Guerre froide numérique : les Big Tech prennent le pouvoir
Titre : Guerre froide numérique : les Big Tech prennent le pouvoir
Intervenant·e·s : Ophélie Coelho - Emmanuel Goffi - Louis de Diesbach - Thibaut le Masne - Mick Levy - Cyrille Chaudoit
Lieu : Podcast Trench Tech
Date : 29 novembre 2024
Durée : 1 h 15 min 38
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : À prévoir
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Description
Les Big Tech dirigent-elles la géopolitique moderne ?
Transcription
Ophélie Coelho : En Europe, ce n’est pas qu’on est naïf, c’est, qu’en fait, on n’a pas les moyens de réguler de manière plus stricte. On n’a pas de contre-pouvoir, on n’est pas producteur de technologies, enfin si on est producteur de technologies, mais on ne les utilise pas.
Si on parle d’IA à usage militaire, là on parle plutôt d’acteurs de la tech, des producteurs de technologies qui rendent des comptes dans des États via des marchés.
Mais ce n’est pas seulement faire de l'open source pour faire de l'open source, pour faire du logiciel libre, c’est du logiciel ouvert dans le sens j’en fais quelque chose qui centralise les usages, qui permet de sortir des dépendances d’usage qu’on a pour en créer d’autres, certes, mais d’autres qui soient moins sujettes, en fait, au capitalisme de surveillance.
C’est toujours assez drôle de voir les États-Unis attaquer TikTok pour exactement la même chose que ce qu’ils font ailleurs, c’est-à-dire la surveillance.
Si j’avais vraiment les mains libres et le pouvoir au niveau européen, je commencerais en effet par faire un premier audit, aller voir quelles initiatives fonctionnent et les faire grandir au niveau européen.
Voix off, Extrait de Asterix & Obélix : Mission Cléopâtre : C’est une bonne situation scribe ?
Vous savez, je ne crois pas qu’il y ait de bonnes ou de mauvaises situations.
Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.
Thibaut le Masne : Bienvenue dans Trench Tech, le podcast qui aiguise votre esprit critique sur les impacts de la tech dans notre société. Thibaut derrière le micro, toujours accompagné des deux fantastiques Cyrille et Mick.
Cyrille Chaudoit : Bonjour, bonjour.
Mick Levy : Salut, salut
Thibaut le Masne : Alors moi aussi, je ne sais pas si c’est une bonne ou mauvaise situation, scribe, mais ce n’est pas vraiment le sujet. En revanche, je m’interroge beaucoup si la tech a une bonne ou une mauvaise influence sur la géopolitique de notre monde. Conflits multiples, cyberattaques généralisées, smart cities, fake news ou encore l’usage des SALA, systèmes d’armes létales autonomes. Il semblerait que tous les pans de notre société soient résolument tournés vers la tech. Est-ce bon signe ?
Mick Levy : Je ne sais pas trop !
Thibaut le Masne : Ultra dominance des Big Tech, dépendance forte aux composants asiatiques, affrontements sur les déploiements de réseaux sociaux, le fameux TikTok. Oui, deux mondes s’affrontent, les US et la Chine et, au milieu, l’Europe, avec quelle attitude ? Oui, l’influence tech de ces deux places, US et Chine, nous met dans une position pas forcément confortable, mais est-ce grave ?
Cyrille Chaudoit : Je ne sais pas, mais ce n’est pas complètement rassurant non plus.
Thibaut le Masne : Du côté des politiques, aux US nous avons un candidat qui veut qu’un patron des Big Tech fasse un audit du gouvernement. Hello Elon [Musk] ! Côté Chine, nous avons aussi un des patrons de la plus grande entreprise qui s’est montré, dirons-nous, quelque peu critique face au gouvernement et qui a pris, on va le dire là encore, une retraite anticipée. Jack [Ma], si tu nous entends ! Et puis, il y a l’Europe, qui reçoit tous les patrons au même titre que n’importe quel chef d’État. Mais qui est aux manettes du gouvernement, est-ce le gouvernement ou les Big Tech ? A-t-on en France, en Europe, les moyens de peser sur les débats de la tech ? Quel est le super pouvoir de l’Europe qui nous permettrait d’entrer dans le game de la tech et de peser dans les débats ? Oui, dans la diplomatie, il faut bien avoir des cartes en main pour jouer.
Mick Levy : Ça en fait des questions, Thibaut.
Cyrille Chaudoit : Un paquet !
Thibaut le Masne : Je sais, c’est clair, et c’est bien pour ça qu’on a le plaisir, aujourd’hui, de recevoir Ophélie Coelho, chercheuse indépendante, spécialisée en géopolitique du numérique, membre du Conseil scientifique de l’Observatoire de l’Éthique publique et associée au Centre Internet et Société, conférencière et auteure notamment du livre Géopolitique du numérique – L’impérialisme à pas de géant, publié en 2023 aux éditions de l’Atelier. Avec elle, je vous propose de réfléchir, d’aiguiser votre esprit critique autour de trois thèmes : « géopolitech », c’est mon petit jeu de mots pour dire « géopolitique de la tech ». C’est quoi, la géopolitique de la tech ? La « géopolitech ».
Mick Levy : Ce n’est pas mal !
Cyrille Chaudoit : Réponse en fin d’émission. Merci, au revoir !
Thibaut le Masne : La tech est-ce un instrument des États ? Et puis le troisième point : quelle est la géopolitique des entreprises de la tech ?
Bien entendu, vous retrouverez également deux chroniques passionnantes : « La tech entre les lignes » de Louis de Diesbach qui a un petit message pour notre invitée ; la « Philo tech », vous allez voyager, c’est juste génial, et, comme vous en avez l’habitude, après notre troisième partie, ne partez pas sans écouter notre debrief, qui se clôture avec une petite citation, dont vous me direz des nouvelles, qui pose là, un petit peu, le regard sur notre épisode.
Allons accueillir notre invitée. Bonjour, Ophélie.
Ophélie Coelho : Bonjour.
Cyrille Chaudoit : Bonjour.
Mick Levy : Salut Ophélie.
Thibaut le Masne : Comme tu nous fais l’amitié de venir dans notre studio, est-ce qu’on peut se tutoyer ?.
Ophélie Coelho : Oui, bien sûr.
Thibaut le Masne : Super.
Mick Levy : Même sans ça, nous nous serions tutoyés tutoyer, on peut dire que c’est vraiment super cool que tu sois dans notre studio, l’entretien ne va en être que plus riche.
Thibaut le Masne : Tu tutoies direct ! Tu ne poses pas la question ! OK ! Quoi qu’il arrive, on l’aurait tutoyée.
Mick Levy : Elle a dit oui, on peut y aller.
Thibaut le Masne : Commençons notre grand entretien. Ophélie, merci.
Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.
Géopolitech : c’est quoi la géopolitique de la Tech ? 4’ 58
Cyrille Chaudoit : Ophélie, quand on entend géopolitique, on entend d’un côté géographie, parce que je doute que ce soit géométrie, et politique de l’autre côté. Bref, on devine que c’est une science qui étudie les rapports entre la géographie des États et leur politique, mais on entend surtout, en creux, les rapports de force entre États liés à leur position géographique sur le globe, elle-même liée à des enjeux économiques, par exemple l’exploitation des ressources naturelles, etc. Mais comment la tech se fait-elle levier d’influence géopolitique ? Existe-t-elle véritablement, Ophélie, cette fameuse « géopolitech » de notre ami Thibaut ?
Ophélie Coelho : C’est une question très intéressante pour démarrer.
Oui, en effet, la géopolitique, c’est l’étude des relations de pouvoir entre à la base, traditionnellement, des acteurs étatiques, sur un territoire, sur des territoires. C’est donc associé à la fois la géographie, l’étude géographique, l’approche géographique et les relations internationales.
Mais, en ce qui concerne en fait les industries technologiques, notamment dans le numérique, on voit évidemment progressivement l’apparition, au 20e siècle, depuis le milieu du 20e siècle, après la Seconde Guerre mondiale, l’apparition et la progression des multinationales, ces grandes entreprises transnationales qui prennent de plus en plus de place sur le terrain international, ce qui fait, du coup, qu’on peut parler d’une géopolitique en l’occurrence du numérique, qui intègre évidemment les acteurs technologiques et les acteurs privés.
Cyrille Chaudoit : C’est-à-dire que la mondialisation, globalement, a créé une géopolitique différente de celle de la période précédente et, depuis le début de cette mondialisation, plusieurs types d’industries sont venues se percuter, challenger les économies d’un territoire, d’un autre, d’un bloc, d’un autre bloc. Quelle serait la principale différence, en termes d’équilibre, entre les différents blocs à l’échelle de la planète depuis le numérique ?
Ophélie Coelho : Est-ce que l’équilibre a vraiment changé avec la tech ? En fait, il y a plusieurs périodes à tout ça. Ce qu’on peut vraiment retenir et, de toute façon, ce toutes les personnes qui travaillent de manière générale sur la géopolitique – même pas géopolitique du numérique – après la Seconde Guerre mondiale, avec la montée en puissance de la suprématie américaine retiennent c’est qu’en effet la technologie numérique va participer, que ce soit avec les réseaux internet, ensuite les couches logicielles, à donner plus de pouvoir à cet empire. Aujourd’hui, on a la montée en puissance de la Chine. Donc avec le numérique, avec les évolutions technologiques dans le secteur du numérique, on voit apparaître d’autres leviers de pouvoir, évidemment de ce point de vue-là.
Mick Levy : Avant, est-ce qu’il y avait de la géopolitique par d’autres entreprises privées que de la tech ? Nous nous intéressons évidemment à la tech, mais pour comprendre comment est venu le phénomène.
Cyrille Chaudoit : Au niveau industriel par exemple.
Mick Levy : Industriel, je n’en sais rien. La tech c’est videmment récent. J’avais en tête Hollywood qui a été importé par les Américains, Coca-Cola ou des comme ça. Est-ce qu’on peut parler de géopolitique d’entreprises privées, des multinationales, ou est-ce que c’est vraiment propre à la tech que d’amener un caractère géopolitique avec elle ?
Ophélie Coelho : Une économiste que j’aime bien, Susan Strange, avait, dans les années 80, sorti un bouquin où elle parlait justement d’un renversement de situation et du retrait progressif des États face, notamment, à l’émergence de grandes multinationales. Et ces multinationales, ça peut être les Big Oil, évidemment, les big Pharma. On parle des Big Tech aujourd’hui, mais, en fait, il y a énormément de grandes entreprises, de multinationales, qui ont un pouvoir considérable. Ce sont en effet des acteurs transnationaux, qui ont donc des atouts par rapport même à leurs États d’origine. À la base, ils servent d’armes, on va dire diplomatique, économique, industrielle à leurs États d’origine.
Mick Levy : Finalement, c’est du soft power des États d’origine.
Ophélie Coelho : À la base, c’est de la soft power, mais, au final, on se rend compte que plus l’entreprise devient progressivement forte et a, quelque part, de la souplesse et la possibilité d’aller chercher ailleurs ce qui lui manque dans son État d’origine, par exemple fiscalement, également en termes de règles de réglementation, etc.
Mick Levy : Ça commence par le fiscal et après on va vers autre chose !
Ophélie Coelho : Forcément, ça donne des billes de négociation à ces entreprises et elles cultivent aussi des relations de dépendance vis-à-vis des États, notamment de leur État d’origine. Du coup, on peut considérer que ces grandes entreprises restent évidemment des ambassadeurs de leur État d’origine, mais sont aussi, en fait, à la recherche de leurs propres intérêts, parfois des intérêts qui sont en désaccord avec ceux de leur pays.
Thibaut le Masne : Ils arrivent à entrer en confrontation avec ces désaccords-là ? Est-ce qu’ils arrivent à insuffler quelque chose, puisqu’on parle un petit peu d’armes quand même ?
Ophélie Coelho : Il faut toujours repérer armes et armes, il y a plusieurs types d’armes, je dirais plutôt leviers de pouvoir. En l’occurrence, il y a un phénomène très intéressant de ce point de vue-là, c’est l’étude de l’histoire de la politique antitrust, par exemple, qui montre que, avec le retrait des États, il y a aussi un retrait des moyens de l’État d’agir sur des grandes entreprises. C’est vrai que, par exemple aux États-Unis, dès les années 70 puis 80, il y a un affaiblissement de la politique antitrust américaine au profit, du coup, du développement des entreprises, notamment de la tech, qui sont devenues très puissantes notamment à cause de ça, parce qu’il n’y avait plus de politique antitrust. Aujourd’hui, on constate un retour de la politique antitrust etc’est vraiment le terrain de confrontation entre l’État et la multinationale. C’est très caractéristique.
Cyrille Chaudoit : Juste pour être précis, quand tu parles de retrait de l’État, est-ce que l’on peut prendre un exemple ? Admettons SpaceX qui vient, entre guillemets, « aider » la NASA, parce que la NASA souffre de lacunes de financement du pays depuis des années. Est-ce que c’est ça le retrait de l’État ? Retrait des forces publiques, je dirais, dans l’investissement sur un certain nombre de domaines de recherche qui est complété par le privé ? Et, dès lors que le privé est là, finalement c’est difficile de faire des lois antitrust, parce que sinon il n’y a plus personne pour faire le job ? Est-ce cela qu’il faut comprendre ?
Ophélie Coelho : C’est le développement du néolibéralisme à l’extrême. C’est ce que Michel Foucault, déjà à l’époque, nommait la « frugalité de gouvernement ». C’est un terme qu’on connaît moins du philosophe, mais c’est vraiment ça, la frugalité du gouvernement, c’est-à-dire, à un moment donné, l’État devient un État autophage, il se prive lui-même, et assez volontairement, de ses propres moyens d’action. C’est ce qu’on constate avec la montée en puissance du marché et des acteurs privés.
Cyrille Chaudoit : C’est un peu l’État plateforme finalement.
Ophélie Coelho : C’est encore autre chose.
Cyrille Chaudoit : C’est encore autre chose, mais est-ce que c’est un chemin qui mène à l’État plateforme pour le coup ? Petite parenthèse, l’État plateforme, c’est, rappelons-le, un État qui se fait intermédiaire, finalement, entre différentes parties prenantes et essentiellement privées.
Ophélie Coelho : D’une certaine manière, oui, on peut dire que l’État plateforme est une composante, en tout cas une traduction de ce que peut être la frugalité de gouvernement.
Thibaut le Masne : Cette frugalité de gouvernement est-elle voulue par les gouvernements ? Qu’est-ce qui motive cette frugalité ?
Cyrille Chaudoit : Le manque d’argent.
Ophélie Coelho : Avant tout une croyance économique avant tout qui est, d’ailleurs, très entretenue par nos dirigeants, qui est que les États doivent laisser tout pouvoir aux entreprises pour faire leur business, en quelque sorte, pour être fortes sur les marchés quelque part et, par effet de ruissellement, profiter à l’ensemble de la société, ce qui n’est pas le cas.
Cyrille Chaudoit : Le libéralisme contre l’État-providence.
Ophélie Coelho : Voilà. C’est un peu dommage de toujours opposer les deux modèles, mais c’est un peu ça, traditionnellement.
Thibaut le Masne : Quand on voit le système français tel qu’il est et qu’on voit le nombre de milliards qu’on est en train d’essayer de chercher pour combler les déficits ; quand on voit, là, on va dire, le chiffre d’affaires des géants de la Big Tech, si l’argument est économique, est-ce que nous ne nous sommes pas un peu gourés au niveau économique ?
Ophélie Coelho : C’est une croyance économique. Après, ce n’est pas tant une question de puissance de financement qu’une croyance économique. En termes de puissance de financement, en effet, on peut aussi dire que la richesse a changé de camp, d’une certaine manière. Après, il y a aussi des situations particulières. Par exemple, les États-Unis ont leur propre banque centrale, ils peuvent produire de l’argent. En Europe, on a eu un changement de situation, à un moment donné, qui fait qu’on n’a plus de banques centrales nationales, on a la banque centrale européenne et cela change complètement les règles du jeu entre l’Europe, les États-Unis ou la Chine, nous ne sommes pas du tout sur les mêmes moyens d’action, on va dire. Mais cela participe, encore une fois, de l’affaiblissement des moyens des États pour agir notamment sur le terrain de la tech.
Mick Levy : Ophélie, y a-t-il vraiment un affaiblissement, ou n’est-ce pas plutôt un déplacement ? La géopolitique du numérique a ses héros, je pense à Edward Snowden, qui, rappelons-le, est toujours en exil en Russie pour avoir révélé l’espionnage que pratiquait à très grande échelle, dans le monde entier, la NSA, les services secrets américains, notamment à partir de moyens numériques. Il a révélé ça et c’était plutôt nouveau, même si, évidemment, l’espionnage existe depuis toujours, mais je pense qu’énormément de moyens ont été mis par les États-Unis à la NSA – certainement que dans les autres pays, même en Europe, on doit le faire aussi, mais c’est peut-être moins su. N’y a-t-il pas plutôt un déplacement du rôle des États sur leur focale géopolitique ?
Ophélie Coelho : Ça dépend de quoi on parle. Que ce soit services publics ou moyens d’action des entreprises privées, oui, totalement, il y a un déplacement de pouvoir. Après, en termes d’acteurs géopolitiques, on ne parle pas des mêmes entités. Je pense que l’entreprise telle qu’elle existe aujourd’hui est un acteur géopolitique inédit, qui n’existait pas auparavant. J’aime bien parler, par exemple en ce qui concerne les réseaux, des grandes entreprises télégraphiques qui étaient au service de l’empire britannique. À l’époque, il y avait déjà des monopoles télégraphiques, il y avait déjà des monopoles techniques, mais ils étaient vraiment au service de l’empire britannique. C’était très différent d’aujourd’hui comme relationnel où on a une quête de rentabilité à tout prix. En fait, ils travaillent plutôt pour le marché, donc pour eux-mêmes en réalité, et non plus pour leur État ou leur empire, cette partie va être secondaire.
Cyrille Chaudoit : Précisément, est-ce qu’on peut dresser un rapide atlas géographique des différents blocs qui nourrissent, en quelque sorte, ces nouveaux enjeux ? Tout à l’heure, tu parlais des Big Oil, tu viens de nous parler de télégraphie. Les Big Oil avaient des intérêts dans certaines parties du globe en particulier. Quels sont les nouveaux blocs aujourd’hui ? Quel est cet atlas des enjeux de la tech et de l’impact que ça a sur la géopolitique ?
Ophélie Coelho : On va pas pouvoir le faire complètement
Thibaut le Masne : Fais deux/trois pages et ça ira déjà bien !
Ophélie Coelho : C’est énorme. En fait, pour comprendre cet atlas, il faut déjà parler de chaînes de dépendances. En gros, dans le numérique, premièrement, on a plusieurs couches. On va avoir, certes, le logiciel qu’on voit sur nos interfaces ; en dessous, on va avoir des infrastructures, que ce soit centres de données, réseaux, etc. ; et, dans ces infrastructures, on va avoir du matériel électronique ; on pourra même parler, en termes d’interfaces, des écrans, des téléphones, etc. Donc, en fait, si on voulait vraiment tirer tout l’atlas, il faudrait faire tous les noms de chaque industrie, d’accord ?
Pour faire très simple, on peut dire que ceux qui maîtrisent le game aujourd’hui en termes de logiciels, ça va plutôt être les États-Unis. En termes d’usage, les logiciels les plus utilisés et les services d’infrastructure <em<cloud les plus utilisés, ce sont les Américains. En termes de télécoms mobiles, on va dire que ce sont plutôt les Chinois. Sur la partie composants, on va dire que c’est plutôt la Chine. Pareil pour l’extraction minière, on a quand même des grandes entreprises chinoises dans ce domaine-là et encore, ça va aussi dépendre des minerais derrière.
Thibaut le Masne : Parce que territorialement, ça ne se passe pas qu’en Chine.
Ophélie Coelho : En termes de territoire, pas du tout. Là, je parle plutôt d’atlas d’entités propriétaires et productrices. Après, quand on parle de territoires, concernant l’extraction minière, on est plutôt dans une forme de néocolonialisme : on va avoir des entreprises des pays forts qui viennent en Afrique, dans certaines parties d’Asie et d’Amérique du Sud pour retirer des ressources essentielles.
Thibaut le Masne : Finalement, comme par le passé !
Ophélie Coelho : Comme par le passé, sauf que ça se fait différemment. Ça se fait avec la logique du marché et non pas, on va dire, pour de l’imposition culturelle ou religieuse. C’est d’ailleurs un argumentaire des Chinois de dire qu’ils ne font pas comme les Blancs par le passé ; ils n’imposent pas, ils n’imposeraient pas leur culture quand ils viennent ouvrir des entreprises.
Cyrille Chaudoit : La technologie n’est pas une nouvelle croyance.
Thibaut le Masne : On ouvre un autre chapitre !
Ophélie Coelho : Ou d’autres chapitres.
Mick Levy : Dans chaque atlas, il y a quand même des chapitres qui deviennent très visibles, notamment tout ce qui s’est passé autour des semi-conducteurs. Après le Covid, pénurie mondiale de semi-conducteurs, les voitures n’arrivaient plus à sortir des usines, les smartphones avaient du retard, etc. On voit aussi sur tout ce qui est autour des processeurs, où il y a une chaîne mondiale qui ne semble dépendre que de quelques entreprises, notamment Nvidia qui est très en pointe sur les processeurs à très haute intensité de calcul pour l’IA, produits fabriqués à Taïwan, par l’entreprise TSMC, qui, elle-même, dépend de machines qui sont fabriquées aux Pays-Bas par ASML.
N’y a-t-il pas une caricature des médias de nous montrer ce triptyque, comme si tout tenait sur un truc à trois bandes, comme un tabouret, avec une partie aux États-Unis, une partie en Chine, une partie en Europe, et c’est ça qui permet qu’il y ait un équilibre et qu’on ait tous des semi-conducteurs et des processeurs corrects ?
Ophélie Coelho : C’est un peu caricatural dans le sens où on part du principe que c’est immuable, alors que, en réalité, ça peut changer. Ça peut changer et, dans certains cas, ce serait peut-être mieux que ça change. Il ne faut jamais être trop dépendant d’une seule entreprise, d’un seul fournisseur ou d’un seul territoire.
Donc, oui, on part du principe que c’est immuable et que, du coup, on va toujours avoir ces trois piliers qui maintiennent l’équilibre, alors qu’en réalité, une technologie peut se développer ailleurs. D’ailleurs, concernant les semi-conducteurs, la Chine, évidemment, essaye de plus en plus d’avoir la maîtrise de l’ensemble de la chaîne et c’est pareil pour les États-Unis, avec l’importation, l’installation de l’usine TSMC aux États-Unis. En fait, il y a cette envie, aujourd’hui, de devenir de plus en plus indépendants face à un délitement, on va dire, de l’interdépendance, d’un équilibre d’interdépendance. Il y a une peur là-dessus, donc une recherche d’indépendance à la fois du côté de la Chine mais aussi des États-Unis.
Mick Levy : Ils cherchent à reprendre la main.
Ophélie Coelho : Ils cherchent à reprendre la main et de ce côté-là, ce qui est un petit peu embêtant pour l’Europe, c’est qu’on a moins les moyens que la Chine ou les États-Unis d’être indépendants. On va donc devoir toujours plus négocier et, en gros, accepter les conditions.
Mick Levy : Et, au passage, de s’assurer d’alliances fortes.
Thibaut le Masne : On va continue d’explorer tout ça ensemble. Ce que j’aime avec toi, Ophélie, c’est qu’on voyage. On va continuer de voyager avec la « Philo Tech » d’Emmanuel Goffi.
Voix off : De la philo, de la tech, c’est « Philo Tech »
« Philo Tech » d’Emmanuel Goffi 20’ 25
Thibaut le Masne : Emmanuel