Capitalisme de surveillance et rapt de l’écriture numérique
Titre : Capitalisme de surveillance et rapt de l’écriture numérique
Intervenant : Éric Guichard
Lieu : Lyon - MiXiT 2023
Date : 9 juin 2023
Durée : 34 min
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : À prévoir
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
Bonjour. Merci d’être venus et merci à MixiT de m’avoir invité.
Je voudrais parler du capitalisme de surveillance et surtout du rapt de l’écriture numérique en 30~minutes. Je vais respecter les temps, j’ai compris.
J’essaye de me situer un petit peu : j’ai fait des mathématiques, je suis actuellement dans le champ de la philosophie, je suis pas mal passé par les sciences sociales, peut-être par des biais qui sont proches des vôtres dans la mesure où, à un moment, je me suis retrouvé à évangéliser les littéraires à des questions informatiques. Je suis tombé dans Internet en 1992, dans un joli contexte, à l’Éole normale supérieure à Paris. J’ai un certain goût pour la programmation, l’édition et la cartographie. Je voudrais signaler un lieu lyonnais assez intéressant qui s’appelle l’IXXI, l’Institut rhônalpin des systèmes complexes, qui est d’un dynamisme intellectuel particulièrement joyeux.
Je compte donc évoquer la question du rapt de l’écriture numérique et celle du commerce de nos personnes dans un contexte économique précis qu’on appelle communément le capitalisme. Je ne vais insister, je ne vais pas essayer de tout définir. Je voudrais juste rappeler que je m’appuie sur cinq thèses, la quatrième et la cinquième vont évidemment faire l’objet de notre échange. Je suis vraiment content de parler devant vous parce que je pense que vous avez expérimenté concrètement les choses que je vais vous dire dans votre chair.
La première thèse, c’est que notre pensée est essentiellement technique, pour le dire autrement, notre intelligence a toujours été artificielle.
Le deuxième point, c’est que l’écriture est une technique et sa maîtrise est essentielle pour qui veut appréhender le monde. Elle génère énormément de contraintes, elle est excessivement ségrégative aujourd’hui comme il y a trois siècles, en même temps elle génère des positivités particulièrement fécondes.
Troisième point, c’est que l’Internet et le numérique relèvent d’une transformation de l’écriture.
Ensuite je développerai le point essentiel qui est que l’écriture nous a été ravie et qu’il faut peut-être repenser un peu les catégories du politique pour appréhender le monde contemporain.
Tout cela est évoqué dans un article qui va bientôt sortir, dont le preprint est déjà en ligne.
Je vais quand même faire une petite introduction pour préciser les trois premiers points.
Le premier étant la question de la technicité de la pensée qui est peut-être une évidence pour les spécialistes de la programmation.
Je voudrais rappeler que dans les temps anciens on a toujours utilisé des machines pour compter, des équerres, le théorème de Thalès pour faire des divisions par 3, par 5, etc., essentiel pour la musique.
Ptolémée invente un système de projection cartographique qui va être efficace quand on va découvrir l’Amérique.
On connaît tous l’aventure de la lunette de Galilée, au moins de ses deux lunettes.
Je voudrais dire aussi que ce n’est pas que dans l’univers du nombre et des sciences qu’on utilise énormément les techniques, les instruments pour accompagner notre pensée, c’est aussi dans des univers plus littéraires comme celui du questionnement des anciens textes où on a des codes d’écriture, des imprimés, de la typographie, des dictionnaires. Peut-être que certains d’entre vous ont connu le Gaffiot qui était une solution à tous nos problèmes de traduction du latin pour qui savait chercher dans le Gaffiot, indépendamment presque de sa compétence dans cette langue.
Aujourd’hui c’est un peu pareil, on n’a pas de physicien sans instruments ni mesures.
On est arrivé au tournant du 20e siècle quand Hilbert se demande si la machine peut être au service de la preuve. On en connaît les réponses et on ne peut pas nier aujourd’hui qu’avec toute la machinerie qui est en face de nous, nos ordinateurs, nos prises électriques, etc., que notre pensée est excessivement appareillée.
Le point sur lequel je voudrais insister parce qu’il est un peu important pour essayer de comprendre les résistances à cette évidence, ce qui me semble être quelque chose de l’ordre de l’évidence appuyé par l’histoire, c’est une sorte de courant spiritualiste qu’on rencontre beaucoup en Europe, peut-être plus dans l’Europe méditerranéenne ou au contact de la Méditerranée qu’ailleurs, quoiqu’on ait rencontré ça aussi chez les Allemands dont je vais parler tout de suite, l’idée que la matière ce n’est pas intéressant, l’esprit est beaucoup plus important et la technique c’est quelque chose de banal, éventuellement méprisable ou justiciable. C’est un courant de pensée qu’on rencontre fondamentalement chez Heidegger et chez Habermas qui est un personnage assez bizarre dans la mesure où il semble être porteur d’une critique assez radicale notamment du capitalisme et, en même temps, il va avoir sur la science et la technique comme idéologie un discours assez dur : la science et la technique sont réduites à une seule réalité.
Voilà à peu près ce qui me semble important.
Dire qu’on a énormément de gens qui ont été alimentés par cette pensée philosophique spiritualiste, qui vont avoir énormément de mal à comprendre ce qui va se passer avec la technique en général, l’Internet et le numérique en particulier.
Un premier régime de blocage de certaines personnes qui ont aussi du pouvoir, qu’on peut accompagner d’un brouillage intellectuel induit par ce que j’appelle le déterminisme de l’innovation qui nous dit que les nouvelles technologies vont changer la société. C’est quelque chose qui est complètement faux, dont on entend régulièrement parler dans les médias et qui est assez problématique pour essayer d’appréhender le contemporain et la technique. C’est aussi problématique en termes de rationalité. On a énormément de mal à appréhender sereinement la question de la technique quand elle est moderne et surtout quand elle touche à l’informatique contemporaine.
Il y a quand même des philosophes, une lignée philosophique qui a abordé sereinement la question de la technique. J’évoque notamment Simondon qui est assez connu en ce moment, Gilles Gaston Granger qui a souligné l’importance du calcul dans nos opérations intellectuelles en définissant la pensée comme ce qui donne sens à cette multiplicité d’opérations mécanisables. Globalement pour lui, quand on a l’impression de penser, la plupart du temps on fait des opérations techniques, mécaniques, reproductibles, etc., et la réelle pensée serait une sorte d’enveloppe connexe de toutes ces opérations mécaniques.
Le fait que l’écriture est une technique est attesté. En fait, quand on est face à des questions d’informatique on est face à des afflux de signes qu’il faut combiner, avec lesquels il faut jongler, il faut multiplier les apprentissages, les tours de main pour arriver à la maîtriser. On peut la définir éventuellement comme la résultante de quatre constituants : système de signes, supports, écoles et académies et une pensée qu’on pourrait considérer comme un peu plus individuelle.
Le fait qu’elle ait une dimension matérielle me semble assez manifeste.
Peut-être un point qui est important, c’est imaginer qu’autour de l’écriture se créent des mondes lettrés, des gens qui vont être spécialistes de cette chose, de cette technique qui a une dimension intellectuelle non négligeable évidemment, à la fois pour en tirer profit, pour interpréter ce qu’on pourrait en comprendre dans la mesure où l’écriture est quelque chose qui résiste à l’interprétation. Je ne vais pas insister là-dessus, je pense que c’est quelque chose que vous vivez à peu près tous les jours.
Je ne vais pas insister non plus sur le fait l’écriture est assez mal appréhendée, y compris dans sa dimension informatique, parce que ce n’est que depuis une cinquantaine d’années qu’on a réussi à la conceptualiser, On ne sait jamais trop comment l’aborder. Elle est beaucoup plus intime qu’on peut l’imaginer, je vais insister là-dessus. Je voudrais juste faire un clin d’œil à Donald Knuth qui, pour arriver à construire le système que nous connaissons, TeX puis LaTeX, a dû s’investir dans l’histoire de la typographie, de l’imprimerie, l’algorithme, le design et une anthropologie des propres pratiques.
Rappeler que l’écriture, en tant que technique, est définie par Jack Goody, qui est un anthropologue, comme une technologie de l’intellect, ce qui nous renvoie à un problème de la technique un peu classique : on a l’impression qu’elle est objectivable – elle est constituée, elle fonctionne avec des outils qui sont en face de nous qu’on appréhende avec la main, etc. – et, en même temps, elle a des effets intellectuels, elle a des effets sur notre pensée. Elle devient donc un peu inséparable de l’humain et du social et c’est quelque chose qui est excessivement pertinent notamment pour les questions liées au numérique, c’est-à-dire qu’on prend conscience du fait que cette technique, que ce système d’écriture et ses normes va influencer notre rapport au monde, nos représentations. L’écriture est un outil qui déforme notre manière de penser le monde.
Je voudrais insister sur les pouvoirs de l’écrit parce que ça va être un peu central pour comprendre ce qui se passe avec les Big Tech aujourd’hui, mais aussi avec ce que vous faites, pratiquez et tout ce que vous pouvez imaginer intellectuellement, socialement, culturellement. Si, comme je le disais tout à l’heure, on définit comme lettrée une personne experte en écriture c’est-à-dire qui a de fortes compétences scribales dans un domaine particulier, à ce moment-là cette personne va étrangement – c’est un fait historique attesté – offrir à ses tenants la possibilité d’imposer aisément leurs valeurs morales esthétiques et politiques aux personnes à faible littératie.
Je le dis tout de suite, je considère qu’aujourd’hui les personnes qui savent lire et écrire avec l’écriture contemporaine – je l’ai déjà dit en introduction : l’Internet est une forme contemporaine de l’écriture – représentent au maximum 5~% de la population française ou mondiale, comme vous voulez, mais à mon avis on est plus dans rapport de 1~% face à 99~% d’illettrés. Ça peut poser certains problèmes en même temps qu’il ne faut pas s’en inquiéter trop. Au 18e siècle, le combat intellectuel était fait entre des lettrés qui pouvaient être royalistes catholiques et d’autres qui pouvaient être républicains et athées. Au début du 20e siècle, le débat qui va se développer autour du rapport à la nation, du rapport à l’étranger, à la guerre, etc., va se faire entre des journalistes qui vont être, on va dire pour simplifier, avec les termes de l’époque, de gauche et de droite, mais il ne faisait pas au sein de personnes qui avaient une très faible maîtrise de l’écriture.
Pour essayer d’imaginer un petit peu comment se construit le monde, comment s’écrit le monde par les personnes qui investissent au maximum l’écriture, je pourrais faire une allusion à des personnes comme Jenson qui est un orfèvre passé par Mayence, qui rayonne sur Venise ; Manuce, qui va créer une maison d’édition absolument gigantesque ; Plantin qui accueille l’Europe lettrée. Je dis ça un peu en allusion à un débat que j’ai eu hier sur la méthode agile où on réalise qu’on est à la fois dans une érudition, une réflexion théorique absolument aboutie et, en même une pratique concrète, on se salit les mains, etc.
L’effort physique se conjugue avec l’effort intellectuel, l’érudition avec la matérialité et les gestes des uns et des autres commencent à s’émanciper des considérations de classe sociale.
Peut-être être rapide sur l’idée d’une fusion de la matière et de l’esprit et aussi rapide sur l’idée que l’Internet relève de l’écriture ; pas simplement insister sur la binarité de l’alphabet de base, sur l’idée de la possibilité de créer des nombres calculables ; insister peut-être aussi sur la notion de grammaire cohérente développée par Schützenberger et Chomsky en 1963 et sur les nécessités qu’on a de réapprendre les formes un peu banales, misérables, minuscules de l’écriture contemporaine avec ses règles d’association de signes, etc.
Insister peut-être un peu sur la question du support quand même, qui semble relever de l’industrie mais qui nous renvoie toujours à une analogie avec l’imprimerie. Je pense, par exemple, aux fondeurs de circuits imprimés, aux disques durs, aux auteurs et aux grammairiens que sont aujourd’hui les inventeurs de langages de programmation.
Je pense que je prêche des convaincus en disant que sur le plan des patiques renvoie aussi à l’écriture. Nous écrivons plus que jamais avec nos machines en réseau, nous lisons sans cesse.
16’ 02
Maintenant insister