IA et transition écologique : les liaisons dangereuses - Guillaume Pitron

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Titre : IA et transition écologique : les liaisons dangereuses ?

Intervenants : Guillaume Pitron

Lieu : Chaine Thinkerview

Date : 12 juin 2024

Durée : 1 h 48 min 54

Vidéo

Présentation de l'épisode

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Sky : Guillaume Pitron, bonsoir.

Guillaume Pitron : Bonsoir.

Sky : Nous vous recevons pour une chaîne internet qui s’appelle Thinkerview. Nous sommes en direct. Est-ce que vous pouvez vous présenter succinctement ?

Guillaume Pitron : Je m’appelle Guillaume Pitron. Je suis journaliste, je suis réalisateur de documentaires, je suis chercheur associé à l’IRIS, l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques. Je suis également l’auteur de plusieurs livres, un premier pour lequel vous m’aviez reçu il y a quelques années de cela La guerre des métaux rares : La face cachée de la transition énergétique et numérique, aux éditions Les Liens Qui Libèrent et, plus récemment, auteur d’un autre livre L’enfer numérique Voyage au bout d’un like.

Sky : Ce soir, on va parler transition écologique, coûts en termes énergétiques, coûts en termes de consommation de matières, de métaux, des répercussions que ça peut avoir sur nos sociétés, sur l’écologie, la planète, quelles sont les préconisations, les perspectives et les possibilités et les liaisons dangereuses que ça peut avoir sur une société. Par quoi commence-t-on, Guillaume ? On commence par l’intelligence artificielle ? Allez, open bar.

Guillaume Pitron : Puisque vous me donnez la parole et que j’ai open bar, comme vous dites, lorsque vous m’avez reçu la fois dernière, c’était en 2019, on avait parlé de métaux pour la transition énergétique. On avait évoqué le coût matériel de réaliser une transition vers le monde bas carbone. Or, le monde bas carbone est un monde aux métaux, c’est-à-dire qu’il va falloir plus de métaux et plus de minerais pour pouvoir fabriquer les technologies vertes grâce auxquelles nous allons aller vers un monde bas carbone. Je m’explique.
Les éoliennes, les panneaux solaires, les voitures électriques, les batteries des véhicules électriques, tout cela c’est de la matière, je parle de la partie transition énergétique. C’est du cuivre, c’est du nickel, c’est du graphite qui est un minerai important pour les batteries, ce sont des terres rares pour les moteurs de la plupart des véhicules électriques, c’est de l’aluminium, c’est du fer, c’est du phosphate pour les batteries d’aujourd’hui et de demain. Il y a un coût matériel à cela, un coût matériaux que l’on n’avait pas vu venir jusqu’à maintenant. À telle enseigne que des études ont été produites, ces dernières années, notamment une étude de l’OCDE, qui est très intéressante, qui nous dit que nos besoins tous confondus en matières premières, seront deux fois et demie plus élevés, en 2060, que les besoins de l’humanité en 2011.

Sky : Concrètement, ça représente quoi ?

Guillaume Pitron : Ça veut dire que nous allons consommer deux fois et demie plus de ressources alimentaires, deux fois et demie plus de métaux et de minerais notamment, et la transition énergétique, qui est une transition du pétrole vers les matières premières minérales et métalliques, est une transition qui accélère cette consommation de métaux et de minéraux. La transition énergétique est une transition qui, d’un, côté est une bonne nouvelle puisque nous allons y mettre moins de CO2, et on souhaite tous la transition énergétique, et de l’autre côté, en fait, je reprends d’une main ce que j’ai donné de l’autre, parce qu’il va bien falloir aller chercher ces métaux quelque part, avec un coût absolument colossal.
Je vous avais laissé en 2019 avec un chiffre qui est toujours d’actualité, qui est que pour tous nos besoins le BTP, la défense, mais aussi la transition énergétique, l’humanité va consommer dans les 30 prochaines années plus de métaux et minéraux que tout ce qu’elle a consommé depuis 70 000 ans. Et dans le même temps, ces dernières années, on a vu surgir dans le débat, dans le discours public, des mots fascinants : dématérialisation, cloud, « je vais mettre ma fiche de paye dans le cloud », virtualisation, avatar. Que des mots qui, au contraire, laissent à penser que, parce que nous déployons des technologies numériques et l’intelligence artificielle, l’âge est à la disparition du matériel, puisque tout cela est, quelque part, dans un monde éthéré, qu’on appelle le cloud et cela participe de la dématérialisation.
Je suis allé voir mon éditeur, aux Liens Qui Libèrent, et je lui ai dit « il y a quand même un paradoxe entre la réalité d’un monde toujours plus matériel – on va être dans un monde peut-être plus bas carbone, ce que je souhaite, mais plus haut métaux et haut minéraux et peut-être d’autres matières –, et les mots qui viennent accompagner nos diverses transitions actuelles, qui sont des mots qui laissent à penser que nous allons dématérialiser. Et si l’on s’attaquait à ce paradoxe de la dématérialisation ? Y a-t-il réellement une dématérialisation qui est un discours très agréable, on a tous envie d’entendre parler de dématérialisation, parce que c’est cette promesse que nous allons pouvoir continuer à croître tout en ayant un impact moindre sur la planète, donc faire entrer des ronds dans des carrés. C’est-à-dire, finalement, faire de la croissance verte, de la croissance dématérialisée. Et si on s’attaquait ce paradoxe-là ?

Sky : Qu’avez-vous découvert en cherchant, en creusant, en vous déplaçant sur ce paradoxe ?

Guillaume Pitron : « En me déplaçant sur ce paradoxe », c’est très beau, parce qu’il faut se déplacer. D’abord je suis parti d’un like, mais ça pourrait être une photo de vacances, un e-mail, un SMS. Là, Sky, vous êtes derrière une caméra, à 2,50 mètres de moi, à supposer que vous receviez un SMS pour vous dire « j’arrive, tout va bien, merci », où va ce like, où va ce SMS, où va cette donnée ?

Sky : Par où ça passe ?

Guillaume Pitron : En fait, où va la donnée, littéralement ? Elle va à votre téléphone, ça c’est sûr, mais par où passe-t-elle ? Est-ce que, littéralement, elle traverse cette pièce ou est-ce qu’elle passe par un autre chemin, un itinéraire bis ? En l’occurrence, l’itinéraire bis, c’est le véritable trajet de cette donnée, puisque cette donnée va d’abord rejoindre une antenne 4G qui se trouve, peut-être, sur le toit de cet immeuble, elle va redescendre, ensuite, via la fibre optique, dans les parties communes, sous le trottoir de la ville dans laquelle nous nous trouvons, à 80 cm de profondeur sous le trottoir, dans la fibre optique, mais aussi des câbles en cuivre qui vont progressivement disparaître mais qui sont encore existants. Cette donnée va rejoindre d’autres données, une espèce de boîte à likes que sont les locaux techniques de l’opérateur et puis ce like, cette donnée, va aller jusqu’à l’océan Atlantique, la côte Atlantique française, la Vendée, Bordeaux ou peut-être plus au nord, vers Brest, et elle va traverser l’océan Atlantique parce que cette donnée a été probablement produite sur un réseau social américain type, par exemple, WhatsApp ou un autre réseau social. Elle va traverser l’océan Atlantique dans des câbles sous-marins, elle va arriver dans les centres de stockage de données qui se trouvent éparpillés sur le territoire américain, notamment sur la côte Est américaine, on pourra y revenir, et, une fois arrivée sur place, elle va être démultipliée en plusieurs centres de données parce que, si jamais un centre de données tombe en panne, on veut pouvoir quand même disposer de la donnée en temps réel.

Sky : Tu as oublié un passage : quand la donnée arrive aux États-Unis, elle passe dans les mains et les oreilles de quelques mouchards.

Guillaume Pitron : Je ne suis pas trop rentré dedans, mais je pourrai parler, tout à l’heure, si vous le voulez, de tout l’impact de la surveillance, le coût écologique de la surveillance de masse, parce qu’on a des chiffres, notamment via un centre de données de la NSA qui se trouve dans l’état de l’Utah.
Toujours est-il que cette donnée est répliquée dans plusieurs centres de données, on redonde les infrastructures, pour les sécuriser, pour sécuriser nos vies connectées en temps réel, et la donnée va repartir en sens inverse à travers l’océan Atlantique, retraverser la Vendée, les côtes de Vendée, arriver jusqu’à votre téléphone.
Donc la distance entre vous, Sky, et moi, ce n’est pas 2,50 mètres, la distance c’est 10 000 kilomètre ; entre vous et moi, la distance actuelle est de 10 000 kilomètres. On ne s’en rend pas compte parce que la donnée voyage à la vitesse de la lumière, ou quasi la vitesse de la lumière, 200 000 km/seconde, c’est la vitesse de la transmission de l’information dans les câbles optiques. La donnée va arriver à votre téléphone dans la seconde parce qu’elle voyage très rapidement et, pour autant, on ignore la réalité matérielle du voyage de cette donnée, ce fameux voyage d’un like et on ignore toute l’infrastructure qui se trame derrière tout cela pour vivre des vies censément dématérialisées.
Et si on enquêtait pendant quelques années le long de cette route ? Si on suivait littéralement point par point le voyage du like. J’adore les matières premières, je fais ce métier de journaliste depuis 15 ans, 17 ans et j’adore suivre les matières premières, le pétrole, la route d’une tomate, d’une terre rare, mais j’adore aussi suivre la route des migrants, ce sont, concrètement, des hommes, des femmes, c’est très physique, c’est très concret, que l’on suit à travers l’Afrique jusqu’aux rivages européens et quelquefois, d’ailleurs, beaucoup de migrants restent en Afrique.
J’utilise ce paradoxe, cette explication-là, pour vous dire qu’on peut aussi suivre la route d’une donnée, de quelque chose qui paraît aussi immatériel, aussi impalpable, aussi irréel, aussi intangible qu’un like. En fait, c’est très tangible, c’est très matériel, c’est très concret.
Donc, en remontant la route de cette donnée, de toutes ces données, on touche à l’infrastructure internet. L’infrastructure internet, dit Greenpeace, est en passe de devenir l’une des choses les plus immenses, les plus vastes, que l’homme n’a jamais construite pour vivre nos vies connectées. C’est une infrastructure qui est souterraine, qui est sous-marine, qui est extra-atmosphérique, on ne l’appelle pas forcément suprastructure, on l’appelle infra, elle est sous nous, on ne la voit pas. Et pourtant c’est grâce à cela que nos vies sont connectées et il y a un coût matériel à cet immatériel ; notre monde dématérialisé est un monde, finalement, qui est très matériel. C’est donc tout ce paradoxe que j’essaie de toucher.

Sky : On essaiera, durant cet entretien, de parler aussi des risques géopolitiques de cette infrastructure, en termes de géopolitique des câbles, en termes de dissuasion nucléaire nord-coréenne, qui veut faire péter tous les satellites avec ionisation par armes nucléaires et d’autres petits détails que nos politiques ont l’air de sous-estimer. On voit que, concrètement, ils n’ont pas l’air très au fait de la situation.
Quand vous avez découvert le coût énergétique, le coût matériel de ces data, quelle a été votre déduction et quels sont les chemins que ça va nous obliger à prendre en termes d’exploitation, d’ouverture de mines, d’ouverture d’infrastructures, éthiquement parlant aussi, on reviendra sur l’éthique de la data et de l’intelligence artificielle, qu’est-ce que vous en avez fait immerger ? C’est viable, ce n’est pas viable ? Est-ce que c’est une vraie transition écologique ? Est-ce que la dématérialisation de la data nous télétransporte dans un monde vert, avec des bullshit words à tous les coins de rue ou, réellement, est-ce que ça va fonctionner ?

Guillaume Pitron : D’abord, il faut savoir que le numérique et l’IA, l’intelligence artificielle au sens large, peuvent être mis au service de l’environnement, c’est une réalité. Nous passons aujourd’hui notre vie à avoir des réunions sur Zoom, Teams ou Google Meet avec des gens qui se trouvent à l’autre bout du monde, qu’on aurait pu, concrètement, aller voir en nous déplaçant et en prenant un avion avec un coût carbone que l’on sait. Pour autant, le lien physique et la connexion humaine entre ces personnes, moi la première, se fait par la grâce de ces infrastructures numériques qui ne m’obligent plus à me déplacer. Il y a donc un gain réel et je peux mentionner des tas d’autres gains tout à fait réels. J’aime bien citer cette application, je leur fais un peu de pub ce soir, c’est Too Good To Go. Too Good To Go est une application qui est très connue, qui met en relation des vendeurs et des consommateurs de produits périssables. Vous avez une tomate qui est concrètement pourrie dans 24 heures et puis vous avez un acheteur.

Sky : Comment s’appelle la fondatrice de ça ?

Guillaume Pitron : Vous avez raison, c’est une fondatrice, elle est française et je n’ai pas son nom l’instant et vous l’avez ! Je vois qu’il y a déjà des réponses en direct.

Sky : On la connaît. Elle est allemande. Lucie Basch.

Guillaume Pitron : Globalement, des gens vont se rencontrer. Ce qui est très intéressant c’est que là, tout d’un coup, c’est un gain écologique évident : à partir du moment où vous gaspillez moins, ça veut dire que vous avez moins besoin de produire de nouvelles tomates, qui dit moins de production alimentaire, agricole, veut dire moins de déforestation, moins d’entrants, moins de pesticides, moins de transport. C’est typiquement un exemple très intéressant du gain que le numérique peut générer sur l’environnement.
Un véritable discours s’est construit ces dernières années, porté par des études dont on peut d’ailleurs discuter la viabilité, le sérieux, tendant à montrer le coût numérique sur l’environnement réel, certes, mais que les gains sont contrebalancent largement, dépassent largement les coûts écologiques. C’est la bonne nouvelle et il faut insister là-dessus : la transition énergétique sans numérique ne peut pas être faite. La transition énergétique, ce sont les énergies intermittentes : vous avez du soleil qui ne rayonne pas tout le temps et du vent qui ne souffle pas tout le temps. Comment est-ce qu’on gère l’intermittence ? Seul le pilotage informatique des réseaux énergétiques peut permettre de faire se rencontrer, en temps réel, l’offre et la demande. Donc le numérique est absolument indispensable, la transition énergétique est une transition qui doit s’appuyer sur le numérique, c’est donc un gain.

Sky : Et sur le nucléaire.

Guillaume Pitron : Et sur le nucléaire qui a l’avantage de ne pas être une énergie intermittente, puisque vous pouvez décider quand vous éteignez la centrale ou quand vous l’allumez. C’est un avantage, de même que, par exemple, l’hydroélectricité est une énergie dont la production peut être davantage organisée pour limiter l’intermittence.
Mais si nous allons vers un monde plus vert, au sens des technologies éolienne et solaire, nous allons vers un monde avec plus d’énergies intermittentes et le numérique doit être au service de ces sources d’électricité-là.

Sky : N’y a-t-il pas un peu de schizophrénie entre tout ça ?

Guillaume Pitron : C’est là qu’il y a une schizophrénie que l’on touche du doigt. D’abord, tout cela a un coût qui est matériel ; le premier coût du numérique est un coût matériel. Par ailleurs, il y a un coût énergétique, parce qu’il faut de l’électricité pour faire tourner les centres de stockage des données, il faut de l’électricité pour la mine.

Sky : Pour refroidir les stockages de données.

Guillaume Pitron : Les refroidir grâce à des systèmes de climatisation qui sont énergivores et qui représentent, ça dépend des centres de données, entre 30, 40, 50 % de la consommation du centre de données. Tout cela, c’est d’abord un coût électrique et on considère que le numérique, au sens large du terme, de la mine jusqu’aux centres stockage de données en passant par le recyclage du métal de votre téléphone, c’est environ 10 % de la consommation d’électricité mondiale et c’est un coût qui serait susceptible d’augmenter avec la numérisation de nos sociétés. C’est un coût matériel, c’est-à-dire qu’il faut de la matière pour produire le monde censément immatériel, qu’on appelle peut-être le métavers si on décide d’y aller, en tout cas le numérique, Internet.
Très concrètement, vous avez dans votre poche un téléphone et, dans ce téléphone, vous avez des matières premières et vous en avez beaucoup, vous avez 50, 60, 70 matières premières dans un téléphone. Chacune de ces matières, c’est un approvisionnement et, souvent, un approvisionnement issu d’une mine. Par exemple, vous avez dans votre téléphone une batterie qui est faite de lithium, de cobalt, de nickel, de cuivre, de graphite. Vous avez un aimant permanent qui est lui-même fait de néodyme, une terre rare, et cet aimant permanent vibre quand vous êtes en mode vibreur ; quand vous téléphone vibre, pensez que c’est grâce à un aimant de terre rare.
Vous avez un écran qui, aujourd’hui, est tactile. Comment est-il tactile ? Parce que, en fait, on l’a recouvert d’un oxyde, une poudre qui confère à vos écrans leur qualité tactile.

Sky : Pas facile à recycler, d’ailleurs !

Guillaume Pitron : Non, très difficile à recycler, parce que l’oxyde est littéralement fondu dans l’écran, on ne va donc pas recycler ça.
Sky, est-ce que vous vous souvenez de l’âge d’avant l’indium ? Est-ce que vous vous souvenez de l’âge d’avant cet oxyde, qu’on appelle l’indium, qui rend vos écrans tactiles ?
Je me souviens très bien, c’était l’âge et téléphone à 12 touches et il fallait trois minutes pour écrire « j’arrive » avec un correcteur de texte T9. Personne n’a envie de revenir à l’âge d’avant l’indium. Tout le monde est très heureux d’avoir de l’indium dans sa poche qui rend nos vies tellement plus fluides.

Sky : Est-ce que vous êtes réellement sûr de cela ? Est-ce qu’une machine à remonter le temps, nous rendant à l’époque des tam-tams, des be-bop et des dictionnaires T9… N’était-ce pas une meilleure époque ?

Guillaume Pitron : J’ai pensé, ces dernières semaines, revenir à un Nokia. J’y ai vraiment pensé, un 33 ou un 63.10, j’ai vraiment pensé l’acheter. Il y en a chez Darty, ils ont été complètement re-designés, ils sont tout beaux, et je me suis dit « je vais me passer de mon téléphone sur lequel je vais tout le temps et je vais essayer de me déshabituer de cette technologie-là.

Sky : Désintoxiquer.

Guillaume Pitron : Désintoxiquer, complètement, et je n’ai pas réussi à faire le chemin parce que je me suis rendu compte que j’en ai besoin, pas forcément pour aller sur TikTok, je ne suis pas sur TikTok, mais j’ai besoin de la base du téléphone dit smartphone, à savoir partage de connexion, Internet, quelques applications d’information, je ne peux donc pas m’en passer. Donc je ne reviendrai pas, je pense à ces téléphones du monde d’avant, donc, je ne reviendrai pas au monde d’avant indium, je pense que je n’y reviendrai pas. Néanmoins, je pense que c’est un progrès et vous me voyez plutôt m’adapter ou épouser certains progrès numériques, évidemment.
Tout ça pour vous dire qu’il y a de la matière et, cette matière, il faut bien aller la chercher quelque part. Donc, derrière toutes les matières de votre téléphone, il y a des mines. Il ne faut pas oublier que tout ce qui est immatériel, le nuage, naît d’une entaille dans le sol, une mine. J’ai passé des années et des années, d’ailleurs je continue, d’aller dans les mines, de me rendre dans ces zones grises dont on n’est jamais freer ??? [17 min 51], même les mines les plus respectueuses des standards internationaux, c’est toujours une entaille dans le sol et ça reste un impact qui va durer dans le temps, quelquefois un impact qui va rester ad vitam æternam, parce qu’on ne va pas faire de la post-mining, on ne va pas réparer ces impacts après la fin de la mise en production de la mine et il faut bien avoir conscience de cela.
Pour insister dans ce sens-là, parce que c’est votre question matérielle, des chercheurs allemands d’un institut de recherche qui s’appelle le Wuppertal Institut, dans la ville éponyme, ont mis au point, il y a quelques années de cela, un ratio qu’on appelle le sac à dos écologique ou, en termes plus complexes, le MIPS, le Material input per unit of service. Ça consiste à faire le ratio entre le poids final d’un produit et de toute la matière qui a été nécessaire pour le produire. En gros, il faut plus de ressources que ma chemise pour produire le poids final de ma chemise. Ma chemise est faite en coton et, pour du coton, il faut de l’irrigation, il a peut-être fallu déforester, il a fallu transporter donc il faut un peu de pétrole dans je ne sais quel tracteur et après, il va falloir transformer la balle de coton en tissu, ce tissu va être assemblé et, ensuite, la chemise va être transportée jusqu’au magasin où je l’ai achetée. Tout cela c’est un ensemble de coûts matériels. Le MIPS, c’est donc le ratio entre le poids final de ma chemise, quelques centaines de grammes, et toute la ressource, depuis le champ de coton jusqu’au magasin – je ne parle pas, encore après, du recyclage –, qui va être nécessaire pour pouvoir fabriquer cette chemise. Et on arrive à un ratio qui est de 30, 40 pour 1, 50 pour 1, 100 pour, c’est assez classique. Il faut des dizaines de fois plus de matière que le poids final de mon produit, parce qu’il y a un coût en eau de ma chemise.
Si je pousse cela à des produits connectés, qui sont des produits excessivement complexes, qui sont des produits qui contiennent, comme on l’a vu, des dizaines de matériaux, qui sont des produits souvent très dilués dans l’écorce terrestre – le néodyme, une terre rare qui fait vibrer votre téléphone, est un matériau pour lequel il faut un vrai effort extractif, un vrai effort énergétique pour pouvoir le raffiner et le mettre dans votre téléphone. Si on multiplie tout ça par les dizaines de matériaux qui se trouvent dans votre téléphone, on aboutit à un MIPS, un sac à dos écologique, qui n’est pas de 40 pour 1 ou de 50 pour 1 ou de 100 pour 1, pour un téléphone il est de 1200 pour 1. Donc il faut 1200 fois plus de matière que le poids final de votre téléphone. Votre téléphone ne pèse pas 150 grammes, il pèse 182 ou 183 kilos. Et c’est encore plus vrai pour une puce électronique qui est le cerveau de votre téléphone. La puce électronique, c’est l’emblème de la mondialisation, c’est un objet d’une complexité folle. Il y a 50 matières premières dans une puce électronique, c’est absolument incroyable. Cette puce électronique peut avoir un ratio qui va jusqu’à 16 000 pour 1. Il faut 16 000 fois plus de ressources que le poids final de la puce. Si votre puce pèse deux grammes, il faut jusqu’à 32 kilos de ressources.
Ça nous dit quoi tout ça ? Ça nous dit, en fait, que plus c’est léger dans la poche, plus c’est lourd. Plus c’est petit dans la poche – merci la miniaturisation –, plus, paradoxalement, l’impact est gros. Et ça nous dit que plus c’est virtuel, est-ce que ce n’est pas, paradoxalement, davantage matériel ? Plus nous allons vers des objets qui sont la porte d’entrée dans le monde virtuel, ces objets sont des interfaces – les téléphones, les tablettes, les ordinateurs –, plus il y a une complexification, plus il y a de ressources et plus il y a un coût matière qui est élevé. Je pose la question : plus c’est virtuel, n’est-ce pas, paradoxalement, plus matériel ?

21’ 36

Sky : Est-ce que plus c’est vert,