Super Citoyenne : Véronique Bonnet - Radio Barbès
Titre : Super citoyenne, le pouvoir est entre tes mains !
Intervenant·e·s : Véronique Bonnet - Léa - Thierry
Lieu : Radio Barbès
Date : mars 2020
Durée : 1 h 25 min 53
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration :
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcrit : MO
Transcription
Thierry : Mesdames, Messieurs, bonjour, bonsoir. Vous êtes bien sur Radio Barbès et plus précisément vous êtes à l’écoute de l’émission Super Citoyenne le pouvoir est entre tes mains !. Qu’est-ce qu’une citoyenne ? Pour réponde à cette question, je vais me tourner vers notre maîtresse Capella maison, il s’agit de Léa.
Léa : Citoyennes, citoyens, bonjour. Attention, attachez bien vos ceintures, petit voyage dans le temps. Selon le Petit Larousse Illustré de 1999, une citoyenne, ou un citoyen, peut se définir de quatre manières différentes :
- la première, dans l’Antiquité, c’est une personne qui jouissait du droit de cité, notion que nous avons déjà abordée dans notre première émission ;
- la deuxième, il s’agit d’un membre d’un État considéré du point de ses devoirs et de ses droits civils et politiques ;
- la troisième, sous la Révolution française, il s’agissait d’un titre qui se substituait à madame ou monsieur ;
- et la dernière, le terme désigne péjorativement ou tout au moins familièrement un individu, un drôle de citoyen, une drôle de citoyenne.
Thierry : Et avec cette émission, nous avons envie de mettre à l’honneur des personnes qui sont justement de drôles de citoyennes et je pense que nous pouvons profiter de ces rendez-vous pour essayer de donner ses lettres de noblesse à cette expression, pour essayer de faire oublier ses sens péjoratifs ou familiers. J’ai cette fois-ci le plaisir, cette fois-ci, d’accueillir une drôle de citoyenne en la personne de Véronique Bonnet qui est philosophe et qui est militante du logiciel libre.
Véronique, comme nous sommes sur une radio locale très ancrée dans le 18e arrondissement de Paris je vais te demander, si tu le veux bien pour te présenter, de nous expliquer un petit peu quelle est ta relation avec le 18e arrondissement.
Véronique Bonnet : La première fois que j’ai entendu prononcer le nom d’une rue du 18e arrondissement, j’étais petite. Ma grand-mère me parlait de la vie de mon grand-père et elle me disait que lorsque le moulin de son père, donc du père de mon grand-père, avait brûlé, il y avait eu un moment assez compliqué. Le père de mon grand-père était alors veuf, il avait épousé une nouvelle femme, femme qui, avec lui, s’était installée rue Ordener. Il se trouve que cette marâtre, j’ose utiliser le terme, a été très marquante pour mon grand-père puisqu’elle l’obligeait à faire les poubelles rue Ordener et elle le battait lorsqu’il ne rapportait rien. Donc pour moi, j’étais petite, cette rue Ordener sortait un peu de l’ordinaire et cette rue Ordener était articulée à l’idée d’ordures et, en même temps, à cette quête de la part de mon grand-père d’une sérénité et pour ça il devait trouver, il devait absolument rapporter des choses à la maison.
Thierry : Donc c’est une rue qui sort de l’ordinaire, on peut qualifier cette rue Ordener de rue « extra-ordener » ?
Véronique Bonnet : Elle l’est sans doute et je dirais qu’elle s’est avérée extraordinaire une seconde fois. Pour ça j’ai besoin de faire une transition dans mon histoire.
Il se trouve que mon grand-père a été employé à la SNCF, il était cheminot, il conduisait alors les machines à vapeur avec le charbon ; cette machine extraordinaire, elle aussi, s’appelait Suzanne.
Thierry : Comment s’appelait la marâtre de ta première anecdote ?
Véronique Bonnet : Je n’en ai aucune idée, je n’ai même aucune idée du nom du père de mon grand-père, mais il y a dans cette rue qui était au début de beaucoup de pratiques et de mon grand-père et des miennes, je dirais que peut-être que ce recyclage que permet le logiciel est tout à fait en phase avec cette thématique de la réutilisation puisque, d’une certaine façon mon grand-père, lorsqu’il avait parcouru cette rue Ordener, faisait comme un cadeau à sa marâtre pour être tranquille, pour ne pas être battu.
Il se trouve qu’après avoir été cheminot et, à juste titre, la retraite des cheminots arrivait assez tôt – il se trouve que mon grand-père est mort d’un cancer étant donné tout le charbon qui était dans ses poumons – il a pu, pour mettre du beurre dans les épinards, exercer la fonction d’éboueur, renouant ainsi, d’une certaine façon, avec ce qui avait pourri son enfance, mais, je crois, le vivant, le reconfigurant, d’une façon très forte puisqu’il était extrêmement apprécié, il rendait des services : lorsqu’il trouvait quelque chose qui pouvait être utilisé, il savait à qui le proposer et, d’une certaine façon, cet usage de ce qui ne pouvait plus servir, mais qui pouvait servir quand même, a aussi orienté toutes les premières impressions que j’ai eues de mon grand-père qui me rapportait aussi bien des livres mis au rebut, aussi bien de vieux vêtements qui n’étaient plus portés. Il me semble que j’ai grandi avec cette idée d’un partage, cette idée d’une réutilisation qui peut devenir aussi une manière de vivre, pas simplement dans la réutilisation qu’on peut faire de certaines chaussures, de certains livres – je me réjouis que les boîtes à livres fleurissent –, mais je dirais que la philosophie – mon métier est d’être professeur de philosophie – est aussi, à sa façon, une manière de revisiter des propositions qui sont devenues désuètes parce que le contexte a changé, de les recontextualiser, éventuellement de les marier, peut-être d’essayer d’aller plus loin qu’elles, mais ça ne serait pas tout à fait faire du neuf avec du vieux, ça serait prendre un élan sur des propositions qui ont servi dans des querelles théoriques à un moment donné pour essayer d’habiter les querelles qui ont actuellement les nôtres.
Thierry : Si j’ai bien compris tu as une expérience du 18e qui est très liée, en réalité, à la notion de recyclage.
Véronique Bonnet : J’ose à peine dire une autre anecdote qui est en droite ligne de celle-ci. Il se trouve qu’un jour, là j’avais une trentaine d’années.
Thierry : C’était il n’y a pas longtemps.
Véronique Bonnet : Non, c’était il y a très longtemps ! J’allais assez régulièrement aux Puces de Saint-Ouen et, pour cela, je prenais, avec mon mari, le bus 85. Il se trouve que ce bus 85 passe très exactement à la rue Ordener. Un jour, j’étais dans le bus avec mon mari, et que voit-on de la vitre du bus ? Exactement à l’angle de la rue Ordener et de la rue Cligancourt, dans des gravats, mais vraiment des tas de gravats puisqu’il y avait des travaux dans un immeuble, nous apercevons un comptoir de bar. Mon mari est aussi gravement atteint que moi, que fait-on dans ce cas-là ? Il faut sortir très vite du bus, il faut trouver le patron du chantier, il faut négocier, il faut bien évidemment, et c’est tout à fait normal puisque des personnes aident à le mettre en dehors des gravats, remercier ces personnes et après il faut commencer à réfléchir à savoir comment faire. Nous étions un 14 juillet, un 14 juillet en plus ! Mon mari essaie d’aller dans un bar, il n’y avait pas de téléphones portables à l’époque. Il essaie d’appeler une amie qui a une 4L. L’amie vient avec la 4L, évidemment le comptoir de bar est beaucoup trop grand. Elle propose d’aller jusqu’au boulevard Barbès essayer d’acheter une scie pour scier les pieds du comptoir de bar.
Thierry : Pour le désolidariser de l’endroit où il était implanté ?
Véronique Bonnet : Non. Cétait trop grand, tout simplement ça dépassait, donc on aurait coupé et on aurait ensuite réinstallé. Impossible ! Étrangement aucun taxi, puisqu’il y a quand même des taxis qui ont de très grands coffres, n’accepte de venir dans le quartier. Et fort heureusement, brusquement, il y a une camionnette qui passe avec des personnes et nous chargeons ce comptoir de bar. C’était un triomphe, nous avions trouvé une solution et, toujours avec grande émotion, nous l’avons, nous avons fait un coin bistrot chez nous. C’est un peu à travers le souvenir de mon grand-père, à travers cette rue Ordener qui a sans doute été l’occasion d’un grand chagrin pour mon grand-père, et de ce triomphe, un peu de cette revanche, qui a été la nôtre d’avoir appris, peut-être en partie de lui, à réutiliser, à réinventer les objets, nous avons toujours ce moment – j’ai presque en vie de dire ce moment plutôt que cet objet parce que souvent les objets sont investis par un moment – nous avons toujours ce moment et cet objet du 18e arrondissement à la maison.
Thierry : La camionnette qui est passée est passée par hasard, elle a accepté de s’arrêter ?
Véronique Bonnet : C’était quasiment un miracle !
Thierry : Donc non seulement tu relies le 18e à la notion de recyclage, mais il y a aussi la notion de solidarité.
Véronique Bonnet : Oui, de gentillesse, d’accueil, de tentative de chercher une solution, bien sûr. Et tout cela, en plus, un 14 juillet.
Thierry : Jour férié.
Véronique Bonnet : Le jour de la fête nationale.
Thierry : C’est marrant. J’avais prévu de te demander de me définir ce qu’est la philosophie, de me définir la notion de philosophie, en réalité tu as déjà commencé un petit peu à le faire.
Véronique Bonnet : Peut-être. Oui.
Thierry : Tu nous as expliqué que la philosophie, pour toi, c’est une manière de recycler les idées, de les réutiliser, de se les approprier, de les transformer, de les accoler les unes aux autres, mais pour quelles finalités ?
Véronique Bonnet : Je dirais que les finalités, lorsqu’il ne s’agit pas, bien sûr, d’écrire un mémoire de doctorat qui fait qu’on va plutôt chercher son terrain de prédilection même s’il est dans la zone de confort, même s’il n’est pas d’extrême urgence, je dirais que ce qui nous sollicite en philosophie c’est d’essayer d’accueillir les notions qui émergent, les notions qui auraient été assez improbables. Je pense, par exemple, à des notions de l’informatique comme ce qu’on appelle la scalabité, c’est-à-dire la possibilité, pour un logiciel, de pouvoir monter en puissance sans rejeter des requêtes, sa possibilité de fonctionner encore alors qu’il est très sollicité. Ou encore la notion de portabilité, c’est-à-dire comment un logiciel qui peut faire certaines tâches avec une envergure modeste va pouvoir changer d’échelle, va pouvoir être utilisé dans un contexte autre où, sans doute, il sera beaucoup plus sollicité.
Thierry : Là tu nous fais un parallèle avec l’informatique pour nous expliquer qu’au travers de la philosophie tu t’amuses, j’en envie d’utiliser le mot « amuser », le verbe « amuser », tu t’amuses à prendre, à étudier des vielles idées – je ne veux pas citer de noms mais si on parle de Kant j’ai envie de dire que c’est vieux - et tu testes la scalabilité, la portabilité ces idées-là ?
Véronique Bonnet : C’est possible, mais souvent je pars plutôt d’une situation contemporaine. Par exemple, il y a aussi en informatique une notion qui devient très centrale, c’est la notion de sérendipité. La sérendipité – Serendip l’ancien nom de Ceylan – c’est lorsque par le jeu des liens hypertextes, alors qu’on avait prévu de regarder un document, il se trouve que de lien en lien, c’est d’ailleurs pour ça qu’on parle de navigation, on en vient parfois à une page dont on s’aperçoit que c’était précisément la page qui pourrait nous rendre service étant donné une préoccupation qu’on avait par ailleurs. Autrement dit la sérendipité c’est trouver sans avoir cherché. Il me semble que ça devient vraiment très intéressant si on regarde, par exemple, la querelle entre Descartes et Pascal. Descartes c’est le philosophe de la méthode, c’est-à-dire que ce qui intéresse Descartes c’est quel chemin on prend ; méthode ça veut dire chemin par lequel on arrive à quelque chose. Et, à force de chercher les conditions exemplaires de la méthode, c’est vrai qu’on a fait de Descartes le philosophe de la méthode, le philosophe du chemin. C’est vrai qu’il y a quand même quelques théorèmes de Descartes, c’est vrai qu’il y a les coordonnées cartésiennes qui sont des outils mathématiques. Pascal, qui se moque de ce fait de Descartes, lui, opte d’une certaine façon pour la sérendipité, à savoir qu’il se moque de la condition de la condition de la condition, c’est ce qu’il appelle la « Raison des effets », c’est-à-dire qu’il pose une chose si ce quelque chose a des effets puissants.
15’ 45
Thierry : J’avoue que là, de lien en lien, tu m’as perdu.
Véronique Bonnet : Je reviens dessus en très court. Pourquoi est-ce que la sérendipité peut être vraiment une notion très féconde et très intéressante si on utilise certains conflits précédents ? Parce qu’on voit par exemple que deux philosophes s’opposent ; l’un s’appelle Descartes. Ce qui intéresse Descartes c’est de chercher, pour faire quelque chose, la condition – comme il y a une condition il faut chercher la condition de la condition, puis la condition de la condition de la condition – c’est-à-dire qu’il cherche le chemin, il s’intéresse à ce qui précède quelque chose. Évidemment Pascal, lui, d’une certaine façon va se moquer de cette manie de la méthode, peut-être qu’il faut aussi une méthode pour chercher la méthode, il y a une régression à l’infini. Ce qui intéresse Pascal c’est plutôt une raison des effets, c’est-à-dire que s’il sent que quelque chose va fonctionner, il l’adopte – c’est un petit peu aussi à la manière des axiomes de la géométrie – et ce quelque chose est justifié non pas par ses conditions mais par ses effets : ça marche.
C’est un petit peu ce qu’on a appelé, dans le registre politique, la culture du résultat. La sérendipité arrive à des effets, elle ne sait pas bien pourquoi, parce que peut-être qu’il n’y a pas eu de méthode suffisante, mais elle les accueille.
Thierry : C’est un peu dingue, je vais être un peu dur parce que tu es partie d’une définition que je trouve très simple de la philosophie, peut-être que je la simplifie et que je la transforme un peu, mais à savoir qu’il s’agit d’une sorte de recyclage des idées. C’est ça ?
Véronique Bonnet : Oui.
Thierry : Pour les transformer, pour se les approprier, et puis tu as fait un parallèle avec l’informatique et ensuite tu nous as cité des auteurs philosophes et c’est là que j’avoue que je commence à me perdre. C’est-à-dire autant je bois tes paroles quand tu es tout à fait claire, j’ai envie de dire quand tu nous parles simplement, autant, quand tu commences à faire un lien avec l’informatique, déjà pour moi qui ne suis pas du tout informaticien ça commence à être difficile à suivre.
Véronique Bonnet : Tu vois quand même ce qu’est un lien hypertexte ?
Thierry : >Eh bien non, justement !
Véronique Bonnet : Ah, d’accord.
Thierry : Hypertexte, déjà, c’est un terme que je ne maîtrise pas du tout.
Véronique Bonnet : Par exemple quand tu prends Wikipédia, il y a des mots qui sont en bleu, tu cliques dessus et tu te retrouves dans une autre page et sur l‘autre page il y a d’autres mots en bleu, tu recliques dessus et tu es sur une autre page. Et, de lien en lien, tu finis par tomber sur la page, alors peut-être pas la gage de ta vie, mais en tout cas la page qui, à ce moment-là de ton existence, peut avoir un grand intérêt.
Thierry : Là on s’arrête pour l’instant dans la discussion avant d’arriver sur les philosophes que tu as cités, est-ce que ce n’est pas un petit peu inciter les gens à une sorte d’errance sur Internet et, je ne dis pas ça de manière négative, à une sorte de perte de temps ?
Véronique Bonnet : Je n’ai pas du tout parlé d’incitation. Il n’y a pas eu du tout de jugement de valeur. Simplement j’essaie d’aborder d’une façon sèche ce que c’est que privilégier des effets plutôt que privilégier des conditions.
Je vais prendre un exemple qui est peut-être plus clair pour toi. On va se transporter au 6e siècle avant notre ère et là il y a un basculement qui est très important en Grèce concernant la manière de parler. Avant le 6e siècle, déjà, il y a très peu de personnes qui parlent, il y a très peu de personnes qui ont le droit de s’exprimer. Il y a les rois, il y a quelques dignitaires religieux, il y a éventuellement les descendants parce qu’il faut préparer la suite. Le principe est le suivant, ça s’appelle le discours d’autorité : quand quelqu’un, et ils sont très rares à le faire, parle, ce qu’il dit est vrai, c’est-à-dire qu’il y a un effet, c’est impossible d’objecter, c’est impossible de demander des comptes, c’est impossible de protester, la parole est vraie parce qu’elle est prononcée par qui de droit. Ce système de parole privilégie évidemment l’efficacité.
Qu’est-ce qui se passe au 6e siècle ? C’est vrai qu’entre temps il y a des choses qui sont compliquées, il y a beaucoup de guerres, les rois n’ont pas le temps de transmettre la parole à leurs descendants.
Thierry : Et pour bien resituer, 6e siècle avant J.-C., on est 200 ans avant Alexandre le Grand. On est 600 ans avant la naissance…
Véronique Bonnet : C’est ça, absolument. C’est ce qu’on appelle le miracle grec, c’est le moment du miracle grec. Et là va apparaître une forme de parole qui est complètement inédite. Il y a trois principes. Premier principe : quiconque a le droit de parler. Ça c’est la naissance de la démocratie.
Thierry : N’importe qui a le doit de parler.
Véronique Bonnet : N’importe qui, il faut être citoyen, il ne faut pas être femme, il n’y a pas de super citoyenne à l’époque, il n’en est même question sauf chez Aristophane qui s’en moque, qui se moque des femmes qui prennent le pouvoir.
Donc il y a trois principes : quiconque peut parler ; quiconque peut objecter ; il faut un troisième principe parce que sinon ce sera la cacophonie, tout le monde dira n’importe quoi et sera interrompu n’importe quand par n’importe qui, le troisième principe c’est la cohérence, c’est-à-dire qu’on ne peut pas simultanément dire une chose et son contraire, dire A et non-A.
Pourquoi est-ce qu’on va se retrouver exactement dans la même opposition qu’entre Descartes et Pascal ? Tout simplement parce que cette parole de cohérence, on l’appelle comme ça, qui s’oppose à la parole d’autorité, celle qui est puissante parce que de toute façon il n’y a pas de réplique possible et tout ce qu’on dit est vrai si on a le droit de parler, il se trouve que ça va établir une opposition qui existe encore de nos jours entre ceux qui, par leur parole, se moquent complètement de la cohérence, visent une puissance, et ceux qui, par leur parole, essaient d’être cohérents, peut-être que pour être cohérent il faut telle condition, telle condition, telle condition, et, dans ce cas-là, il n’y a plus de puissance.
Thierry : Est-ce que dans la première catégorie on peut glisser Donald Trump ?
Véronique Bonnet : Je n’osais pas le suggérer, mais puisque c’est fait allons-y, je dirais mais pas que.
Thierry : J’ai envie quand même de nous raccrocher à des choses qu’aujourd’hui qu’on comprend.
Véronique Bonnet : Si on parle de culture du résultat, et là ça revisite à la fois la raison des effets de Pascal et la parole d’autorité, celle des stratèges, des rois, si ce que untel, parce qu’il a tel titre, dit que ce qu’il dit est vrai, si on n’a pas le droit d’objecter, si on n’a pas le droit de relever des contractions, effectivement il y a des effets puissants, mais il me semble qu’au nom de la cohérence on peut quand même s’embêter un petit peu à essayer de ne pas dire une chose et son contraire. C’est vrai que les tweets de Trump c’est « moi je suis Trump, peu importe que mes propos soient incohérents, j’ai le pouvoir de parler et même le pouvoir de faire entrer en vigueur certains décrets que je prends », là on voit bien qu’il y a deux, je dirais dimensions dans l’usage de la parole : soit j’essaie d’être soigneux et peut-être que je ne serai pas puissant parce que si j’essaie de parler d’une façon cohérente, je vais faire des objections à moi-même, constamment, et si je fais des objections à moi-même, comme ce qui s’est passé tout à l’heure, peut-être que tu vas perdre le fil.
Thierry : C’est grave si je le perds même si tu ne te contredis pas ?
Véronique Bonnet : C’est très grave ! Si je veux que ma parole soit puissante, alors je vais dire que j’interdis qu’on m’interrompe et je vais dire que, étant donné que j’ai tel diplôme, que j’ai fait telles études, que j’ai écrit tant de choses, alors ce que je dis est vrai, ce qui serait scandaleux !
Thierry : Est-ce que tu pourrais nous dire ce qui t’as amené à la philosophie ? Quel est le cheminement qui t’as incitée à devenir philosophe ?
Véronique Bonnet : Je ne sais pas bien, je crois qu’il y a plusieurs raisons. Celle que j’ai dite tout à l’heure qui est, je crois, assez réelle. Il y a eu aussi, puisque j’étais dans une famille où il fallait nécessairement aller au catéchisme, une sorte de rage qui, à un certain moment, a eu besoin de s’extérioriser. J’ai des parents intelligents, je n’ai pas compris pourquoi on m’obligeait à apprendre de telles inepties que, d’ailleurs, je n’apprenais pas parce que, malheureusement, je les retenais, j’étais première en catéchisme. Donc il y a eu un moment où je me suis dit que ça n’était pas possible et c’est là que j’ai eu besoin d’une parole de cohérence, justement pas d’une parole de puissance.
Thierry : Donc tu nous dis que c’est presque une réaction à la religion ?
Véronique Bonnet : Non, non, à l’irrationnel. Il y a aussi des irrationnels politiques aussi.
Thierry : C’est passé par la religion mais c’est une réaction au fait de t’inculquer des choses qui ne sont pas forcément cohérentes ? Non, tu préfères le terme « irrationnel » ?
Véronique Bonnet : Irrationnel. C’est la rencontre de l’irrationnel.
Thierry : Je voulais justement reprendre ce terme de cohérence que tu nous as exprimé.
Véronique Bonnet : Oui, c’est ça. C’est-à-dire que le propre du catéchisme – j’ai défini tout à l’heure ce que c’était qu’une parole d’autorité qui cherche être obéie, à ne pas recevoir d’objection, à ne pas rendre compte d’elle-même – c’est le propre du dogme et du rite, il me semble qu’à un certain moment, même si les pouvoirs de la raison ne sont pas entièrement développés quand on est enfant, c’est vrai qu’il y a un moment où l’esprit demande des comptes et je crois que c’est ce qui s’est passé et ce qui s’est tellement bien passé que la philosophie m’a paru une démarche essentielle.
Thierry : Avant d’arriver à la pause musicale et ensuite de passer au deuxième thème qui me tient bien à cœur dans cette émission, qui sera le logiciel libre, est-ce que tu pourrais nous expliquer en quoi ton statut de philosophe te permet justement d’agir sur la société qui t’entoure ? Comment tu l’utilises pour contribuer à faire en sorte que la société dans laquelle tu vis soit plus respectueuse on va dire de l’humain et de l’environnement ?
Véronique Bonnet : J’ai la chance d’enseigner en classe préparatoire aux grandes écoles et j’y pensais encore hier à 10 heures en sortant du cours. Il se trouve que cette année le thème, en Maths spé, c’est la démocratie. Il se trouve que lire ensemble du Tocqueville, De la démocratie en Amérique. La thèse de Tocqueville, je vais la résumer très simplement, consiste à dire que malheureusement ce qu’on appelle démocratie à son époque c’est le règne d’un pouvoir central, c’est le règne d’une administration qui fait tout pour que les citoyens – évidemment les citoyens iront voter tous les cinq ans, tous les six ans, peu importe – n’aient plus qu’une envie le repli sur leur famille, le confort, confort dont l’État est le pourvoyeur. Il y a chez Tocqueville cette parole terrible qui est que ce pouvoir central dégrade sans brutaliser. Il me semble que pouvoir partager des constructions de cette sorte avec de jeunes adultes, ce ne sont plus des adolescents, qui vont avoir dans leur vie personnelle et dans leur vie politique à rencontrer des programmes politiques qui vont insister sur la sécurité, qui vont insister sur la propreté, qui ont leur valeur indéniable mais ne parler que de sécurité et que de propreté, il me semble que ça rejoint tout à fait la crainte de Tocqueville de voir les individus se replier dans ce qu’il appelle les petits plaisirs, c’est-à-dire un usage plutôt du sensible, une mise en veille de l’intelligible et de la réflexion.
Thierry : J’ai souvent tendance à penser que dans beaucoup de domaines, et notamment en informatique, que si on veut récupérer un petit peu de liberté il faut savoir faire une croix sur une partie de son confort.
Véronique Bonnet : Exactement.
Thierry : J’avoue, je fais l’aveu de ma lacune aux oreilles de tout le monde, je n’ai pas lu ce bouquin de Tocqueville, mais tu me donnes vraiment envie de le voir.
On va y revenir, mais tout de suite nous allons écouter Dominique A qui se pose la question du sens de la vie dans un acte on va dire un petit peu nombriliste, pour le coup. Cette chanson s’intitule Le sens et, dans mon imaginaire, c’est en effet un questionnement relativement philosophique sur le sens de la vie. Tu réagiras ou non à ça a après cette pause musicale, ma chère Véronique. Tout de suite c’est Dominique A.
Pause musicale : Le sens par Dominique A.
35’ 13
Thierry : Nous voici de retour