Un ingénieur low-tech est-il possible
Titre : Un ingénieur low-tech est-il possible ?
Intervenants : Hugues Choplin - Stéphane Crozat
Lieu : Lille - Rencontres Scenari 2022
Date : 23 juin 2022
Durée : 1 h 26 min 24
Page de présentation de la rencontre
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : À prévoir
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Description
Le mouvement des low-tech (basses technologies) permettrait-il de répondre à la gravité de notre situation écologique ?
Cette présentation s’attachera, d’une part, à reconnaître la singularité des gestes – à la fois techniques et politiques – propres à l’ingénierie low-tech et, d’autre part, à pointer les tensions et les risques attachés au déploiement de la « pensée low-tech ».
Transcription
Stéphane Crozat : Bonjour à toutes et à tous. Je m’appelle Stéphane Crozat, je suis professeur à l’Université de technologie Compiègne qui est une école d’ingénieur des Hauts-de-France, comme la qualité de nos réponses au quiz, hier, a pu le montrer !
Pendant les Rencontres Scenari, on essaie de s’offrir à chaque fois un pas de côté, de parler un petit peu d’autre chose que de Scenari, peut-être que notre intervenant du jour ne prononcera même pas le mot Scenari, on verra.
J’ai le plaisir et l’honneur d’accueillir Hugues Choplin qui est professeur de philosophie, enseignant-chercheur en philosophie à l’UTC. Hugues est également intervenant, membre du Collège international de philosophie. Je ne vais pas m’aventurer trop loin sur les thématiques sur lesquelles tu travailles, mais, d’une façon générale, sur la question de l’ingénieur, la question du mouvement. Ton dernier livre s’appelait, je crois que c’est le dernier, Le collectif et ses énigmes.
Hugues est animateur, coanimateur d’un groupe qui s’est créé à l’UTC qui s’appelle « Le collectif ingénierie soutenable », qui est un collectif vraiment intéressant qui regroupe à la fois des enseignants, des enseignantes, des personnels et des étudiants/des étudiantes, pour réfléchir et, en quelque sorte, travailler cette question de l’articulation entre le métier d’ingénieur, ce que fait un ingénieur dans la vie, c’est-à-dire construire des trucs, et la question des low-tech.
On travaille avec Hugues et quelques collègues dans un groupe qu’on a constitué, qu’on a appelé Lownum pour low-technicisation et numérique, dans lequel on réfléchit pour savoir comment ça se traduit dans le domaine de l’informatique et de ses usages. Cet après-midi, au retour de déjeuner, donc ne mangez pas trop lourd, on essaiera de faire le lien entre ce qu’on aura entendu ce matin, les travaux qu’on a pu mener dans ce collectif, il y a notamment Sylvain Spinelli et Thibaut ??? qui contribuent et puis Scenari. Pour info il y a aussi Guillaume ??? qui était notre intervenant de Nantes pour ceux qui s’en souviennent.
Dernier point. Vous avez un exercice « le chef a dit » à faire. Ça peut être éventuellement une bonne occasion de repérer une phrase particulièrement intéressante à partager avec nous.
Je crois en avoir terminé. Hugues, si c’est bon pour toi, je te passe la main.
Hugues Choplin : Merci beaucoup Stéphane. Bonjour à toutes et à tous. Merci de l’invitation aujourd’hui. Merci aussi à Loïc. Merci de la présentation. Je rajouterais juste un petit point, en présentation tu as dit plein de trucs. Il y a déjà un petit moment j’avais une activité, je travaillais dans une autre école d’ingénieur, à Télécom Paris, presque concurrente de l’UTC sur ces questions, l’Université de technologie de Compiègne, sur l’ingénierie de formation, notre activité de recherche et de développement où nous évoquions des solutions Scenari, comme vous dites, et nous avions un petit regard critique sur certains principes constitutifs de Scenari. Je dois dire qu’aujourd’hui je suis assez scotché de voir la richesse et la qualité de la communauté Scenari, presque 20 ans après, donc je suis bien content d’être avec vous aujourd’hui.
Un ingénieur low-tech est-il possible ?, c’est le titre de l’intervention. Derrière cette question, je vous propose de travailler sur un trucmuche, une posture particulière qui est la posture low-tech. Une posture c’est une manière de penser et d’agir. Et, à travers cette intervention, à travers cette question, souligner d’abord la singularité de cette posture, la spécificité de la posture low-tech, on verra ça en particulier à travers les gestes de low-technicisation, mais aussi l’importance de cette posture, à notre avis, l’importance vu la gravité de la situation écologique qui est la nôtre aujourd’hui. Et puis également, peut-être, les risques qu’encourent ceux qui, d’une certaine manière, déploient cette posture low-tech aujourd’hui. On peut peut-être distinguer deux types de risques.
D’abord c’est une posture, comme c’est indiqué en haut à droite, qui fait dissensus, c’est-à-dire que dans un certain nombre d’écoles d’ingénieur et en particulier à l’UTC, cette posture low-tech, cette posture basse technologie sur laquelle je vais revenir, est loin de faire consensus. Pour tout dire, aujourd’hui il y a même un dissensus, une divergence importante, j’aurais presque envie de dire assez fondamentale sur deux visions du monde toutes les deux légitimes, deux visions de la technologie aujourd’hui à l’UTC, qui se traduisent avec un certain nombre d’acteurs à l’UTC, un certain nombre d’enseignants-chercheurs, y compris à la direction de l’UTC, qui estiment que développer cette posture ça menace l’identité même de l’UTC, ça menace le « t » de l’Université de technologie de l’UTC. Et puis il y en a d’autres, avec Stéphane en particulier, Guillaume ??? que tu as cité, également les étudiants avec lesquels on a beaucoup travaillé, qui estiment, au contraire, que travailler sur cette posture low-tech c’est une manière de renouveler aujourd’hui, de façon nécessaire, le sens de la technologie.
C’est une posture qui fait dissensus, c’est une partie du risque donc, à un moment, il faut se battre un petit peu pour développer des formations dans notre collectif, pour les pousser sur ces thématiques-là, dans le groupe Lownum dont parlait Stéphane.
Ce sont aussi des risques, plus sur le plan de la pensée ou de la philo. Cette posture low-tech est mal bâtie, elle est construite, d’une certaine manière, sur des bases conceptuelles assez fragiles, c’est donc très intéressant de travailler sur ce quoi elle repose ou ne repose pas aujourd’hui. Il y a donc aussi un risque d’essayer de déterminer ce qu’il y a au fond de cette posture d’une certaine manière. On va voir cela ensemble.
Donc une posture singulière, spécifique, nécessaire et puis risquée d’une certaine manière.
Dans le titre il y a ingénieur. Ingénieur low-tech, il s’agit de cibler en particulier et d’abord, dans nos travaux, les ingénieurs qui sont formés dans les écoles d’ingénieur françaises, en particulier l’UTC, mais aussi de cibler pourquoi pas, les ingénieurs de formation, les ingénieurs pédagogiques qui sont assez présents dans cette assemblée, je crois. Je ne vais pas traiter la question directement de savoir si on peut faire une ingénierie de formation low-tech, mais c’est bien la question qui, dans le cadre de ces rencontres, est à l’horizon de cette présentation et en ingénierie de formation.
On va parcourir cet objectif, on va travailler cette posture en trois temps.
On va d’abord travailler l’ancrage politique et philosophique de la posture low-tech, on va essayer de la positionner politiquement, sociétalement comme on dit, et philosophiquement.
Il s’agit de prendre un peu en sandwich, dans la présentation, les trois gestes de la low-technicisation en essayant de les ancrer et essayer de voir, finalement, ça sera le troisième temps, ce qu’on sait d’un ingénieur en général, jusqu’à quel point ça renouvelle, ou pas, la posture d’un ingénieur. Voilà les trois temps de la présentation.
Le premier temps, c’est un temps d’ancrage et ça va être d’abord un ancrage disons de type politique de la posture low-tech, cette posture basse technologie.
En 2021 l’Ademe, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, une agence publique, a défini quatre scénarios pour atteindre la neutralité carbone en 2050. La neutralité carbone serait qu’en France on soit capable de capter autant de gaz à effet de serre qu’on en émet, ce serait ça une neutralité. Donc quatre scénarios, quatre chemins différents sociaux, socio-techniques, plus ou moins divergents, qui permettraient d’arriver à cette neutralité carbone. Je ne vais pas rentrer dans les détails de ces quatre chemins, de ces quatre scénarios
Quand on écoute l’Ademe présenter ces quatre chemins, il y a une grande alternative qui est proposée, qui est définie pour atteindre la neutralité carbone : s’agit-il de miser sur une sobriété, une sobriété notamment de nos usages, de nos pratiques, changer de mode de vie ? Ou s’agit-il plutôt de ne pas changer nos modes de vie et de miser sur les technologies ? Ce sont les quatre scénarios, la manière dont ils se distinguent d’une certaine manière.
Les low-tech se positionnent dans un chemin qui mise sur la sobriété. Les low-tech sont présentées comme une composante forte du scénario qui s’appelle « génération frugale », on peut parler de frugalité ou de sobriété. Génération frugale, c’est un scénario qui se définit : on ne va pas miser sur des technologies vertes ou des technologies réparatrices, je vais y venir, qui sont rayées, que j’ai rayées, qui sont associées à d’autres scénarios qui ont aussi leur cohérence, mais, si je puis dire, ce n’est pas le scénario, ce n’est pas le positionnement en termes d’histoire ou en termes de chemin dans lequel s’insèrent les low-tech. Ce scénario est décrit : ça implique des transformations importantes dans les façons de se déplacer, de se chauffer, de s’alimenter, d’acheter et d’utiliser des équipements. C’est ça la sobriété, c’est ça la frugalité, et c’est dans ce scénario-là que s’intègrent les low-tech.
Encore une fois, je ne vais aussi détailler les quatre précisément, mais il y a deux autres scénarios par distinction desquels s’établissent, si je puis dire, les low-tech. Il ne s’agit pas de faire valoir des technologies, c’est le scénario 3, typiquement ce sont des voitures électriques, miser sur des voitures électriques, miser sur des éoliennes, miser aussi sur des technologies de captation du CO2 à la sortie des cheminées.
Il y a un autre scénario qui s’appelle « pari réparateur », c’est de la géo-ingénierie, je ne sais pas si vous connaissez, j’en reparlerai dans un instant. Ce sont des technologies dans lesquelles on ne change pas du tout nos pratiques actuelles, voire on les accentue, mais il n’y a pas de souci puisque, de toute façon, on va miser sur des technologies qui vont capter le CO2 dans l’atmosphère ou dans l’air, voire qui vont établir, c’est ça aussi qui est intéressant dans la géo-ingénierie, des boucliers pour que l’énergie solaire ne rentre pas sur terre. On mise sur ces technologies. Aujourd’hui ce sont des technologies très incertaines, c’est pour cela qu’il s’agit de miser, mais passer à la sobriété, d’une certaine manière, c’est aussi très incertain. La géo-ingénierie s’appuie aussi beaucoup sur le numérique.
Pour comprendre les low-tech, il faut s’opposer à ces prétentions solutionnistes high-tech. Les high-tech ce sont les technologies vertes et les technologies réparatrices et solutionnistes, on dit des techno-solutionnistes, c’est-à-dire qu’on mise sur des solutions techniques pour régler les problèmes environnementaux, les problèmes écologiques et c’est sur ce solutionnisme que reposent ces scénarios auxquels s’oppose le scénario de la frugalité, donc les low-tech.
Pour bien comprendre ce positionnement social ou politique – politique au sens large du terme, à l’organisation de cité – il ne s’agit pas non plus de dire qu’on va partir dans une vision écologique où on va fusionner avec la nature sans technologie, ce n’est pas un scénario des no-tech, il n’y a pas de no-tech, il y a encore des tech, il y a encore des technologies simplement elles ne sont pas high-tech, on n’est pas dans du solutionnisme technique, que ce solutionnisme s’incarne dans des technologies vertes ou dans des technologies réparatrices.
Je vais dire des mots, des fois les philosophes sont un peu chiants, ils font des remarques un peu de haut, de toute façon c'est ma discipline : pas de naïveté écolo qui dirait qu’on va fusionner avec la nature, on dit souvent des solutions fondées sur la nature, il y a toujours un rapport technique à la nature, en tout cas c’est ce qu’un nombre de penseurs associés à l’UTC pensent, mais ni high-tech ni no tech d’une certaine manière. Ça rentre dans ce scénario de 2050. Sachant que la neutralité carbone est quand même un indicateur important de la situation écologique, mais parmi d’autres, on pourrait aussi raisonner en termes de biodiversité ou d’exploitation des ressources. C’est un indicateur, une manière quand même importante de considérer la situation écologique. Ça c’était l’ancrage politique.
L’ancrage philosophique, à mes yeux, de cette posture. J’ai sept diapos, donc une petite heure. Parfois je suis un petit peu bavard sur certaines diapos et il y en a deux sur lesquelles je suis particulièrement long dont celle-là.
Deuxième manière d’introduire cette posture low-tech, aller du côté de la philo, de la philosophie de la technique.
13’ 28
En lisant des textes des militants low-tech, souvent des ingénieurs, des gens qui font de la recherche technologique sur les low-tech, il m’a semblé – je le dis à la première personne parce que je ne suis pas forcément sûr de ce que j’avance – que les textes low-tech, la posture low-tech aujourd’hui, qui se développe en France, est soutenue ou soutient deux critiques de la technique qui sont, encore une fois, pas des critiques technophobes au sens où il s’agirait de se passer de la technique comme telle, mais qui sont des critiques qui portent sur le solutionnisme technique. Ce qui m’a frappé en lisant ces textes c’est que ces deux critiques de la technique sont à la fois solidaires entre elles et elles sont presque contradictoires.
On va présenter ces deux critiques, essayer de voir à quel point elles sont bien solidaires ensemble et puis pas complètement.
La première critique est une critique qui est présente dans la pensée écologique, chez les penseurs écologiques qui sont assez présents dans le domaine des low-tech, bien sûr. Il s’agit de critiquer la technique, les critiques sont en vert, qu’on considère presque comme un instrument neutre qui permet à l’homme de dominer la nature. Cette conception de la technique est critiquée par les tenants des low-tech.
Ce qui est intéressant c’est que Dominique Bourg et Augustin Fragnière estiment que penser l’écologie c’est nécessairement penser la technique. Ça veut dire que quand on aborde les questions techniques d’enjeux écologiques, on ne fait pas venir une question extrinsèque qui serait la question des techniques comme si nous étions des ingénieurs qui voulaient s’intéresser de l’extérieur à la question écologique. Au sein même de la pensée écologique il y a l’idée que la technique, d’une certaine manière, doit être critiquée. D’une certaine manière la pensée écologique, en tout cas telle qu’elle est défendue par Bourg et Fragnière, amène la question de l’ingénieur ou de l’ingénierie ou de l’élaboration des techniques.
Il s’agit de critiquer cette technique comme instrument de domination de la nature par l’homme et derrière cette technique, qui est développée par Heidegger, en fait il s’agit de cibler l’anthropocentrisme. L’anthropocentrisme est une position philosophique banale, classique, qui consiste à dire qu’au centre du monde il y a l’homme, que, d’une certain manière, tout doit tourner autour de l’homme, que l’humanité – les hommes, les femmes les humains – a un privilège par rapport à tout le reste, par rapport au reste du vivant. C’est cela qu’il s’agit de rayer, c’est cela qu’il s’agit de critiquer : le fait que l’homme puisse s’emparer de la nature via la technique.
Il faut bien voir que l’anthropocentrisme cible, pour le dire vite, Descartes. On est en 1640, ce sont les Méditations métaphysiques, c’est « je pense donc je suis ». Quand il dit cela, Descartes est quelque chose comme un privilège, c’est l’humanisme derrière: attaquer l’anthropocentrisme, d’une certaine manière, c’est attaquer l’humanisme, c’est presque faire un pas du côté d’une critique des droits de l’homme, c’est pour cela qu’il y a une tension entre humanisme et écologie de temps en temps. En tout cas on est de ce côté-là, en 1640, sur une critique avec Descartes. C’est cette tradition-là occidentale qu’il s’agit de critiquer.
Je quitte Descartes. Aujourd’hui, une manière de critiquer cette conception de la technique comme manière de manière notre rapport à la nature c’est penser à un effet remarquable, très important dans les questions environnementales, l’effet rebond. Je ne sais pas jusqu’à quel point vous connaissez l’effet rebond. L’effet rebond c'est cet effet qui s’atteste quand des techniques sont mises en place comme des instruments pour régler des problèmes écologiques et, en fait, ces techniques qui sont censées régler des problèmes écologiques suscitent, induisent plus de difficultés qu’elles ne règlent de problèmes. Pensez par exemple à un jeu vidéo qui a été optimisé du point de vue de sa consommation énergique. On pourrait dire qu’à chaque usage du jeu vidéo, effectivement ça consomme moins. Mais cette élaboration même de dispositifs techniques optimisés du point de vue de la consommation induit, en fait, plus d’usages de la part des utilisateurs et plus d’utilisateurs. Au final la consommation en termes d’énergie est supérieure à ce qu’il y avait avant. C’est ça l’effet rebond : une solution technique qui était censée maîtriser notre consommation, maîtriser la nature, déjoue complètement notre maîtrise, échappe à notre maîtrise et, en fait, accroît notre consommation. Voilà un effet qui atteste du fait qu’aujourd’hui, d’une certaine manière, la technique n’est pas un instrument qui nous permet de maîtriser notre rapport à la nature.
Voilà une manière de critiquer, première critique : il s’agit de cibler, dans cette première critique, ce pouvoir humain d’utiliser la technique pour maîtriser la nature, pour utiliser, un moins grand terme, maîtriser notre consommation, par exemple.
Et puis il y a une deuxième critique qui est très différente.
Dans cette deuxième critique, il ne s’agit pas de critiquer les pouvoirs humains que rendrait possible la technique, il s’agit plutôt, presque à l’inverse, de critiquer la technique considérée comme un système autonome qui aliénerait l’homme. C’est la critique de Jacques Ellul, un penseur, philosophe, sociologue qui a écrit un article assez historique en 1989, qui dit qu’à partir de la fin du 19e siècle jusqu’à aujourd’hui la technique fait système et l’homme, d’une certaine manière, est juste un petit rouage de ce système. Il prend l’exemple de la voiture, les dispositifs techniques de la voiture. On pourrait dire que c’est l’homme qui maîtrise la voiture, en fait la voiture requiert une station d’essence ; une station d’essence requiert des techniques et des dispositifs de raffinerie ; les raffineries requièrent des dispositifs techniques d’extraction du pétrole ; les dispositifs techniques d’extraction du pétrole supposent des dispositifs techniques de géolocalisation, où est le pétrole pour l’extraire, et ainsi de suite. Il dit « la technique prolifère et l’homme là-dedans – dans cette critique en tout cas – est juste un petit ingrédient d’un système technique. »
Ce n’est pas la même critique, ce n’est pas la même posture. Ce qui est d’énoncé là c’est le pouvoir de la technique sur l’homme et non pas le pouvoir excessif de l’homme sur la nature.
Cela est très important aussi dans la pensée low-tech. On se rend compte que les penseurs low-tech mettent au premier plan le fait qu’il s’agit de faire valoir des pouvoirs humains c’est-à-dire des techniques conviviales, comme dit Illich, là on est en 1960/1970, des techniques démocratiques, des techniques libératrices, autrement dit des techniques qui ne constituent pas des systèmes dans lesquels on est asservi, au contraire des systèmes qui permettent, d’une certaine manière, le déploiement de l’autonomie de l’homme avec ces techniques, le contraire de l’exemple que je donnais avec la voiture.
Voilà les deux critiques que j’entends dans les systèmes low-tech. Une critique où il s’agit de critiquer le pouvoir humain et une critique où il s’agit de regretter l’impuissance humaine face au système technique.
La première chose c’est que ces techniques sont solidaires d’une certaine manière. Il ne faut pas exagérer non plus la tension qu’il peut y avoir. Elles vont assez bien ensemble jusqu’à un certain point, en particulier elles permettent toutes les deux de critiquer, ce qui est rayé, la géo-ingénierie ou le techno-solutionnisme. Je ne vais pas prendre les deux exemples, je vais juste prendre l’exemple de la géo-ingénierie dont je vais parler tout à l’heure.
On peut critiquer la géo-ingénierie en mobilisant les deux critiques à la fois. La géo-ingénierie, cette façon de maîtriser l’atmosphère, maîtriser la terre, ce n’est pas l’ingénierie des logiciels open source, ça porte, cette fois-ci, sur la terre elle- même, sur l’atmosphère, sur l’énergie solaire qui rentre dans l’atmosphère. Autre technique de géo-ingénierie, c’est maîtriser les océans pour qu’ils captent du CO2. Des technologies aujourd’hui, à certains égards, très prometteuses, très incertaines.
On peut la critique parce qu’on peut y lire, d’abord, l’exemple même, un paradigme même de volonté humaine de maîtriser la nature ; maîtriser les océans c’est quand même un bon exemple de la technique comme instrument pour dominer la nature.
La géo-ingénierie peut être critiquée de ce point de vue-là, elle peut être critiquée aussi de l’autre point de vue, en considérant que la géo-ingénierie ça va être des dispositifs techniques qui sont venus résoudre des problèmes qui ont été créés par d’autres dispositifs techniques qui eux-mêmes… Il va falloir contrôler ces dispositifs techniques par des systèmes numériques qui eux-mêmes vont utiliser ces ??? ou pas. Vous voyez la chaîne de systèmes techniques.
On peut attaquer, d’une certaine manière, ces deux critiques qui sont donc en fondement des acteurs low-tech, qui font système pour attaquer la géo-ingénierie. Reste que, de mon point de vue, ils sont presque contradictoires. Avant d’être contradictoires ils sont différents. Ce qui m’a surpris en lisant les textes low-tech c’est que la deuxième critique ne parle pas de la nature. Elle dit juste que ce qui est problématique aujourd’hui c’est qu’un certain nombre de systèmes techniques, détenus par un certain nombre d’acteurs industriels – je ne vous fais pas un dessin –, ne sont pas appropriables par l’homme ou aliènent l’homme. Mais quand on dit cela, ce n’est pas spécialement un point de vue environnemental ou écologique, il n’est pas question de la nature. En fait, ça se greffe assez bien sur la question écologique au sens où dénoncer ces systèmes techniques c’est aussi, surtout dans la deuxième partie du 20e siècle, dénoncer l’exploitation d’un certain nombre de ressources par ces systèmes techniques. Plus ils sont complexes, plus ils sont systémiques, plus ils exploitent des ressources en amont, plus en aval ils émettent des gaz à effet de serre. Cette critique qui, en elle-mêmes ne mobilise pas la nature, donne assez bien prise à une critique de type écologique.
Mais c’est quand même différent. Il ne s’agit pas, dans la deuxième critique, de dire qu’il faudrait critiquer la domination de la nature sur l’homme, non, il n’y a pas de nature dans la deuxième critique.
Elles sont différentes, n’empêche qu’elles sont presque contradictoires. J’en arrive même, sur le plan philo si je puis me permettre, à demander si on peut tenir ces deux critiques à la fois ? Est-ce qu’on peut dénoncer les pouvoirs humains tout en rétablissant des pouvoirs humains avec la deuxième critique ? La deuxième critique nous invite à rétablir des pouvoirs humains, mais rétablir des pouvoirs humains sur le système technique, est-ce que ce n’est pas risquer de rétablir un privilège humain, un nouvel anthropocentrisme et, du coup, donner prise à la deuxième critique ? Donc point d’interrogation, on n’oublie pas le « presque contradictoire ».
Ce qui me paraît intéressant dans la posture low-tech, c'est cette base fragile, je disais les risques, ce sont des risques philosophiques, c’est important, mais ça reste des risques philosophiques. C’est assez particulier à penser cette fragilité de la pensée low-tech.
Je vais laisser la dernière partie de cet ancrage.
Toujours sur l’aspect philosophique, qui est souligné en haut, les autres choses qui me paraissent très intéressantes dans les pensées écologiques en général, et pensées low-tech en particulier, ce sont les risques et les écueils dans lesquels elles ont à deux doigts de tomber à chaque fois.
Je voudrais lister rapidement les deux premiers écueils en haut.
Une façon de se sortir potentiellement de la deuxième critique, j’espère que ça va aller sur la deuxième critique, celle qui dénonce l’impuissance humaine, on pourrait être de dire qu’on va rétablir l’homme, c’est ce que je viens de dire. Les low-tech des fois ont des citations – le philosophe toujours juge un peu de l’extérieur, mais je vais dire que les bras m’en tombent – « les low-tech visent à remettre l’homme au centre des activités par son savoir-faire et son sens pratique ». C’est directement en prise avec la deuxième critique, c’est-à-dire qu’on vise à remettre au centre l’homme. En quoi cela n’est-il pas rétablir directement un anthropocentrisme ? Il y a là un anthropocentrisme naïf et je repose ce que je suggérais tout à l’heure : est-ce qu’on peut vraiment être non-anthropocentré et humaniste ? Est-ce que c’est possible de jouer les deux à la fois ? Sans doute, mais ça ne va pas de soi.
C’est un premier anthropocentrisme naïf présent dans les pensées low-tech, il me semble, quand on dit qu’on va tout centrer sur les besoins humains, les vrais besoins humains. C’est quoi les vrais besoins humains ? Même si un vrai trucmuche comme cela existait, est-ce que définir les vrais besoins humains ne va pas être une façon de privilégier l’homme par rapport à la nature ou par rapport à la technique ?
Deuxième risque qui est toujours un peu patent dans ces pensées écologiques, on va régler l’affaire : homme/technique, tout cela c’est second, ce qui est important c’est la nature et on va sacrer la nature, on va faire une religion de la nature. On va donc définir la nature comme une entité : une nature sauvage ou une forêt vierge. Il y a auteurs, l’historien Cronon, l’anthropologue Descola, qui disent que la nature n’existe pas. Il y a des parties de la planète qui ne sont pas anthropisées, comme on dit, mais la nature ça a toujours été des rapports particuliers de l’homme à la nature. Même si vous prenez Philippe Descola, la forêt vierge, vous allez en Amazonie, il a passé trois ans en Amazonie. On pourrait dire que l’Amazonie c’est vraiment l’exemple de la nature sauvage ou de la forêt vierge. Eh bien non, il y a des tributs qui habitent là-bas. Il dit, j’aime beaucoup cette image, que l’Amazonie est un jardin. Je trouve que le jardin c’est bien comme image, parce que c’est à la frontière, ce n’est ni une maison ni une forêt, le jardin c’est une interface entre la nature et la culture. Donc il n’y a pas une nature protégée, d’une certaine manière, qui serait pure et qu’il faudrait protéger, il y a des interactions entre homme et nature. La question c’est que ces interactions puissent être aussi satisfaisantes que possible.
Ce n’est jamais loin dans des textes low-tech. Il est des fois question de la Planète avec un grand « P » ou de l’Homme avec un grand « H ». Les philosophies ne savent pas trop ce que c’est, en tout cas aujourd’hui.
Du coup il y a des exigences intéressantes associées à ces textes. Si on reprend les deux critiques, il s’agit de penser le mélange homme/technique parce qu’il s’agit ni de considérer que la technique, c’est la première critique, est un instrument neutre au service de l’homme, ni que c’est un système autonome qui serait inhumain. Et on se dit qu’on évite les deux écueils, on va se dire qu’il y a des mélanges homme/technique, il y a des mélanges homme/technique/nature. Vous connaissez peut-être certains d’entre vous Morin ou Jacques Derrida.
Pour finir avec ce transparent un peu plus rapidement, peut-être, qu’avec celui qui précédait, on ne va pas parler de l’Homme avec un grand « H », on ne va pas parler de la technique avec un grand « T » ou de la nature avec un grand « N », on va mettre tout cela au pluriel, on va virer les majuscules, on va dire qu’il y a des activités humaines qui interagissent avec des milieux naturels via des dispositifs techniques. Et la question qui est posée c’est de low-techniciser ces dispositifs techniques à travers lesquels, nécessairement, de ce point de vue, on rentre en contact, donc avec des milieux naturels. On va retrouver ces trois acteurs dans le schéma de tout à l’heure.
Est-ce que je pourrais avoir un petit point sur le temps ?
Stéphane Crozat : Il te reste officiellement une demi-heure et comme il y a une demi-heure après, tu as un petit peu de marge.
28’ 06
Hugues Choplin : Merci Stéphane.