Émission Libre à vous ! du 8 octobre 2024

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Titre : Émission Libre à vous ! diffusée sur Radio Cause Commune le mardi 8 octobre 2024

Intervenant·es : Isabelle Carrère - Julie Brillet - Loïc Gervais - Benjamin Bellamy, - Frédéric Couchet - Étienne Gonnu à la régie

Lieu : Radio Cause Commune

Date : 8 octobre 2024

Durée : 1 h 30 min

[URL Podcast PROVISOIRE]

[URL Page de présentation de l'émission]

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : Déjà prévue

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Frédéric Couchet : Bonjour à toutes. Bonjour à tous dans l’émissionLibre à vous !. C’est le moment que vous avez choisi pour vous offrir une heure trente d’informations dur les libertés informatiques et également de la musique libre.
Médiation numérique et libertés informatiques, ce sera le sujet principal de l’émission du jour. Avec également au programme, en début d’émission, la chronique d’Antanak et, en fin d’émission, la première chronique de Benjamin Bellamy, « Le truc que (presque) personne n’a vraiment compris mais qui nous concerne toutes et tous ».

Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission qui vous raconte les libertés informatiques, proposée par l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Je suis Frédéric Couchet, le délégué général de l’April.

Le site web de l’émission est libreavous.org. Vous pouvez y trouver une page consacrée à l’émission du jour avec tous les liens et références utiles.

Nous sommes mardi 8 octobre 2024, nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.

À la réalisation de l’émission, mon collègue Étienne Gonnu. Salut Étienne.

Salut Étienne : Salut Fred. Bonne émission.

Frédéric Couchet : Merci. Nous vous souhaitons une excellente écoute.

[Jingle]

Chronique « Que libérer d’autre que du logiciel » d’Antanak

Frédéric Couchet : « Que libérer d’autre que du logiciel », la chronique d’Antanak.
Isabelle Carrère et d’autres personnes actives de l’association Antanak se proposent de partager des situations très concrètes et/ou des pensées mises en actes et en pratiques au sein du collectif : le reconditionnement, la baisse des déchets, l’entraide sur les logiciels libres, l’appropriation du numérique par tous et toutes.
Bonjour Isabelle.

Isabelle Carrère : Bonjour.

Frédéric Couchet : Je ne sais pas de quoi tu vas nous parler aujourd’hui, mais tu m’as dit que tu avais quatre petits sujets.

Isabelle Carrère : Oui, j’ai quatre petits sujets, plutôt politiques les uns et les autres. Aujourd’hui, je vais vous raconter des histoires, des petites histoires.
Une des premières histoires concerne des abus que nous dénonçons à Antanak.
Tellement l’utilisation d’un ordiphone est devenue courante qu’on dirait qu’elle devient obligatoire. Oui, je parle d’ordiphone plutôt que de smartphone, smart signifie « chic, élégant, intelligent » et là, en l’occurrence, ça ne me paraît pas adapté.
J’ai une histoire, là-dessus, je vous la racont. Une personne attend que son assurance lui adresse un expert à la suite d’un dégât des eaux dans son appartement. Après une attente plutôt longue, elle reçoit un appel d’une entreprise mandatée par l’assureur et l’expert lui donne un rendez-vous téléphonique. Jusque-là tout va bien. Le jour J, l’expert lui demande de se mettre en visio de manière à faire la visite d’expertise en visio. Il voulait constater les dégâts depuis un ordiphone, il était sûr de lui, de son bon droit et de ses exigences. La personne lui dit « en fait, je n’ai pas d’appareil pour faire une visio » et ça provoque un grand silence. Apparemment, cela ne fait pas du tout partie des concepts de l’expert, tout le monde a un appareil pour faire une visio, voyons ! « De toute façon, il n’y a pas d’autre moyen et on ne fait pas de déplacement pour un si petit sinistre, alors c’est ça ou rien. »
C’est drôle, non ? En fait non ! Pour nous, tout ce qui s’apparente à une obligation de matériel, d’équipement, déjà c’est compliqué, mais là, en plus, ce qu’on a trouvé notable quand on a eu vent de cette histoire, c’est le décalage entre des pratiques que certains/certaines veulent affirmer sans se préoccuper d’un accord ou d’un partage des tenants et aboutissants. De notre autre point de vue c’est abusif. On menace pour arriver à ses fins, c’est ça ou rien !

Une autre histoire, plus grave. Une femme est venue à l’une de nos permanences d’écrivain numérique public. Incapable de faire elle-même la démarche de naturalisation pour elle et, ne connaissant pas encore Antanak, quelqu’un lui a indiqué une structure qui peut s’en charger. En fait, il va s’avérer qu’il s’agit d’une entreprise qui se montre dans plusieurs publicités, notamment dans les gares avec des grandes affiches, des couleurs, des écritures, qui ressemblent à une affiche officielle, juridique, d’État. D’ailleurs, on a vérifié depuis, leur site est de même, mettant ainsi une confusion dans les esprits qui iraient trop vite.
Cette personne se voit demander 1 700 euros pour faire sa démarche. Elle se décarcasse pour trouver la somme, elle est sûre que c’est ça qu’il faut, que ça va l’aider, que ça va aller vite, que ça va être bien, elle transmet tous les documents qu’on lui demande et elle attend le retour de la préfecture. Le retour est négatif. Les gens de l’entreprise, je ne vais pas la citer, ont omis de faire traduire certains des documents par un traducteur assermenté, donc le dossier a été refusé !
La démarche en question, quand on a bien tous les papiers correctement établis, se fait sur Internet, peut-être en une demi-heure. Elle est gratuite. Et là, des escrocs qui ont pignon sur rue, qui mettent des grandes affiches dans les gares, notamment à Paris, mais aussi à Marseille et à Lille, se font de l’argent sur la tête, sur le dos des pauvres, des gens qui ne savent pas ou ne voient pas. Leur affiche prétend « aider à l’immigration », je cite, c’est pour de vrai, et faire les démarches pour obtenir des papiers, faire des dossiers à la préfecture pour être en règle. C’est honteux !
Antanaka a écrit à la préfecture, au service du défenseur des droits du 18e. On va voir ce qui nous est répondu et, s’il faut faire d’autres écrits, on en fera d’autres.

Ma troisième histoire est plus drôle. C’est à propos de la numérisation de tout dans la société, qu’on croit être acquise et qui continue d’apparaître comme normale, logique, dans le sens des évolutions techniques et sociétales. On a déjà parlé ici du peu de sens écologique de tout cela, des coûts induits en termes de manque de respect du vivant, des terres, des territoires où vivent des humains, des humaines et des non-humains, non-humaines, du gâchis de l’eau, de l’énergie, etc. Peut-être est-ce une chose connue des auditeurices mais moi je ne le savais pas. J’ai rencontré une personne qui fait des développements de bandes de cinéma, du Super 8, du 9,5, du 7, bref toutes les bandes créées par des cinéastes qui ne font pas que du numérique. En plus du développement, elle numérise ensuite les films. Elle a toute une activité avec les lieux où l’on conserve des versions de films, des médiathèques, des cinémathèques et même l’INA, Institut national de l’audiovisuel. Tout le monde s’est empressé de tout numériser, de remplir des serveurs, de les rafraîchir, de sauvegarder sur d’autres, etc., bref !, de faire fonctionner toutes ces usines de données qu’on connaît bien maintenant.
Eh bien figurez-vous qu’une sorte de marche arrière est en train de s’opérer. Il y a des films en version numérique qui sont en train d’être recopiés sur des bandes, car les responsables se sont rendu compte de la place et du coût de tous ces films sur des serveurs, des films qui, par ailleurs, ne sont parfois visionnés que très peu souvent, des documentaires, des films qui n’ont pas trouvé leur public à leur sortie, etc.
Cette personne a donc une commande de l’INA là-dessus. Les rouleaux de bandes prennent, certes, un peu de place physique, mais c’est aussi moins coûteux et moins gourmand en énergie et tout ça. C’est drôle non ?

Pour finir, je voulais juste lire le petit texte qu’on a écrit pour prendre part à la proposition de l’April sur la plateforme citoyenne de la Cour des comptes, j’imagine que vous en avez déjà parlé ici, sur l’écart entre les théories et les réalités des utilisations du Libre par l’État et les collectivités, notamment via les dépenses faites. L’April a proposé qu’il y ait une transparence plus grande qui soit faite là-dessus.
On avait donc écrit ce petit texte pour appuyer ça et faire partie de ceux qui soutenaient cette proposition sur la plateforme de la Cour des comptes.
« Tout ce qui est traité en vue du bien commun devrait – cela paraît évident – ne pas être laissé à la main de solutions propriétaires. Il en est de l’informatique et du numérique comme de plusieurs autres sujets, par exemple l’éducation, la recherche la santé, bref !
Là où l’on en est, il est indispensable et urgent de s’atteler à partager les modalités numériques et cela passe par la transparence sur ce qui est actuellement privilégié, ce qui est réel dans les utilisations au niveau du ministère et de celui des collectivités locales en nature, en volume, en motivation, en coût pour le collectif, en incidence écologique, etc.
Ni l’État ni personne ne peut encore nier les bienfaits et l’utilité du logiciel libre. Tout le monde sait que si des choix différents continuent d’être faits c’est que d’autres raisons sont jugées prioritaires. Mais de quoi s’agit-il donc ? De quels intérêts ? De quels types d’imposition capitaliste s’agit-il encore et encore ? Merci à l’April.

Frédéric Couchet : Merci aussi à Antanak d’avoir soutenu donc cette proposition. C’est effectivement dans le cadre de la consultation de la Cour des comptes. La proposition visait à l’évaluation des dépenses logicielles de l’État et des administrations centrales depuis 2017, on a mis une date précise, on laissera les auditeurices comprendre pourquoi on a mis 2017. C’est arrivé en septième position des propositions les plus soutenues et il y a eu, je ne sais plus, je crois plus de 900 contributions, donc la septième la plus soutenue. Après le choix de la Cour des comptes n’est pas basé exclusivement sur l’ordre.

Isabelle Carrère : Non ! Mais quand même, ça fait quand même du sens.

Frédéric Couchet : Ça fait quand même du sens. On remercie évidemment les personnes qui ont soutenu. La Cour des comptes annoncera en janvier les propositions sur lesquelles elle se penchera. Il faut savoir aussi que la Cour des comptes a récemment publié un rapport sur la Direction du numérique dans lequel elle mettait elle-même en exergue cette problématique-là. On a donc bon espoir que cette évaluation financière des dépenses logicielles de l’État et des administrations centrales soit mise à l’ordre du jour de la Cour des comptes.
Merci Isabelle, c’était la chronique d’Antanak. Antanak, vous êtes nos voisines. Le site web c’est antanak.com, avec un « k » à Antanak. L’adresse c’est 18 rue Bernard Dimey dans le 18e arrondissement de Paris et le studio est au 22 rue Bernard Dimey. Je le dis parce que dans l’émission de vendredi soir, j’ai dit toute la soirée que le studio était au 18 rue Bernard Dimey, j’espère que des gens ne sont pas pointés juste à côté et n’ont pas trouvé le studio, mais je ne crois pas.
On se dit au mois prochain pour la prochaine chronique.

Isabelle Carrère : À très bientôt. Merci beaucoup.

Frédéric Couchet : Nous allons faire une pause musicale.

[Virgule musicale]

Frédéric Couchet : Après la pause musicale, nous n’allons pas tellement changer de sujet, nous allons parler de médiation numérique et de libertés informatiques. Nous allons écouter Le Grand Vertige par Le Crapaud et La Morue. On se retrouve dans deux minutes trente. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : Le Grand Vertige par Le Crapaud et La Morue.

Voix off : Cause Commune, 93.1.

Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Le Grand Vertige par Le Crapaud et La Morue, disponible sous licence libre Creative Commons Partage dans les mêmes conditions, CC By SA 3.0. Merci à Joseph Garcia, de notre équipe musique, pour cette découverte.

[Jingle]

Frédéric Couchet : Nous allons passer au sujet suivant.

[Virgule musicale]

Médiation numérique et libertés informatiques, avec Julie Brillet formatrice et médiatrice numérique pour L’Établi numérique et Loïc Gervais, chargé de projet inclusion numérique au département de la Haute Savoie

Frédéric Couchet : Nous allons poursuivre par notre sujet principal, qui va porter aujourd’hui sur le thème de la médiation numérique et des libertés informatiques, avec Julie Brillet, formatrice et médiatrice numérique pour l’Établi numérique, et Loïc Gervais, chargé de projets inclusion numérique au département de la Haute-Savoie.
N’hésitez pas participez à notre conversation au 09 72 51 55 46 ou sur salon web dédié à l’émission, sur le site causecommune.fm, bouton « chat », salon #salonlibreavous.
On va d’abord vérifier que nos invités sont avec nous, car ils sont tous les deux à distance. Julie, Loïc, vous êtes avec nous ?

Julie Brillet : Oui, je suis là.

Loïc Gervais : Moi aussi.

Frédéric Couchet : Super. Bonjour. On va commencer par une petite présentation rapide de chacune et chacun. On va commencer par Julie Brillet.

Julie Brillet : Bonjour. Bonjour à toutes et à tous. Moi c’est Julie. Je suis formatrice et médiatrice numérique dans une coopérative qui s’appelle l’Établi numérique. Avec mon collègue Romain, nous faisons de l’éducation populaire aux enjeux du numérique. Voilà pour moi.

Frédéric Couchet : Très bien. Loïc Gervais.

Loïc Gervais : Bonjour Frédéric. Bonjour aux auditrices et aux auditeurs. Je suis donc chargé de projets inclusion numérique au département de la Haute-Savoie et je travaille dans le domaine de la médiation numérique depuis 20 ans.

Frédéric Couchet : Très bien. C’est intéressant. Dans ta présentation tu as employé deux termes différents mais qui sont peut-être proches, je vais vous le demander : tu as employé « inclusion numérique » et « médiation numérique ». Ma première question, ça va être un petit peu de préciser ce qu’est la médiation numérique, quels sont les objectifs. En introduction, avant de vous laisser la parole, je vais regarder la page Wikipédia en fait, je vais vous lire le début de la page Wikipédia, vous me direz ce que vous en pensez, si vous avez la même définition. Sur Wikipédia « la médiation numérique désigne toutes les techniques, formats et méthodes d’accompagnement vers l’autonomie numérique. Ce terme est souvent utilisé en lien avec des publics en situation d’illectronisme, mais n’est pas exclusif de ce type de public. La médiation numérique est aussi souvent appelée inclusion numérique. »
On va peut-être commencer par Loïc : est-ce que cette définition te convient ? Est-ce que tu en as une autre ? Quelle est ta définition de la médiation numérique ?

Loïc Gervais : Pour moi, la médiation numérique, c’est permettre à chacune et à chacun d’entre nous de se forger une opinion sur les enjeux de la société numérique. Concrètement, le médiateur ou la médiatrice numérique va accompagner tout un chacun dans la prise en main des outils, des usages en général du quotidien, et va permettre d’appréhender les enjeux du numérique dans la société. C’est un point de vue très théorique. Ça pourrait, tout aussi bien, d’aller à expliquer la différence entre le clic gauche et le clic droit de la souris, par exemple, à des éléments de compréhension sur la vidéosurveillance algorithmique, pour prendre des sujets un petit peu plus d’actualité.
Par contre, dans cette définition dans Wikipédia, avec laquelle je ne suis vraiment pas du tout d’accord, mais que je rejoins dans certains aspects, c’est qu’effectivement, dans les faits, concrètement, le champ de la médiation numérique est plutôt réduit à du remplissage de formulaires en ligne, alors que, historiquement, elle s’inscrit dans une logique d’éducation populaire au numérique.

Frédéric Couchet : D’accord. Julie, de ton côté ?

Julie Brillet : Je suis assez raccord avec Loïc. En tout cas, je dirais que l’objectif de l’autonomie est intéressant en soi, parce que ça peut vouloir dire qu’à terme les personnes doivent pouvoir se passer de médiateur ou de médiatrice numérique. Mais, en même temps, c’est juste un vœu pieu, parce que les médiateurs et médiatrices numériques agissent effectivement pour une meilleure compréhension des enjeux, pour réduire les inégalités face au numérique, mais, en fait, il y a plein d’autres facteurs qui font qu’il y a un accès très inégalitaire au numérique, par exemple, le manque d’accessibilité des sites.
Sinon, je suis d’accord pour insister sur le fait que ce n’est pas de seulement de l’accompagnement à l’usage, mais bien aussi une compréhension des enjeux, par exemple en ce moment autour de l’IA générative, comprendre comment ça marche, etc.

Frédéric Couchet : D’accord. Si je comprends bien ce que vous avez dit, comme l’a expliqué Loïc, de quelque chose qui peut paraître basique à des gens qui ont l’habitude, comme la différence entre le clic droit et clic gauche, à des choses beaucoup plus compliquées et qui sont d’actualité, tu viens de parler de l’IA, de la surveillance généralisée, de l’algorithmie. Ça couvre donc un large champ de domaines de l’informatique et pas forcément uniquement des domaines qui sont immédiatement, entre guillemets, « applicables » par le public, par exemple comme tu dis, pour remplir des formulaires ou, simplement, pour vivre sa citoyenneté en ligne. C’est ça ?

Julie Brillet : Oui, ça correspond à ça et ça fait que les médiateurices numériques touchent des publics très variés. Là, on a parlé de deux grands pôles avec les publics en difficulté et ceux qui sont moins en difficulté, mais on pourra peut-être creuser cet aspect-là, parce que ce n’est pas tout noir ou tout blanc. On touche aussi bien des personnes jeunes, des enfants, des parents, des adultes, des seniors. En tout cas, il y a toujours cette question d’articulation entre les usages du quotidien, mais aussi la compréhension des enjeux, y compris la compréhension des enjeux par des personnes qui ne sont pas à l’aise sur le numérique. C’est vraiment hyper-important pour que tout un chacun puisse avoir un avis éclairé sur le numérique de façon générale.

Frédéric Couchet : Loïc, toi qui es chargé de projet inclusion numérique, est-ce que tu fais une différence entre « inclusion numérique » et « médiation numérique » ? Ou est-ce que c’est vraiment la même chose ?

Loïc Gervais : J’ai envie de dire que ce sont des débats que je laisse à d’autres. Je suis désolé de botter en touche.

Frédéric Couchet : Tu as le droit !

Loïc Gervais : Parfois, j’ai plus l’impression qu’il s’agit de questions de marketing que d’autre chose. Historiquement, j’ai toujours employé le terme de médiation numérique. Ce que j’aime bien dans inclusion numérique c’est qu’on peut poser la question de deux manières : est-ce qu’il s’agit d’inclure au numérique ou est-ce qu’il s’agit d’inclure par le numérique ? À la rigueur, c’est peut-être l’intérêt que je vois de ce mot parce qu’il peut être bivalent.

Frédéric Couchet : D’accord. Quelle différence fais-tu entre inclure au numérique et par le numérique ?

Loïc Gervais : Inclure au numérique ça serait, par exemple, expliquer comment fonctionne tel ou tel outil, tel l’usage ou appréhender tel enjeu, alors que inclure par le numérique, ça serait se dire « j’ai des publics empêchés, quelle que soit leur situation, comment le numérique pourrait, éventuellement – éventuellement a vraiment toute son importance – leur permettre d’être mieux inclus dans la société d’une manière générale ?

Frédéric Couchet : D’accord. Au département de la Haute-Savoie et toi, Julie, côté Établi numérique, quelle est la principale population avec laquelle vous travaillez ? Est-ce que ce sont vraiment majoritairement des gens qui sont éloignés du numérique, qui, pour la plupart n’y ont pas touché ? Et aussi les catégories d’âge : est-ce que ce sont des personnes plutôt âgées, des personnes jeunes ? Quels types de public, touchez-vous ? Julie.

Julie Brillet : Le problème c’est que nous ne sommes pas une structure qui a des locaux. On intervient dans d’autres structures, donc ce sera assez difficile de dire qu’on a des publics en général.
En fait, je serais tentée de répondre qu’il y a plein de lieux différents de médiation numérique, ça peut être aussi bien les écoles, les bibliothèques, les centres sociaux, les maisons de quartier, des associations, etc., qui vont toucher leur public avant tout. Pour avoir beaucoup travaillé en bibliothèque, en bibliothèque ça dépendait des propositions qu’on faisait. Par exemple, sur les ateliers d’initiation ou d’accompagnement au numérique, on touchait principalement un public de retraités, mais c’était aussi très lié au fait que c’est un public, en tout cas dans la bibliothèque où je travaillais, qu’on avait beaucoup en bibliothèque et qu’on arrivait à bien toucher, qui avait une forme de curiosité par rapport à ça. En fait, ça dépend vraiment des structures.
Juste pour rebondir sur ce que disait Loïc sur les différences inclusion, médiation numérique, je le rejoins aussi sur le fait que les deux termes peuvent être utilisés de façon différente. J’ai tendance à plutôt utiliser le terme « médiation numérique », mais ça dépend aussi de qui les utilisent. Régulièrement, notamment dans des dans des projets relatifs à des politiques publiques, parfois le terme inclusion numérique restreint cette problématique-là à l’accès au droit et à l’accompagnement aux démarches administratives. Du coup, je reviens bien à ce que je disais avant : non, ce n’est pas que ça. La médiation numérique ou l’inclusion numérique, c’est aussi la sensibilisation aux enjeux, etc.

Frédéric Couchet : D’accord. Et côté département de la Haute-Savoie, Loïc, le type de public ?

Loïc Gervais : Potentiellement tout le monde, c’est relativement simple. Pour prendre deux exemples diamétralement opposés, ça peut être la femme enceinte de trois mois, puisque, en général, elle a une visite chez mes collègues de la Protection maternelle et infantile et elle peut arriver avec une question, et ce n’est vraiment pas une façon de penser, du type : est-ce que les ondes de mon téléphone portable sont dangereuses pour le développement de mon fœtus ? Donc, là, il faut bien faut bien répondre quelque chose à sa question et l’accompagner là-dedans. Et ça va jusqu’à la fin de vie. Je suis rattaché à l’action sociale et l’action sociale est dirigée vers tous les publics empêchés, toutes les personnes qui ont des situations particulièrement complexes. Mais, vraiment, tout le monde est concerné, si on n’est pas concerné aujourd’hui, on peut être concerné demain, tu as évoqué la question de l’âge. Par définition, nous sommes tous les trois destinés à vieillir et si nous n’avons pas besoin d’accompagnement aujourd’hui, nous en aurons peut-être besoin dans 10 ans, 15 ans ou 20 ans.

Frédéric Couchet : Tout à l’heure, Julie a parlé de l’accessibilité. Je ne sais pas quel âge vous avez, moi j’ai 54 ans, je porte maintenant des lunettes et je me rends compte que, pour un certain nombre de choses j’ai plus de difficultés qu’avant. La pratique change, peut-être que l’accompagnement change effectivement avec l’âge, donc cette question d’accessibilité est fondamentale.
D’ailleurs, Loïc, est-ce que, au niveau du département de la Haute-Savoie, tu travailles de concert avec les services informatiques qui créent des sites web, notamment sur la partie accessibilité ?

Loïc Gervais : Tout à fait. Tous les départements ont, comme compétence obligatoire, le handicap. Tous les départements portent ce qu’on appelle une MDPH [Maison départementale des personnes handicapées], une maison départementale pour les publics en situation de handicap. Toutes les MDPH de France et de Navarre ont un site internet et elles ont toutes, aussi, une manifestation physique. Tout le monde est au clair pour dire que le bâtiment physique doit être accessible, typiquement pour des fauteuils roulants, tout le monde sait faire, tous les architectes intègrent ça dans leur cahier des charges. Par contre, il est vrai que sur la version numérique on a pris beaucoup plus de retard, d’une manière générale en France, je crois qu’il y a quelque chose comme 95 % des sites de services publics qui ne sont pas du tout accessibles aux personnes en situation de handicap.
Quand je présente ça comme ça, je demande : est-ce que c’est une question vraiment numérique ou est-ce que c’est une question de la considération des personnes en situation de handicap dans la société ? Je préfère la deuxième version de la question, puisque, du coup, ça me dit que je ne suis pas vraiment en train de faire du numérique en tant que tel, « pur jus », entre guillemets, même si, quelque part, ça va se transformer en une adaptation du site internet avec du codage informatique, je suis en train de participer, très petitement évidemment, à une meilleure intégration, une meilleure prise en compte de la situation de ces personnes dans la société en général.

Frédéric Couchet : Je relaie d’ailleurs une remarque tout à l’heure de Audric sur le salon web qui disait « inclure le numérique dans la vie des gens », c’est donc ça l’enjeu de la médiation numérique ? Julie.

Julie Brillet : Il faisait plutôt référence à ce que disait Loïc. Après, « inclure le numérique dans la vie des gens », c’est en fonction des besoins et des souhaits des personnes. En tout cas, je défends l’idée qu’on peut aussi vouloir se passer du numérique et que le droit à la déconnexion, à la non-utilisation de certains outils, parce qu’ils ne nous correspondent pas ou qu’on a pas envie d’alimenter certains aspects de ces outils, c’est tout à fait légitime et on ne peut faire cela qu’avec une connaissance assez fine du fonctionnement de ces outils.

Frédéric Couchet : Après, je reviendrai sur une question sur votre formation, il y a une question intéressante sur le salon web. D’autant que c’est de plus en plus difficile, aujourd’hui, de vivre sans outils numériques, parce que c’est carrément présent partout : au restaurant, maintenant, il n’y a quasi quasiment plus de cartes papier, dans beaucoup de restaurants il y a des QR Codes par lesquels on accède à un site web pour le menu, ensuite il faut payer via ce même site web. C’est quand même de plus en plus compliqué de ne pas avoir d’outils numériques pour vivre sa vie.

Julie Brillet : Eh oui, tout à fait ! J’ai travaillé en bibliothèque de 2003 à 2019. Je faisais de la médiation numérique dans le cadre de la bibliothèque, parce qu’on avait un espace numérique avec des ordis connectés à Internet, de l’accompagnement, etc., et j’ai vu évoluer les demandes du public. Au début, c’était vraiment des publics qui étaient assez autonomes, qui venaient plus pour pouvoir aller plus loin, pour pouvoir faire de la création numérique, des choses comme ça. Et petit à petit, on a vu arriver de plus en plus des personnes en grande difficulté, qui venaient nous voir parce qu’elles avaient besoin de s’inscrire à Pôle emploi, de faire une déclaration de ressources à la Caf. D’ailleurs dans le chat, je l’ai sous les yeux, comme le dit Audric, il y a des problématiques de périmètre du métier, en fait, ça a fait aussi glisser les métiers. Est-ce que les médiateurices numériques n’ont pas les mêmes compétences que celles, par exemple, des personnes assistantes sociales. Qu’est-ce qui fait la différence entre les métiers ? Il y a bien sûr des questions de compétences, de formation, d’éthique professionnelle et tout, en tout cas, c’est venu un peu bousculer tout ça.
Je te rejoins sur le côté est-ce qu’on peut se passer du numérique ? J’ai l’impression de me répéter depuis le début de l’émission, mais c’est en effet important d’avoir des temps un peu réflexifs sur le numérique pour se poser collectivement la question. Quel numérique veut-on ? Pour quel usage ? Quel numérique d’intérêt général veut-on, de façon générale, dans notre société ?

Frédéric Couchet : D’accord. On va revenir après sur cette question de numérique d’intérêt général qui m’intéresse, mais je vais quand même relayer une question très pertinente je ne sais plus de qui, Marie-Odile ou Audric, là ça défile un peu, sur votre formation. Quelle formation avez-vous tous les deux et quel est votre parcours ? Est-ce que vous avez tout de suite fait la médiation numérique ou pas ? On va commencer par Loïc

Loïc Gervais : J’ai un bac musique, ce qui est complément logique, évidemment, pour arriver là ! Comme je le dis en rigolant, je continue de manipuler un clavier avec des touches noires et blanches puisque j’étais pianiste à la base et, parfois, je décrypte des partitions qui sont tout aussi incompréhensibles pour le commun des mortels qu’une clé d’ut 3 ou du code HTML ! Ça, c’est pour le petit parallèle, pour le petit trait d’humour. Je n’ai, évidemment, aucune formation de base là-dessus. Je me suis retrouvé, un peu par hasard, à faire de la médiation numérique en 2005. En 2005, de toute façon, il n’y avait pas du tout de formation qui abordait ces choses-là, donc j’ai tout fait en autoformation.

Frédéric Couchet : D’accord. Et toi, Julie ?

Julie Brillet : C’est un peu le même parcours, parce que nous sommes arrivés dans la médiation numérique à peu près au même moment. En effet, il n’y avait pas de formation à ce moment-là. J’étais bibliothécaire et, comme je le disais tout à l’heure, on avait un espace numérique et, en fait, j’ai fait de la médiation numérique sans savoir que je faisais de la médiation numérique. Comme j’étais à l’aise avec le numérique parce que, venant d’une famille plutôt technophile, eh bien j’aidais les gens, mais je ne savais pas que ça portait un nom, c’est après coup que j’ai appris que ça s’appelait médiation numérique. Du coup, j’ai beaucoup appris, comme on dit, sur le tas, en faisant, en observant des collègues et en me documentant, en faisant de la veille, etc.

Frédéric Couchet : D’accord. Le salon est vraiment très actif aujourd’hui, je remercie les personnes qui sont sur le salon et je rappelle que si vous voulez participer c’est site causecommune.fm, bouton « chat », salon #libreavous.
Audric signale : « Parler des périmètres, ça me fait penser aux conseillers numériques qui étaient France services au départ. » J’avoue que je ne vois pas trop ce que c’est, je n’ai pas de connaissances sur le sujet. Est-ce que c’étaient des conseillères et conseillers numériques officiels de l’État, qui devaient accompagner des personnes ? L’un de vous deux peut-il expliquer ? Julie

Julie Brillet : Je veux bien expliquer ce que sont les conseillers numériques. En fait, les conseillers numériques, c’est un dispositif qui a été lancé à la suite du premier confinement, dans le cadre du Plan de relance. Lors du premier confinement, plein de personnes ont réalisé, alors qu’on le savait bien avant, qu’il y avait de très fortes inégalités face au numérique et qu’il fallait aider les gens. Il y a donc eu ce grand plan de recrutement de plusieurs milliers de conseillers numériques, au départ France services, avec plutôt l’idée que des collectivités locales ou des associations puissent recruter ces conseillers numériques sur des CDD de 18 mois, pour accompagner les gens au numérique et, en particulier, aux démarches administratives. Au départ, c’était en effet plutôt orienté France services. Ce sont ces espaces où sont mutualisés différents opérateurs, type Caf, etc., où on peut se faire accompagner sur ses démarches administratives.
Après, ça a un peu bougé. Je n’ai pas forcément les tenants et les aboutissants et je ne suis pas sûre que ce soit hyper-intéressant de rentrer dans les détails. En tout cas, ça vient encore toucher à ces questions : est-ce que l’accès au droit est central ? Est-ce que c’est la seule mission en lien avec l’inclusion numérique ? Peut-être que Loïc a des éléments complémentaires à ajouter par rapport à ce que j’ai raconté.

Loïc Gervais : Je vais essayer d’être synthétique. Effectivement, la crise Covid a effectivement été un révélateur des inégalités en matière d’accès au numérique à tous les niveaux. L’État a essayé de réagir en lançant une politique en réponse à ce besoin.
Ce qui est intéressant c’est qu’à l’époque l’État a dit « il y a un besoin qui couvre à peu près 13 millions de personnes et, pour répondre à ce besoin, on va embaucher 4000 personnes à qui on va demander si elles savent faire des tableaux excel, typiquement, pour les accompagner à l’autonomie sur un maximum de deux ans », sans définir ce que c’était que l’autonomie. C’est un peu compliqué et, du coup, le dernier rapport d’évaluation des dispositifs conseillers numériques est assez parlant là-dessus. Cette stratégie de l’État n’avait de stratégie finalement pas grand-chose, parce que le diagnostic était relativement flou, pas assez précis, on n’avait pas d’idée sur la manière d’aborder la chose, sauf en disant qu’il fallait des postes pérennes et on ne les a financés que sur deux ans. Partant de là, dès le départ ça ne pouvait pas marcher !
Aujourd’hui, on est toujours dans ce continuum, ce défi qui est de se demander comment on fait face à cette question de l’accompagnement aux usages numériques. Je me permets de préciser, je l’ai évoqué, on a commencé en 2005, je faisais de l’accompagnement il y a 20 ans, potentiellement j’en ferai encore dans 20 ans si je n’étais pas à la retraite ! Il y a toujours besoin d’accompagnants, ce n’est pas parce qu’on accompagne depuis 20 ans qu’il faut croire qu’on a plus besoin d’accompagner. On sait que c’est une action qui s’inscrit dans la durée, mais on n’a pas les moyens, d’aucune manière, pour inscrire cette action dans la durée.

Frédéric Couchet : Quand tu dis « on n’a pas les moyens » c’est au niveau État, collectivités territoriales aussi ?

Loïc Gervais : À tous les niveaux ! Je le disais tout à l’heure avec la politique handicap, typiquement, par exemple, la politique handicap est une politique de tous les départements. Tous les départements ont obligation de mener une politique handicap et ont des moyens associés pour mener cette politique. Là, aucune collectivité, que ce soit département, région, communautés de communes ou ville, n’a l’obligation de mener une politique inclusion ou médiation numérique, du coup, aucune de ces collectivités n’a les moyens financiers qui sont associés. Pour le dire autrement, toutes celles qui le font le font de manière volontariste, c’est donc toujours lié, plus ou moins, finalement, à la durée du mandat de l’élu qui a décidé de mettre ça en place. Alors que pour ce besoin, il faut se projeter à 20 ans, voire plus.

Frédéric Couchet : Si les responsables politiques avaient une vision à 20 ans ça se saurait !, enfin pas tous, pas toutes. Bon !
Tout à l’heure, Julie puis Loïc, vous avez parlé du confinement. Le confinement a aussi révélé que dans les familles, souvent, il n’y avait pas d’ordinateur ou, quand il y avait un ordinateur, en fait c’était un ordinateur unique qui était partagé. Aujourd’hui, est-ce le cas de la majorité des publics que vous avez et comment faites-vous ? Si vous accompagnez des personnes autour des enjeux du numérique, de l’informatique, mais qu’à la maison elles n’ont pas les outils, comment font-elles ? Elles vont dans des médiathèques, elles vont dans des lieux publics ? Comment ça se passe en pratique ?

Julie Brillet : La réponse est assez variée en fonction des publics. En effet, il existe toujours des espaces dans les bibliothèques, ou ailleurs, où il y a un accès à Internet sur des ordinateurs. Après, il y a aussi d’autres propositions. Pas mal de collectivités locales, de départements, par exemple, offrent des ordinateurs aux élèves boursiers ou des lycées qui équipent les lycéens d’ordinateurs. Il y a d’autres exemples comme ça.
Après, la difficulté avec ce genre de programme, c’est que donner accès aux outils c’est bien, mais, en fait ça ne suffit pas. Il y a aussi toute la question de l’accompagnement aux compétences et l’accès à la connexion.
En tout cas, il y a une initiative que je trouve intéressante, et peut-être que ça fera le lien avec la thématique de l’émission, sur la région nantaise. Pendant le premier confinement s’est montée une structure qui s’appelle la Maison du Libre. Elle n’est pas la première à faire ça, plein d’autres structures l’ont fait avant celle-ci : elle propose, en prêt ou en don, des ordinateurs reconditionnés sous Linux. Ça a permis à quelques familles de quartiers populaires de Nantes Métropole d’avoir accès, justement pendant le premier confinement, à des ordinateurs sous Ubuntu, si je me rappelle bien, à un prix tout à fait modique, voire gratuitement, en location. En tout cas, c’était vraiment une initiative intéressante, qui permet aussi de répondre aux besoins de matériel à des familles dans lesquelles il y avait, en effet, juste un ordinateur pour la famille ou un ordiphone, comme on le disait dans la chronique juste avant.

Frédéric Couchet : D’accord. Avant la pause musicale. Loïc, est-ce que tu veux compléter sur cet aspect matériel ?

Loïc Gervais : La question portait sur comment on répond. Je peux expliquer comment on a essayé traduire ça d’un point de vue politique par notre collectivité. La première des inégalités, c’est une inégalité d’accès au réseau, tout court. J’habite en zone de montagne, il y a des zones de montagne dans lesquelles on ne capte pas Internet ! C’est déjà la première chose qu’on doit faire.
On a parlé de matériel. On peut effectivement passer soit par la dotation directe, d’une manière ou d’une autre, soit, c’est l’option qu’on a choisie de notre côté, en s’assurant que, globalement, il y a un point d’accès relativement proche du domicile des personnes avec un accompagnement. Il ne s’agit pas juste de dire « il y a un ordinateur et débrouillez-vous ». C’est comme ça qu’on a essayé d’aborder les choses. Et puis, le troisième levier, le grand classique des politiques d’inclusion numérique, c’est celui de la montée en compétences des publics, c’est-à-dire, globalement, les former, pour le dire assez simplement, même si ça va un peu plus loin que ça.

Frédéric Couchet : D’accord. Comme on a un peu parlé d’Ubuntu et de logiciels libres, on va en parler un petit peu après, parce que, quand même, notre émission est consacrée aux libertés informatiques.
En attendant, on va faire une pause musicale qui a été choisie par Loïc. On va écouter Our lives change par Tryadi. On se retrouve dans trois minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : Our lives change par Tryad.

Voix off : Cause Commune, 93.1.

Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Our lives change par Tryad, disponible sous licence libre Creative Commons Partage dans les mêmes conditions, CC By SA 3.0.

[Jingle]

Deuxième partie 43’27

Frédéric Couchet : Vous êtes toujours sur Cause Commune 93.1 FM et partout dans le monde sur causecommune.fm. Nous parlons de médiation numérique et de libertés informatiques avec Julie Brillet, formatrice et médiatrice numérique pour l’Établi numérique, et Loïc Gervais, chargé de projets inclusion numérique au département de la Haute-Savoie.
Avant de parler un peu aussi de logiciel libre, de la partie libertés informatiques, j’avais une question, je relaie un petit peu aussi les remarques sur le salon. Tout à l’heure, je ne sais plus qui disait que le niveau des enjeux a augmenté par rapport à ce qu’il était quand vous avez commencé, il y a 15/20 ans. Est-ce que, en parallèle, le niveau de connaissances des personnes que vous rencontrez a augmenté aussi ? Et deuxième question : est-ce que ce qui se passe au niveau des écoles, notamment l’initiation au code et la spécialité NSI, Numérique et sciences informatiques, a eu des effets positifs ? Constatez-vous que, quelque part, ça a eu un effet sur l’acculturation numérique des enfants, des élèves. Je ne sais pas qui veut commencer.

Julie Brillet : Vas-y Loïc.

Loïc Gervais : Merci pour la patate chaude. Le niveau global a forcément augmenté. Quand j’ai débuté, les gens venaient me voir pour savoir ce que c’était qu’Internet. J’en ai quand même beaucoup moins, même si, maintenant, je ne suis plus en direct avec les publics qui viennent, juste pour savoir à quoi ressemble Internet. Au début, c’était vraiment ça.
Il a augmenté aussi parce que, du coup, c’est devenu quelque chose qui est beaucoup plus commun. En 2005, la moitié de la population française n’était pas du tout connectée à Internet. En 2005, on n’avait pas Facebook, on n’avait pas les moteurs de recherche, on n’avait pas Google, pour le dire encore plus rapidement. Du coup, c’était vraiment la grande inconnue, en tout cas au niveau du grand public.
Sur les effets des plans éducation au numérique, je crois que c’est Vincent Peillon qui avait lancé, dans les années 90, un grand plan qui s’appelait « Faire entrer l’École dans l’ère du numérique » [Discours de Vincent Peillon en 2012, NdT]. C’est difficile d’évaluer parce que, finalement, ce n’est que récemment qu’on a commencé avec des dispositifs comme Pix, qui est un outil d’évaluation des élèves, à mesurer le niveau de compétences justement des élèves. Avant, il y avait à un autre un autre logiciel d’évaluation [B2i], je vais dire ça comme ça.
Je ne suis pas persuadé que ça ait eu des effets d’une manière vraiment authentifiée.
Bien entendu, il y a une plus grande connaissance générale, mais, en même temps, il y a des problèmes qui sont de plus en plus pointus, je pense, par exemple, au respect des données personnelles, au respect du RGPD, il n’y a pas que les élèves qui sont concernés par ceci. À chaque rentrée scolaire, je prends le même exemple, celui des listes d’élèves qui sont affichées à l’extérieur des murs des écoles primaires. Bien que la loi soit adoptée depuis 2018, on constate, chaque année, cette même infraction au RGPD, que je pourrais illustrer, de la même manière, par celle du droit à l’image concernant les enfants.
Donc oui, il y a une montée en compétences, mais dès qu’on rentre dans la finesse des questions, eh bien on va perdre telle ou telle école et ça repose énormément, finalement, sur des individus en tant que tels.

Frédéric Couchet : D’accord. Julie sur ce sujet.

Julie Brillet : Je peux compléter en disant que quand on regarde les enquêtes, les différentes études par rapport sur les inégalités face au numérique, on voit que cette question des inégalités ne touche pas les personnes de façon indifférenciée, c’est-à-dire que ça dépend aussi beaucoup de son niveau de diplôme et de quelle classe sociale on vient. Par exemple, une chercheuse que je trouve vraiment hyper-intéressante sur les questions d’éducation aux médias et à l’information, qui s’appelle Anne Cordier, s’intéresse beaucoup aux pratiques numériques adolescentes. Elle disait, dans une des enquêtes qu’elle avait faites sur le terrain, où elle avait enquêté auprès de lycéens et collégiens en troisième et seconde, elle voyait par exemple que la culture des sources, c’est-à-dire savoir que telle source est plutôt une source de qualité ou pas, en fait chez les ados issus de milieux plutôt privilégiés, c’est une culture qui avait été transmise dans le cadre de leur famille. Par contre, les ados issus de milieux moins favorisés n’avaient pas forcément cette culture-là. On voit donc qu’il y a une partie des compétences numériques qui se transmet dans le cadre familial et que ça ne peut que reproduire des inégalités.
Donc, dès qu’on s’intéresse aux questions des inégalités face au numérique, on voit que ce n’est pas tout noir, pas tout blanc, il faut regarder, il faut creuser, s’appuyer aussi sur ce que disent les sciences sociales. Peut-être que le niveau a augmenté, je ne sais pas, mais quand on regarde de façon plus précise, il faut regarder chez qui ça a augmenté et chez qui ça n’a pas augmenté.

Frédéric Couchet : Je t’arrête peut-être. Tu dis que ça a augmenté chez des publics plutôt favorisés, notamment du fait de l’accompagnement par les parents, alors que les publics plus défavorisés ont peut-être encore plus décroché, parce que ça devient de plus en plus compliqué, et puis les parents ne peuvent pas accompagner, comme c’est le cas, d’ailleurs, dans d’autres au domaine de l’école. Est-ce que c’est ce que tu veux dire ?

Julie Brillet : À grosses mailles, oui c’est ça. Il faut faire attention, justement dans le cadre scolaire et dans le cadre de la médiation numérique, à vraiment investir justement l’accompagnement des publics plus jeunes, parce que, en effet, la transmission dans le cadre familial est hyper-inégalitaire.

Frédéric Couchet : D’accord. Public plus jeune, ça me fait dire que c’est un public de plus en plus gafamisé, en tout cas qui utilise de plus en plus d’outils des géants du Web. Comment gérez-vous ça par rapport aux enjeux, par rapport à l’utilisation de ces outils-là ?, parce que, finalement ces jeunes-là ont l’impression de les maîtriser. Par rapport aux enjeux dont on a parlé tout le l’heure – données personnelles, droit à l’image, etc. – comment travaillez-vous à ce niveau-là ? Julie.

Julie Brillet : Je dirais que le cœur du métier de médiateurice numérique, c’est savoir articuler les usages des personnes qui viennent nous voir avec les enjeux qui permettent une meilleure compréhension des outils qu’ils et elles utilisent. Je dirais qu’il n’y a pas de baguette magique. C’est, en effet, trouver le juste équilibre entre une sensibilisation aux enjeux, une compréhension des enjeux, etc., et, en même temps, ne pas se positionner en donneur de leçons adulte qui va expliquer au jeune que ce qu’il fait ce n’est pas bien. Il y a quand même déjà un discours médiatique sur les pratiques juvéniles qui est hyper-méprisant, on ne va pas en rajouter une couche. Je dirais que la problématique des GAFAM ne concerne pas que les jeunes, elle concerne vraiment tous les publics.
Pour donner un exemple très concret : une personne vient pour créer une adresse e-mail, qu’est-ce qu’on va lui recommander comme adresse e-mail ? Il y aura plein de plein de réponses différentes. Ma façon d’accompagner ce sera de proposer deux alternatives, on va dire gmail et ProtonMail, par exemple, en disant les forces et les faiblesses de chacun de ces outils, avec en tête le fait que la personne peut peut-être rechercher une facilité d’utilisation et le fait qu’une adresse gmail va lui permettre de se connecter à plein de services, ce qui pose plein d’autres problèmes. En tout cas, pour moi c’est vraiment accompagner pour un choix éclairé de son outil numérique et savoir que gmail, c’est Google et ce que ça implique derrière en termes de deux d’intimité numérique.

Frédéric Couchet : Loïc, sur cette question de choix éclairé de l’outil numérique ?

Loïc Gervais : Je trouve qu’on fait trop reposer cette question de choix sur les publics qui sont les plus en difficulté. Nous essayons, évidemment nous ne sommes pas sûrs d’y arriver, de changer d’angle et, finalement, non pas de nous adresser au public et, en ce qui me concerne, de m’adresser à ceux qui accompagnent les publics, en l’occurrence, dans le département, aux travailleurs sociaux. Chez nous, les travailleurs sociaux accompagnent des personnes vraiment en difficulté, des enfants placés, des femmes victimes de violences, des sans-abri, des bénéficiaires du RSA, des personnes vraiment en situation de grande précarité. Par essence, ils vont manipuler des données particulièrement sensibles et ils ont pour objectif, vu qu’ils sont travailleurs sociaux, d’accompagner finalement à l’autonomie et à l’émancipation de l’individu. J’essaye donc de redonner du sens à ça en le mettant en cohérence avec les outils qu’on utilise : est-ce qu’on redonne de l’autonomie et de l’émancipation à un individu quand on utilise un outil privateur de liberté ? La réponse que je fais, de mon côté, est non. Ça tombe bien, mon délégué à la protection des données va me dire « en plus, ce n’est pas compatible avec les directives que pourrait nous donner la Commission nationale informatique et libertés ». Mais ça ne se fait pas du jour au lendemain de passer de l’échange WhatsApp de groupe avec les jeunes à l’échange Signal.
Il faut bien fixer le pourquoi on le fait, donner du sens à ce qu’on fait, rappeler qu’on le fait dans ce cadre-là. De la même manière, ça me paraîtrait très violent de dire à la personne que j’accompagne « dorénavant vous n’utiliserez plus WhatsApp, vous utiliserez Signal », parce que qu’est-ce qu’il va se passer ? Elle va rester un peu toute seule à utiliser Signal, ça serait la couper du reste de sa communauté.
Donc, dans le cadre de notre relation d’accompagnant à accompagné, « nous allons utiliser ces outils-là parce qu’ils sont conformes au cadre de travail dans lequel on évolue, c’est-à-dire que ce sont des outils dans lesquels on peut avoir – j’entendais l’intervenante précédente dans la première chronique – confiance et c’est important. Après, évidemment, on ne peut pas savoir comment ça va infuser, diffuser dans le public et il y a certains outils sur lesquels, de toute façon, on ne peut pas donner d’alternatives, notamment les outils qu’utilise particulièrement la jeunesse. Si je pense à TikTok, ça va ça va être très compliqué, pour moi, de dire « utilise tel ou tel autre outil, tu auras une communauté de deux personnes ! ». Ce n’est pas probant.
Plutôt que d’agir directement sur les publics, à notre échelle, on essaye d’agir d’abord sur les professionnels, ceux qui accompagnent. Parce que, finalement, être exemplaire, c’est un grand mot, mais c’est un peu l’idée, sans vouloir être prétentieux, bien entendu, ce n’est pas ça le propos, mais balayer devant sa porte.

Frédéric Couchet : OK. D’accord. Le temps file, mais vous avez fait tous les deux la transition vers la place du logiciel libre, des ressources libres et aussi des services libres, parce que ce n’est pas que la partie logiciels. Tout à l’heure, Julie, tu as employé le terme, je crois bien, de numérique d’intérêt général. J’ai envie de te demander quelle est la place du logiciel libre, des services libres, des ressources libres dans cette action de médiation numérique.

Julie Brillet : Je répondrai que ça dépend des médiateurices numériques. En tout cas, on va dire que les médiateurs numériques historiques, ceux qui viennent plutôt du milieu de l’éducation populaire, qui ont une vision émancipatrice de leur mission, sont souvent très connectés, on va dire, à la façon de réfléchir le Web des années 90 et après, avec un côté vraiment très utopiste : le Web va permettre un accès très partagé à la culture, on va se partager des ressources suivant un principe non-marchand. Ce sont souvent des professionnels qui sont très promoteurs et promotrices des communs numériques, du logiciel libre, parce que c’est assez cohérent.
Je dirais que maintenant les enjeux sont un peu plus déplacés autour des questions de sensibilisation, autour des questions de GAFAM, autour des questions de capitalisme de surveillance, de fuite de données personnelles. En fait, on peut assez facilement articuler tout ça avec, justement, une promotion des communs numériques, du logiciel libre, autour des questions de transparence, et autour des questions de liberté informatique de façon générale. En tout cas, une partie des médiateurs et des médiatrices numériques est vraiment très liée, justement, aux valeurs des communs numériques, d’ailleurs, souvent, ils partagent leurs ressources, leurs contenus d’ateliers sous licence libre. C’est quelque chose qui est très ancré.
Après, je pense que j’ai un gros biais, parce que je fais moi-même partie de ces communautés-là, on se connaît beaucoup et, forcément, j’ai sans doute une vision un peu déformée, mais c’est loin d’être le cas de toutes les personnes qui font de la médiation numérique.

Frédéric Couchet : On va demander la vision côté département de la Haute-Savoie. Loïc.

Loïc Gervais : Je vais dire que je suis un peu près du même moule que Julie, si je puis me permettre de dire ça comme ça. C’est vrai qu’à titre personnel j’ai commencé avec la Déclaration d’indépendance du cyberespace, le Manifeste d’Aaron Schwartz [Guerilla Open Access Manifesto.], des choses qui paraissaient tellement évidentes, et puis, accessoirement, je n’habite pas très loin du CERN.

Frédéric Couchet : Là où est né le web.

Loïc Gervais : C’était vraiment quelque chose d’ancré sur le territoire, ce qui fait que j’ai croisé beaucoup de personnes qui travaillaient au CERN et qui, globalement, ne contredisaient pas trop cette vision du monde du numérique.
Ce qui me paraît important, c’est que le numérique n’est pas une question informatique, c’est vraiment une question politique, pas une question politique gauche/droite, ce n’est pas le sujet, c’est la question de quelle société on veut et, globalement, quel numérique on souhaiterait. Quelle forme voudrait-on que le numérique en soit l’objet ?, pour le dire simplement. Est-ce que des principes de diffusion de la connaissance, de partage, sont ce qu’on veut prôner, ou pas ? Si on est sur des choses plus inégalitaires, on a parfaitement le droit, ce n’est pas le souci, et l’outil ne va être, finalement, que l’outil du projet politique qu’on porte. C’est ça qui est intéressant et qui me paraît intéressant, finalement, à mettre dans la médiation numérique.
Comme l’idée d’autonomie c’est essayer de redonner du pouvoir d’agir à l’individu et à la société, parce que c’est à la fois l’individu et la société qu’on accompagne, il faut leur montrer l’éventail des chemins possibles. Il y en a plusieurs et après, à lui, à elle, à eux, à nous, de faire les choix qu’on estime bons. Je n’ai aucun problème avec les personnes qui ne jurent que par le propriétaire, qui sont très contentes de ça, qui s’éclatent là-dedans. Je ne suis pas là pour évangéliser, si je peux dire ça comme ça, tel ou tel au Libre. Je suis là pour montrer qu’il y a des alternatives, parfois pour les mettre en place pour des raisons particulièrement précises dans le cadre de mes missions et pour ouvrir, j’ai envie de dire, le champ des possibles, tout simplement.

Frédéric Couchet : D’accord. Sur cette partie logiciels libres, outils libres, je suppose que la difficulté différente entre, par exemple, installer un système libre et permettre aux gens de faire de la bureautique avec LibreOffice, de naviguer sur le Web avec Firefox, et la question des services libres qui seraient des alternatives. Tout à l’heure, par exemple, Loïc a parlé de Whatsapp. C’est effectivement compliqué, aujourd’hui, d’emmener les gens sur autre chose que Whatsapp. On va dire qu’aujourd’hui, par exemple sur les aspects des usages classiques de bureautique c’est relativement facile. Ma question : est-ce que la difficulté n’est pas plutôt sur la partie des services que proposent notamment les GAFAM ? Julie.

Julie Brillet : Je dirais que la difficulté principale est vraiment sur tous les services pour lesquels il est difficile de migrer à cause de l’effet réseau, c’est-à-dire tous les réseaux sociaux, WhatsApp, etc. Contrairement au fait de basculer sur LibreOffice, on peut basculer tout seul dans son coin de word à LibreOffice, ça ne posera pas de problème, autant basculer tout seul dans son coin de X à Mastodon, ça implique qu’on ne retrouvera pas exactement les mêmes personnes. Pour moi, il y a un vrai enjeu à trouver des espaces et des moments pour essayer de faire en sorte que collectivement, à l’échelle d’un réseau amical, d’une famille, d’une association, etc., on puisse justement changer de type d’outil. En tout cas, si ça reste sur un échelon individuel, c’est vrai que c’est un peu compliqué.

Frédéric Couchet : Loïc, là-dessus.

Loïc Gervais : À l’échelle d’une collectivité, où nous embauchons 3000 agents, il y a des changements qui sont plus simples à opérer que d’autres, les changements de solutions de visioconférence. Dans notre collectivité, en l’occurrence, on a fait le choix de BigBlueButton, vraiment parce que c’était libre, ça a été quasiment le premier critère de choix. Ce n’est pas plus compliqué à prendre en main que Teams, par exemple, pour ne citer que celui-là. Par contre, comme pour tous les logiciels, comme pour tous les services, ça demande à être accompagné au quotidien parce qu’il y a parfois une interface qui nous déroute, parce qu’il n’y a pas, j’ai envie de dire, toute la puissance de frappe qui se traduit par des interfaces plus intuitives ou des choses auxquelles on est plus habitué. Je compare souvent à ça : j’ai appris à conduire avec une 4L avec les vitesses au tableau de bord. Quand je me suis retrouvé avec une voiture avec la boîte de vitesses au plancher, je me suis demandé comment j’allais m’en sortir. J’ai eu de la chance, toutes les voitures de l’époque avaient ce système-là ! Donc un changement qui nous met dans une position inconfortable, c’est qu’on change tout sans rien changer !
Dans une collectivité, c’est beaucoup plus complexe, parce que souvent les logiciels métiers sont liés. Il ne s’agit pas seulement de changer un logiciel par un autre, il s’agit de s’assurer de la façon dont ce logiciel est lié à un autre et quelles implications ça va avoir. C’est pour cela que ça prend du temps, en général, de faire des migrations de tout en rien. Je crois que la ville de Munich avait pris cinq ou six ans pour faire toute sa migration. Ça implique évidemment une décision politique forte et, nécessairement, de l’accompagnement derrière, parce que certaines personnes vont être déboussolées parce qu’elles se retrouvent avec un environnement différent, tout simplement.

Frédéric Couchet : On a bien compris que l’accompagnement c’est la clé, c’est le mot qui revient le plus souvent.
On approche bientôt de la fin de l’échange. Avant, pour ne pas oublier, Julie, en parlant d’accompagnement, est-ce que tu peux nous expliquer en deux/trois minutes ce que fait concrètement l’Établi numérique, quelques exemples ?

Julie Brillet : On fait beaucoup de formation professionnelle, on forme les médiateurs et médiatrices numériques et on fait pas mal d’ateliers autour de l’impact écologique du numérique, par exemple, ou autour des questions d’inégalités de genre dans le numérique, de cybersexisme, pour donner quelques exemples.
Sinon, dans les choses qu’on a faites ces derniers mois et dont nous sommes particulièrement contents, contentes, nous nous sommes associés avec les camarades Mélissa et Lunar d’une structure jumelle de l’Établi numérique s’appelle La Dérivation. Ensemble, nous avons fait des ateliers d’initiation à Nextcloud en ligne, qui ont vraiment bien fonctionné, plutôt destinés à des bénévoles associatifs. Nextcloud est un logiciel qui permet le partage de fichiers, le travail collaboratif, le partage d’agenda, et plein d’autres applications, c’est vraiment fait pour le travail collaboratif. On trouve que c’est un logiciel hyper-puissant mais pas forcément facile à appréhender. Et, un peu dans la même dynamique que celle de Framasoft avec le développement de Framaspace, qui sontdes espaces Nextcloud pour les petits collectifs de justice sociale, eh bien nous avons envie d’accompagner vraiment au maximum les structures à leur dégafamisation, notamment les structures associatives. On a proposé ces ateliers-là, on aimerait bien les proposer à nouveau, mais ça vient poser des questions de modèles économiques, puisqu’on a besoin de manger. En tout cas, ça fait partie des trucs sur lesquels on travaille et on travaille aussi sur des dispositifs d’accompagnement autour des espaces Framaspace proposés par Framasoft. Vous avez peut-être vu des petites visites guidées qui vous expliquent les principales notions clés quand vous allez pour la première fois sur un Framaspace, ça c’est nous, c’est La Dérivation et l’Établi et on va continuer à travailler sur une vidéo d’onboarding et des choses comme ça. Voilà pour les actualités récentes. L’ onboarding, c’est, en fait, une vidéo qui permet en quelques minutes de comprendre l’organisation des différents menus sur Nextcloud et, on va dire, les principales fonctions pour une première utilisation.

Frédéric Couchet : D’accord. Ça facilite la prise en main de l’outil, les premiers pas, on va dire.

Julie Brillet : Exactement, c’est tout à fait ça.

Frédéric Couchet : Loïc, une question rapide avant la dernière question traditionnelle pour les deux personnalités. J’ai vu, dans une interview, que tu parlais de définir un référentiel de compétences, un socle à acquérir pour pouvoir être déclaré autonome d’un point de vue numérique. C’est un peu la question de l’impact. Est-ce que ce socle, ce référentiel existe ou est-ce que c’est un projet ? J’ai vu ça sur une interview sur le Framablog.

Loïc Gervais : Tout à fait. Il existe pour le département de la Haute-Savoie, il est actuellement en version de travail. J’avais fait une première version, mais le besoin c’était vraiment ça. Pour expliquer simplement quand tu veux apprendre à conduire, tu te pointes dans une auto-école, tu dis que tu veux apprendre à conduire, on te dit c’est 20 heures, c’est 2 000 euros, il ne faut pas que tu fasses plus de cinq fautes sinon tu n’as pas ton code. En fait, toutes les auto-écoles de France te répondent très exactement la même chose.
Quand tu dis que tu veux apprendre à te servir d’un ordinateur, tu as à peu près autant de réponses que tu as de boutiques différentes, en tout cas c’est le cas en Haute-Savoie, ailleurs aussi, je le sais.
L’idée de ce référentiel socle c’est finalement essayer de faire le pendant des conditions d’un examen d’un code de la route pour la version autonomie numérique, sans nécessairement tout le tout le côté examen, inspecteur et tout ça. Vraiment donner une base pédagogique commune sur laquelle on va pouvoir évaluer si oui ou non les personnes sont montées en autonomie numérique. Depuis 2017, je crois, on a des politiques publiques qui visent à accompagner l’ensemble des Français sur l’autonomie numérique, mais qui n’ont jamais défini l’autonomie numérique, donc on vise à les accompagner à quelque chose qu’on n’a jamais défini ! Si on ne définit pas, on ne peut pas savoir si on y est arrivé ! Même si la définition est mauvaise, qu’importe, ce n’est pas le problème. Il faut au moins définir un objectif pour pouvoir l’évaluer après.

Frédéric Couchet : D’accord. Question finale à chacune et chacun, on va commencer par Loïc et finir par Julie. Quels sont, pour vous, les éléments clés à retenir de cet échange, en moins de deux minutes chacune et chacun, ou le dernier message que vous voulez faire passer ? Deux minutes chacune et chacun. Loic.

Loïc Gervais : Merci. Le message que je voudrais faire passer c’est qu’il faut considérer la médiation avec comme objectif d’accompagner à la fois l’individu et la société à une forme d’émancipation par le numérique. Dans le cadre de cette définition, il me semble que le logiciel libre a une place évidente dans cet écosystème. Je voudrais vraiment inviter tous les groupes d’utilisateurs, les passionnés et les experts du Libre, à s’inscrire dans cette démarche en se rapprochant le plus possible d’une structure ou d’une personne qui fait de la médiation numérique pour voir comment ils ou elles peuvent coopérer ensemble.

Frédéric Couchet : OK. Merci. Julie.

Julie Brillet : Il m’a piqué ce que je voulais dire ! J’avais aussi noté, texto, que pour moi il y a intérêt à ce que les sphères du logiciel libre se rapprochent des sphères de la médiation numérique, on a en effet plein de choses à s’apporter. On n’a pas trop creusé, notamment, cette question de la posture vis-à-vis des publics. C’est vrai qu’en tant que médiateurs/médiatrices numériques, on a vraiment une expertise sur la façon dont on anime un atelier, comment on comprend un besoin d’un public, comment on articule justement les questions d’usage et d’enjeux. En tout cas, je trouve qu’il y a vraiment plein de choses à faire, donc libriste et médiateurices numériques unissez-vous !

Frédéric Couchet : En tout cas, je le retiens comme appel à prévoir une autre émission plus axée concrètement sur ce que tu viens dire : comment animer un atelier avec notamment une partie libriste et une partie médiatrice numérique. J’ai noté l’idée et je pense qu’on fera ça courant 2025, parce que je crois que le programme des émissions 2024 de Libre à vous ! est bouclé.
Je vous remercie de votre participation à cet échange.
Je rappelle que nous étions avec Julie Brillet, formatrice et médiatrice numérique pour l’Établi numérique et Loïc Gervais, chargé de projet inclusion numérique au département de la Haute-Savoie.
Belle journée à vous et à bientôt.

Julie Brillet : Merci beaucoup.

Loïc Gervais : De même et merci Frédéric pour l’invitation.

Frédéric Couchet : Merci à vous. Nous allons faire une pause musicale.

[Virgile musicale]

Frédéric Couchet : Après la pause musicale, il est dans les starting-blocks, il a son papier devant lui et son petit stylo, il a le sourire, c’est Benjamin Bellamy pour sa première chronique, « Le truc que (presque) personne n’a vraiment compris mais qui nous concerne toutes et tous », je crois que nous allons parler d’un petit gâteau, on va voir. En attendant, nous allons écouter Extr​ê​mement PD de toi par Rrrrrose Azerty. On se retrouve dans trois minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : Extr​ê​mement PD de toi par Rrrrrose Azerty.

Voix off : Cause Commune, 93.1.

Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Extr​ê​mement PD de toi par Rrrrrose Azerty, disponible sous licence libre Creative Commons CC 0. Si vous demandez ce que ça veut dire, c’est simplement « extrêmement amoureuse ou extrêmement amoureux ». D’ailleurs, vous pouvez retrouver une interview de Rrrrrose Azerty dans Libre à vous ! numéro 206, donc sur le site libreavous.org/206.

[Jingle]

Frédéric Couchet : Nous allons passer au sujet suivant.

[Virgule musicale]

Chronique « Le truc que (presque) personne n’a vraiment compris mais qui nous concerne toutes et tous » de Benjamin Bellamy sur les cookies

Frédéric Couchet : Nous avons le plaisir