Guerre froide numérique : les Big Tech prennent le pouvoir

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Titre : Guerre froide numérique : les Big Tech prennent le pouvoir

Intervenant·e·s : Ophélie Coelho - Emmanuel Goffi - Louis de Diesbach - Thibaut le Masne - Mick Levy - Cyrille Chaudoit

Lieu : Podcast Trench Tech

Date : 29 novembre 2024

Durée : 1 h 15 min 38

Podcast

Vidéo

Présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Les Big Tech dirigent-elles la géopolitique moderne ?

Transcription

Ophélie Coelho : En Europe, ce n’est pas qu’on est naïf, c’est, qu’en fait, on n’a pas les moyens de réguler de manière plus stricte. On n’a pas de contre-pouvoir, on n’est pas producteur de technologies, enfin si on est producteur de technologies, mais on ne les utilise pas.
Si on parle d’IA à usage militaire, là on parle plutôt d’acteurs de la tech, des producteurs de technologies qui rendent des comptes dans des États via des marchés.
Mais ce n’est pas seulement faire de l'open source pour faire de l'open source, pour faire du logiciel libre, c’est du logiciel ouvert dans le sens j’en fais quelque chose qui centralise les usages, qui permet de sortir des dépendances d’usage qu’on a pour en créer d’autres, certes, mais d’autres qui soient moins sujettes, en fait, au capitalisme de surveillance.
C’est toujours assez drôle de voir les États-Unis attaquer TikTok pour exactement la même chose que ce qu’ils font ailleurs, c’est-à-dire la surveillance.
Si j’avais vraiment les mains libres et le pouvoir au niveau européen, je commencerais en effet par faire un premier audit, aller voir quelles initiatives fonctionnent et les faire grandir au niveau européen.

Voix off, Extrait de Asterix & Obélix : Mission Cléopâtre : C’est une bonne situation scribe ?
Vous savez, je ne crois pas qu’il y ait de bonnes ou de mauvaises situations.

Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.

Thibaut le Masne : Bienvenue dans Trench Tech, le podcast qui aiguise votre esprit critique sur les impacts de la tech dans notre société. Thibaut derrière le micro, toujours accompagné des deux fantastiques Cyrille et Mick.

Cyrille Chaudoit : Bonjour, bonjour.

Mick Levy : Salut, salut

Thibaut le Masne : Alors moi aussi, je ne sais pas si c’est une bonne ou mauvaise situation, scribe, mais ce n’est pas vraiment le sujet. En revanche, je m’interroge beaucoup si la tech a une bonne ou une mauvaise influence sur la géopolitique de notre monde. Conflits multiples, cyberattaques généralisées, smart cities, fake news ou encore l’usage des SALA, systèmes d’armes létales autonomes. Il semblerait que tous les pans de notre société soient résolument tournés vers la tech. Est-ce bon signe ?

Mick Levy : Je ne sais pas trop !

Thibaut le Masne : Ultra dominance des Big Tech, dépendance forte aux composants asiatiques, affrontements sur les déploiements de réseaux sociaux, le fameux TikTok. Oui, deux mondes s’affrontent, les US et la Chine et, au milieu, l’Europe, avec quelle attitude ? Oui, l’influence tech de ces deux places, US et Chine, nous met dans une position pas forcément confortable, mais est-ce grave ?

Cyrille Chaudoit : Je ne sais pas, mais ce n’est pas complètement rassurant non plus.

Thibaut le Masne : Du côté des politiques, aux US nous avons un candidat qui veut qu’un patron des Big Tech fasse un audit du gouvernement. Hello Elon [Musk] ! Côté Chine, nous avons aussi un des patrons de la plus grande entreprise qui s’est montré, dirons-nous, quelque peu critique face au gouvernement et qui a pris, on va le dire là encore, une retraite anticipée. Jack [Ma], si tu nous entends ! Et puis, il y a l’Europe, qui reçoit tous les patrons au même titre que n’importe quel chef d’État. Mais qui est aux manettes du gouvernement, est-ce le gouvernement ou les Big Tech ? A-t-on en France, en Europe, les moyens de peser sur les débats de la tech ? Quel est le super pouvoir de l’Europe qui nous permettrait d’entrer dans le game de la tech et de peser dans les débats ? Oui, dans la diplomatie, il faut bien avoir des cartes en main pour jouer.

Mick Levy : Ça en fait des questions, Thibaut.

Cyrille Chaudoit : Un paquet !

Thibaut le Masne : Je sais, c’est clair, et c’est bien pour ça qu’on a le plaisir, aujourd’hui, de recevoir Ophélie Coelho, chercheuse indépendante, spécialisée en géopolitique du numérique, membre du Conseil scientifique de l’Observatoire de l’Éthique publique et associée au Centre Internet et Société, conférencière et auteure notamment du livre Géopolitique du numérique – L’impérialisme à pas de géant, publié en 2023 aux éditions de l’Atelier. Avec elle, je vous propose de réfléchir, d’aiguiser votre esprit critique autour de trois thèmes : « géopolitech », c’est mon petit jeu de mots pour dire « géopolitique de la tech ». C’est quoi, la géopolitique de la tech ? La « géopolitech ».

Mick Levy : Ce n’est pas mal !

Cyrille Chaudoit : Réponse en fin d’émission. Merci, au revoir !

Thibaut le Masne : La tech est-ce un instrument des États ? Et puis le troisième point : quelle est la géopolitique des entreprises de la tech ?
Bien entendu, vous retrouverez également deux chroniques passionnantes : « La tech entre les lignes » de Louis de Diesbach qui a un petit message pour notre invitée ; la « Philo tech », vous allez voyager, c’est juste génial, et, comme vous en avez l’habitude, après notre troisième partie, ne partez pas sans écouter notre debrief, qui se clôture avec une petite citation, dont vous me direz des nouvelles, qui pose là, un petit peu, le regard sur notre épisode.
Allons accueillir notre invitée. Bonjour, Ophélie.

Ophélie Coelho : Bonjour.

Cyrille Chaudoit : Bonjour.

Mick Levy : Salut Ophélie.

Thibaut le Masne : Comme tu nous fais l’amitié de venir dans notre studio, est-ce qu’on peut se tutoyer ?.

Ophélie Coelho : Oui, bien sûr.

Thibaut le Masne : Super.

Mick Levy : Même sans ça, nous nous serions tutoyés tutoyer, on peut dire que c’est vraiment super cool que tu sois dans notre studio, l’entretien ne va en être que plus riche.

Thibaut le Masne : Tu tutoies direct ! Tu ne poses pas la question ! OK ! Quoi qu’il arrive, on l’aurait tutoyée.

Mick Levy : Elle a dit oui, on peut y aller.

Thibaut le Masne : Commençons notre grand entretien. Ophélie, merci.

Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.

Géopolitech : c’est quoi la géopolitique de la Tech ? 4’ 58

Cyrille Chaudoit : Ophélie, quand on entend géopolitique, on entend d’un côté géographie, parce que je doute que ce soit géométrie, et politique de l’autre côté. Bref, on devine que c’est une science qui étudie les rapports entre la géographie des États et leur politique, mais on entend surtout, en creux, les rapports de force entre États liés à leur position géographique sur le globe, elle-même liée à des enjeux économiques, par exemple l’exploitation des ressources naturelles, etc. Mais comment la tech se fait-elle levier d’influence géopolitique ? Existe-t-elle véritablement, Ophélie, cette fameuse « géopolitech » de notre ami Thibaut ?

Ophélie Coelho : C’est une question très intéressante pour démarrer.
Oui, en effet, la géopolitique, c’est l’étude des relations de pouvoir entre à la base, traditionnellement, des acteurs étatiques, sur un territoire, sur des territoires. C’est donc associé à la fois la géographie, l’étude géographique, l’approche géographique et les relations internationales.
Mais, en ce qui concerne en fait les industries technologiques, notamment dans le numérique, on voit évidemment progressivement l’apparition, au 20e siècle, depuis le milieu du 20e siècle, après la Seconde Guerre mondiale, l’apparition et la progression des multinationales, ces grandes entreprises transnationales qui prennent de plus en plus de place sur le terrain international, ce qui fait, du coup, qu’on peut parler d’une géopolitique en l’occurrence du numérique, qui intègre évidemment les acteurs technologiques et les acteurs privés.

Cyrille Chaudoit : C’est-à-dire que la mondialisation, globalement, a créé une géopolitique différente de celle de la période précédente et, depuis le début de cette mondialisation, plusieurs types d’industries sont venues se percuter, challenger les économies d’un territoire, d’un autre, d’un bloc, d’un autre bloc. Quelle serait la principale différence, en termes d’équilibre, entre les différents blocs à l’échelle de la planète depuis le numérique ?

Ophélie Coelho : Est-ce que l’équilibre a vraiment changé avec la tech ? En fait, il y a plusieurs périodes à tout ça. Ce qu’on peut vraiment retenir et, de toute façon, ce toutes les personnes qui travaillent de manière générale sur la géopolitique – même pas géopolitique du numérique – après la Seconde Guerre mondiale, avec la montée en puissance de la suprématie américaine retiennent c’est qu’en effet la technologie numérique va participer, que ce soit avec les réseaux internet, ensuite les couches logicielles, à donner plus de pouvoir à cet empire. Aujourd’hui, on a la montée en puissance de la Chine. Donc avec le numérique, avec les évolutions technologiques dans le secteur du numérique, on voit apparaître d’autres leviers de pouvoir, évidemment de ce point de vue-là.

Mick Levy : Avant, est-ce qu’il y avait de la géopolitique par d’autres entreprises privées que de la tech ? Nous nous intéressons évidemment à la tech, mais pour comprendre comment est venu le phénomène.

Cyrille Chaudoit : Au niveau industriel par exemple.

Mick Levy : Industriel, je n’en sais rien. La tech c’est videmment récent. J’avais en tête Hollywood qui a été importé par les Américains, Coca-Cola ou des comme ça. Est-ce qu’on peut parler de géopolitique d’entreprises privées, des multinationales, ou est-ce que c’est vraiment propre à la tech que d’amener un caractère géopolitique avec elle ?

Ophélie Coelho : Une économiste que j’aime bien, Susan Strange, avait, dans les années 80, sorti un bouquin où elle parlait justement d’un renversement de situation et du retrait progressif des États face, notamment, à l’émergence de grandes multinationales. Et ces multinationales, ça peut être les Big Oil, évidemment, les big Pharma. On parle des Big Tech aujourd’hui, mais, en fait, il y a énormément de grandes entreprises, de multinationales, qui ont un pouvoir considérable. Ce sont en effet des acteurs transnationaux, qui ont donc des atouts par rapport même à leurs États d’origine. À la base, ils servent d’armes, on va dire diplomatique, économique, industrielle à leurs États d’origine.

Mick Levy : Finalement, c’est du soft power des États d’origine.

Ophélie Coelho : À la base, c’est de la soft power, mais, au final, on se rend compte que plus l’entreprise devient progressivement forte et a, quelque part, de la souplesse et la possibilité d’aller chercher ailleurs ce qui lui manque dans son État d’origine, par exemple fiscalement, également en termes de règles de réglementation, etc.

Mick Levy : Ça commence par le fiscal et après on va vers autre chose !

Ophélie Coelho : Forcément, ça donne des billes de négociation à ces entreprises et elles cultivent aussi des relations de dépendance vis-à-vis des États, notamment de leur État d’origine. Du coup, on peut considérer que ces grandes entreprises restent évidemment des ambassadeurs de leur État d’origine, mais sont aussi, en fait, à la recherche de leurs propres intérêts, parfois des intérêts qui sont en désaccord avec ceux de leur pays.

Thibaut le Masne : Ils arrivent à entrer en confrontation avec ces désaccords-là ? Est-ce qu’ils arrivent à insuffler quelque chose, puisqu’on parle un petit peu d’armes quand même ?

Ophélie Coelho : Il faut toujours repérer armes et armes, il y a plusieurs types d’armes, je dirais plutôt leviers de pouvoir. En l’occurrence, il y a un phénomène très intéressant de ce point de vue-là, c’est l’étude de l’histoire de la politique antitrust, par exemple, qui montre que, avec le retrait des États, il y a aussi un retrait des moyens de l’État d’agir sur des grandes entreprises. C’est vrai que, par exemple aux États-Unis, dès les années 70 puis 80, il y a un affaiblissement de la politique antitrust américaine au profit, du coup, du développement des entreprises, notamment de la tech, qui sont devenues très puissantes notamment à cause de ça, parce qu’il n’y avait plus de politique antitrust. Aujourd’hui, on constate un retour de la politique antitrust etc’est vraiment le terrain de confrontation entre l’État et la multinationale. C’est très caractéristique.

Cyrille Chaudoit : Juste pour être précis, quand tu parles de retrait de l’État, est-ce que l’on peut prendre un exemple ? Admettons SpaceX qui vient, entre guillemets, « aider » la NASA, parce que la NASA souffre de lacunes de financement du pays depuis des années. Est-ce que c’est ça le retrait de l’État ? Retrait des forces publiques, je dirais, dans l’investissement sur un certain nombre de domaines de recherche qui est complété par le privé ? Et, dès lors que le privé est là, finalement c’est difficile de faire des lois antitrust, parce que sinon il n’y a plus personne pour faire le job ? Est-ce cela qu’il faut comprendre ?

Ophélie Coelho : C’est le développement du néolibéralisme à l’extrême. C’est ce que Michel Foucault, déjà à l’époque, nommait la « frugalité de gouvernement ». C’est un terme qu’on connaît moins du philosophe, mais c’est vraiment ça, la frugalité du gouvernement, c’est-à-dire, à un moment donné, l’État devient un État autophage, il se prive lui-même, et assez volontairement, de ses propres moyens d’action. C’est ce qu’on constate avec la montée en puissance du marché et des acteurs privés.

Cyrille Chaudoit : C’est un peu l’État plateforme finalement.

Ophélie Coelho : C’est encore autre chose.

Cyrille Chaudoit : C’est encore autre chose, mais est-ce que c’est un chemin qui mène à l’État plateforme pour le coup ? Petite parenthèse, l’État plateforme, c’est, rappelons-le, un État qui se fait intermédiaire, finalement, entre différentes parties prenantes et essentiellement privées.

Ophélie Coelho : D’une certaine manière, oui, on peut dire que l’État plateforme est une composante, en tout cas une traduction de ce que peut être la frugalité de gouvernement.

Thibaut le Masne : Cette frugalité de gouvernement est-elle voulue par les gouvernements ? Qu’est-ce qui motive cette frugalité ?

Cyrille Chaudoit : Le manque d’argent.

Ophélie Coelho : Avant tout une croyance économique avant tout qui est, d’ailleurs, très entretenue par nos dirigeants, qui est que les États doivent laisser tout pouvoir aux entreprises pour faire leur business, en quelque sorte, pour être fortes sur les marchés quelque part et, par effet de ruissellement, profiter à l’ensemble de la société, ce qui n’est pas le cas.

Cyrille Chaudoit : Le libéralisme contre l’État-providence.

Ophélie Coelho : Voilà. C’est un peu dommage de toujours opposer les deux modèles, mais c’est un peu ça, traditionnellement.

Thibaut le Masne : Quand on voit le système français tel qu’il est et qu’on voit le nombre de milliards qu’on est en train d’essayer de chercher pour combler les déficits ; quand on voit, là, on va dire, le chiffre d’affaires des géants de la Big Tech, si l’argument est économique, est-ce que nous ne nous sommes pas un peu gourés au niveau économique ?

Ophélie Coelho : C’est une croyance économique. Après, ce n’est pas tant une question de puissance de financement qu’une croyance économique. En termes de puissance de financement, en effet, on peut aussi dire que la richesse a changé de camp, d’une certaine manière. Après, il y a aussi des situations particulières. Par exemple, les États-Unis ont leur propre banque centrale, ils peuvent produire de l’argent. En Europe, on a eu un changement de situation, à un moment donné, qui fait qu’on n’a plus de banques centrales nationales, on a la banque centrale européenne et cela change complètement les règles du jeu entre l’Europe, les États-Unis ou la Chine, nous ne sommes pas du tout sur les mêmes moyens d’action, on va dire. Mais cela participe, encore une fois, de l’affaiblissement des moyens des États pour agir notamment sur le terrain de la tech.

Mick Levy : Ophélie, y a-t-il vraiment un affaiblissement, ou n’est-ce pas plutôt un déplacement ? La géopolitique du numérique a ses héros, je pense à Edward Snowden, qui, rappelons-le, est toujours en exil en Russie pour avoir révélé l’espionnage que pratiquait à très grande échelle, dans le monde entier, la NSA, les services secrets américains, notamment à partir de moyens numériques. Il a révélé ça et c’était plutôt nouveau, même si, évidemment, l’espionnage existe depuis toujours, mais je pense qu’énormément de moyens ont été mis par les États-Unis à la NSA – certainement que dans les autres pays, même en Europe, on doit le faire aussi, mais c’est peut-être moins su. N’y a-t-il pas plutôt un déplacement du rôle des États sur leur focale géopolitique ?

Ophélie Coelho : Ça dépend de quoi on parle. Que ce soit services publics ou moyens d’action des entreprises privées, oui, totalement, il y a un déplacement de pouvoir. Après, en termes d’acteurs géopolitiques, on ne parle pas des mêmes entités. Je pense que l’entreprise telle qu’elle existe aujourd’hui est un acteur géopolitique inédit, qui n’existait pas auparavant. J’aime bien parler, par exemple en ce qui concerne les réseaux, des grandes entreprises télégraphiques qui étaient au service de l’empire britannique. À l’époque, il y avait déjà des monopoles télégraphiques, il y avait déjà des monopoles techniques, mais ils étaient vraiment au service de l’empire britannique. C’était très différent d’aujourd’hui comme relationnel où on a une quête de rentabilité à tout prix. En fait, ils travaillent plutôt pour le marché, donc pour eux-mêmes en réalité, et non plus pour leur État ou leur empire, cette partie va être secondaire.

Cyrille Chaudoit : Précisément, est-ce qu’on peut dresser un rapide atlas géographique des différents blocs qui nourrissent, en quelque sorte, ces nouveaux enjeux ? Tout à l’heure, tu parlais des Big Oil, tu viens de nous parler de télégraphie. Les Big Oil avaient des intérêts dans certaines parties du globe en particulier. Quels sont les nouveaux blocs aujourd’hui ? Quel est cet atlas des enjeux de la tech et de l’impact que ça a sur la géopolitique ?

Ophélie Coelho : On va pas pouvoir le faire complètement

Thibaut le Masne : Fais deux/trois pages et ça ira déjà bien !

Ophélie Coelho : C’est énorme. En fait, pour comprendre cet atlas, il faut déjà parler de chaînes de dépendances. En gros, dans le numérique, premièrement, on a plusieurs couches. On va avoir, certes, le logiciel qu’on voit sur nos interfaces ; en dessous, on va avoir des infrastructures, que ce soit centres de données, réseaux, etc. ; et, dans ces infrastructures, on va avoir du matériel électronique ; on pourra même parler, en termes d’interfaces, des écrans, des téléphones, etc. Donc, en fait, si on voulait vraiment tirer tout l’atlas, il faudrait faire tous les noms de chaque industrie, d’accord ?
Pour faire très simple, on peut dire que ceux qui maîtrisent le game aujourd’hui en termes de logiciels, ça va plutôt être les États-Unis. En termes d’usage, les logiciels les plus utilisés et les services d’infrastructure <em<cloud les plus utilisés, ce sont les Américains. En termes de télécoms mobiles, on va dire que ce sont plutôt les Chinois. Sur la partie composants, on va dire que c’est plutôt la Chine. Pareil pour l’extraction minière, on a quand même des grandes entreprises chinoises dans ce domaine-là et encore, ça va aussi dépendre des minerais derrière.

Thibaut le Masne : Parce que territorialement, ça ne se passe pas qu’en Chine.

Ophélie Coelho : En termes de territoire, pas du tout. Là, je parle plutôt d’atlas d’entités propriétaires et productrices. Après, quand on parle de territoires, concernant l’extraction minière, on est plutôt dans une forme de néocolonialisme : on va avoir des entreprises des pays forts qui viennent en Afrique, dans certaines parties d’Asie et d’Amérique du Sud pour retirer des ressources essentielles.

Thibaut le Masne : Finalement, comme par le passé !

Ophélie Coelho : Comme par le passé, sauf que ça se fait différemment. Ça se fait avec la logique du marché et non pas, on va dire, pour de l’imposition culturelle ou religieuse. C’est d’ailleurs un argumentaire des Chinois de dire qu’ils ne font pas comme les Blancs par le passé ; ils n’imposent pas, ils n’imposeraient pas leur culture quand ils viennent ouvrir des entreprises.

Cyrille Chaudoit : La technologie n’est pas une nouvelle croyance.

Thibaut le Masne : On ouvre un autre chapitre !

Ophélie Coelho : Ou d’autres chapitres.

Mick Levy : Dans chaque atlas, il y a quand même des chapitres qui deviennent très visibles, notamment tout ce qui s’est passé autour des semi-conducteurs. Après le Covid, pénurie mondiale de semi-conducteurs, les voitures n’arrivaient plus à sortir des usines, les smartphones avaient du retard, etc. On voit aussi sur tout ce qui est autour des processeurs, où il y a une chaîne mondiale qui ne semble dépendre que de quelques entreprises, notamment Nvidia qui est très en pointe sur les processeurs à très haute intensité de calcul pour l’IA, produits fabriqués à Taïwan, par l’entreprise TSMC, qui, elle-même, dépend de machines qui sont fabriquées aux Pays-Bas par ASML.
N’y a-t-il pas une caricature des médias de nous montrer ce triptyque, comme si tout tenait sur un truc à trois bandes, comme un tabouret, avec une partie aux États-Unis, une partie en Chine, une partie en Europe, et c’est ça qui permet qu’il y ait un équilibre et qu’on ait tous des semi-conducteurs et des processeurs corrects ?

Ophélie Coelho : C’est un peu caricatural dans le sens où on part du principe que c’est immuable, alors que, en réalité, ça peut changer. Ça peut changer et, dans certains cas, ce serait peut-être mieux que ça change. Il ne faut jamais être trop dépendant d’une seule entreprise, d’un seul fournisseur ou d’un seul territoire.
Donc, oui, on part du principe que c’est immuable et que, du coup, on va toujours avoir ces trois piliers qui maintiennent l’équilibre, alors qu’en réalité, une technologie peut se développer ailleurs. D’ailleurs, concernant les semi-conducteurs, la Chine, évidemment, essaye de plus en plus d’avoir la maîtrise de l’ensemble de la chaîne et c’est pareil pour les États-Unis, avec l’importation, l’installation de l’usine TSMC aux États-Unis. En fait, il y a cette envie, aujourd’hui, de devenir de plus en plus indépendants face à un délitement, on va dire, de l’interdépendance, d’un équilibre d’interdépendance. Il y a une peur là-dessus, donc une recherche d’indépendance à la fois du côté de la Chine mais aussi des États-Unis.

Mick Levy : Ils cherchent à reprendre la main.

Ophélie Coelho : Ils cherchent à reprendre la main et de ce côté-là, ce qui est un petit peu embêtant pour l’Europe, c’est qu’on a moins les moyens que la Chine ou les États-Unis d’être indépendants. On va donc devoir toujours plus négocier et, en gros, accepter les conditions.

Mick Levy : Et, au passage, de s’assurer d’alliances fortes.

Thibaut le Masne : On va continue d’explorer tout ça ensemble. Ce que j’aime avec toi, Ophélie, c’est qu’on voyage. On va continuer de voyager avec la « Philo Tech » d’Emmanuel Goffi.

Voix off : De la philo, de la tech, c’est « Philo Tech »

« Philo Tech » d’Emmanuel Goffi 20’ 25

Thibaut le Masne : Emmanuel, maintenant que nos auditeurs et spectateurs peuvent nous voir en vidéo, tout le monde peut noter que nos chroniqueurs se la coulent douce au soleil, pas vrai ! Dis donc, tu es tout bronzé. Tu vas me dire, bien sûr, que ton voyage à Riyad, en Arabie saoudite, était tout sauf du tourisme. Pas vrai ? Que tu y allais pour parler encore d’éthique de l’IA, n’est-ce pas ?

Emmanuel Goffi : Oui, tu as tout à fait raison. Même si le temps s’y prêtait, avec ses 44 degrés sous ce grand soleil, je n’ai pas vraiment eu le loisir de faire du tourisme.
En fait, je suis allé à Riyad dans le cadre du Global AI Summit, qui s’est tenu dans la capitale du royaume saoudien du 10 au 12 septembre dernier, à l’occasion duquel a été dévoilé une partie du contenu de cette fameuse charte de l’IA pour le monde islamique.
Pour contextualiser, cette charte est une initiative conjointe de l’ ICESCO, l’Organisation du monde islamique pour l’éducation, la science et la culture, l’équivalent de l’Unesco que tout le monde connaît, l’Autorité saoudienne a des données et de l’IA et la Commission nationale saoudienne pour l’éducation, la culture et la science. Cette charte vise à établir un cadre de développement des systèmes d’IA fondé sur les valeurs du monde islamique, comme l’a déclaré d’ailleurs le président de l’ ICESCO – je le cite : « Pour l’amélioration du sort de l’humanité – et d’ajouter – tout en défendant l’héritage culturel qui définit notre identité. »

Thibaut le Masne : Je t’interromps. Je note qu’on ne parle pas de valeurs musulmanes, mais on parle de valeurs du monde islam.

Emmanuel Goffi : Effectivement, c’est un point super sensible. En fait, durant les phases de consultation préparatoires de cette charte qui, notamment, se sont tenues lors du séminaire régional pour l’Asie et le Proche-orient à Mascate, au sultanat d’Oman, l’ensemble des 53 pays représentés a souligné que le monde islamique n’était pas composé uniquement de Musulmans, donc, qu’il fallait tenir compte de la diversité à la fois des religions et des spiritualités représentées dans cet immense espace hétérogène, mais aussi des sensibilités à l’intérieur même du monde musulman, lui aussi très hétérogène. Ce qui est aussi très intéressant, c’est qu’au travers des discussions que j’ai pu avoir lors des travaux à Oman, certains acteurs prenaient également en compte l’impact potentiellement négatif, en termes de perception, qu’aurait une charte qualifiée de musulmane sur le reste du monde, notamment sur l’Occident. Il y a donc, dans le choix du nom, à la fois la reconnaissance de la diversité constitutive du monde islamique, mais aussi des considérations géopolitiques, voire purement politiques dans certains cas.

Thibaut le Masne : OK. Merci pour la précision. Du coup, cette charte, c’est quoi exactement ? Quelle différence avec les autres chartes déjà établies, notamment la recommandation sur l’éthique de l’IA publiée par l’Unesco en 2021 ?

Emmanuel Goffi : Elle est différente par nature et par destination, puisqu’elle a clairement vocation à ancrer la réflexion éthique dans le cadre du monde islamique et qu’elle repose sur un socle culturel plus étroit et/ou différent des autres textes existant. Elle est, par exemple, différente de la recommandation qui a une portée plus générale et englobante. Ce que j’ai noté d’intéressant, à mon sens, notamment durant nos travaux à Oman, c’est surtout à quel point le narratif construit par le monde occidental avait impacté le monde islamique. Pour raconter une anecdote illustrative : j’assurais la direction d’un des quatre ateliers qui comprenait notamment le Liban, l’Irak, la Malaisie, le sultanat de Brunei, le sultanat d’Oman et d’autres pays, et, après une grosse demi-heure de discussion, j’ai dû interrompre l’atelier pour leur faire remarquer que, durant ces 30 minutes, ils n’avaient utilisé que des termes relatifs aux valeurs et principes contenus dans les chartes éthiques existantes, sans aucune référence aux spécificités du monde islamique, en particulier à celles de l’Islam. Cela m’a évidemment marqué, mais ce sont surtout les participants qui ont été surpris de constater qu’effectivement, à aucun moment, ils ne s’étaient posé la question essentielle, à savoir quelles sont les valeurs qui nous définissent comme membres du monde islamique. Le paradoxe, c’est qu’il a fallu que ce soit moi, l’occidental, a-religieux, qui les ramène dans leur environnement culturel.

Thibaut le Masne : C’est quand même surprenant. Du coup, qu’en est-il ressorti à Riyad ?

Emmanuel Goffi : Je dirais que le résultat me paraît assez timoré, qu’il y a une certaine frilosité affirmée des valeurs spécifiques dans cette charte. Ce qui a été retenu, ce sont les valeurs de vérité ou d’authenticité qui sont très importantes dans la culture islamique. En fait, cette charte n’est pas tant une réflexion philosophique sur les valeurs du monde islamique, elle a surtout une dimension économique et géopolitique, voire politique. Elle ne pouvait pas, donc, être trop divergente. Du coup, on y retrouve aussi des principes tels que la transparence, l’explicabilité, la dignité humaine, le respect de la vie privée ou la confiance.
Ce que je retiens, et ce qui me préoccupe, c’est à quel point le narratif occidental sur l’éthique appliquée à l’IA tue lentement tout esprit critique dans les aires culturelles extérieures. D’où l’importance d’écouter Trench Tech et, pourquoi pas, d’ailleurs, d’en avoir une version en anglais pour promouvoir l’esprit critique de manière encore plus large.

Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.

La Tech, instrument des États ? 25’ 11

Cyrille Chaudoit : Sympa la robe, Emmanuel, pour ceux qui ont la réf et ceux qui le suivent sur Linkedin et merci pour ce voyage.

Mick Levy : C’est une jupe ! Ce n’est pas une robe.

Thibaut le Masne : Il y a des jupes pour les hommes.

Cyrille Chaudoit : Vous n’avez pas la ref.

Mick Levy : Si, on a la ref. Il a mis une jupe, ce n’était pas une robe.

Cyrille Chaudoit : Non ! Suivez l’introduction que j’ai faite au début, Mission Cléopâtre, et suivez ce qui s’est dit dedans. Excusez-moi.

Thibaut le Masne : C’était trop compliqué pour nous.

Mick Levy : Finalement, la techno-politique c’était plus facile !

Thibaut le Masne : Tu as raison. Est-ce que c’est une bonne situation podcasteur ?

Cyrille Chaudoit : Avec vous, Non !

Mick Levy : Coup de poignard.

Cyrille Chaudoit : Allez, revenons. Ophélie. Le gouvernement américain a investi quatre milliards de dollars pour bâtir des techs hubs et, en même temps, on voit Meta devant la justice américaine, accusée de nuire à la santé mentale et physique des jeunes. On se souvient du pardon de son fondateur. Google aussi, devant la justice américaine, accusé, lui, de monopole. On se souvient aussi du recadrage – j’en ai parlé dans mon introduction – de Jack Ma, le patron iconique d’Alibaba. Plus proche, on se souvient également des « négociations » européennes sur le gaz américain contre nos données.
Dans tout ce qu’on voit, est-on en train de se dire, que les États reprennent la main sur la tech, si tant qu’ils aient perdu, un moment, la main sur ces géants de la tech.

Ophélie Coelho : Ils n’ont pas vraiment perdu la main, pas complètement perdu la main sur la tech de manière générale, dans le sens où il y a quand même énormément d’investissements de la part des États pour des technologies numériques de manière générale, avec des grands projets, que ce soit pour le cloud de la défense aux États-Unis, mais aussi pour tout ce qui est intelligence artificielle. Il y a beaucoup d’argent dépensé aujourd’hui de la part des États-Unis, tout comme de la Chine, et qui va, en fait, dans la poche de ces entreprises aussi. C’est donc une chose. Disons qu’ils ont quand même cette maîtrise-là.
Il y a plusieurs choses. Ils se sont rendus quand même beaucoup dépendants de ces entités et ils se rendent compte qu’aujourd’hui elles sont parfois devenues un peu incontrôlables, dans un certain sens, et qu’il est difficile, après, de leur trouver des concurrents, en fait d’assainir le marché pour les affaiblir. Je pense, du coup, qu’il y a une forme de peur et une envie de revenir aux manettes de cela en remettant en place une politique antitrust, cela aux États-Unis.
Du côté de la Chine, je pense que la Chine a vraiment tiré des leçons de ça. C’est-à-dire que, à la fois, ils bénéficient des avantages du capitalisme, mais ils ne veulent pas les inconvénients. Parmi les inconvénients, il y a la montée en puissance des multinationales et ils ont fait plusieurs choses. Ils maintiennent sous contrôle, notamment par le réglementaire, leurs entreprises pour qu’elles ne grandissent pas trop et ils font en sorte que leurs entreprises ne soient pas non plus trop transectorielles, c’est-à-dire pas trop capables de créer des écosystèmes tels que le font, par exemple, les entreprises américaines.

Mick Levy : Ils veulent en garder la maîtrise.

Ophélie Coelho : Ils veulent en garder la maîtrise, tout à fait. C’est vrai que c’est l’une des grandes forces de la Big Tech américaine d’être à la fois un levier structurel de par le fait que ce sont des entreprises multinationales, sur des monopoles, dans des secteurs clés en plus. Mais ce sont aussi des acteurs avec un levier écosystémique, donc avec des produits qui sont multisectoriels, sur des secteurs extrêmement différents, que ce soit la santé jusqu’à l’éducation ou le militaire, on est donc vraiment sur des secteurs extrêmement importants, et aussi, en termes d’écosystème, que leurs produits communiquent et s’alimentent entre eux.

Mick Levy : Quand on parle du rapport de force entre les États et les entreprises de la tech, big ou pas, il y a quand même une variable à prendre en compte, c’est la réglementation. Un État, s’il veut aussi ou s’il ne veut pas qu’il se passe quelque chose, il légifère. Et en Europe, on sait très bien faire ! On a empilé, en quelques années, le RGPD pour protéger les données personnelles, le DSA, le DMA pour régir tout le domaine numérique, l’IA Act, le <em<Data Governance Act.

Thibaut le Masne : C’est toujours très décrié.

Ophélie Coelho : De toute façon, c’est très intéressant de poser ces textes et d’en parler. C’est très important que le régulateur se pose la question de savoir comment réguler ces objets techniques, mais il y a beaucoup de problèmes là-dedans.
Évidemment, on pourrait parler de la puissance des lobbies qui fait que, finalement, Schrems 2 il y a quelques années.

Mick Levy : Schrems 2, rappelons-le, Max Schrems, l’avocat, qui a fait sauter le premier accord d’échange de données transatlantiques. Il l’a refait une deuxième fois à propos d’une nouvelle loi transatlantique, un accord entre l’Europe et les États-Unis qui s’appelait le Privacy Shield et qui a volé en éclats

Ophélie Coelho : Tout à fait. Qui a volé en éclats, sachant que, en plus de cela, ce n’était pas quelque chose d’inconnu, ce n’est pas apparu, comme ça, du chapeau, ça fait depuis 13 ans qu’on savait, en fait, que ce genre de texte, comme le Privacy Shield, ne fonctionnait pas que vraiment, ça n’allait pas.

Mick Levy : Mais là, c’est transatlantique quand même. Ce n’est pas juste un continent ou un État qui dit. C’est un signal. La manière dont l’Europe ou la manière dont les États-Unis ou la Chine ou d’autres légifèrent, c’est quand même un véritable signal vis-à-vis des Big Tech et la manière dont on veut positionner l’État par rapport aux entreprises de la tech, globalement.

Ophélie Coelho : Là, dans le cadre du Privacy Shield, ça reste très traditionnel, parce qu’au final, derrière, ce ne sont pas seulement des entreprises, c’est le fait que l’État puisse utiliser ces données-là. Il y a donc toujours ces deux dimensions entre l’acteur privé qui profite déjà – c’est d’ailleurs sa porte d’entrée, il se dit « moi, je ne suis pas là pour surveiller les individus, comme pourrait le faire un État ! C’est extrêmement discutable, en réalité. On le sait très bien. Et en Europe, ce n’est pas que nous sommes naïfs, c’est qu’en fait nous n’avons pas les moyens de réguler de manière plus stricte.

Cyrille Chaudoit : Nous n’avons pas le contre-pouvoir.

Ophélie Coelho : Nous n’avons pas le contre-pouvoir, nous ne sommes pas producteurs de technologies. Enfin si ! Nous sommes producteurs de technologies, mais nous ne les utilisons pas. C’est beaucoup moins massif.

Thibaut le Masne : Dans un sens vraiment marché, tu disais, tout à l’heure, que c’est important de ne pas être tributaire d’un monopole ou d’un oligopole. Et précisément concernant la réglementation européenne, j’ai souvenir d’un épisode avec Joëlle Toledano qui nous expliquait que toutes les personnes qui pensent que la régulation tue l’innovation, par exemple, se trompent, puisqu’elle est là précisément pour favoriser l’innovation et ne pas laisser le marché à quelques grosses entreprises.

Ophélie Coelho : C’est encore une croyance très néolibérale, tout ça.

Thibaut le Masne : On sent que tu es quand même très sceptique par rapport à tout ça. Est-ce que tu peux nous dire ce qui pèche aujourd’hui dans la façon de réglementer le marché européen ?

Ophélie Coelho : C’est très simple : on ne peut pas réglementer des logiciels qu’on ne peut pas contrôler derrière. Ce que je suis en train de dire est terrible, parce que ça va à l’encontre de la propriété industrielle ou intellectuelle, etc. En fait, la meilleure façon de réguler du logiciel serait de travailler exclusivement avec du logiciel ouvert. C’est un peu comme si vous essayez de réglementer des règles de travail dans une usine. Vous pouvez, éventuellement, envoyer un inspecteur vérifier comment se passe le processus, comment se passe la journée d’un travailleur et comment fonctionnent les machines, etc. Ce n’est pas le cas pour un logiciel. En fait, il faudrait que le régulateur aille vérifier comment sont conçus les produits, où passent les données d’un produit à un autre, d’une brique à une autre, ce qui, parfois, peut être une hiérarchie, en fait un labyrinthe, parce qu’on sait très bien qu’un logiciel, aujourd’hui, ce sont des briques qui, parfois, sont des API tirées d’un autre produit, privées, etc., donc, ça peut être extrêmement complexe. Tant qu’on a pas réellement la cartographie d’un logiciel, on ne peut pas vraiment le réguler, en tout cas on ne peut pas vérifier que, de base, les règles sont respectées. C’est d’ailleurs ce qui fait, à mon avis, que le RGPD, par exemple, était surtout basé sur des données personnelles qu’on pouvait voir sur les interfaces uniquement et non pas sur les métadonnées invisibles à l’œil, et également que c’était sur du consentement, c’est-à-dire une responsabilisation de l’utilisateur, donc une individualisation du droit, et non pas une responsabilisation du côté du législateur, puisque, de toute façon, il ne peut pas voir où vont les données.

Thibaut le Masne : Est-ce que c’est ce qui va se passer davantage aux États-Unis ? Tu as vu que OpenAI et Anthropic acceptent de soulever le capot avant la mise sur le marché de leurs nouveaux modèles. Est-ce que c’est le sens vers lequel il faut aller, c’est-à-dire réussir à obtenir, de la part des plateformes, qu’on accède aux secrets industriels, d’une certaine manière, pour pouvoir vérifier comment c’est fait ?

Ophélie Coelho : Il faut voir comment ça va être fait réellement.

Thibaut le Masne : Comment ça va être mis en œuvre. Après, sur le principe, sur le papier, est-ce que c’est ça qu’il faudrait davantage ?

Ophélie Coelho : Oui. Après, j’ai du mal à croire à l’ouverture totale, parce que c’est là-dessus qu’ils font leur beurre.

Ophélie Coelho : C’est comme si tu demandais à Coca la recette.

Ophélie Coelho : Absolument. Et c’est là où le droit du numérique se confrontera toujours à cette idée de propriété industrielle. C’est-à-dire à partir de quand on considère qu’en ouvrant complètement le code, on peut conserver éventuellement une rentabilité, parce que, à partir de là, on peut copier n’importe quel produit. Effectivement, aujourd’hui, ça ne fonctionne pas.

Mick Levy : Pas dans les modèles économiques, aujourd’hui, qui sont basés sur la vente de licences de logiciels donc sur une propriété.

Ophélie Coelho : En tout cas sur une technologie.

Mick Levy : Est-ce que, aujourd’hui, l’IA rebat les cartes de ces rapports entre les États et la tech, on voit quand même que c’est en train d’emmener un renversement assez fort, est-ce qu’on voit que ça amène aussi des bouleversements dans ces rapports-là ?

Ophélie Coelho : À mon sens, elle rajoute une couche de dépendance, c’est-à-dire que le pouvoir de ces grandes entreprises, des grands acteurs de la tech, même ceux qui sont moins connus, qu’on voit moins – on ne parle pas souvent d’Oracle, mais Oracle est un très grand acteur –, c’est leur capacité à rendre dépendant un écosystème et un ensemble de marchés. En fait, l’IA rajoute encore une couche à ça, c’est-à-dire que l’IA, c’est encore une couche de logiciels dont on ne peut pas vraiment voir toutes les dépendances internes.

Mick Levy : Encore moins, puisqu’il y a, en plus, toutes les données utilisées lors de l’entraînement qu’on ne connaît pas.

Ophélie Coelho : Il y a déjà la couche de dépendance de base et, en plus de ça, on rajoute aussi une dépendance organisationnelle et à l’usage en fait, qui est que, en effet, dans certaines pratiques, on va déléguer. C’est un peu comme quand on délègue sa mémoire à son téléphone, au bout d’un moment on se dit « je n’ai plus besoin de retenir par cœur puisque, de toute façon, mes numéros de téléphone sont inscrits dans mon téléphone, donc je n’ai plus besoin de m’en souvenir. » C’est un peu la même chose qui va se passer avec tous ces outils qui nous facilitent la vie et nous incitent à cette dépendance.

Mick Levy : Et là, c’est au niveau des États, c’est autre chose aussi.

Ophélie Coelho : Oui, après, c’est toujours pareil : de quelle IA parle-t-on ? Si on parle d’IA générative, ce sont certains usages. OK. Si on parle d’IA à usage militaire, là, on parle plutôt d’acteurs de la tech, des producteurs de technologies qui rendent dépendants les États via des marchés, ce qui existe déjà, en fait, mais ça rajoute une couche.

Thibaut le Masne : Sur cet exemple juste, celui de l’IA militaire, à moins que tu veuilles aller sur ce terrain-là, alors je te laisse.

Cyrille Chaudoit : C’est gentil, merci beaucoup. Justement sur la partie de l’IA militaire, ce qui fait aussi la souveraineté d’un peuple, c’est sa capacité à se défendre. Et, pour paraphraser Tariq Krim qu’on a reçu ici, qui disait, et j’aimais bien cette expression, « un drone, c’est un pilote. Dix drones c’est dix pilotes. 10 000 drones, là c’est une IA. »

Mick Levy : Il parlait d’un million de drones.

Cyrille Chaudoit : Un million. Je réduis un petit peu les choses ! Quand on regarde un petit peu toutes les cyberattaques que l’on peut subir un peu dans tous les pans de notre société est-ce que finalement – et probablement que la comparaison est un tout petit peu hasardeuse – mais serait-on pas à l’aube de l’époque comme celle durant on avait découvert la bombe nucléaire, au final ? On se dirait : il y a des États qui l’ont, des États qui ne l’ont pas, et on pourrait avoir cette espèce de dissuasion technologique en disant « moi, j’ai la techno pour, toi, tu ne l’as pas, donc, quelque part, laisse-moi un peu tranquille. »

Ophélie Coelho : Oui et non. Il ne faut tout à fait la même chose pour créer une intelligence artificielle, enfin, un logiciel, et une bombe nucléaire.

Cyrille Chaudoit : D’accord. C’est pour ça que c’était un peu hasardeux

Ophélie Coelho : Le truc, c’est qu’on ne peut pas sortir du scénario possible que des drones à usages commerciaux peuvent être détournés. Ça se fait déjà, ils peuvent être détournés, on peut y intégrer des systèmes dedans. Donc, avec des systèmes d’intelligence artificielle ouverts et développés même par des petites équipes, il n’y a pas besoin d’être des milliers, on peut tout à fait considérer que, d’un côté, on aurait des États, oui, certes, qui auraient les matériaux de base, qui auraient les grands contrats avec les grandes entreprises technologiques, qui auraient les meilleures technologies, mais ça ne veut pas dire qu’en face, il n’y aura pas des groupes qui vont faire leur propre armement, à bas coût en quelque sorte, en utilisant des technologies similaires, peut-être pas aussi performantes, mais similaires.

Thibaut le Masne : D’accord. Je veux bien poser ma question sur l’IA militaire et la guerre, parce qu’on a quand même deux exemples flagrants que sont l’Ukraine et aussi Gaza. L’IA est extrêmement présente et, là, je crois qu’on a un exemple assez flagrant des équilibres géopolitiques qui sont un peu bousculés par les entreprises. On peut citer notamment Palantir, l’une des premières boîtes américaines présentes en Ukraine pour offrir ses services. Or, Palantir, c’est quand même, on le rappelle, notre meilleur ami à tous, Peter Thiel qui œuvre quand même beaucoup également avec les agences nationales des États-Unis. Après, dans son sillage, il y a eu Microsoft, Amazon, etc.
On a, d’un côté, l’Ukraine, David contre Goliath, qui peut du coup s’appuyer sur cette technologie, mais c’est aussi une façon de venir mettre le pied dans la porte. Et puis, on a de l’autre côté, Israël, qui est une superpuissance à la fois militaire vis-à-vis de Gaza, mais aussi, on le sait, dans le domaine de la recherche en IA en particulier.

Ophélie Coelho : On se souvient de Pegasus sur la partie.

Thibaut le Masne : Exactement. Là, je crois qu’on touche au cœur du sujet. Qu’est-ce qu’on peut retenir de cette expérience de grosses boîtes américaines qui vont débouler, on peut aussi penser à Elon Musk avec Starlink, etc. ? Quelle est la stratégie qui est derrière ? C’est d’expérimenter des outils pour pouvoir mieux les revendre derrière ? C’est de venir travailler son image ? Comment vois-tu la chose ?

Ophélie Coelho : J’allais te dire que la guerre c’est tout le temps un terrain d’expérimentation. Et on voit ces dernières années, que ce soit lors de la crise sanitaire ou, justement, la guerre en Ukraine, que ce sont des occasions pour tester des technos aussi.

Thibaut le Masne : Récupérer de la data. Affiner les modèles.

Ophélie Coelho : Ça a toujours été comme ça.

Mick Levy : Des guerres ont bien souvent été gagnées par un avantage technologique.

Ophélie Coelho : Ça fait bondir aussi, à chaque fois les capacités technologiques et aujourd’hui, comme la tech est privatisée, ça fait aussi grandir ces grandes entreprises technologiques. Ce n’est pas pour rien qu’il y a le retour de la politique antitrust, c’est qu’on voit aussi qu’on a besoin d’elles, donc on continue à les financer, même quand on n’est pas d’accord sur le fait qu’elles ont trop de pouvoir. Bref ! Les crises les aident à grandir.
Concernant l’Ukraine, certains ont dit que c’était la première guerre utilisant l’intelligence artificielle. Ce n’est pas tout à fait vrai. En fait, ça fait quand même depuis 20 ans que l’Intelligence artificielle est progressivement intégrée au matériel militaire, sauf que, aujourd’hui, en effet, il y a des évolutions un peu plus rapides sur ce qu’on peut appeler l’autonomisation. On n’est pas, sur des drones complètement autonomes. Il n’y a pas, d’ailleurs, de réglementation internationale. Peut-être en fait, ne faut-il pas y aller, même si on en a les capacités techniques. En tout cas, à mon avis, ça existe déjà.

Thibaut le Masne : Et puis, l’IA militaire, ce n’est pas que les drones tueurs, etc., c’est le renseignement, ce sont toutes ces choses-là.

Ophélie Coelho : Absolument. C’est le renseignement, ce sont plein de choses, c’est aussi pour la défense, les boucliers antimissiles, notamment, pour Israël, il y a aussi de la technologie d’IA sur l’Iron Dome. C’est aussi la capacité, pour le coup c’est de l’autre côté, c’est défensif, de pouvoir en fait déminer sans avoir des hommes sur le terrain. Plein de choses peuvent aussi être utilisées plutôt pour aider sur une situation, sur un terrain. Par exemple le déminage, oui, c’est plutôt une bonne chose ; on peut se dire que ce sont des robots qui sont envoyés plutôt que des humains.

Mick Levy : La question, finalement, n’est pas est-ce que c’est bien ou pas bien ? C’est qu’est-ce que ça dit du rapport de forces, parfois, en tout cas du rapport qu’il y a entre les États et les entreprises de la tech ?

Ophélie Coelho : Ils sont de plus en plus dépendants.

Mick Levy : On a parfois l’impression que les États laissent faire parce que ça les arrange bien, sinon ils n’ont pas cet avantage, on va dire tactique, grâce à la technologie, mais, en même temps, ça doit bien les embêter parce que ça rend ces entreprises effectivement encore plus puissantes, ce que tu disais. Alors jusqu’où cela va –-t-il aller ?

Thibaut le Masne : Une espèce de mal nécessaire. J’ai l’impression que la géopolitique est devenue un business en réalité.

Ophélie Coelho : Oui. L’économie de base. Par exemple, la guerre froide, c’est toujours  ??? [42 min 10], c’est-à-dire que c’était plutôt « tout sauf la guerre. » Aujourd’hui, on est sur les deux, c’est-à-dire que c’est à la fois de l’économie, ça va être du techno, ça va être sur les ressources, et ça va être du militaire. On a tout un ensemble, on a tout un panel, en fait, d’armes possibles.
Qu’est-ce que ça raconte ? Ça raconte une situation de dépendance de plus en plus accrue avec, en effet, une montée en puissance progressive de ces acteurs-là. Et aujourd’hui, il n’y a pas de réponse finale à : ça va mener à quoi ? Quand on a des fous comme Elon Musk, par exemple, qui, pour moi, n’est pas dans la même catégorie.

Mick Levy : Tout de suite les grands mots ! Je ne sais pas pourquoi tu dis ça, en plus !

Thibaut le Masne : Ne parle pas de Musk à Cédric Villani que tu rencontres tout à l’heure. Il va te faire le coup de « hein, qui ? Je ne connais pas ! ».

Mick Levy : Il a des réactions pour tout le monde, ça, c’est sûr.

Ophélie Coelho : C’est un fou, oui, c’est un fou.

Mick Levy : Carrément !

Ophélie Coelho : Oui, c’est un fou, en tout cas, c’est quelqu’un qui est complètement détaché de la réalité.

Thibaut le Masne : C’est sûr. Quand vous lisez sa biographie, vous en êtes convaincu !

Ophélie Coelho : C’est sûr, il y a beaucoup de signes inquiétants. Il est capable, par exemple, de dire « je coupe le réseau. Tiens, je choisis de couper le réseau parce que j’en ai le pouvoir. J’en ai le pouvoir, donc, je le décide de mon côté. »

Mick Levy : Il l’a fait en Ukraine.

Ophélie Coelho : Mais ils ne sont pas tous comme ça. Ce ne sont pas tous des fous furieux. Maintenant, la question, c’est jusqu’où peut aller un Elon Musk, jusqu’où peut aller un Google Alphabet, jusqu’où peuvent aller du Amazon, du Oracle, du Nvidia dans leurs démarches ? C’est complètement différent selon l’entreprise de laquelle on parle.

Thibaut le Masne : Ça dépend peut-être aussi, en tout cas en ce qui concerne Musk, du futur président des États-Unis. C’est peut-être beaucoup plus simple avec un certain Donald.

Ophélie Coelho : Ah oui. On va rentrer dans Retour vers le futur, je crois c’était le deuxième.

Mick Levy : Est-ce à dire que ces grandes entreprises de la tech qui veulent peser sur le champ géopolitique, voire parfois sur le champ de la guerre, sont intéressées par autre chose que par faire du profit ? Ou est-ce que c’est juste un nouveau champ d’extension du profit ?

Ophélie Coelho : Elles cherchent le pouvoir de base.

Mick Levy : C’est plus que le profit. C’est autre chose que le profit du coup.

Ophélie Coelho : Ça correspond. Il y a aussi du pouvoir. Il faut quand même se dire que l’idée de Alphabet, par exemple, c’était de faire de a à z.

Mick Levy : C’est joli ce que tu viens de dire. Rappelons-le, c’est la maison-mère de Google.

Ophélie Coelho : C’est la maison-mère de Google. Leur objectif, c’était quand même de fournir, en gros, des services de a à z, et c’est vrai quand tu regardes leur évolution. Alphabet, c’est l’entreprise que je préfère étudier, parce que Elon Musk, c’est bien joli, mais, en tout cas, ce n’est pas encore un écosystème, même s’il parle de super app, etc., ce n’est pas la même chose, ça n’a rien à voir. Sa logique est complètement différente jusqu’à présent. Par contre, Alphabet c’est passionnant, parce que tu vois leur évolution progressive, avec d’abord du logiciel, puis, ensuite, ils vont aller chercher le logiciel, mais aussi la santé, le militaire, le cartographique, la génétique, le transhumanisme, l’agriculture, l’énergie, le câble sous-marin, etc. En fait, ça, c’est passionnant. On se rend compte qu’Alphabet c’est vraiment ça. Il y a, en effet, une logique d’empire. Ce n’est pas le cas de toutes les entreprises.
Elon Musk a une envie d’empire aussi, l’empereur, un peu tout seul sur son trône.

Thibaut le Masne : Sur Mars.

Ophélie Coelho : D’ailleurs, Elon Musk, c’est un peu Game of Thrones, la recherche du pouvoir à tout prix, même s’il écrase tous ses alliés, ce n’est pas grave.

Cyrille Chaudoit : Merci beaucoup pour ce petit parcours et surtout ce petit passage avec Elon Musk. Il serait peut-être temps de se rafraîchir avec l’attaque entre les lignes de monsieur louis.

« La tech entre les lignes » – Louis de Diesbach 45’ 37

Cyrille Chaudoit : Louis,