Éloge du bug - Le code a changé
Titre : Éloge du bug.
Intervenants : Marcello Vitali Rosati - Xavier de la Porte
Lieu : Podcast Le code a changé, France Inter
Date : 4 septembre 2024
Durée : 59 min
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : À prévoir
NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
Xavier de la Porte : L’envie de faire cet épisode aurait pu naître de la gigantesque panne informatique la plus massive de l’histoire, dit-on, qui a eu lieu avant l’été, donc ces milliers d’ordinateurs qui sont tombés en rade à cause d’un bug survenu après la mise à jour d’un logiciel de sécurité. Ça aurait pu être ça, mais non, en fait tout part d’une coïncidence beaucoup plus anecdotique.
Un matin, comme presque tous les matins, j’étais sur la ligne 14 du métro parisien qui a la particularité d’être automatique. Tout se passait comme d’habitude. Les gens étaient, pour la plupart, sur leur téléphone, à écouter de la musique, à regarder une série, à jouer et à lire le journal, à scroller dans Instagram et je ne sais quoi. Un peu avant la station Châtelet, le métro a commencé à avancer par soubresauts, il s’arrêtait. Il redémarrait. C’était bizarre, mais personne n’a vraiment levé le nez et puis, une fois arrivée à Châtelet, la rame s’est immobilisée, mais les portes ne se sont pas ouvertes, ça a duré une minute ou deux et puis, brutalement, le métro a redémarré sans que les portes se soient ouvertes. Et là, dans la stupéfaction des passagers qui seraient descendus à Châtelet, le métro a filé vers la Gare de Lyon à une vitesse qui nous a semblé, je ne sais pas, pourquoi assez inhabituelle. Là, les gens ont tous levé les yeux de leur téléphone. Nous nous sommes regardés sans échanger un mot, mais je pense qu’on se disait tous la même chose, « qu’est-ce qui se passe, merde ! En plus, on ne peut prévenir personne parce que qui sait ce qui se passe, puisqu’il n’y a pas de conducteur ! Est-ce que c’est un bug ? Le métro s’est fait hacker ! On va nous projeter à pleine vitesse contre la rame précédente, comme dans un film de série B. C c’est vraiment con de mourir comme ça ! »
Ce qui est marrant dans cette histoire, et qui justifie que je la raconte parce que, en elle-même, elle ne casse pas trois pattes à un canard, ce qui est marrant dans cette histoire c’est que, dans cette rame de métro, j’étais justement en train de lire un livre qui s’intitule Éloge du bug. Déjà, c’est une étrange coïncidence, d’autant que l’auteur de ce livre, Marcello Vitali Rosati, un philosophe italien qui enseigne à Montréal, vante les mérites de ce type de moment, ces moments où nos machines se mettent à dysfonctionner. Il y voit l’occasion de renouveler notre rapport à la technologie.
Alors, quand quelques semaines plus tard, nous nous sommes retrouvés tous les deux, avec Marcello, dans le studio pour discuter de son Éloge du bug, que, en plus, nous nous sommes rendu compte qu’il y a presque dix ans nous avions déjà discuté, à la radio, de logiciel libre dont il est un grand connaisseur et auquel il avait consacré un livre, tenant compte de tout cela, je n’ai pas hésité, comme on le fait avec un vieux copain, à lui raconter mon histoire de métro pas ouf et à lui demander ce qu’il en pensait.
Marcello Vitali Rosati : Le fait que le métro avance et s’arrête au bon endroit, que les portes s’ouvrent, etc., tout cela est le résultat d’un mécanisme très complexe et très délicat et en fait, nous y sommes tellement habitués que nous ne le voyons plus, c’est comme si c’était normal, c’est comme si, du coup, il n’y avait pas d’enjeu. Cette espèce d’explosion de dysfonctionnement nous laisse bouche bée et, du coup, nous sommes obligés de faire autre chose. C’est cela qui est intéressant du dysfonctionnement : il oblige à une réaction autre. Dans le cas du métro cassé, déjà s’interroger, peut-être avoir peur, peut-être discuter avec les autres, en tout cas on commence à voir quelque chose qui était invisible.
Sur cela, l’exemple typique c’est le marteau de Heidegger : pendant que je suis en train de marteler, je ne vois pas le marteau. Quand est-ce que je vois le marteau, quand est-ce que le marteau apparaît devant moi, que je peux m’interroger sur ce que c’est ? Eh bien S’il se casse, s’il ne fonctionne plus.
Xavier de la Porte : Là, Marcello il fait référence à un célèbre texte de Martin Heidegger qui apparaît, je crois, dans Être et Temps, un de ses livres les plus importants. Le philosophe allemand, parmi 1000 autres trucs, explique en effet que quand un outil fonctionne bien, il se fond dans l’activité et il devient presque invisible à notre conscience, ce qui nous permet de nous concentrer sur la tâche à accomplir plutôt que sur l’outil lui-même. Du coup, quand cet outil dysfonctionne, c’est là qu’il nous apparaît. Ça me donne un peu envie de me mettre à Heidegger, que je connais vraiment très mal, mais je ne sais pas pourquoi, outre ses accointances nazies, Heidegger m’a toujours un peu déprimé.
Martin Heidegger, voix off : À transcrire en allemand plus traduction en français.
Xavier de la Porte : Marcello me donne envie d’aller m’y plonger. Cette question de la transparence de l’objet technique est très intéressante, de l’objet qui n’apparaît que quand il dysfonctionne, mais ça pose une question : quel intérêt y a-t-il à voir ce qui est invisible ? Parce que moi, je trouve plutôt assez pratique que le métro, ou mon ordi, fonctionnent correctement sans que j’aie à y réfléchir.
Marcello Vitali Rosati : Effectivement, si l’ensemble des appareils techniques montraient leur fonctionnement, ce serait presque impossible de faire quoi que ce soit. Le problème arrive au moment où le fonctionnement est tellement acquis qu’il n’y a même pas la possibilité de s’interroger sur ce qui est en train d’arriver, donc, on n’a plus la possibilité de s’interroger sur ce que nous sommes en train de faire. Pourquoi les dysfonctionnements sont-ils intéressants ? Parce que, du coup, ils nous font comprendre que ce qui a été naturalisé n’est pas naturel. Quel est le problème de la naturalisation ? Si quelque chose est naturel, évidemment, il ne peut qu’être comme ça. La nature est invoquée justement pour appuyer quelque chose qui ne peut pas être autrement, donc, qui ne peut pas être questionné et les dysfonctionnements nous font voir qu’il n’y a pas de nature derrière, que ça pourrait donc être autrement.
Xavier de la Porte : Certes, la différence entre un marteau et mon bras, par exemple, c’est que mon bras m’a été donné naturellement et il peut difficilement être autre qu’il n’est, alors qu’un marteau pourrait être autrement. D’ailleurs, même si je suis nul en bricolage, je sais qu’il existe différents types, différentes sortes de marteaux. Mais j’ai du mal, quand même, à considérer que la naturalisation du marteau soit un problème majeur de l’humanité, donc, je demande à Marcello quel type d’appareil technique, comme il dit, lui fait redouter la naturalisation.
Marcello Vitali Rosati : Certaines applications. Le fait, par exemple, que tout le monde utilise Google Maps, à mon avis, on commence à voir qu’il y a un problème. On utilise Google Maps et on commence à croire que c’est simplement une façon naturelle, neutre, de naviguer dans l’espace ou de se repérer dans l’espace. Ce n’est pas un jugement contre Google Maps ou contre la technologie. Le problème, à mon avis, est qu’on ne se rend pas compte du fait que Google Maps est UNE manière de faire fonctionner quelque chose. Il implémente et il incarne UNE vision du monde, exactement comme le métro, c’est la même chose. Pourquoi le métro s’ouvre, ne s’ouvre pas, va à cette vitesse, etc., ça ne va pas de soi, ce n’est pas la seule manière pour le faire, il y en aurait plein d’autres. On en a choisi une, très bien. On doit évidemment en choisir une, mais est-ce qu’on est capable de savoir pourquoi on a choisi celle-là ?
Les résultats les plus pertinents de Google Search, le moteur de recherche ! Selon quels critères ? En fait, selon des critères spécifiques. Le problème n’est pas de savoir si le moteur de recherche est plus ou moins performant, il est de savoir quelle est la pertinence selon ce moteur de recherche.
Ce qui me fait peur, c’est qu’on croit qu’UNE application, UNE société a la seule solution à tous les problèmes. On ne le voit même plus que nous sommes en train d’effectuer un choix et que ce choix pourrait être différent.
Xavier de la Porte : OK. Donc, on n’interroge plus les spécificités de l’outil auquel on a recours, je suis tout à fait d’accord, d’ailleurs c’est vrai pour plein de trucs dans nos vies numériques. Par exemple, je suis fasciné par la vitesse à laquelle on s’est fait au infinit scroll, le scroll infini, la vitesse à laquelle on s’est habitué à faire défiler à l’infini des contenus, parce que, si on y réfléchit bien, l’infini est pour nous une expérience super incongrue. En matière de consommation, tout a une fin, puis quand on bouge, quand on lit un livre, un film, même une série a une fin, mais pas mon fil TikTok. Ça devrait nous interroger. Eh bien non, ça ne nous interroge pas, ça nous semble, maintenant, naturel, et je pourrais donner 10 000 autres exemples.
Mais, comme nous invite à le penser Heidegger, ce n’est pas du tout spécifique au numérique beaucoup de nos outils techniques résultent de choix qu’on n’interroge plus : pourquoi on tourne un volant, par exemple, alors qu’aujourd’hui un volant de bagnole n’actionne plus rien de mécanique, il transmet juste un signal informatique. On pourrait légitimement se poser la question de savoir pourquoi on a encore des volants. Et même, prenons un outil technique plus ancien, le livre. Je parle du livre parce que Marcello est un spécialiste de l’édition numérique, il connaît donc très bien le livre et son histoire. On sait bien que les livres n’ont pas toujours ressemblé à ce à quoi il ressemble aujourd’hui, il y a eu le rouleau, il y a eu le volumen, le codex. En fait, ce n’est qu’après une longue évolution que le livre est devenu ce qu’on connaît aujourd’hui. Ça nous paraît parfaitement naturel qu’un livre soit comme ça, alors que, en fait, il aurait pu être autre chose et il l’a d’ailleurs été. D’où ma question : pourquoi Marcello est-il plus inquiet de la naturalisation de nos outils numériques que de la naturalisation d’un outil technique comme le livre ?
Marcello Vitali Rosati : C’est vrai, tu as raison. Il y a cependant, à mon avis, des différences importantes, j’en identifierai fondamentalement deux.
La première, c’est celle de la complexité. Il ne faut pas non plus penser que le livre est simple, loin de là, mais il est un peu plus facile d’en comprendre les spécificités techniques, donc les implications. Quand il s’agit d’une technologie numérique, plus la technologie numérique est complexe, moins je suis capable d’identifier quels sont les enjeux. J’ai un truc qui fait quelque chose, ce quelque chose semble être ce que je voulais, je n’ai aucune idée de comment il le fait, mais je l’utilise.
Si on regarde, aujourd’hui, un des problèmes des Large langage Models, qui nous donnent accès à des outils et des plateformes comme ChatGPT, par exemple, un des agents conversationnels, il est pratiquement impossible, même pour des personnes avec des compétences techniques un peu poussées, de saisir le fonctionnement, ne serait-ce que le fonctionnement basique.
La deuxième raison, c’est la concentration des acteurs qui gèrent ces technologies. Il y avait et il y a beaucoup d’acteurs capables de fabriquer des livres. Souvent, on me dit « tu dis que Word est un problème parce que c’est une technologie propriétaire pour écrire, mais, en fait même un stylo Bic est propriétaire ! » Oui, mais on peut acheter beaucoup de marques de stylos-bille, la compétition est large, donc, aussi, la différence potentielle. Ici, le problème, c’est qu’on a fondamentalement une poignée d’acteurs forts, qui sont au même endroit, qui partagent les mêmes valeurs et qui possèdent la quasi-totalité de ces technologies. Cette concentration me fait un peu peur et me semble un peu plus alarmante.
Xavier de la Porte : Là, je suis d’accord avec tout ce que dit Marcello au sujet de la complexité, de la centralisation des acteurs, comme différence de degrés de naturalisation entre le livre et les technologies numériques. OK ! Mais quelque chose me fait tiquer : son évocation rapide de Word. Je ne vois pas très bien ce que ce célèbre traitement de texte de Microsoft vient faire dans cette histoire de naturalisation.
Marcello Vitali Rosati : Première chose. Écrire avec un ordinateur n’est pas quelque chose de naturel, loin de là, l’ordinateur est fait pour calculer. Personne n’aurait l’idée de se mettre à écrire avec une calculette. Premier effet de la naturalisation, ça nous semble évident, désormais, d’écrire avec un ordinateur, alors que non, pas du tout ! Olivetti, par exemple, est sorti du marché parce qu’ils ont dit « les gens vont écrire avec une machine à écrire, on va améliorer les machines à écrire, par exemple des machines à écrire avec une mémoire et un écran », c’était quand même une bonne idée. Pourquoi avoir besoin de trucs qui calculent alors que je veux faire du texte ?
Il y a donc une histoire et puis, pour le faire court, une série d’acteurs, dont Microsoft, identifient le besoin des entreprises de gérer la bureautique : il faut écrire des lettres, il faut écrire des rapports internes, il faut écrire des ordres du jour des réunions, etc., et tous ces documents sont des documents qu’on écrit à la machine à écrire. Si on veut trouver un marché pour vendre des ordinateurs, puis des applications, c’est à ces gens-là qu’il faut essayer de vendre. Donc, on leur donne la possibilité d’avoir une machine à écrire dans un ordinateur et de faire la même chose que ce qu’ils faisaient. De quoi ont-ils besoin ? C’est là la représentation, par exemple le format A4 ou letter en Amérique du Nord, tout le développement du WYSIWYG, What You See Is What You Get avec cette idée : que vois-tu ? En fait, ce que l’imprimante fait. Et on naturalise ensuite ce modèle comme s’il était le seul possible pour écrire. Mais quand j’écris un roman, quand j’écris une lettre d’amour ou quand j’écris une édition critique, ce qu’imprime mon imprimante n’a pas beaucoup de sens. Le format A4 est l’un des pires pour lire du texte long, on s’est habitué à mal lire. On a jeté à la poubelle des compétences éditoriales et typographiques qui se sont développées pendant cinq siècles d’histoire de l’édition pour s’adapter à des documents bureautiques, comme si tout le monde ne pouvait que faire ça. Donc, là, on a un modèle qui s’impose comme le seul possible et qui détruit les autres et, en fait, il n’y a aucune raison. Pourquoi ?
Xavier de la Porte : Justement, pourquoi ? Marcello dit qu’il n’y a aucune raison, mais ce n’est pas vrai, il y a forcément des raisons qui expliquent qu’un modèle comme Word se soit imposé. D’ailleurs, je n’ai pas besoin de le pousser longtemps pour qu’il en trouve au moins une.
14’ 22
Marcello Vitali Rosati : 80 %