À qui confier notre portefeuille de données personnelles
Titre : A qui confier notre portefeuille de données personnelles ?
Intervenants : Isabelle Falque-Pierrotin - Isabelle Landreau - Lionel Maurel - Hervé Gardette
Lieu : France Culture - Émission Du Grain à moudre
Date : février 2018
Durée : 40 min 24
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Licence de la transcription : Verbatim
NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des intervenants et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.
Statut : Transcrit MO
Transcription
Hervé Gardette : Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue dans Du Grain à moudre, nous sommes ensemble jusqu’à 19 heures
« Que Facebook cesse de pister les internautes sans leur consentement et qu’il détruise toutes les données personnelles obtenues illégalement », c’est ce que demande la justice belge au groupe américain dans un jugement rendu vendredi dernier au nom du respect de la vie privée. Faute de s’y soumettre Facebook devra payer une astreinte de 250 000 euros par jour de retard. Certes, l’entreprise de Mark Zuckerberg pourra s’en remettre, mais il ne s’agit pas pour autant d’une décision seulement symbolique. Les juges belges viennent d’envoyer un signal fort aux grandes entreprises du Web : « Vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez avec les données des internautes ! » L’Union européenne s’est d’ailleurs dotée d’un nouveau règlement sur le sujet ; il entrera en vigueur le 25 mai prochain.
La question n’est pas seulement d’ordre juridique, elle est aussi financière. Les données personnelles sont une richesse, certains parlent même d’or noir du XXIe siècle, mais une richesse captée par les plateformes au détriment de ceux qui les produisent autrement dit nous tous.
Pour remettre de l’équité dans un système déséquilibré le think tank Génération Libre propose de monétiser nos données, idée séduisante à première vue, mais faut-il vraiment considérer ses données comme une simple marchandise ? Ne sont-elles pas un bien commun ? Dès lors à qui confier notre portefeuille de données personnelles ? C’est le sujet du soir en compagnie de trois invités : Isabelle Falque-Pierrotin. Bonsoir.
Isabelle Falque-Pierrotin : Bonsoir.
Hervé Gardette : Vous êtes conseillère d’État, vous présidez la CNIL, la Commission nationale informatique et libertés ; vous êtes par ailleurs présidente de la Conférence mondiale des autorités de protection des données. Pour discuter avec vous Isabelle Landreau. Bonsoir.
Isabelle Landreau : Bonsoir.
Hervé Gardette : Vous est avocate au barreau de Paris, médiateur, membre du Conseil scientifique du think tank Génération Libre et coauteur du rapport « Mes data sont à moi pour une patrimonialité des données personnelles ». Et puis troisième invité, Lionel Maurel.
Lionel Maurel : Bonsoir.
Hervé Gardette : Bonsoir. Vous êtes juriste et bibliothécaire, auteur du blog Silex ; vous avez d’ailleurs signé dernièrement un article intitulé « Pour une protection sociale des données personnelles ». Vous êtes par ailleurs membre de La Quadrature du Net et du collectif SavoirsCom1. Avant de débuter la discussion sur le fait de savoir s’il faut, ou pas, monétiser nos données personnelles, peut-être faut-il d’abord commencer par redire ce que sont ces données. Si on regarde l’article 2 de la loi informatique et libertés que vous connaissez forcément par acteur, Isabelle Falque-Pierrotin, mais je vais quand même en lire un extrait : « Constitue une donnée à caractère personnel, toute information relative à une personne physique identifiée ou qui peut être identifiée directement ou indirectement ». Comme on dit souvent quand on est journaliste, concrètement ça recouvre quels types de données ?
Isabelle Falque-Pierrotin : Concrètement ça recouvre le nom, le prénom, les choses qui naturellement se rapportent à un individu, mais aussi un numéro d’identification de l’individu, par exemple son numéro de sécurité sociale, son numéro fiscal et, de plus en plus, ses habitudes de vie ou de consommation : son panier d’achats sur Internet ; les endroits où il est, ce qu’on appelle les données de géolocalisation ; peut-être aussi l’ensemble des appareils techniques qui tournent autour de lui, en particulier son téléphone. Donc, si vous voulez, c’est tout un écosystème informationnel qui peut se rattacher directement ou indirectement à une personne.
Hervé Gardette : Alors de plus en plus il est important, Lionel Maurel. C’est-à-dire qu’on produit, sans toujours s’en rendre compte, mais de plus en plus de données personnelles et d’ailleurs, même le terme de « personnelles » est important, c’est-à-dire des données peut-être de plus en plus intimes c’est-à-dire qui vont de plus en plus profond dans notre vie privée.
Lionel Maurel : Oui. Il y a une sorte de paradoxe là-dessus, parce qu’à la fois il y a une production de données qui sont, comme vous dites, de plus en plus intimes parce qu’on a des moyens de plus en plus importants pour les capter, notamment avec les objets connectés qui peuvent nous suivre en permanence : un simple téléphone portable capte une somme de données en temps réel sur nous qui est importante. Mais j’ai envie de dire les données, quelque chose dans la définition des données sur les rendre personnelles qui moi me gêne toujours, parce qu’en fait elles sont aussi de plus en plus sociales ou de plus en plus collectives. Ce n’est pas pour rien que ce sont les réseaux sociaux, par exemple, qui sont les premiers à essayer de capter ces données. En fait, ces données sont toujours un reflet de notre vie sociale. Dans les données que vous avez citées par exemple, je ne sais, mon nom m’a été donné par mes parents ; je travaille à tel endroit, mon employeur produit des données sur moi ; j’habite à tel endroit, c’est l’État qui va produire des données sur nous. Donc, du coup, ces données ont toujours une dimension collective.
Hervé Gardette : Et vous préféreriez qu’on parle de données sociales plutôt que de données personnelles ?
Lionel Maurel : Moi je préférerais carrément qu’on parle de données sociales, effectivement, parce que ça mettrait beaucoup plus en avant la dimension collective qui, actuellement, n’est pas assez perçue.
Hervé Gardette : Est-ce que le terme de données personnelles vous convient à vous, Isabelle Landreau ?
Isabelle Landreau : Oui, tout à fait. C’est vrai que Lionel a souligné la dimension collective et elle n’est pas oubliée de notre rapport. Il a évoqué, il n’a pas dit, mais il a écrit un article dans L’Obs qui parle de « données citoyennes » et je trouve que ce terme est bon. C’est vrai que la personne, identifiée ou identifiable à travers ses usages numériques et ses objets connectés, va avoir un nombre incommensurable de données et de plus en plus.
Hervé Gardette : Ces données citoyennes, qui en profite au premier chef, Isabelle Landreau ? Dans le rapport que vous évoquez vous parlez notamment d’un pillage en règle de ces données, pillage par les géants de l’Internet.
Isabelle Landreau : Oui, tout à fait. Mais on n’est pas les seuls à dire ça. Lionel a parlé, par exemple, de prédation et que c’était une grande violence. C’est vrai qu’en fait ces données sont collectées un peu à notre insu sans qu’il y ait vraiment un consentement clair et explicite. Bien sûr il a des nouveautés dans le RGPD [Règlement général sur la protection des données ].
Hervé Gardette : Le RGPD c’est le règlement qui entrera en vigueur le 25 mai au niveau européen.
Isabelle Landreau : Voilà, exactement. À l’heure actuelle, si vous voulez, le consentement c’est un système de opt out, c’est-à-dire où on consent par défaut et on ne lit pas forcément les conditions générales de vente ou d’utilisation, tel Facebook, et donc c’est quelque chose de global. Le citoyen n’a pas le droit de négocier.
Hervé Gardette : Est-ce qu’il y a un consensus déjà sur ce constat-là Isabelle Falque-Pierrotin et Lionel Maurel ? Sur le fait que nous qui produisons ces données, alors appelons-les données personnelles, données citoyennes, données sociales, nous n’en profitons pas ; en tout cas, ceux qui en profitent ce sont ceux qui ont la capacité de les monétiser, à savoir les industries du Web.
Isabelle Falque-Pierrotin : Moi je poserais les choses différemment. Je crois qu’en fait, aujourd’hui, il y a un consensus sur le fait que les données personnelles représentent beaucoup d’argent ; il y a une valeur économique qui est forte. Il y a un consensus pour dire la valeur de ces données est effectivement largement agrégée par ces acteurs économiques et il n’y a pas de retour soit vers l’individu soit vers la collectivité, en tout cas pas de retour suffisant. Et ça, une fois qu’on s’est mis d’accord la-dessus, il y a différentes solutions pour traiter ensuite le constat.
Hervé Gardette : Est-ce que vous seriez d’accord là-dessus, justement, Lionel Maurel ?
Lionel Maurel : Je serais d’accord avec quelques nuances. Dans la vision qu’on essaie de porter, ce qu’on dit c’est que ces données, en fait, sont le résultat d’un rapport de production forcée dans lequel on nous inclut. Notamment ces plateformes nous incluent dans un rapport de production parce qu’en fait, quand on est sur ces plateformes type Facebook et autres, elles nous font produire les données et on les coproduit avec elles, et ce rapport ressort de ce que beaucoup appellent le digital labor, le travail numérique, et effectivement ça produit une valeur économique.
Hervé Gardette : Dont nous en profitons aussi en retour, c’est-à-dire que ces données qu’on fournit on s’en sert aussi dans la vie de tous les jours.
Lionel Maurel : En termes de services et là où je pourrais avoir certains points d’accord avec Génération Libre c’est sur la dimension asymétrique du rapport avec ces plateformes. C’est-à-dire qu’effectivement elles nous placent dans un rapport de puissance complètement déséquilibré qui ne permet pas à l’individu d’avoir la maîtrise. Après on va avoir plutôt des désaccords sur les moyens qui permettraient de rééquilibrer ce rapport.
Hervé Gardette : On va dire que le consensus, disons a minima, est sur cette question d’une asymétrie, Isabelle Falque-Pierrotin ?
Isabelle Falque-Pierrotin : Oui, d’une asymétrie avec quand même une caractéristique c’est qu’on a un retour en termes d’accès à des services gratuits. Donc aujourd’hui l’échange n’est pas 0 et 100 entre, d’une part, l’individu et la société. On a, en fait, une relation qui est déséquilibrée mais qui se traduit pour l’individu, quand même en termes de bénéfices, accès à des services gratuits.
Hervé Gardette : Donc il y a du déséquilibre et l’idée c’est justement d’essayer, peut-être, de rétablir un peu d’équilibre, si ce n’est un équilibre absolu. Et on va commencer par une des pistes qui est proposée, Isabelle Landreau, par votre think tank Génération Libre, qui consisterait donc à monétiser nos données personnelles. Déjà, je voudrais juste d’un point de vue, comment dire, très pratique, en quoi ça consisterait ? Comment ça fonctionnerait ? C’est-à-dire qu’à chaque fois que je remplis un formulaire, par exemple quand je remplis la case de mon nom, ça correspond à telle somme ; quand je remplis mon prénom à telle autre somme ? Comment est-ce que je serais rémunéré en fournissant sur Internet des données personnelles ?
Isabelle Landreau : Vous avez tout à fait raison, c’est déjà le cas. Quand vous regardez on connaît le prix d’un numéro de compte en banque, on connaît le prix d’une adresse e-mail, on connaît le prix d’un nom et un prénom ; tout ça c’est déjà sur le marché.
Hervé Gardette : Déjà sur le marché. C’est-à-dire c’est ce que des entreprises vendent à d’autres entreprises ?
Isabelle Landreau : C’est déjà dans le marché aux États-Unis, ailleurs, sur le dark web et ainsi de suite. Donc nous ce qu’on a proposé dans le rapport c’est une option possible, mais il y en a bien d’autres. Je suis d’accord sur le consensus qu’il n’y a pas de retour suffisant et, en effet, il y a un véritable déséquilibre entre la promesse, si vous voulez, des prix des données qui est quand même une devise forte, et puis une devise faible qui est la gratuité.
Hervé Gardette : Oui, mais vous ne répondez pas à ma question Isabelle Landreau. C’est-à-dire comment ça fonctionnerait ? C’est-à-dire moi qui suis un individu lambda de quelle manière je pourrais être rémunéré, disons, par rapport à mes données personnelles ?
Isabelle Landreau : J’y arrive. On a imaginé que la CNIL soit au centre de cette gestion de la donnée et ça peut-être soit une plateforme développée par la CNIL, sous forme, par exemple, des sociétés de gestion collective comme pour les droits d’auteur, pour la Sacem, la SACD ; mais ça peut-être aussi sous forme d’une API, d’une plateforme où justement le citoyen, le cybercitoyen, va consentir à une exploitation catégorielle de sa donnée, dans une finalité déterminée, pour un temps déterminé. Et tout ça est rémunéré par une chaîne de valeur avec des détaillants, des courtiers en données et il va recevoir un micro-paiement, un nano-paiement tel que ce qu’on fait déjà lorsqu’on achète des applications à 0,99 euros. Et donc ça multiplié par le nombre, si vous voulez, de transactions qui seront enfermées dans la chaîne de blocs par des Smart Contracts, eh bien tout ceci va être authentifié et chiffré. Donc on respecte aussi la vie privée. On n’est pas contre la vie privée, au contraire, on va respecter la vie privée et on a les moyens techniques, comme vous m’interrogiez, pour respecter cette vie privée.
11’15
Hervé Gardette : L’analogie avec les sociétés de droit d’auteur est intéressante,