Réparer le présent, bricoler le futur

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Titre : Réparer le présent, bricoler le futur

Intervenant·e·s : Isabelle Carrère - Benoit Engelbach - Pierre-Eric Letellier - Paul Dumayet

Lieu : Émission La place aux gens - Radio Cause Commune

Date : 1er juin 2024

Durée : 57 min 38

Podcast

Présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Le Réseau Francilien du réemploi — REFER — est fort de plus de 60 structures : ressourceries, recycleries, autant de lieux en Île de France adhérentes réparties dans une centaine de boutiques solidaires, qui donnent du sens à des actions non lucratives et non concurrentielles, portant majoritairement sur la baisse des déchets, la sensibilisation de toustes au réemploi et à la solidarité, et la mutualisation des pratiques d’auto-réparation. Samedi 1er juin 2024, malgré la pluie, rassemble dans le 18° arrondissement de Paris, dans des sites emblématiques de recherche de même nature, pas mal de monde pour le Festival de la Récup‘. Une table ronde a été organisée et animée par Paul Dumayet, avec pour questions : Quels sens peut-on donner à ces gestes amateurs du quotidien ? Quelle place ont-ils dans notre vie citoyenne et politique ? Que manque-t-il pour qu’ils (re)deviennent une habitude?

Transcription

Voix off : Cause Commune comme si vous y étiez

Paul Dumayet : Réparer le présent, construire le futur. Nous sommes au Shakirail, un superbe lieu culturel et solidaire, qui accueille des artistes et des associations pour faire vivre le quartier de Goutte-d’Or dans lequel nous sommes aujourd’hui, et vous nous écoutez également sur la radio Cause Commune qu’on remercie pour cette diffusion en direct. Nous avons une heure devant nous et, sans plus tarder, je vais rappeler un peu le contexte puis laisser nos trois invités se présenter.
Les discussions que nous allons avoir se font dans le cadre du Festival de la Récup‘ qu’organise le REFER. Le REFER, c’est le Réseau francilien du réemploi, un réseau de 62 associations du réemploi solidaire, des ressourceries, des recycleries spécialisées, des Emmaüs et des ateliers vélo. L’association du REFER existe depuis dix ans, elle accompagne les porteurs de projets et les collectivités à ouvrir de nouveaux lieux du réemploi solidaire en Île-de-France, elle porte tout type d’action collective, avec ses 62 adhérents, pour promouvoir la seconde main associative d’intérêt général, non lucrative et porteuse d’emplois en insertion.

[Applaudissements]

Paul Dumayet : Merci public.
Ce septième Festival de la Récup‘, qui nous accueille, est effectivement la plus emblématique des actions du REFER, qui l’organise tous les ans ou tous les deux ans. Je vous invite donc à consulter la très riche programmation du festival qui se déroule au CENTQUATRE où se trouvent les 17 espaces de boutique des ressourceries, au Jardin d’Éole avec une cinquantaine d’ateliers autour de la récup et de la réparation et enfin le Shakirail, où nous sommes aujourd’hui, qui accueille notre table ronde du jour, de très belles expositions et un faux procès qui aura lieu à 15 heures 30. Nous avons aussi deux concerts dont un au Jardin d’Éole ce soir avec les Underground Cosmic Didgs et un bal pop récup au CENT QUATRE. Et enfin, pour demain, je me dois de mentionner la vente aux enchères de 123 trésors, des petits objets découverts chez nos adhérents ressourceries, qui aura lieu au CENT QUATRE dans la boutique d’Emmaüs défi de 14 heures à 15 heures 30 et enfin le carnaval porté par le collectif Haut les Masques qui partira à 16 heures de la Halle Pajol jusqu’au Jardin d’Éole. C’est donc une énergie de dingue qui est déployée par toutes les associations adhérentes du réseau. Ça fait au moins un an et demi qu’on travaille sur l’organisation de ce festival, 270 bénévoles sont mobilisés, une équipe salariée de 12 personnes incroyablement dédiées. C’est important de leur rendre hommage aussi aujourd’hui. Ils ne sont pas là, mais ils vous entendent, les énergies passent.
Je m’appelle Paul Dumayet, je suis un ancien salarié de la jolie bande du REFER, aujourd’hui bénévole pour organiser cette table ronde.
Je vous ai tout dit. Je vous propose de rentrer dans le vif de la table ronde, donc de présenter nos trois invités : Isabelle Carrère, Pierre-Eric Letellier et Benoit Engelbach, pour qu’ils nous racontent ce qui les anime, quelles sont les initiatives qui les rassemblent autour de notre table aujourd’hui et je commence par Isabelle.
Isabelle, dites-nous, qui êtes-vous ? Que faites-vous ?

Isabelle Carrère : Oh ! Tu me vouvoies !

Paul Dumayet : On se tutoie ?

Isabelle Carrère : On se tutoie ! C’est pour de vrai.
Merci de cette introduction. Je suis d’accord : le REFER a mis une belle énergie pour tout ça.
J’ai plusieurs casquettes. Là j’ai un petit peu celle de la radio Cause Commune 93.1, mais j’ai aussi et surtout, aujourd’hui, la casquette pour un Antanak, qui est une association dans laquelle nous récupérons des ordinateurs, fixes, portables, quelques téléphones, nous les reconditionnons, nous les libérons, nous mettons des systèmes d’exploitation libres et nous les donnons à ceux et celles qui le souhaitent, individus, particuliers, collectifs, etc. Nous avons créé un réseau RéFIS, dont j’aurai peut-être l’occasion de reparler tout à l’heure.

Paul Dumayet : Parfait. Je le note. Tu prends la suite.

Benoit Engelbach : Merci Paul. Benoit Engelbach, je suis là au nom de l’association Repair Café de Paris ; je précise que je ne suis plus bénévole aujourd’hui de cette association, mais j’ai participé à sa création et j’y ai été très actif pendant plusieurs années. Les Repair Cafés sont des ateliers de réparation bénévoles ; l’objectif c’est de réunir à la fois des bénévoles réparateurs, des bénévoles qui organisent et des personnes qui ont des choses chez elles qui ne fonctionnent plus et qui, en général, ne sont pas assez chères pour être réparées par un professionnel, donc d’essayer de les réparer avec ces personnes dans une ambiance conviviale. Le slogan des Repair Cafés c’est vraiment réparer pour éviter de jeter.
J’ai été très actif à Repair Café Paris pendant plusieurs années, également, pendant plusieurs années, très actif dans une association qui s’appelle Repair Café France, où on a essayé de fédérer l’énergie, de capitaliser ce que tous faisaient. Ça s’est développé très vite, il y a des Repair Cafés vraiment partout maintenant.
À titre personnel, je précise que je suis aussi élu dans mon entreprise, depuis six mois, au nom du syndicat Printemps écologique, là où on essaye de faire bouger les lignes dans les entreprises.

Paul Dumayet : OK. Cool, Parfait. Il ne reste plus que Pierre.

Pierre Letellier : Bonjour Paul. Je suis salarié de L’Heureux Cyclage, qui est un réseau national d’ateliers vélo participatifs et solidaires. Qu’est-ce qu’on fait dans un atelier vélo participatif et solidaire ? On accueille le public que sont des cyclistes qui ont besoin d’entretenir ou de réparer leur vélo. On les conseille, on les accompagne dans les réparations, si besoin, on leur apprend même à monter en compétences et pour eux-mêmes devenir bénévoles et pouvoir accompagner d’autres personnes. C’est le la première activité.
La deuxième : on a aussi une activité de recyclerie spécialisée sur le vélo. On va collecter des vieux vélos en fin de vie, on va les réparer si c’est possible ou on va les démonter pour récupérer les pièces détachées pour pouvoir réparer d’autres vélos avec ces mêmes pièces détachées.
La troisième mission qu’on se donne aussi, c’est d’être des lieux de vie dans lesquels on favorise le vivre ensemble, dans lesquels on arrive à faire des choses en faisant fi de nos différences, en luttant contre les discriminations qu’on peut vivre au quotidien. C’est vraiment l’idée d’utiliser le vélo comme un outil de lien social, de convivialité, et pouvoir aussi aborder, avec cet outil, plein d’enjeux, des enjeux d’écologie, de gestion de déchets, etc. Il y a donc une vraie fonction, je pense, d’animation de la vie de quartier.
L’Heureux Cyclage est un jeu de mots qui ne passe pas la radio, mais, pour expliquer c’est heureux comme content et cyclage. C’est une époque où on ne faisait pas bien la différence entre le réemploi et le recyclage chez nous, ce sont des sujets techniques, mais c’est la fête de la récup, on peut en parler.
Dans ce réseau, aujourd’hui, on a 250 ateliers en France sur à peu près 500 structures ; ce sont des structures qui sont de petite taille, des petites assos de quartier dans lesquelles il y a parfois du salariat, mais, en majorité, ce sont des structures qui sont portées uniquement par des bénévoles et ça se développe de plus en plus. Dans les années 90, il y en avait une poignée en France, les premières, et puis ça a très fortement augmenté, maintenant on en retrouve un peu partout, notamment dans les agglomérations, mais aussi, de plus en plus, dans les zones peu denses, les territoires ruraux, parce que, quelque part, on vient aussi offrir un service là où il y avait plus d’offre de réparation classique.

Paul Dumayet : Vous avez en commun, tous les trois, le fait d’être des structures ou d’être membres de structures très bénévoles, de travailler avec des personnes à qui on apprend à réparer, donc le geste d’auto-réparation qui se distingue de celui de réparation. Pour vous, quel sens ce geste-là, de la pratique amateur, de l’apprentissage de la réparation, du bricolage, a-t-il ? Isabelle.

Isabelle Carrère : C’est bien que tu le présentes comme ça, parce que, en tout cas à Antanak et, je pense, sans doute aussi ailleurs, ce n’est pas tellement la question des gens qui savent et qui apprennent à d’autres, mais, pour moi dans « autoréparation » il y a aussi qu’on est ensemble pour apprendre à. En tout cas, à Antanak, nous sommes très attentifs à ça et, pour moi, le sens de ces questions, il y a des sens pluriels, mais ce sont des sens très politiques dans lesquels on essaye de faire en sorte que ça soit abordable à tous et toutes et, quand je dis toutes, c’est aussi parce que – on en a parlé en préparant cette table ronde –, on a une vraie problématique. Je ne sais pas si elle est simplement liée au numérique, à l’informatique, en tout cas, chez nous, elle est là. Je ne sais pas s’il y a beaucoup de femmes qui réparent des vélos, en tout cas on ne voit pas beaucoup de femmes qui réparent des ordinateurs et malheureusement, quand des stagiaires nous demandent à venir dans l’association ou des personnes qui viennent et qui osent prendre un tournevis et ouvrir leur ordinateur, ce sont très souvent des hommes ! Donc, pour moi, bizarrement, cette affaire de bricolage, de réparation, est, jusqu’à présent, une activité genrée. Il y a des évolutions, on avance un petit peu, mais je trouve vraiment qu’on avance beaucoup trop doucement sur ces questions.
Le premier sens de la réparation c’est évidemment ce que vous avez dit, Benoît et Pierre, c’est la question de « tant que ça peut servir, on a envie que ça serve », c’est donc la limite qu’on peut donner avec une toute petite part de ce qu’on peut faire, tels les colibris disaient d’autres personnes à certains moments, de limiter les déchets. En informatique, il s’agit de limiter les D3E [déchets d’équipement électrique et électronique], il s’agit également de limiter la consommation qu’on pourrait avoir en rachetant un produit plutôt que de le réparer, donc racheter un autre ordinateur plutôt que de réparer celui qu’on a, ça veut dire, également, limiter notre contribution ou notre participation à de l’extraction ici ou là, mais surtout là, de minerai, de matériaux, de terres rares, etc., qu’on voit et dont on voit bien les désastres tant pour les habitants et les habitantes qui sont dans les pays dans lesquels il y a ces extractions, qu’en termes d’environnement, en termes de pollution de l’eau, de pollution de l’air, etc.
Je pense que c’est une conscience qui est de plus en plus existante, on en reparlera sûrement tout à l’heure aussi, je pense que ça existe pour de vrai et, du coup, je ne sais pas si, à chaque fois qu’on ouvre un ordinateur, qu’on répare une casserole, une bouilloire ou que sais-je, on a ce sens-là, mais un peu quand même, c’est-à-dire quelque chose qui est « je contribue à ce qu’on ne soit pas en train de faire tout et n’importe quoi sur cette planète », quelque chose comme ça !
Ça veut dire aussi prendre soin et qui dit prendre soin d’un objet, c’est qu’on est capable de prendre soin des autres, de soi, des objets des autres et des autres personnes autour de soi, de l’environnement et des siens au sens large, de sa communauté d’intérêt, de ses communautés d’intérêt. Donc, les lieux conviviaux d’autoréparation ou autres sont aussi des apprentissages de faire quelque chose ensemble au-delà de sa famille, son couple, ses amis, etc. ; ça permet donc cela. Ça permet aussi de faire autre chose que consommer ensemble, qu’aller boire une bière ensemble, même si j’adore boire une bière avec d’autres gens, mais ça permet de faire d’autres choses ensemble.

Paul Dumayet : On peut même boire une bière et réparer.

Isabelle Carrère : Et en même temps réparer, tout à fait ! Je dis une bière, ça pourrait être du vin ou un jus de fruit, on peut boire ce qu’on veut.
L’autre chose qui est importante, après je m’arrête pas, non, il y a encore deux choses que je voulais dire sur la question du sens.
Il y a aussi la question du sens politique qui est le droit d’usage : à partir du moment où on s’autorise à réparer quelque chose, on le répare soit pour soi, soit on le répare pour qu’il continue une vie même chez d’autres ou avec d’autres. À Antanak, notamment, on n’est vraiment pas pour la question de la propriété. On pense qu’on n’a pas besoin d’être propriétaire d’un objet pour s’en servir, donc, on milite pour un droit d’usage et, petit à petit, ça passe aussi dans l’esprit des gens. Quand on leur dit « cet ordinateur est pour toi, on te le donne. La seule chose qu’on te demande c’est de nous le rapporter le jour où tu n’en as plus besoin pour qu’on puisse leur redonner à quelqu’un d’autre », et ça commence bien à rentrer ça aussi, c’est plutôt pas mal.

Paul Dumayet : Vous avez déjà des adhérents qui ont rapporté des ordinateurs.

Isabelle Carrère : Oui absolument. Soit quelqu’un le rapporte en disant « maintenant ma situation a changé, j’ai besoin d’un ordinateur portable alors que j’avais pris un fixe » ou bien « d’un portable qui soit plus qualifié, plus calibré parce que je vais faire de la vidéo », je dis n’importe quoi. Oui, il y a ça, et aussi des gens qui ont dit, et c’est là où on n’a pas gagné mais ce n’est pas grave, « je vous rapporte l’ordinateur parce qu’en fait je m’en suis acheté un », et c’est une des limites, on le verra à autre moment, peut-être dans le point 2 ou 3 de tes questions, mais c’est une des limites aussi sur la capacité des gens à trouver sur le temps long c’est vrai.
Et puis, je ne peux pas ne pas dire, quand même, un mot du Libre ; je ne sais pas si ça parle à tout le monde dans le public et à la radio. C’est cette question des systèmes d’exploitation qui ne sont pas privateurs, propriétaires, ce sont donc toutes les distributions sous GNU/Linux qui permettent de se libérer de l’obligation d’acheter toujours de nouvelles licences, puis un matériel qui suit la licence, etc.
J’arrête là ! Je pourrais parler trois heures !

Paul Dumayet : Benoit, j’ai l’impression qu’Isabelle t’a regardé. Vas-y.

13’ 38

Benoit Engelbach : Je pense qu’elle a dit beaucoup de choses. Sur la dimension écologique de la réparation, en plus de l’évitement de l’extraction de nouvelles ressources, il y a aussi le fait que, notamment sur un ordinateur ou un smartphone, la consommation d’énergie est beaucoup plus importante pour la fabrication que pour l’utilisation, donc c’est aussi de l’énergie évitée, et puis il y a tous les transports pour que le matériel vienne de Chine jusque jusqu’en Europe, là où il est acheté. Tu as dit le principal sur la dimension écologique.
Pour compléter un peu sur la dimension humaine, il y a évidemment le plaisir d’apprendre, de faire des choses ensemble, mais ça peut être aussi une manière de passer à l’action face à une situation où on se sent déprimé, un peu anxieux, eh bien, finalement, faire des choses, c’est une manière de se sentir mieux, ça fait du bien et ça va même, dans certains cas, jusqu’à de la mobilisation. Je voulais prendre l’exemple d’un Repair Café qu’on faisait dans un lycée de décrocheurs dans le 13e arrondissement. L’équipe pédagogique était géniale, utilisait la réparation : ils avaient un atelier fabuleux, ils stockaient tout un tas d’ordinateurs qui ne marchaient plus et, en fait, ils remettaient les élèves décrocheurs au travail scolaire grâce à la réparation, en les remettant en selle. Il y a donc vraiment cette idée de se mobiliser et se mobiliser ça fait du bien.

Paul Dumayet : OK. Cool.

Pierre Letellier : Sur le recyclage, on a un concept qu’on appelle la « vélonomie », un mot-valise contraction de « vélo » et d’« autonomie ». C’est ce qu’on met en avant quand on l’explique qu’on cherche à faire en sorte que les cyclistes soient en capacité de faire les réparations sur leur vélo, parce qu’on estime que c’est, encore aujourd’hui, un des rares objets du quotidien qui va nécessiter un entretien et, en termes de compétences mécaniques, cela reste relativement accessible à acquérir si on veut faire son entretien.
Je pense que derrière la notion d’auto-réparation, pour moi, il y a vraiment d’abord un besoin finalement premier qui est celui de prendre soin des choses, parce qu’elles s’usent et, du coup, si on veut qu’elles durent, il va falloir soit y consacrer du temps pour les réparer soi-même soit avoir un budget qui peut être assez conséquent, notamment pour un vélo : pour un vélo qu’on utilise tous les jours, ça peut se chiffrer rapidement en plusieurs centaines d’euros quand on passe dans le circuit marchand, classique, pour l’entretenir. Je pense que le premier besoin des gens qui viennent chez nous, dans les ateliers, est à la fois sur ce besoin de réparation pour alléger leur budget et, à la fois, sur cette envie d’être à l’aise, d’être autonomes, de pouvoir aller peut-être plus loin à vélo, de pouvoir se projeter sur des déplacements plus longs, de pouvoir partir en vacances, se dire « je ne vais pas être en galère si jamais j’ai une crevaison qui arrive ». C’est donc une demande qui est assez forte et je pense qu’aujourd’hui on est quand même assez dépossédés des objets de notre quotidien : on ne sait plus comment c’est fabriqué, on ne sait plus où ça a été fabriqué, on ne sait pas du tout où toucher sur la plupart des objets, même on n’ose pas, d’ailleurs tout est enfermé, caché, on ne voit rien, c’est un peu le principe du design moderne. Je pense que la culture du do it yourself c’était un peu ça à un moment, c’était de remettre les mains dans le cambouis, se dire qu’en fait c’est aussi une activité qui est plaisante ; c’est quelque chose qui est enrichissant d’un point de vue humain de pouvoir se réapproprier cet objet qui nous paraissait lointain et se dire « je le comprends, je maîtrise, je sais quoi en faire. »
Dans les ateliers, et dans les Repair Cafés, je pense qu’on bascule un peu du do it yourself, du faire soi-même au faire ensemble et on se rend compte qu’on n’est pas seul, qu’on n’est pas isolé dans cette démarche et là on entame une réflexion. C’est ce que tu disais par rapport à la consommation. La consommation, aujourd’hui, c’est quand même un acte qui est très individuel : on va dans un magasin, on achète, on se retrouve avec son objet. Quand on est dans une démarche de réparation collective, comme ça, je pense qu’on se rend compte qu’on peut questionner collectivement ce rapport à l’objet, ce rapport à la consommation, et pourquoi pas, après, envisager des formes de possession différentes, propriété d’usage, etc., et là aussi c’est intéressant.
Je dirais que sur la notion de propriété, finalement, dans ce rapport aux objets qu’on construit, on construit aussi une histoire et on construit un lien qui va permettre, quelque part, de prendre davantage soin. C’est-à-dire qu’on va faire attention à un objet qu’on a déjà réparé deux fois, qu’on connaît.
Ce n’est pas tout à fait la propriété d’usage, mais si on prend de la location longue durée, notamment les Vélib' à Paris, il y a énormément de dégradations, les gens n’en prennent pas soin ; on ne voit pas trop de cyclistes jeter leur propre vélo dans la Seine ou dans le canal, heureusement.
Je pense qu’il y a aussi cet enjeu de se dire « cet objet a une histoire, il m’appartient je le connais bien ».
Je pense que le dernier point sur le sens de l’auto-réparation c’est aussi que, finalement, on voit la nécessité du low-tech, la basse technologie, la technologie accessible, dans les objets si on veut qu’ils soient accessibles.
L’acte de réparation, chez soi, ça va être fixer un mobilier avec une vis, recoudre une chemise, ça va être resserrer quelque chose qui est en train de se desserrer. Dès qu’on arrive sur des objets qui demandent des outils spécifiques, des compétences faramineuses, on sort complètement de ce qui est accessible en termes d’auto-réparation, de réparation collective, et c’est un gros enjeu de sens derrière les objets.

Paul Dumayet : Très bien. Merci beaucoup Pierre.
Ce que tu viens de dire me fait penser que j’ai vu ça dans <em<Socialter sur le bricolage et la réparation, que je recommande à toutes et tous, qui est excellent, le vélo est apparemment l’objet le plus réparé, en tout cas en France : 63 % du temps il est réparé, je pensais que c’est même plus, parce que cela requiert des compétences qui sont effectivement transmissibles entre cyclistes, de parents à enfants, etc., donc ça donne un truc un peu moins compliqué qu’ouvrir le capot d’un ordinateur ou d’un autre objet électrique, électronique. Du coup ça m’amène à vous poser un peu cette question-là, je me tourne pas mal vers Benoit, de ce rapport à l’objet qui est effectivement souvent assez passif, consumériste et, du coup, les gens ont tendance à avoir envie d’avoir une garantie. Du coup, cette question de la garantie qui, par essence, ne peut pas exister dans les trois activités que vous menez, qui est aussi une question pour les ressourceries : chaque fois qu’on vend des objets, les gens nous demandent combien de temps de garantie ils vont avoir et c’est toujours une question délicate parce que, par essence, la seconde main qu’on leur vend, même si on l’a vérifiée, même si on l’a nettoyée, etc., on a du mal à avoir une garantie « très sérieuse », entre guillemets, comme les magasins neufs peuvent l’offrir.
Je voulais donc vous poser cette question, particulièrement à toi, Benoît, qui travailles avec des objets un peu plus technologiques.

Benoit Engelbach : Effectivement, des personnes pointent parfois du doigt le risque lié à la garantie quand on vient dans un Repair Café ou à la qualité de la réparation, au risque de casse même. Je pense effectivement qu’elles ont tout à fait raison, également parce que, quand on parle de garantie, on parle de réparation professionnelle et, pour moi, il y a vraiment de la place pour la réparation professionnelle et pour l’auto-réparation, pour la réparation amateur, ce n’est donc pas du tout antinomique.
Je précise quand même que, dans les Repair Cafés, on manipule les objets électriques, parfois avec des tensions fortes, donc on forme les réparateurs ; ils sont formés, ils sont ils sont informés, a minima, des risques électriques, ce qui fait qu’en général on prend la bière après le Repair Café mais pas pendant ! Je précise, c’est important, parce que, mine de rien, il faut être concentré. Je pense aux micro-ondes, par exemple, si on ne fait pas gaffe, on peut vraiment s’électrocuter même quand ils sont débranchés.
Pour revenir à cette question de garantie, de qualité, je pense que c’est ça qui fait la différence avec les professionnels, mais, encore une fois, il y a de la place pour les deux et les Repair Cafés, les ateliers bénévoles ou les autres initiatives de réparation bénévoles, sont aussi des outils super intéressants.
Je ne l’ai pas dit tout à l’heure sur le sens, mais, socialement, c’est déjà un outil vachement intéressant parce qu’on va réunir des gens qui sont là pour des questions écologiques, des gens qui sont là pour des questions plus sociales, qui n’ont pas les moyens de racheter, tu l’as dit tout à l’heure. On va réunir des réparateurs qui sont peut-être des geeks qui, eux, sont là uniquement pour se faire plaisir, parce qu’ils adorent, ils ont ils ont tout réparé chez eux, chez leurs voisins, dans leur famille, chez leurs amis, ils n’ont plus rien à se mettre sous la dent, donc ils sont là ! Et des gens qui sont un peu démunis, qui ont envie d’apprendre.
C’est donc un outil social vraiment super intéressant, mais c’est aussi un lieu pour apprendre à prendre des risques, à faire confiance : le risque que ça ne marche pas, le risque que ça casse, le risque que ça marche là et puis, dans deux semaines, ça ne marche plus.
D’une certaine manière, en dehors de l’écologie c’est une dimension politique importante. J’ai l’impression, je n’invente rien, je pense que l’avenir sera fait à la fois de nombreuses incertitudes avec un « s », sera fait de situations où il va falloir se débrouiller, bricoler, j’aimais bien l’histoire de « bricoler le futur ». Donc démonter les objets, comprendre comment ça marche, essayer de trouver des solutions, même si on n’a pas tout sous la main même, si on n’a pas l’outil parfait, on peut aussi fabriquer l’outil ; si on n’a pas la compétence, on peut demander à son voisin, etc. Apprendre à se débrouiller, c’est politiquement intéressant parce que, encore une fois, je pense que, dans l’avenir, ce sont des compétences qui seront nécessaires au niveau du quotidien mais aussi à un niveau plus politique.
Je ne sais pas si on aura le temps de parler des questions d’autonomie. Ce n’est même pas qu’il faille ou qu’il ne faille pas, mais je ne pense pas qu’on puisse aller, individuellement, vers l’autonomie totale, parce que, finalement, on est tellement interdépendant de l’environnement dans lequel on est. En tout cas, de toute façon, il va falloir apprendre à renoncer, il va donc falloir apprendre à faire des choix.
Réparer c’est aussi mieux comprendre comment fonctionne un objet.
Choisir la low tech, c’est, par exemple, choisir de supprimer une fonctionnalité pour préserver l’objet, je pense à un ampli que j’avais réparé au Repair Café et le bénévole qui m’aidait m’avait dit « écoute je ne sais pas te mettre la stéréo, est-ce que tu le prends en mono ? – OK, je le prends en mono, ce n’est pas grave, je n’aurai pas la stéréo, mais mon ampli va continuer à fonctionner ». Donc apprendre à faire des renoncements en décortiquant, en voyant comment ça fonctionne et en faisant des choix avec toujours l’idée qu’il faut essayer de limiter l’empreinte qu’on peut avoir sur l’environnement

Isabelle Carrère : Tu dis renoncement ; on pourrait parler de sobriété. Oui, peut-être que ça peut paraître comme des renoncements, mais, pour moi, la sobriété peut aussi être joyeuse. Ce n’est pas simplement « je me prive de », c’est aussi « j’arrive à faire avec moins, j’arrive à faire avec moins de besoins, je réévalue à l’aune de ce qu’on voit de l’environnement, de notre environnement à tous, toutes, puis aux suivants, à ceux qui vont arriver, qui sont tout petits maintenant ou qui ne sont encore là ». Je trouve que la question de la garantie est hallucinante parce que, quand tu répares toi-même, en fait ton SAV, le service après-vente, c’est toi. Cela veut dire que si tu es en capacité de faire évoluer toi-même l’engin que tu as réparé – si je parle d’un ordinateur ou d’une cafetière, c’est un peu un peu la même chose –, demain matin si elle a quelque chose d’autre à faire, eh bien, évidemment elle sera à nouveau entre tes mains.
Je pense que le politique est déjà, dès maintenant, c’est-à-dire que ce n’est pas simplement « demain ça sera politique », c’est maintenant que c’est politique. La sobriété a un sens politique ; le fait de ne pas racheter et d’arrêter de faire des usines à n’en plus finir et une production consumériste phénoménale, c’est maintenant qu’on s’en occupe et ça fait partie, à une toute petite échelle, d’une lutte contre un capitalisme outrancier, forcené, dans lequel on fait tout et n’importe quoi. Ça paraît énorme de faire ce grand pas, mais ce pas-là existe, c’est-à-dire que oui, avec nos petites actions de récupération, de remise en cause de ce avec quoi on vit, pourquoi et ce qu’on utilise au quotidien, on est aussi sur cette lutte-là. Il y en a d’autres, les luttes de sabotage, etc., c’est autre chose. En tout cas, là où on est aujourd’hui, la récup, on est sur ce terrain-là, et si on n’y est pas, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas et que, socialement, on pense que la récupération ce n’est que pour les pauvres.
Je disais tout à l’heure que la personne qui nous rapporte un ordinateur en nous disant « maintenant j’ai l’argent, j’ai de quoi me payer pour en acheter un » pour moi c’est désolant, c’est-à-dire que le reconditionnement ne marchera pas, ne fonctionnera pas, la récupération ne fonctionnera pas si on pense et on considère que ce n’est que pour les pauvres et les gens qui n’ont pas d’argent ; c’est juste improbable.

Paul Dumayet : Il y a donc un sujet de bataille culturelle là-dessus et de déconstruction de la pensée ; il y a un peu un sujet de pensée dominante par rapport à notre rapport à la consommation et notre rapport à l’objet qui est quand même un sujet de fond auquel, j’imagine, vous êtes confrontés quotidiennement, mais qui n’est pas facile à démonter.

Isabelle Carrère : Même pour nous, ce n’est pas facile. Du coup, on est encore en train d’apprendre avec les personnes avec qui on fait des choses. Nous ne savons pas déjà tout et on va venir apporter la bonne parole, en tout cas ce n’est pas notre la posture, on ne se positionne pas comme ça.

28’ 09

Pierre Letellier : Sur cette distinction