Une nouvelle figure de l'amateur - Bernard Stiegler
Titre : Une nouvelle figure de l'amateur - Entretien
Intervenant : Bernard Stiegler
Lieu : Institut de recherche et d'Innovation - Paris
Date : Octobre 2014
Durée : 51 min 20
Transcription MO
Je m'appelle Bernard Stiegler. Mon premier métier c'est d'enseigner la philosophie. J'enseigne à l'université de Compiègne, je suis aussi directeur de l'Institut de Recherche et d'Innovation qui est attaché au Centre Georges Pompidou et président de l'association Ars Industrialis qui est une association de citoyens qui réfléchissent sur l'avenir du monde industriel.
00' 41 L'ère du numérique
Le numérique ça apparaît en 1993. Ce qu'on appelle le numérique c'est la transformation de l'objet informatique en un objet quotidien, qui se décline y compris dans les automobiles, absolument partout aujourd'hui. Le numérique c'est une transformation totale de la vie des gens et de toutes les formes de savoirs : les savoir-vivre, les savoir-faire et les savoir conceptualiser. Le web, comme on l'appelle maintenant, a rendu accessible à tout le monde l'Internet. Moi j'ai commencé à utiliser l'Internet en 1989. Le web n'existait pas. J'ai commencé à l’utiliser parce que l'Internet, qui vient du réseau Arpanet de l'armée américaine, qui était un réseau en fait de défense nucléaire, disons un réseau pour garantir la résilience, comme on dit aujourd'hui, de la défense nucléaire américaine, a été socialisé dans les années 70 par l’armée américaine pour s'attirer d'ailleurs la collaboration des universitaires américains, et donc a été ouvert dans une université américaine. Et dans les années 80 une politique a été menée par les États-Unis pour que, finalement, les universitaires du monde entier viennent sur le réseau internet. Et dans ce contexte-là, moi-même, j'ai eu une adresse internet dès les années 80.
Mais en 1993, ce qui s'est passé c'est que tout le monde est devenu capable d'accéder à ce réseau. Et pourquoi est-ce que ça s'est fait ? Parce qu'un type qui s’appelait Al Gore qui n’était pas un idiot, n'est toujours pas un idiot, qui est vice-président des États-Unis à l'époque, suivait de très près ce que faisait le CERN. Le CERN, qui est un centre de recherche européen sur la physique nucléaire, qui a été créé par l'Europe, finançait quelques centaines de scientifiques fonctionnarisés, payés par l'Europe, et ces scientifiques disaient : « Mais aujourd'hui on pourrait, avec Internet et toutes ces choses-là, développer un système qui permettrait à tout le monde d'accéder très facilement et d'échanger des choses, de produire du savoir, de confronter des points de vue ». Ces gens-là, dont le plus important s'appelle Tim Berners-Lee, ont inventé une suite logicielle et surtout des langages et, en particulier, deux des protocoles, comme on les appelle, deux protocoles, l'un s'appelle HTML, et l'autre le protocole d'adressage des URL. Ils ont mis au point quelque chose qu'ils ont décidé de verser dans le domaine public. Pourquoi ? Parce qu'ils ont dit : « On a été payés par la puissance publique, donc ça doit appartenir à tout le monde ». Dès que le CERN a versé dans le domaine public ces technologies, ceux qui se les sont appropriées ce sont les États-Unis, avec Al Gore en tête, qui d'ailleurs à ce moment-là a dit : « Il faut défiscaliser toutes les créations d'entreprises, ça va être un boom ». Et il a eu évidemment raison.
Ça a produit une énorme transformation. Moi-même j'ai été missionné, en 1994, par l'Union européenne, enfin par la Commission européenne et la région Nord-Pas-de-Calais. Pourquoi est-ce que j'ai été missionné ? C'est parce que j'avais développé à l'Université de Compiègne un laboratoire qui s’appelle Costech, qui travaillait sur ces questions. Et en 1987 j'avais fait une exposition au Centre Pompidou, qui s'appelait « Mémoire du futur », dans laquelle je disais : « Au 21e siècle, tout sera en réseau. Les gens accéderont à des tas de fonctions et ils pourront manipuler des images, faire des journaux, etc. » Ça apparaissait totalement utopique pour les gens généreux et absolument fantaisiste pour les gens qui me prenaient pour un fou. Et c'est ce qui se passe aujourd'hui.
C'est la raison pour laquelle l'Union européenne m'a proposé ce travail sur l'impact du développement du numérique sur le territoire du Nord-Pas-de-Calais. Et nous avons souligné, évidemment, les pertes de fiscalité, les dangers pour la vente par correspondance, les opportunités, etc.
La grande transformation du numérique c'est l’Europe qui l'a accomplie avec de très bons scientifiques européens, de très bons ingénieurs européens. Nous avons, aujourd'hui encore, les meilleurs mathématiciens du monde en France. Nous avons un pool d’informaticiens extraordinaires. Moi j'en forme beaucoup. Ils foutent tous le camp en Californie. C'est quand même malheureux. Et pourquoi est-ce que c'est comme ça ? Parce que si vous regardez le rapport Pisani-Ferry, par exemple, qui vient d’être donné, il n'y a pas un mot sur ces questions. Le numérique c'est une énorme transformation, extraordinaire, qui ouvre des possibilités fabuleuses, mais qui constitue des dangers énormes. Et si on ne se saisit pas des possibilités qu'il ouvre, alors on va le subir, et on va en subir et on va les subir à nos dépens. C'est ce qui est en train d'arriver à l'Europe en ce moment.
05' 30 Les enjeux du numérique
Le numérique c'est un pharmacon,