« Technoféminisme » : Mathilde Saliou raconte le problème du numérique avec la diversité

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Titre : « Technoféminisme » : Mathilde Saliou raconte le problème du numérique avec la diversité

Intervenant·e·s : Mathilde Saliou - Steven Jambot

Lieu : L'Atelier des médias - RFI

Date : 4 mars 2023

Durée : 26 min [Dernière partie non transcrite]

Podcast

Page de présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

L'Atelier des médias reçoit la journaliste Mathilde Saliou, qui publie Technoféminisme – Comment le numérique aggrave les inégalités chez Grasset. Elle montre comment le milieu de la tech s'est fermé aux femmes et propose des pistes de solution pour davantage d'égalité dans le numérique.

Transcription

Steven Jambot : « Si on mélangeait numérique et féminisme, qu'est-ce que ça donnerait ? Voici une proposition . Bonne lecture », c'est la dédicace que contenait le livre que m'a adressé mon invité du jour. Mathilde Saliou est journaliste, spécialisée dans le numérique. Si vous êtes une ou un fidèle de cette émission, son nom vous dit peut-être quelque chose puisqu'elle a fait partie de l'équipe de L'Atelier des médias. En 2018, elle avait produit plusieurs émissions dont les intitulés donnent les prémices de l'ouvrage dont nous allons parler : « Dans la tête des intelligences artificielles », « Quand le féminisme rencontre le podcast » ou encore « Les journalistes face au cyberharcèlement ». Mathilde Saliou vient de publier, aux éditions Grasset, Technoféminisme – Comment le numérique aggrave les inégalités, un livre qui résonne avec le thème choisi en 2023 par l’ONU pour la Journée internationale des droits des femmes : « Pour un monde digital inclusif : innovation et technologies pour l'égalité des sexes ».
Salut, c'est Steven Jambot. Pendant 20 minutes à la radio, un peu plus si vous choisissez notre podcast. Vous écoutez L'Atelier des médias.
Bonjour Mathilde.

Mathilde Saliou : Bonjour Steven.

Steven Jambot : Ton livre parle de questions féministes, mais c'est une réflexion sur les enjeux d'égalité à l'ère numérique et, pour t’emparer de ces sujets, tu as appliqué les principes de la Critique Médias. Explique-nous.

Mathilde Saliou : Comme tu l'as si bien rappelé, merci d'ailleurs, j'ai commencé à travailler sur ces sujets pour des émissions et aussi dans des articles qui s'intéressaient plutôt aux questions de représentation dans les médias. J'ai aussi été engagée dans l'association Prenons la Une qui travaille sur la représentation des femmes dans les médias et dans les rédactions. En parallèle, je creusais mes sujets numériques, l'intelligence artificielle pour L'Atelier des médias, les questions de cyberviolence, etc., et je me suis rendu compte qu’en fait le monde numérique, qu'on présente quelquefois comme une transformation de l'information, eh bien c'est exactement ça. C’est une transformation de l'information, c'est énormément de données, d'éléments qu'on pourrait considérer comme on le fait quand on regarde des articles de journaux, peut-être, donc peut-être qu'il était possible d'y accoler ces outils de critique des médias même si c'est un peu un raccourci, mais il me semble que c’est une bonne manière pour expliquer la démarche que j'ai essayé de faire.
On en parlera peut-être plus tard, mais typiquement, dans l’intelligence artificielle, un des problèmes les plus évidents ce sont les questions de représentation : si on n’a pas des données qui ressemblent à la société dans son entier dans la machine, alors celle-ci représentera, en sortie, la société de manière biaisée, un peu comme certaines critiques qu'on peut faire aux médias quand on dit « vous ne mettez pas assez de femmes, vous ne donnez pas assez le micro à certaines minorités, etc. »

Steven Jambot : Tu as eu envie de faire quelque chose d'accessible, de vulgariser, de montrer que le numérique est partout dans nos vies et que, même sans nous en rendre compte, cela a des impacts directs sur notre vie.

Mathilde Saliou : C'est exactement ça. Je voulais vraiment faire une entreprise de vulgarisation parce qu'il me semble qu'il y a un problème qui reste assez important dans le monde numérique qui est qu’il y a un gros discours autour du fait qu'il faut être expert, il faut être data scientist, il faut avoir des compétences très poussées en mathématiques et en informatique pour comprendre les innovations qui ont cours. Or, les technologies qui sont produites, les produits qui sont vendus par cette industrie inondent actuellement la totalité de notre monde, de notre vie quotidienne, en tout cas dans les pays occidentaux. Il me paraissait donc évident, en tant que citoyen et citoyenne, même sans être expert, on puisse quand même avoir droit au chapitre, droit à la discussion, donc, pour cela, il fallait que qu'on nous explique peut-être au moins les bases.
En fait, j'ai décidé de le faire en prenant l'angle de ces questions de représentation et d'inégalités parce qu’il m'a semblé que ça pouvait être une nouvelle manière d'expliquer les enjeux du monde numérique. Je recoupe certaines thématiques qu'on connaît déjà sur la surveillance, sur la protection de la vie privée, mais en les abordant avec l'angle des discriminations et de représentation. Je me suis dit que, peut-être, ça rendrait plus compréhensibles certaines thématiques.

Steven Jambot : Dans certaines parties de ton livre, tu as une approche historique pour montrer comment le milieu de la tech est fermé aux femmes jusqu’à effacer leurs contributions, les exemples sont nombreux. Je vais citer quelques noms, c'est important de les citer : Augusta Ada, Annie Cannon, Hedy Lamarr, Grace Murray, Annie Jean Easley, Dorothy Vaughan. Peut-être veux-tu nous parler de certaines d'entre elles ?

Mathilde Saliou : Oui. Il me semblait important d'en parler parce que, dans l'histoire du numérique, on entend souvent parler de grands noms, Steve Jobs, Elon Musk et compagnie, mais on oublie qu'en fait c'est toute une industrie, il y avait plein de gens dedans, y compris plein de femmes et plein de personnes issues de ce qu'on appelle la diversité. Bref ! Par exemple, Dorothy Vaughan, qui a travaillé à la NASA, fait partie d'une des premières femmes afro-américaines qui ait rejoint cette industrie à la fois informatique et, dans ce cas spécifique, spatiale. C'est une femme au parcours très intéressant parce que c'est aussi une des premières femmes à avoir eu un rôle de management dans cette entité qu'était la NASA. Elle est aussi devenue très vite experte dans un langage qui s'appelle le Fortran, qui a été très utile dans les entreprises. D'ailleurs la NASA est assez intéressante. À l'heure de la ségrégation raciale qui avait encore cours à l'époque aux États-Unis, elle ne pouvait pas aller contre les lois, néanmoins elle a permis à des femmes, en particulier des femmes noires, d'avoir des carrières qu'il leur aurait été difficile d'avoir ailleurs dans la société américaine. Rien que pour cela, je trouve que c'est important de le rappeler, parce que ça sert aussi à ça de creuser l'histoire du numérique, il y a aussi des éléments assez chouettes même s’il y en a de beaucoup plus négatifs quand on se penche sur les processus d'effacement des femmes dans les années qui ont suivi, autour des années 70 par exemple.

Steven Jambot : L'effacement des femmes. Montrer qu'il y a des petites mains derrière les machines, « des ordinateurs en jupe », d'ailleurs je crois que c'est l'expression qui revient dans ton livre. Effacer les femmes mais aussi effacer les minorités.

Mathilde Saliou : Exactement. C'est un problème qui n'est pas spécifique au monde numérique, soyons bien clairs, néanmoins, comme je le disais tout à l'heure, comme cette couche technologique est devenue très importante dans nos usages, il me semblait important de décortiquer. Typiquement, un des sites les plus utilisés, sur lequel on se tourne le plus à l’échelle de la planète c'est Wikipédia qui est une super encyclopédie. Même si on n'en avait peur au début des années 2000, aujourd'hui elle a vraiment largement gagné ses lettres de noblesse, elle est vraiment très solide. Et pourtant, quand on creuse, on se rend compte que parmi les contributeurs et les contributrices, il y a 90 % de contributeurs hommes et 10 % de contributeurs femmes ou non-binaires. Ou alors, en termes de représentation des populations de la planète, il y a 70 % des contributeurs et contributrices qui viennent des pays européens ou américains, États-Unis, et, pour le continent africain, ce n'est que 1,5 % des contributeurs de cette encyclopédie. À mon sens c'est un problème parce que le l’Afrique c'est 1,3 milliard de personnes, ce n'est pas du tout représentatif, il manque forcément des choses dans cette encyclopédie.

Steven Jambot : Il y a aussi un terme qui revient à plusieurs reprises dans ton livre c'est la notion de cyberharcèlement. Tu écris « en ligne, les femmes courent 27t fois plus de risques d'être visées par du cyberharcèlement que les hommes » et tu décortiques, tu décris des communautés qui se soudent autour de tendances anti-progressistes.

Mathilde Saliou : Ce que je voulais faire dans cette entreprise de vulgarisation, c'était aussi de m'intéresser aux usages qu'on a dans les mondes en ligne, donc à tout ce dont on a parlé avant, l'industrie elle-même, etc., et, en particulier dans les usages de discussion qu'on a pu développer en ligne, on constate qu’il y a, et depuis très longtemps, des problèmes de cyberviolence. Les chiffres et les études montrent que ces cyberviolences ne touchent pas tout le monde de la même manière, ça touche beaucoup plus violemment les femmes que les hommes, ça touche aussi beaucoup plus violemment toutes les personnes issues de toutes sortes de minorités.
Il se trouve que hors-ligne, dans le monde de la recherche, notamment féministe, des chercheuses se sont déjà penchées sur ces problématiques et constatent que de la même manière qu'il peut exister une intersectionnalité des discriminations dont on est victime, qui créent des expériences particulières, il existe une sorte de l'intersectionnalité des haines, c'est-à-dire un point où on peut faire rejoindre la détestation des femmes, la détestation des personnes LGBT, la détestation des personnes non-blanches, etc. Comme en ligne on n'a pas mis, on a vraiment fait exprès de très peu mettre, pendant longtemps, des limites au discours dans un idéal de protection de la liberté d'expression.

Steven Jambot : Et aussi de free speech à l'américaine.

Mathilde Saliou : C'est ça. En fait, on a laissé les discours négatifs et violents proliférer, voire, dans certains cas, les algorithmes les ont poussés parce qu'ils ont constaté que ça nous faisait rester plus longtemps sur les réseaux sociaux. Du coup, l'effet pervers c'est que les personnes qui sont visées par ces discours de haine sont beaucoup plus victimes de violence qu'elles ne le seraient dans l'espace public hors ligne. Et à mon avis le grand danger, d'ailleurs ce n’est pas mon seul avis, ce sont aussi des choses qui sont constatées dans des rapports, c'est que ça a un effet direct sur la liberté d'expression de ces personnes-là, les personnes qui font partie d'une minorité. Donc, quand un Elon Musk dit qu'il reprend Twitter, qu'il va enlever la majorité de ses règles de modération et faire revenir les comptes qui avaient été bloqués au nom de la liberté d'expression, en fait il met en danger la liberté d'expression d'autres personnes qui sont, encore une fois, des personnes issues de toutes sortes de minorités.

Steven Jambot : Et il fait proliférer de discours haineux en tout genre.
Ton livre n'est pas du tout anti-technologie, puisque, tu le dis aussi, les plateformes, Internet en général, ont permis l'émergence de mouvements de tout type, notamment de mouvements féministes en ligne. Tu cites évidemment #MeToo qui a, je cite, « aidé à prendre enfin au sérieux les plaintes des femmes ». Tu cites aussi # Balance ton saï-saï, balance ton pervers en wolof.

Mathilde Saliou : Oui, parce qu’une dimension qu'on ne voit pas forcément au quotidien c'est que beaucoup des mouvements qui se sont répandus via les plateformes internet – les plateformes ne connaissent pas les frontières – ont eu aussi des effets assez réels dans plein de pays différents et, typiquement, #MeToo a eu des répercussions, parfois avec des adaptations de hashtags : en France on avait #balancetonporc, au Sénégal il y a eu # Balance ton saï-saï. Ce sont autant de variantes d'un même mouvement qui sont adaptées aux contextes locaux et aux urgences locales. Peut-être que ce ne sont pas exactement les mêmes personnes qui ont été visées en France, aux États-Unis où c'était beaucoup le cinéma à l'origine, et au Sénégal, néanmoins l'idée est la même derrière : les femmes qui en ont marre de tous les cas de harcèlement sexistes et sexuels dont elles peuvent être victimes dans la vie courante se rendent compte, grâce à la force des outils en ligne, qu'elles ne sont pas seules, elles sont même beaucoup, qu'elles peuvent faire effet de masse et, qu'en faisant effet de masse, elles peuvent faire bouger petit à petit certaines idées pas forcément très progressistes ancrées dans la société ou pas forcément très à leur avantage qui sont ancrées dans la société et je pense que c’est un avantage.
De toute façon, j'ai écrit ce livre parce que j'adore Internet et j'adore le numérique. Mon but c'est c'est justement, comme je l'aime beaucoup, d'essayer de le faire évoluer pour qu'il soit plus ouvert à tout le monde en fait.

Steven Jambot : Tu adresses aussi, évidemment, une critique aux médias. Tu le disais tout à l'heure, tu as été membre de l'association Prenons la Une dont tu as été secrétaire générale de 2020 à 2022. C'est une association française qui milite pour une meilleure représentation des femmes dans les médias et pour l'égalité dans les rédactions. Je cite un passage de ton livre « dans le numérique nous, société, faisons exactement la même erreur que le monde médiatique lorsque celui-ci sur-représente des problématiques qu'il ferait mieux de laisser dans l'ombre et sous-représente des questions aussi urgentes que le changement climatique ». As-tu l'impression que les médias font de mieux en mieux leur boulot tout de même ?

Mathilde Saliou : Bonne question ! Sur les questions de représentation, je ne sais pas, ça avance dans certains coins, mais on va toujours repérer du fait des problèmes ailleurs.
Sur les questions du changement climatique, je crois, oui, qu’il y a quand même une prise de conscience qui ne peut être que positive et qu’il y a de plus en plus d'articles de qualité qui sont lancés.
Sur les questions numériques et, encore une fois, c'est aussi pour cela que je fais de la vulgarisation, je pense que les médias pourraient mieux faire, notamment sur tout ce qui touche à l'intelligence artificielle. C'est vrai que ChatGPT c'est fascinant, c'est vrai que ça envoie du texte qui ressemble vraiment à ce que des humains pourraient produire, mais, en tant que journaliste, on a le devoir d'expliquer comment ça marche, d'expliquer là où ça ne va pas, et aussi de ne pas participer à l'anthropomorphisation qui sert beaucoup les discours marketing des grandes entreprises numériques, mais qui, en fait, nous fait oublier la différence entre ce qu’est le produit d'une machine statistique, ce que fait ChatGPT, et un discours produit par un humain qui a réfléchi, qui a une expérience sensorielle réelle, des expériences de pensée, etc. Il faut pas qu'on participe à brouiller les lignes entre ces deux entités très différentes. Au contraire, en tant que journalistes, on devrait participer à donner des outils à tout un chacun pour bien comprendre ce qui est en jeu et aussi les intérêts économiques derrière, par exemple les enjeux politiques que ces machines posent, etc.

12’ 58

Steven Jambot :