À l'école du Big Data - Les Amis d’Orwell
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Titre : À l’école du Big Data
Intervenants : Collectif Souriez vous êtes filmés
Lieu : Émission Les Amis d'Orwell - Radio libertaire
Date : novembre 2018
Durée : 1 h 28 min 34
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Licence de la transcription : Verbatim
Illustration :
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Statut : Transcrit MO
Description
Comment l’Éducation nationale prend des libertés avec les données personnelles de 13 millions d’élèves.
Transcription
??? : Bonsoir. C’est l’heure desAmis d’Orwell sur Radio libertaire. Aujourd’hui beaucoup de monde autour de la table. On va vous parler du Big Data à l’école, comment l’Éducation nationale prend des libertés avec les données personnelles de 13 millions d’élèves, autant que ça, effectivement. Autour de la table on a cinq personnes avec moi. Il y a Lise aujourd’hui qui assure la technique. Lise aux manettes, super.
Lise : Oui. Bonsoir.
??? : Je suis avec Flo qui est une des intervenantes de ce soir qui m’a aidé à préparer l’émission. Flo on a écouté un morceau de Lola Lafon.
Flo : Oui, c’était Lola Lafon Le bilan de compétences.
??? : On va vous parler notamment des compétences telles qu’on les définit ainsi à l’école. On va vous parler des principaux fichiers scolaires en activité aujourd’hui. Dans Les Amis d’Orwell on en a parlé assez souvent depuis une dizaine d’années en mettant l’accent sur le livret scolaire unique, ce qui s’appelle le LSU, parfois on appelle ça aussi le LSUN, pour numérique. Nous parlerons aussi de Pronote ; c’est une sorte d’usine à gaz numérique éditée par une boîte privée qui équipe 80 à 90 % des collèges et des lycées en France. Nous parlerons aussi d’une grande campagne d’évaluation nationale que le ministère impose aux élèves depuis cette rentrée ; ça se déroule en CP, en 6e et en seconde, je crois.
Flo : Oui.
??? : C’est ça. Et surtout de la manière dont le ministère de l’Éducation nationale gère les données personnelles des enfants. C’est un peu la face cachée de l’« École de la confiance », parce qu’il faut rappeler que c’est le slogan génial qu’a trouvé le ministre de l’Éducation nationale, monsieur Blanquer, pour nous endormir à l’image du serpent du Livre de la jungle.
Je vais donner un petit peu la parole pour que chacun se présente. D’abord Flo, encore une fois.
Flo : Bonsoir. Je suis institutrice sur Paris et mère d’un élève de 6e.
??? : On va faire un petit tour de table.
Thomas : Thomas. AED, enfin surveillant dans un collège à Paris.
??? : AED c’est donc ?
Thomas : Assistant d’éducation. « ED » c’est pour éducation.
??? : Dans un collège à Paris.
Édouard : Édouard pareil, assistant d’éducation dans le même collège à Paris, avec Thomas
Jean-Marc : Jean-Marc professeur des écoles en CP, donc concerné directement par les évaluations de cette année, dans une école élémentaire de Paris aussi.
Yohan Yohan, professeur dans un collège à Villepinte en Seine-Saint-Denis.
??? : En Seine-Saint-Denis.
On va commencer par parler du Big Data. Peut-être qu’il faut parler de quoi ça parle. Ça vous parle le Big Data, en fait, si on fait un petit tour de table.
Flo : C’était la colle du soir ! Bonsoir.
??? : La colle du soir. C’est quoi le Big Data ?
Flo : Allez, donne la réponse !
Yohan : Je dirais que c’est le fait de ficher. Toutes les informations qu’on a, les mettre sur des serveurs et d’avoir tout pour une durée indéterminée à disposition, pour ceux d’en haut.
??? : Pour moi le Big Data c’est un amas d’informations sur tout et n’importe quoi. En fait ça ne concerne pas simplement des gens ; ça peut concerner tout simplement des informations sur la température qu’il fait, sur le nombre d’hectolitres, le volume d’eau qui est dépensé au niveau d’une commune.
Évidemment, quand on parle du Big Data à l’école, ça ne veut pas dire que le ministère de l’Éducation nationale est devenu hier soir une filiale de Facebook, mais c’est un petit peu que ça sous-entend. Facebook et toutes les grosses compagnies internets font du Big Data pour « servir », entre guillemets, les internautes de publicité ciblée. On parle aussi de Big Data dans les villes, dans la gestion des réseaux d’eau et des réseaux électriques, des réseaux d’énergie.
À l’école, ça veut dire tout simplement que les élèves sont fichés numériquement, on va le voir, et surtout selon leur état-civil, c’est-à-dire fichés nominativement. S’accumule sur leur dos – sans évidemment qu’ils soient complètement au courant, parfois pas du tout, notamment évidemment leurs tuteurs et leurs parents c’est la même chose – une masse énorme d’informations qui concernent leur comportement à l’école, leur assiduité et, de plus en plus sur leur niveau, sur leurs résultats scolaires.
Donc effectivement on peut se demander pourquoi l’Éducation nationale a besoin de recueillir autant d’informations sur les élèves et surtout en maintenant des bases de données qui ne restent pas au niveau des établissements, qui sont partagées au niveau académique, parfois au niveau national ; tout ça avec le nom des élèves et, évidemment, il y a un grand projet politique depuis une vingtaine d’années. C’est même parti du niveau européen : il y a eu des directives, il y a eu des mesures qui, aujourd’hui, arrivent à échéance, en fait. L’injonction c’est que chaque personne aura sur son compte une sorte de CV numérique qui s’accumule au fur et à mesure de sa scolarité et après au niveau de ses études supérieures et cela arrivera à alimenter ce qu’on appelle le compte personnel de formation qui est censé être présent dans le compte personnel d’activité qui a été voté par la loi El Khomri il y a deux ans, effectivement cette fameuse loi travail et c’était un des articles qui est passé.
Ça c’est, je dirais, la théorie, c’est le basique. Maintenant si on en vient justement à entrer dans les détails, tout à l’heure on a parlé de ces fameuses évaluations nationales. On va faire encore une fois un tour de table ; chacun prend la parole. Est-ce qu’on fait aussi un petit point sur les fichiers qui existent aujourd’hui dans l’Éducation nationale ?
Flo : Peut-être juste pour rappeler, pour avoir une idée de l’ampleur des dégâts si j’ose dire.
??? : Les fichiers à l’école ça commence à trois ans. C’est ça. Il faut savoir que la scolarité est obligatoire, comme vous le savez, de six à seize ans et au niveau des données personnelles ça commence à trois ans parce que dès l’entrée en maternelle, même dès inscription de l’enfant qui est sans doute en crèche à l’école maternelle, ça se passe au mois de juin, tous les parents ont connu ça, au mois de juin il faut inscrire son enfant à l’école maternelle pour la rentrée de septembre, eh bien dès l’inscription l’enfant reçoit un matricule comme une espèce de tampon, un code barre sur le front ; ça s’appelle l’INE, c’est l’identifiant national élève et cet INE est versé dans une base nationale, c’est même un répertoire, et qui le suivra tout sa scolarité. Il rentre à l’école maternelle avec un premier fichier, lui qui est académique, qui s’appelle Base Élèves, qui maintenant a été rebaptisé, qui s’appelle Onde o, n, d, e. Ça veut dire quoi Onde déjà ? Outil numérique pour la direction d’école, c’est joli encore ! Base Élèves, il y a eu une grosse lutte il y a une dizaine d’années autour de ce fichier qui, justement, voulait rassembler à la fois les éléments d’état-civil, les éléments qui concernent les parents, mais également tout ce qui était relevé de notes, comportement de l’enfant, absences et notamment aussi des données de santé c’est-à-dire qui relèvent des suivis éventuels qui peuvent lui être proposés s’il est en situation de handicap. C’est ça ?
Flo : Il y a avait la nationalité aussi à l’époque quand c’est sorti.
??? : Donc Base Élèves en 2008 a été un petit peu refondue, à l’époque le ministre c’était Darcos, donc le fichier Base Élèves est sorti un peu édulcoré et aujourd’hui toutes les données qui ont été enlevées de Base Élèves il y a dix ans sont réapparues il y a deux ans dans le fameux livret scolaire unique numérique.
Ça c’est le premier maillon, en fait, de fichage républicain. Ce qu’on peut dire c’est qu’à l’école ça commence par l’INE plus le fichier Base Élèves qui a été rebaptisé Onde.
Ensuite il y a le fichier Siècle qui prend le relais au niveau du second degré, donc dès le collège. Je vois qu’il y a pas mal de gens qui prennent des notes autour de la table ; c’est super ! Siècle, en fait, là aussi c’est une grosse usine à gaz. Dans Siècle il y a différents modules, par exemple pour repérer les décrocheurs ; les décrocheurs ce sont les élèves qui sortent ou qui sont susceptibles de sortir du système parce qu’ils sont en échec scolaire permanent ou qui se répète.
Il y a aussi deux passerelles informatiques qu’on appelle Affelnet qui gèrent les affectations, c’est-à-dire en sortie de l’école et en sortie du collège pour affecter les enfants dans l’établissement suivant et vous connaissez tous Parcoursup qu’on ne présente plus ; Parcoursup a remplacé une application qui s’appelait Admission Post-Bac et qui là gère concrètement par algorithme l’affectation des élèves. Là on est vraiment dans le Big Data final à la sortie de la terminale.
Il y a encore énormément d’autres applications. Tout à l’heure on parlera aussi de Pronote qui est une application qui est plutôt gérée dans les collèges, qui bientôt va apparaître dans les écoles.
C’est ça qu’il faut voir, c’est qu’il y a des fichiers qui sont gérés par l’administration, Onde et Siècle, et derrière, tout autour, il y a des logiciels, des progiciels qui sont vendus aux collèges et aux lycées pour, je dirais, créer des interfaces un peu sympa ; Pronote en est une.
Il y a aussi des ENT, est-ce que ça vous dit quelque chose. Les ENT sont des environnements numériques de travail qui sont, justement, des manières de présenter pour les parents, pour les élèves, pour les profs, de manière ergonomique l’accès à tous ces fichiers.
Et tout ça, en fait, ça participe aussi à l’acceptation du système puisque, évidemment il y a des facilités d’accès ; il n’y a quasiment plus de cahier de textes, tout est géré en ligne. On relève aussi les notes des enfants en ligne ; on fait l’appel en ligne et, effectivement, ça fait partie du sujet qui sera évoqué aujourd’hui avec nos invités.
Ça c’était donc le décor. Est-ce qu’on peut commencer maintenant par parler de la campagne d’évaluation nationale. Première question qu’est-ce qui existait avant ? Qu’est-ce que ça change ? Et qu’est-ce que ça implique au niveau des données personnelles des élèves ? Je ne donne pas la parole ; chacun l’a prend à l’arrache.
13’ 51
Jean-Marc : Jean-Marc. Pour travailler en élémentaire depuis une douzaine d’années, j’ai connu un certain nombre d’évaluations nationales sur la tranche d’âge des élèves de primaire. Il y a toujours eu des évaluations qui s’adressaient à une poignée, à un petit échantillon, pour faire des statistiques et pour éventuellement réfléchir à améliorer des choses dans le système scolaire.
??? : Dans quelles classes ? Dès l’entrée au CP ?
Flo : Ça dépendait des années.
Jean-Marc : Ça dépendait des années. Ces évaluations-là qui s’adressent à un petit échantillon ça peut être effectivement des outils pour réfléchir à un système éducatif, pourquoi pas. Moi je suis arrivé sur le travail, sur mon école, sur le CE1 avec des évaluations nationales de CE1 obligatoires, un peu à la manière de celles d’aujourd’hui en CP, mais tellement obligatoires et avec un tel enjeu que les enseignants qui les faisaient passer touchaient une prime de 400 euros à ce moment-là, pour les faire passer exactement comme le ministère le souhaitait ; donc la carotte. Aussi pour montrer que quand ils mettent en place des dispositifs tels que celui-là ils sont vraiment loin d’être sûrs d’avoir l’approbation de l’ensemble de la profession.
??? : Ça c’était à quelle époque ?
Jean-Marc : 2008, Darcos. Blanquer c’était le conseiller de Darcos, à l’époque.
??? : À l’époque.
Jean-Marc : Ce qu’on a aujourd’hui c’est vraiment dans la continuité de ce que Sarkozy avait essayé de mettre en place. Il avait tenté le coup et puis il y a énormément d’enseignants qui ont l’habitude d’obéir à tout ce qu’on leur demande, qui ne voient pas forcément où est le mal, qui essayent, qui laissent le temps de voir si les choses vont fonctionner ou pas, qui laissent leur chance à celui qui vient d’être élu dans notre belle démocratie ; je pense qu’il y en a aussi pas mal qui ont été contents d’empocher 400 euros.
À ce moment-là il y a eu vraiment des réactions diverses. Il y en a qui se sont dit : on ne va pas s’opposer brutalement à cette chose-là puisque s’il y a la carotte de 400 euros il y a aussi potentiellement des sanctions qui viennent sur les opposants et les opposantes. Donc il y a eu une vraie réaction de faire passer ces évaluations-là et de faire remonter des résultats qui étaient plafonnés, qui optimisaient les résultats des élèves comme si tout le monde avait vraiment réussi ces évaluations. Cette manière un peu modérée, on va dire, de réagir, je pense que ça a quand même énormément brouillé les pistes et les enseignants ont pu avoir la prime de 400 euros tout en foutant quand même vraiment le bazar dans ce système-là.
??? : À l’époque, on est d’accord, ce n’est pas numérique ; c’était des questionnaires papier.
Jean-Marc : Mais il y avait quand même une remontée numérique après, qui se faisait, mais sur des logiciels de l’époque.
??? : Un tableau excel.
Jean-Marc : Voilà, un tableau excel, exactement ça. Il n’y avait pas encore cette dimension de garder les données à long terme ; par contre on était déjà dans le fait qu’on soupçonnait réellement après la presse, avec l’accord du ministère, de sortir un classement d’écoles avec le démantèlement de la carte scolaire qui se jouait à peu près à ce moment-là aussi. Les enjeux c’étaient plutôt ceux-là à l’époque.
??? : C’était donc national. C’est-à-dire que ce n’étaient pas des statistiques ; il n’y avait pas un département choisi : tout le monde devait le passer.
Jean-Marc : Tout le monde en même temps et c’était en CE1 et en CM2 pour l’élémentaire. Après pour les autres niveaux, au collège, je ne me souviens plus.
Flo : Et même bien avant cela parce que moi je suis beaucoup plus vieille que Jean-Marc.
??? : Toi aussi tu es aussi enseignante, professeur des écoles à Paris.
Flo : Oui, dans le primaire. Il y avait, j’ai peur de dire des bêtises, mais en gros au tout début des années 2000, il y avait des évaluations en CE2 et en 6e ; ça a duré un certain nombre d’années. Pareil sur livret papier et après avec demande de saisie des résultats.
??? : Qu’est-ce qui change cette année alors ?
Flo : Je pense que ce qui est nouveau dans ce que propose Blanquer et du coup c’est bien que Jean-Marc ait parlé de ses origines.
??? : De son parcours.
Flo : Et de l’idéologie qu’il y a derrière quand même qui était la même chez Darcos, chez Sarkozy et compagnie, c’est qu’en fait là ce qui est nouveau à mon sens c’est qu’il propose un peu du deux en un. C’est-à-dire qu’à la fois il y a un côté statistique à grande échelle, c’est-à-dire qu’on fait passer des évaluations à tous les élèves de France et de Navarre et on va voir s’ils savent lire ou pas, s’ils savent compter ou pas, etc. Et, en même temps, ils ont vendu le fait de faire un retour personnalisé pour chaque élève en disant très précisément à l’enseignant comment il allait falloir remédier en fonction des difficultés, etc. On est à la fois sur un truc statistique qui est vendu comme anonyme et à la fois avec un retour complètement personnalisé, donc pas du tout anonyme, avec cette idée que l’ordinateur va recracher, en fait, un petit programme personnalisé qui va remettre sur les rails les élèves qui en ont besoin.
Et ça je pense que c’est nouveau. Et ça c’est vraiment Blanquer, c’est-à-dire que ça va avec cette idée de sciences cognitives, que finalement avec l’aide des sciences ils apprendront et on saura exactement ce qu’il faut faire à quel moment. Et cette idée de nier complètement l’aspect humain des choses, l’aspect psychologique, l’aspect sociologique qui est quand même hyper-important dans le processus d’apprentissage, ouais ça c’est Blanquer tout craché.
??? : Ce qui a changé avec ces évaluations c’est que tout est nominatif et qu’il y a eu un effort de communication énorme de la part du ministère pour précisément expliquer à quel point une partie du traitement serait anonyme. C’est la première fois que le ministère communique là-dessus. Ça veut dire qu’ils savent très bien que ça devient quand même très sensible ; qu’un site internet spécialiste dans l’éducation a révélé il y a quelque temps, qu’une filiale d’Amazon était concernée parce que, apparemment, une partie des données sont hébergées par Amazon Web Services qui est une grosse multinationale ; ils ne vendent pas que de l’épicerie et des bouquins, ils font aussi beaucoup de service informatique aux entreprises. Donc le ministère a passé un contrat apparemment il y a deux ans avec une société qui est basée au Luxembourg qui, elle-même, a passé un contrat avec Amazon pour héberger une partie du traitement de ces données. Tout est nominatif ; c’est-à-dire que les enfants, en fait, sont désignés sous leur nom et leur prénom – si c’est à l’école ou au collège ça peut être différent –, mais il y a une partie, tout d’un coup, il y a des résultats qui sont envoyés sur un serveur qui est donc hébergé par cette filiale d’Amazon et, à un moment donné, il y a un anonymat. C’est-à-dire que le ministère affirme que les données nominatives sont conservées au ministère à Paris et que le prestataire extérieur qui est en Irlande – apparemment les serveurs sont en Irlande chez Amazon – ne possède aucune donnée nominative.
Ils ont fait quand même une communication là-dessus, sachant que d’habitude ils ne font aucune distinction et ils parlent de traitement informatique ; ils n’informent personne.
Flo : Sachant qu’il y a quand même un paradoxe comme tu le dis entre cette communication qui a été faite sur « non mais tout est anonymisé, ne vous inquiétez pas » et le fait que la DEPP, c’est la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance.
??? : La performance ; le dernier « P » est important.
Flo : Ça fait rêver ! Donc la DEPP conserve les données nominatives. Elle les conserve nominatives jusqu’à cinq ans après la sortie du système scolaire et cinq ans après la sortie du système scolaire de l’élève, là pof ! elle anonymise, ce qui pose quand même des questions. Pourquoi la DEPP aurait besoin, je ne sais pas, pour des statistiques, de garder les données nominatives jusqu’à cinq ans après la sortie du système scolaire ? Il y a quand même quelque chose qui n’est pas net !
??? : Soit c’est anonyme, soit ça ne l’est pas. Si l’objectif c’est quand même de faire des statistiques, déjà tu n’as pas besoin de l’identité, premièrement et deuxièmement, cet archivage de cinq ans, quelque part c’est ça qui peut faire penser au Big Data, dans le sens où on accumule encore une fois des données sur des durées hyper-longues et qui peut justement, pousser les gens non pas à avoir confiance mais à se méfier. Johan.
Johan : Il faut inscrire ça dans une certaine idéologie qui arrive aussi avec Blanquer de l’individualisation des primes des enseignants – en tout ce qui est annoncé, c’est déjà annoncé pour les enseignants d’éducation prioritaire +, les REP+, à priori on ne voit pas pourquoi ça s’arrêterait là – devrait être étendu aux autres.
Pour les enseignants de REP+ qui sont les super réseaux d’éducation prioritaire, il avait été promis une prime, je crois qu’elle était de 3000 euros pendant la campagne de Macron, la campagne pour les présentielles et ensuite il a été dit : « En fait on va donner une partie de cette prime, l’autre partie va être donnée en gros au mérite ». Or, pour donner au mérite, il faut à un moment donné avoir des critères qui permettent de faire cette paye au mérite et du coup avoir des données qu’on garde sur plusieurs années pour voir l’évolution des écoles et les résultats des élèves… Parce qu’après l’idée ce n’est pas de stopper les évaluations en 6e ou en CP, elles vont être multipliées à tous les niveaux comme on le voit d’ailleurs dans le cadre de la réforme du bac où il va y avoir une évaluation permanente des élèves. L’idée est aussi là-derrière, parce que la logique – aux États-Unis ils ont appelé ça le Teaching to the test, c’est-à-dire qu’à un moment on commence à enseigner uniquement pour faire des tests parce que, notamment c’est la commande, les différentes évaluations, et puis aussi parce qu’il y a une partie de la prime, une partie du salaire en tout cas, qui est liée à ça. Parce que, comme ça a été dit avant, pour faire des statistiques il n’y a pas besoin de recueillir autant d’informations : on peut prendre uniquement un échantillon et, de toutes façons, on n’a pas besoin d’identifier précisément les données, en tout cas au niveau de l’élève.
L’autre argument qui a été donné, en plus des statistiques, c’était de dire que ça permettait de connaître le niveau des élèves, ce que n’importe quel enseignant ou enseignante sait bien au bout d’un mois, deux mois ; il voit à peu près ce qu’un élève arrive à faire, arrive moins à faire, sur quoi il faudra un peu plus travailler, sans avoir besoin de ça, parce que ça voudrait dire qu’avant c’était impossible à faire ! Or on sait très bien que ce n’était pas le cas.
Du coup si tout ça était déjà fait avant ou n’est pas utilise ! Si ce n’est pas utile pour faire des statistiques et si ce n’est pas utile pour avoir une idée du niveau des élèves, à quoi ça sert ? Après la réponse coule un peu de source derrière.
??? : Toi dans ton collège en Seine-Saint-Denis, ça se passe comment ces évaluations-là ? Tu as pu voir un peu comment ça se passait ?
Johan : Moi ils m’ont puni de refus cette année, parce qu’ils ne m’ont pas donné de 6e.
??? : Ah ben dis donc, mauvais élève !
Johan : Ça doit être ça. Non je pense que c’était le hasard. Par contre, sur les élèves de 6e on a français et maths, donc on a deux créneaux par classe. Donc il y a des enseignants qui sont appelés à aller une heure en salle informatique pour faire passer ces évaluations sur ordinateur. Dans d’autres établissements il semblerait que ça soit sur tablette.
??? : Ça dépend des dotations de chaque établissement. Ces tablettes pour les enfants c’est fun. Quelque part ça doit les amuser de remplir leurs QCM en ligne sur une tablette numérique.
Johan : Il y avait un questionnaire qui devait être fait en 50 minutes. Pour ceux qui ont vu ça, c’était presque drôle parce qu’il y avait les phrases exactes qu’il fallait dire, à la virgule près, à l’enseignant. D’ailleurs ce qui rejoint l’histoire de la personnalisation, tout ce qui a été dit qu’on va savoir exactement ce qu’il faut faire pour chaque élève où, en fait, l’enseignant ne serait plus qu’un exécutant de ce qu’il y a à faire, sans avoir à réfléchir ; du coup on attaque la liberté pédagogique de l’autre côté ; sans interdire on oblige cette fois, ce qui change un peu les choses.
Après, sur les conditions de passage des évaluations qu’elles soient en CP ou 6e il y a beaucoup à dire en plus. On en a discuté hors antenne : certains parents ont entraîné leurs enfants aux évaluations parce qu’elles avaient été publiées avant sur Internet, sur le site du ministère ! Il n’y avait pas de secret. Il y a aussi des cas avec des questionnaires qui ont été complètement bâclés ou qui ont été invalidés avant. Enfin Bon !
Par exemple dans mon collège on n’a toujours pas les résultats ; on va arriver le 4 novembre ; peut-être qu’on les aura à la rentrée, en tout cas il se sera passé deux mois sans qu’on les ait. De toutes façons l’utilité pédagogique elle est nulle !
26’ 30
Flo : Ce qui intéressant c’est qu’il y a eu de la résistance quand même sur le terrain et dans le premier degré et dans le second degré, peut-être Édouard et Thomas, vous pouvez raconter comment ça s’est passé sur votre collège.
Édouard : Oui. Nous en tant qu’assistants d’éducation on n’a aucune infomation de la part de la direction de l’établissement par rapport à la passation des évaluations de 6e. Ce qu’on a fait c’est que du coup, avec mon collègue, on est allés en heur d’information syndicale et on venait d’avoir les informations via notre syndicat sur ce que ça supposait de faire et ce qui était obligatoire ou non.
??? : Vous pouvez le citer le syndicat ce n’est pas interdit, ce ne sera pas censuré à l’antenne.
Édouard : Le syndicat Sud Éducation Paris et, à l’ordre du jour, ce n’était même pas abordé. On savait que ça arrivait pour bientôt, on avait entendu les profs en parler, du coup on l’a ajouté à l’ordre du jour. Quand c’est venu sur la table, les profs ont pris la parole pour dire qu’en termes d’organisation c’était compliqué.
Thomas : Qu’ils n’auront pas le temps.
Édouard : Que de toutes façons les résultats les années précédentes ils ne les avaient pas eus. On est intervenus sur le fait qu’effectivement, comment dire, ça faisait beaucoup de données qui étaient intégrées dans le Big Data et quand on a amené l’argument – si j’oublie des trucs tu me complètes – qu’il y avait une partie des données qui était stockée chez Amazon, il y a quelques profs qui ont tilté un petit peu. Sachant que dans l’établissement où on est ce n’est pas extrêmement politisé non plus. À priori, les profs se résignaient à faire passer ces évaluations-là. Ensuite on leur a appris qu’il n’y avait aucune obligation pour les enseignants de faire passer ces évaluations-là ; il n’y a aucune circulaire qui soit parue au Journal officiel et du coup ils ne risquent rien à priori.
??? : C’était une injonction médiatique en fait. Comme tu dis il n’y a pas eu de circulaire, de disposition réglementaire qui oblige les profs à le faire passer.
Édouard : Aucune ! Quand on leur dit ça, la première réaction des profs c’était un soulagement par rapport à l’organisation ; dire « tant mieux ! on n’est pas obligés de les faire, OK, on ne les fait pas. » Très vite consensus sur la question et on a écrit dans la semaine suivante une lettre à la principale qui a été transmise pendant le Conseil d’administration et, de ce que j’ai vu du compte-rendu du Conseil d’administration, les parents, surtout, étaient très compréhensifs et comprenaient complètement qu’on ne fasse pas passer ces évaluations. D’autant plus que, comme on disait tout à l’heure, c’est fait à peine un mois après la rentrée ; ça n’a pas vraiment de sens.
??? : Oui, c’est ça. Si ce n’est même pas compris par les parents d’élèves et les profs, il y a peu de chances qu’il y ait du soutien.
Flo : Et Jean-Marc, sur ton école ?
Jean-Marc : Nous, ça fait déjà quand même des années qu’on est sur des positions assez strictes où on va mettre en avant en pédagogie ce qui sert les élèves et ce qui fait vivre des choses intéressantes dans les classes. Donc les évaluations, comme vous venez de dire, à deux semaines de la rentrée pour des élèves qui viennent de maternelle, les mettre tous et toutes à faire l’exercice en même temps avec les phrases à suivre à la virgule près, c’est une aberration pédagogique ; ça on en certains. Donc on l’a expliqué aux familles tout de suite à la réunion de rentrée en leur disant qu’on n’allait pas stresser les gamins, qu’on allait leur laisser du temps pour travailler, pour prendre leurs marques, pour coopérer au lieu d’être en compétition les uns avec les autres.
Et aussi il est quand même important de rassurer les familles sur le fait que même si on est sur des positions de refus ou de boycott sur les injonctions ministérielles, disons les choses comme elles sont, on évalue les élèves individuellement en prenant du temps pour travailler avec eux et on va remplir des documents à destination des familles et à destination des collègues qui vont être beaucoup plus précis et beaucoup plus exigeants que ceux du ministère ; pas forcément plus détaillés, ça dépend sur quels points, mais c’est vrai que pour déceler des difficultés d’élèves et pour aider ces élèves il faut les connaître vraiment très bien.
Il y a beaucoup de professeurs qui perçoivent les évaluations du ministre et l’aide après qui va nous être proposée en ligne comme une aide parce qu’ils ne sont pas forcément habitués à passer énormément de temps à concevoir les outils et à concevoir les outils en équipe parce qu’il nous manque du temps pour ça. Et là où l’institution marque beaucoup de points c’est qu’elle nous propose quelque chose clefs en main qui va faciliter la tâche des collègues. Et si nous on arrive derrière avec des outils beaucoup plus réfléchis dans le temps et qu’on les présente aux familles, les familles vont tout de suite comprendre notre refus, elles vont nous soutenir, elles vont nous dire merci de faire attention à nos enfants et de travailler avec eux avec bienveillance et les choses vont être vraiment bien comprises.
Mais si jamais on est dans le rush comme c’est le cas de beaucoup de professeurs qui sont envoyés du jour au lendemain n’importe où, dans des endroits qu’ils ne connaissent pas, avec des équipes qui ne fonctionnent pas, ils vont se saisir des outils de l’institution effectivement comme une vraie aide pédagogique. Et c’est là-dessus qu’il y a un piège, qu’il y a un vrai piège, je pense, qui est réfléchi en amont.
Dans le temps il y a aussi l’idée de supprimer le statut de fonctionnaire et de recruter un maximum de contractuels qui vont être pris du jour au lendemain ; on va leur demander de faire classe devant des enfants et ça va être compliqué pour eux. Donc si les outils existent tout de suite avec des statistiques qui disent « ça, ça marche, tu n’as pas besoin de réfléchir », d’un seul coup c’est compréhensible.
??? : Il y a un projet politique derrière.
Jean-Marc : Il y a un vrai projet politique derrière toute cette logique-à et c’est pour ça que les mouvements pédagogiques tels la pédagogie ICEM [Institut coopératif de l’école moderne] ou la pédagogie Freinet ou d’autres qui ont des vrais outils qui ont été conçus sur la durée, c’est une ressource pour nous ; il faut vraiment nous, qu’on puisse nous en saisir, et il y a aussi des équipes, alors je ne sais pas chez les assistants d’éducation dans le secondaire, mais en tout cas il y a aussi des réseaux, à Saint-Denis, dans l’animation dans le premier degré, d’animateurs et d’animatrices qui travaillent en pédagogie Freinet et qui peuvent aussi faire un lien avec le travail des instituteurs et des professeurs des écoles.
Flo : Et je pense que ce qu’on a tendance à oublier aussi, en plus de ce que tu dis, c’est qu’à la fois ça touche effectivement, comme tu le dis très bien, au pédagogique, etc., en fait ça touche à l’essence du métier qui fait qu’à la fois il y a cette liberté qui est hyper-angoissante parce qu’on ne sait jamais si on fait bien, donc quand on vous dit « ça, ça marche » c’est tentant parce que, du coup, ça rassure.
Là, en l’occurrence, il y a aussi autre chose dont à mon avis on n’a pas beaucoup parlé, c’est qu’il se trouve que tous ces résultats d’évaluation étaient à saisir dans un traitement informatique et, comme d’habitude dans l’Éducation nationale, on oublie systématiquement à dessein d’informer les parents que des données personnelles concernant leur enfant vont être saisies dans un traitement informatisé de données à caractère personnel.
Du coup, ce qui s’est passé là, c’est que comme d’habitude on demande de faire passer les évaluations et puis on demande de saisir les évaluations dans le traitement informatique et puis on ne prévient pas les parents. En fait, il y a eu une des attitudes qu’on a vues dans les écoles, parce qu’on a eu des retours comme ça, ce sont des enseignants qui ont fait passer les évaluations mais qui, parce que effectivement ça a fait le buzz cette histoire d’Amazon, etc., qui ont dit « nous, on ne saisit pas. »
??? : On ne saisit pas informatiquement.
Flo : On ne saisit pas informatiquement les résultats. En fait il y a eu des espèces d’équipes de choc qui ont débarqué dans les écoles : ils prennent l’IEN [Inspecteur de l’Éducation nationale], les conseillers pédagogiques et tout, ils arrivent et l’argument c’était de dire « mais voyons, les parents ont droit aux résultats. Si vous ne saisissez pas ils n’auront pas les résultats. » Ce qui est quand même complètement dingue c’est qu’ils ont aussi droit, éventuellement, qu’on les prévienne que les données vont être saisies et ça personne n’en parle. En fait il y a eu, sur le tard finalement, une espèce de mot qui est arrivé dans les écoles d’abord et puis quelques jours après dans le second degré, dans les collèges, avec les mentions légales Informatique et libertés. Et ce qui est incroyable c’est que c’est arrivé avec un mail au chef d’établissement – là c’est pour le collège de mon fils – disant « merci de remettre ce papier avec les résultats ». C’est-à-dire, en gros, on prévient les parents que des données ont été saisies, éventuellement qu’ils peuvent s’opposer, une fois qu’elles ont été saisies et qu’elles ont craché des résultats.<brt/> Et ça, pour le coup, eh bien les parents ne sont pas au courant, ils ne savent pas, en fait, où elles vont ces données, où elles sont saisies ; quand ils ont l’info c’est trop tard. Moi j’ai eu l’info en prime time parce que la principale du collège a très peur de moi donc elle me dit « je vous le donne tout de suite » et je lui ai dit « ah, parce que là vous me le donnez maintenant mais ça veut dire que si des parents s’opposent vous allez devoir effacer ce que vous avez pris du temps à saisir ? »
??? : Donc aller en Irlande à vélo pour aller effacer les données !
Flo : Elle me dit : « Ah, mais je ne peux pas effacer, c’est tout en ligne ; donc hop ! C’est parti ! » En fait on a une espèce de droit d’opposition qui est, dans la pratique, pas respectable, qu’on ne peut pas respecter parce que l’info arrive toujours trop tard. Et je pense que ce qui est important de dire ce soir c’est que ce n’est pas qu’elle arrive trop tard parce qu’elle s’est perdue dans le dédale des mails, etc. ; elle arrive trop tard à dessein parce que la position de l’Éducation nationale c’est « pas vu pas pris ». Moins on donne d’infos, moi on n’aura d’opposition, plus on sera tranquille.
Jean-Marc : Tous les principes Informatique et libertés que vous connaissez sans doute sur les fichiers possibles et imaginables s’exercent aussi, je dirais même surtout dans l’administration, y compris à l’école. Donc le principe d’information des personnes ou de leurs parents c’est le premier. Le deuxième c’est d’informer sur la finalité du fichier, qui y a accès, qui peut y accéder ; et troisièmement, important, la durée de conservation : combien de temps c’est conservé et ça aussi, pour avoir ce type d’info sur chacun des fichiers, il faut s’accrocher. Tout ça devrait arriver dans les boîtes ou dans les cahiers des enfants à la rentrée ; à chaque rentrée en fait, l’Éducation devrait faire une fiche d’information, même une réunion spécifique là-dessus ; ils ne le font jamais. Toutes les réunions de rentrée, tout le monde qui a eu des enfants à l’école a dû se les faire, toutes les réunions d’information généralement on parle de tout, éventuellement à la fin un truc sur les fichiers, mais jamais, il n’y a jamais ne serait-ce qu’une petite fiche remise à chaque parent disant voilà toutes les informations légales que vous êtes en droit de connaître sur les applications qui seront mises en place. Le ministère, depuis 20 ans, enfin depuis 20 ans, plutôt depuis une dizaine d’années avec Base élèves, à dessein encore une fois, c’est vrai, ne le fait pas. Et effectivement pour ne pas soi-disant pour ne pas éveiller ou quoi, mais en tout cas ce n’est pas du tout l’« École de la confiance » qu’on est en train de nous vendre en ce moment.
38’ 16
??? : Là-dessus il y a quelque chose à rajouter ? Sur les évaluations, peut-être ?
Thomas : Sur ces questions-là d’informer les familles ou pas, nous sur notre école il y a dix classes plus des personnes, des enseignants, enseignantes, direction, des aides pour les enfants qui ont des besoins particuliers, donc ça fait une vingtaine d’adultes qui travaillent ensemble et on est arrivés à une position de refus complet de l’école. C’est-à-dire qu’aucun enseignant, aucune enseignante, ne remplit le livret numérique. On a refusé de faire passer les évaluations mais, en plus de ça, chaque trimestre on ne remplit pas le livret numérique comme il est demandé de le faire et ça nous paraît très important.
Avant d’arriver à cette position commune, on s’est posé la question de savoir si on devait impliquer les familles dans leur droit d’opposition à ce que les données de leur enfant soient saisies ou pas. Comme on était vraiment tous et toutes d’accord pour boycotter le dispositif, on s’est dit : on a pris nos responsabilités c’est bon, on n’a pas besoin en plus d’impliquer les familles ; mais on les a informées en début d’année pour leur dire encore fois on va faire tampon et on va empêcher l’Éducation nationale de saisir ces données, de mettre en place des choses en plus qui vont potentiellement aggraver le cas de l’avenir de vos enfants en cas de problème.
J’ai l’impression, dans le débat, qu’on a quand même laissé un petit peu ouverte la question de « à quoi ça va servir toutes ces données ? » Il y avait quand même tout à l’heure l’idée du CV numérique. Ça veut dire qu’un travailleur ou une travailleuse arrive sur le marché du travail et n’est plus en possession de son CV mais c’est son employeur qui, en quelques clics, va pouvoir tout de suite le mettre en concurrence avec les six ou la dizaine ou la cinquantaine de personnes qui arriveront.
??? : Le passeport Orientation formation est un truc codé niveau européen et ça c’est une nomenclature des compétences qu’il faut que chacun puisse avoir sur ce fameux CV. C’est effectivement un truc formaté.
Jean-Marc : Et ça c’est censé être opérationnel quand ? Parce que là ça se met en place.
??? : La directive date de 1995, tu vois, donc ça fait 20 ans qu’ils en parlent et ils font les choses pour que ça se passe.
Flo : En fait ils ont mis en place le fameux socle commun de compétences et de culture, il a été mis en place en 2006 et il y a un socle interprofessionnel en 2015. En fait les compétences qu’on a à valider, que les élèves ont à valider du socle, sont exactement celles du socle interprofessionnel. Donc c’est vraiment fait pour. Je crois que sur les sept compétences il n’y en a que deux qu’on ne retrouve pas dans le socle interprofessionnel : c’est le fait de parler une langue étrangère et puis tout ce qui est culture humaniste parce que ça, ça ne l’intéresse. Sinon tout le reste c’est mot pour mot les mêmes compétences ; donc c’est vraiment fait pour que quand l’élève valide ça bascule immédiatement dans ses compétences professionnelles. C’est-à-dire qu’on est vraiment en train de former, comme tu le disais Jean-Marc, le passeport, le CV des futurs demandeurs d’emploi.
??? : On gère l’employabilité des élèves plutôt que savoir ce qu’ils ont réellement appris, ce qu’ils retiennent de l’école. C’est un peu la logique. Thomas, je rappelle, toi tu es dans un collège à Paris.
Thomas : Dans un collège à Paris comme Édouard Si je peux me permettre, on ne gère pas du tout que l’employabilité des élèves parce qu’en fait, comme on disait tout à l’heure, on tend de plus en plus à contractualiser dans les postes d’enseignement, autant dans le primaire que dans le secondaire. Le fait que les données soient conservées après la scolarité des élèves, ça ne sera même pas exactement pour les élèves : ils sont partis, ils sont partis ! Enfin ils sont partis, la plupart dans le secondaire ou autre part. Du coup, le fait de conserver les résultats ça permet rétroactivement de contrôler la progression des professeurs. C’est-à-dire est-ce que vous avez eu des classes compétentes ? Du coup est-ce qu’on peut vraiment vous accorder votre mutation ? Ou peut-être pas. Du coup on ne gère pas que l’employabilité, je pense, des élèves dans un temps long de « vous êtes en CP mais en fait dans 15 ans vous serez sur le marché du travail ». On gère l’employabilité des gens qui sont déjà employés et pour eux : est-ce qu’on renouvelle votre contrat ou pas ? Est-ce qu’on vous conserve votre poste ou pas ? Je pense qu’il y a aussi ça qui se joue en fait. C’est une intuition ; évidemment il n’y a pas de directive là-dessus, il n’y a pas écrit noir sur blanc « on va contrôler les profs en même temps que leurs élèves. »
Jean-Marc : En fait le contrôle de la productibilité des professeurs est en cause aussi là-dessus.
??? : Et il y a une cohérence dans ce qui est dit. Si on ne prend que la question des évaluations, des compétences ou autres, de manière isolée, on peut porter une critique dessus. Par contre, si on prend l’ensemble des contre-réformes qui sont menées, en fait on s’aperçoit de la cohérence des choses, donc ce qu’on disait sur la question de la paye au mérite ou, tu as raison aussi, la question des mutations, etc., qui vont être mises en avant. Dans tous les cas, avec ce qu’on décrit là, on voit bien une vision utilitariste de l’éducation qui sert uniquement à donner un emploi et, en tout cas pour les enfants des classes populaires parce que pour les autres il y aura ensuite les grandes écoles qui feront leur travail, les écoles de commerce payées à crédit qui elles, feront leur travail ; par contre, pour une grande partie de la population, eh bien l’enjeu c’est de valider le socle de compétences qui ensuite est transféré dans le monde professionnel et c’est, à chaque fois, des choses qui sont hyper-utilitaristes. D’ailleurs ce n’est pas anodin qu’on ait supprimé les cultures humanistes. On est sur une espèce de formation minimale où on sait la base c’est-à-dire en gros obéir, écrire compter quand même un minimum. D’ailleurs les évaluations sont faites en français et en maths aussi.
Thomas : Et savoir chanter La Marseillaise.
??? : En gros c’est un peu ça. Il y a aussi cette vision-là qui est donnée à l’éducation et, du coup, faire des évaluations et en faire de plus en plus, ça correspond aussi à une logique de performance puisque dans le nom DEPP il y a « performance » à la fin : être performant aux tests et notamment aux tests internationaux, les trucs genre PISA, etc., qui sont l’espèce d’objectif à atteindre ; le Graal absolu c’est de remonter au classement PISA parce qu’il y a une espèce de classement international qui est fait par l’OCDE.
Thomas : Ça n’a pas rapport avec la tour de Pise ?
??? : Ça penche un peu ! Il y a cette vision-là de l’école par la performance, par le résultat, d’ailleurs un résultat qui est chiffré et quantifiable, c’est-à-dire que si l’élève a pris du plaisir à faire quelque chose, ce n’est pas quantifiable ; on ne peut pas le mettre dans un fichier numérique, en tout cas c’est assez compliqué, du coup ça on l’enlève. Par contre s’il a su faire, je ne sais pas, lire une phrase correctement même s’il ne la comprend pas d’ailleurs, s’il a su la décoder même s’il ne sait pas ce que ça veut dire, là, par contre ça va, ça marche bien parce qu’on est sur quelque chose de purement utilitaire quoi.
Flo : Après peut-être qu’il faut préciser, parce qu’il ne faudrait pas qu’on ait l’impression que notre propos c’est de dire maintenant avec tous ces traitements de données et ce Big Data, l’école deviendrait, comment dire ça, un outil de reproduction sociale, parce qu’en fait elle l’a toujours été. Je pense que c’est important de dire que oui, il faut quand même être conscient de ce à quoi sert l’école, en gros comme tu le disais très bien Yohan, les dominants sortiront dominants et les dominés dominés ; ça c’est que fait l’école depuis toujours. Ça n’a pas changé !
La petite différence c’est qu’avec cette multiplication de données numériques, les élèves, futurs élèves, etc., n’ont plus les données en main en fait ; enfin les familles n’ont plus les données en main. Ça, ça change quand même pas mal les choses. Moi, pour être institutrice depuis 20 ans, je me rappelle très bien qu’en fin de CM2 on remettait la pile de livrets scolaires, du CP au CM2, à l’enfant. Après, il en fait ce qu’il veut : s’il veut le brûler dans la cheminée il le brûle dans la cheminée, s’il veut l’archiver il l’archive, etc., mais en gros il n’y a pas de trace qui est gardée, ni à l’école… Et là maintenant, le système qui se déploie c’est « si ton parcours a été chaotique eh bien il va te coller au cul jusqu’à la fin de tes jours ». Ça c’est quand même c’est vraiment une nouveauté et je pense qu’on a une machine à broyer qui n’est pas nouvelle mais qui est encore plus performante que ce qu’elle était parce qu’il n’y a plus de droit à l’oubli, il n’y a plus d’effacement possible.
J’entends tout à fait ce que tu dis, effectivement Thomas, sur le fait que ça peut être aussi un moyen d’évaluer le travail de l’enseignant, mais moi mon idée c’est quand même de dire « enseignants, nous on sera tous morts et enterrés pendant que ce qu’on a écrit sur les gamins leur collera encore au derrière ». Ça c’est quand même ! Je ne dis pas que j’ai envie d’être évaluée au mérite, surtout que je suis mal barrée, mais finalement ça me fait moins chier qu’un ancien élève à moi on lui dise quand il a 35 ans, qu’il arrive à pôle emploi : « Je ne comprends pas, en CP, ça a mis du temps quand même l’apprentissage de la lecture ! Vous n’avez validé que début juin ou je ne sais pas quoi ! » Ça ce n’est pas la même chose. On n’est plus sur le même temps et, du coup, cette machine à broyer qu’est l’école, ce n’est pas nouveau, elle devient de plus en plus efficace et on a de moins en moins la main dessus.
??? : Donc la « performance » de la DEPP c’est aussi la performance du broyage on va dire !
Thomas : L’idée qu’avec des logiciels informatiques qui puissent contrôler le parcours des enfants et qu’un employeur puisse cliquer et avoir un comparatif qui lui permette de choisir qui il emploie et surtout qui il vire ou qui il va laisser sur le carreau, ça arrivera peut-être à un moment, mais pour que ce soit efficient il faut quand même aussi qu’il y ait énormément de gens qui travaillent derrière, il faut qu’il y ait une cohérence dans la durée alors que là, tous les trois ans, le fichier change. Nous, les enseignants, on voit comment ça se passe quand on doit s’inscrire sur une base numérique Éducation nationale : une fois sur deux ça ne marche pas ! Donc on est encore très loin du compte.
??? : Il y a des saboteurs chez vous ! C’est tout !
Thomas : Je ne pense pas. Il y a beaucoup d’enseignants qui ne sont pas du tout carrés en informatique, ça c’est certain, mais en général, pour l’instant les logiciels qui nous sont proposés fonctionnent assez mal. Donc je pense que cette espèce de contrôle géant par informatique c’est aussi un fantasme que le pouvoir a ; il essaye de le mettre en place.
??? : Qu’il entretient !
Thomas : Qu’il entretient. Pour l’instant ça ne fonctionne pas et je ne sais pas si ça fonctionnera un jour. Je pense que c’est très dangereux et qu’il faut qu’on soit très vigilants et si on peut tout boycotter un maximum il faut qu’on le fasse, d’autant plus que ça nous prend un temps monstrueux et que ce temps-là on ne l’utilise pas avec nos élèves ni avec nos collègues donc il faut qu’on soit vigilants là-dessus. Mais cette toute puissance, je ne sais pas si elle arrivera à un moment, moi je n’y crois pas trop à tout ça.
Flo : Ce qui est troublant c’est l’acharnement que met l’Éducation nationale à faire en sorte qu’aucun élève n’échappe à ces bases de données. Peut-être qu’on parlera un petit peu du parcours du combattant.
??? : Oui. On parlera tout à l’heure du livret plus directement.
Flo : Et du parcours du combattant que représente le fait de s’opposer à ce que des données soient entrées dans ces bases de données. Et là il y a vraiment la volonté de dire : il faut qu’il y en ait zéro qui nous échappe. Par exemple une famille qui aurait choisi de faire l’instruction à la maison, c’est possible, c’est la loi, l’élève est quand même rentré dans la base de données ; il a quand même un identifiant national et il est quand même saisi dans Onde. Pourquoi ? Pour quoi faire ?
Donc il y a vraiment cette volonté qu’il faut qu’ils y soient tous et ça va vraiment jusqu’à de la mauvaise foi caractérisée en ne donnant pas l’information aux parents pour être sûrs qu’il n’y a pas de refus.
Jean-Marc : Je pense que l’un des objectifs ce serait plus ce que vous me disiez tout à l’heure hors antenne, ce serait, je pense, de vendre les données à des sociétés privées pour pouvoir dégager du profit sur la question de l’éducation avec tous les gamins qui seraient en difficulté dans tel ou tel domaine et qui auraient potentiellement la possibilité d’entrer dans une école un petit peu meilleure, après de balancer énormément de publicité.
??? : Ça c’est le ??? ultime.
Jean-Marc : Oui. Mais au-delà de savoir si les enfants vont être fichés jusqu’à la fin de leur vie, c’est proposer quelque chose de marchand à leur famille qui va ensuite payer pour compenser tout ce que l’Éducation nationale n’aura pas fait puisqu’elle manque de moyens, que les enfants sont à la traîne. Ça je le vois à beaucoup plus moyen terme, j’en suis même à peu près convaincu.
??? : Vous écoutez toujours Les Amis d’Orwell, 89.4 sur Radio libertaire. On va faire une petite pause avec La Rabia, je crois. On revient tout à l’heure pour parler de Pronote qui casse la baraque dans les collèges et les lycées. On verra ça de près tout à l’heure.
Pause musicale : La grenouille par La Rabia.
55’ 55
??? : Vous connaissez tous cette histoire de la grenouille qui,