important de parler pas simplement du droit à l'indifférence mais du droit à un accès égal à la pensée et à un accès égal aux outils de la pensée dont l’informatique fait partie et pour cela je parlerais d’humanisme.
Thierry : Merci beaucoup Véronique. Merci chers auditeurs de nous avoir suivis. Merci Léa. Nous vous invitons à rester à l’écoute de Radio Barbès et on vous dit à très bientôt.