Communs numériques et transition écologique
Titre : Communs numériques et transition écologique
Intervenants : Agnès Crepet - Sébastien Shulz - Stéphane Crozat - Sébastien Broca - Lionel Maurel - Corinne Vercher-Chaptal
Lieu : Campus Condorcet – Aubervilliers - 17e congrès RIODD
Date : 18 novembre 2022
Durée : 1 h 50 min 27
Page de présentation du congrès
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : À prévoir
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
Corinne Vercher-Chaptal : On va commencer la dernière session plénière, la session plénière de clôture de notre congrès. Je crois qu’on arrive tous un peu en bout de course parce que ça a été dense et riche. On s’en réjouit et on vous remercie encore d’avoir répondu présent.
Comme c’est la dernière plénière, je voulais remercier le RIODD [Réseau International de Recherche sur les Organisations et le Développement Durable] et l’équipe d’organisation, je vais citer Laura Aufrère, Yvan Bertin, Anna-Sofia qui n’est pas encore là, Caroline qui est là, Alexandre aussi, parce qu’ils ont fait un travail extraordinaire, je le disais hier soir, tout en finesse en plus. Merci beaucoup.
Je voulais remercier aussi l’Université Sorbonne Paris Nord, notre université qui a accueilli le congrès du RIODD. Le RIODD remercie aussi l’USPN, la structure fédérative de recherche « Les communs » et remercie le CEPN [Centre d’économie de l’Université Paris Nord] et tout particulièrement l’équipe « Crises et transitions » qui est à l’initiative de la prise en charge et de l’organisation de ce 17e colloque du RIODD.
[Applaudissements]
Corinne Vercher-Chaptal : Merci beaucoup. J’ai été vraiment ravie et encore une fois émue de voir que ce thème des communs ait réuni une telle communauté pluridisciplinaire. Je crois que c’est dans la pluridisciplinarité qu’Ostrom a construit son approche, c’est donc aussi dans la pluridisciplinarité qu’elle doit se poursuivre.
On a beaucoup parlé de communs mais pas encore de communs numériques. On a pensé intéressant à questionner que poser effectivement ce fait que les communs numériques, les logiciels libres, ont été pensés et promus comme un outil d’émancipation, d’émancipation de nos pratiques numériques, mais probablement qu’on a oublié en chemin le coût écologique que ça représentait. Aujourd’hui plusieurs militants du logiciel libre, et on y reviendra, alertent justement sur l’insuffisante prise en compte des enjeux écologiques par le mouvement du logiciel libre. Je crois que c’est en 2017 que Félix Tréguer et Gaël Trouvé sortaient un petit article, une tribune, sur le site Reporterre qui s’intitulait, déjà en 2017, « Le coût écologique d’Internet est trop lourd, il faut penser à un Internet low-tech ». Je cite un extrait de cette tribune qui me semble bien poser la table ronde : « En dépit des apports d’un mouvement comme celui du logiciel libre à la réflexion sur les biens communs et malgré les croisements anciens entre le mouvement hacker et certaines luttes écologistes, le combat pour une informatique émancipatrice échoue le plus souvent à expliciter le constat qui est aussi l’une de ses principales contradictions : les effroyables coûts écologiques et humains du numérique. »
On ne va pas faire le constat des coûts aujourd’hui, on va essayer plutôt de voir justement comment les communs numériques peuvent se saisir de cet enjeu qu’ils ont peut-être originellement oublié et, pour se livrer à ce travail, nous sommes vraiment très heureux d’accueillir pour notre table ronde plusieurs experts. On est entre nous, je vais m’adresser directement à la régie. On voit Agnès Crepet quand je la présente. OK ! Super, merci. Vous avez remarqué que c’est une table ronde masculine, mais si, en plus les participantes féminines ! On voit Agnès.
Je vais commencer par vous Agnès. Vous êtes responsable de la longévité logicielle chez FairPhone qui propose un smartphone éthique conçu pour durer et construit de manière responsable. Vous avez cofondé, en France, la société Ninja Squad, une équipe de développeurs qui met un accent fort sur l’open source. Vous êtes également co-leader de Duchess France et cofondatrice de la conférence MiXiT qui œuvre pour plus de diversité et de prise de conscience éthique dans le monde de la tech. Merci Agnès d’être avec nous.
Nous avons également Lionel Maurel qui est directeur-adjoint scientifique à l’INSHS [Institut des sciences humaines et sociales] du CNRS, qui est en charge de la science ouverte et des Maisons des Sciences de l'Homme. Lionel est juriste, bibliothécaire et, par manque de temps pour l’actuel, anciennement militant des communs de la connaissance au sein de diverses associations dont La Quadrature du Net. Merci Lionel d’avoir pris de ton temps.
Sébastien Broca est enseignant-chercheur à l’Université Paris 8. C’est un spécialiste reconnu du logiciel libre qui a écrit son premier ouvrage, Utopie du logiciel libre qui en est à sa deuxième édition. Merci beaucoup Sébastien d’être là.
Stéphane Crozat, Je suis aussi ravie de ta présence Stéphane. Stéphane est enseignant-chercheur à l’UTC, l’Université de technologie de Compiègne, et militant à Framasoft. C’est à ces deux titres que tu es là aujourd’hui : Framasoft et ton travail d’enseignant-chercheur.
Enfin Sébastien Shulz, qui est docteur, qui a soutenu sa thèse et actuellement post-doc à l’UTC.
Je vous laisserai compléter ces présentations si vous le jugez utile.
Je voulais commencer en vous posant cette question : comment, finalement, l’approche open source et le logiciel libre, par rapport au constat que je viens de résumer un petit peu, permet-elle aujourd’hui d’intégrer les enjeux écologiques et de soutenabilité dans le numérique. Sébastien S, si tu veux bien peut-être commencer en nous donnant quelques éléments de cadrage puisque c'est ton travail actuel de poser des éléments de contexte sur, justement, la manière dont les communs peuvent s’inscrire dans les enjeux de transition.
Sébastien Shulz : Merci beaucoup Corinne. Je suis d’autant plus ravi d’être ici qu’on organise la semaine prochaine, vendredi 25 novembre [2022], une journée d’étude spécialement dédiée à la manière dont les communs numériques sont mis au service de la transition écologique. C’est vraiment un thème qui me tient à cœur.
Le mouvement des communs numériques, comme tu l’as rappelé, comme tout le milieu du numérique, s’est inscrit dans une idéologie, en tout cas dans une culture de l’illimité, du virtuel, de l’immatériel et on assiste, depuis d’une dizaine d’années, à une sorte d’écologisation du numérique, pas seulement des communs numériques mais du numérique, où il y a une prise en compte des enjeux écologiques par les acteurs du numérique et le législateur.
J’ai vu trois temps d’articulation entre communs numériques et écologie dans la manière dont ça s’intègre.
Le premier vient du mouvement du logiciel libre. Vous avez par exemple des acteurs comme Fairphone – Agnès va nous en parler à l’instant – ou des acteurs comme Commown, qui soutiennent – c’est la promesse – que le logiciel libre, de par le fait que le code est ouvert, permet une augmentation de la durée de vie des terminaux qui sont responsables pour 85 % de la pollution due au numérique. C’est un argument qui est repris par la Commission européenne, qui est aussi repris par The Shift Project dans son rapport sur la sobriété. C’est la promesse que le code ouvert permettra d’augmenter la durée de vie, je ne vais pas m’étendre là-dessus puisqu’Agnès va en parler.
La deuxième articulation qui est faite c’est avec le mouvement des plateformes coopératives. Le mouvement des plateformes coopératives apparaît aux États-Unis en 2015, principalement comme une critique du capitalisme de plateforme, notamment une critique du fait que le capitalisme de plateforme extrait la valeur et exploite le travail des travailleurs de plateforme. Cette critique est complétée par des enjeux écologiques. Vous avez un ensemble de plateformes comme Mobicoop en France, ou CoopCycle, qui intègrent à leur logique des questions environnementales.
Il y a deux promesses pour lesquelles le modèle des communs numériques permet aux plateformes coopératives de prendre en compte les enjeux écologiques.
La première c’est qu’ils se sont rendu compte qu’il y a dégénérescence capitaliste quand elle prend en charge l’économie collaborative. L’économie collaborative est une économie basée sur le partage de biens et de services qui, théoriquement, peut être une économie de mutualisation donc de réduction de la consommation, mais, en fait, on se rend compte qu’il y a une dégénérescence capitaliste puisqu’elle est reprise par des logiques capitalistes qui augmentent, en fait, la consommation et la production. Leur logique c’est qu’en tant que coopérative, dont le but n’est pas la maximisation des profits, le but ne sera pas non plus d’augmenter la consommation, donc la production.
La deuxième promesse c’est celle d’avoir une gouvernance partagée, c’est une promesse qui est notamment portée par Mobicoop, pour être dans une logique de complémentarité avec d’autres services plutôt qu’en compétition. Si je prends l’exemple de Mobicoop qui est une plateforme de covoiturage, elle crique BlaBlaCar puisque BlaBlaCar fait du covoiturage, donc, à priori, théoriquement, ça réduit le nombre de voitures en circulation, à part que BlaBlaCar rentre en concurrence notamment avec des acteurs du ferroviaire, donc d’autres acteurs de la mobilité décarbonée. Un des principes du commun c’est celui de la gouvernance ouverte. Le principe de Mobicoop est donc de dire « si jamais on intègre dans notre gouvernance des acteurs publics qui sont responsables des transports collectifs et on intègre aussi des acteurs du ferroviaire, on fera une offre complémentaire de mobilité décarbonée qui ne soit pas en compétition ». C’est la promesse.
La troisième articulation c’est celle du mouvement des makers qui a une longue histoire du Do it yourself, qui émerge vraiment de manière un peu plus franche dans les années 2000. Ce sont des formes de fabrication distribuée. Là la promesse est la suivante : collaborer pour construire globalement des ressources et des modèles 3D, qu’ensuite des acteurs de terrain au niveau local dans des makerspaces, dans des fab labs, vont pouvoir fabriquer, avec des matériaux – c’est la promesse – biosourcés, recyclés, etc., au plus près des besoins d’un territoire. Il y a donc un réencastrement de la production au plus près des besoins du territoire qui s’extraie de la logique de production industrielle qui est critiquée ici.
J’ai donc vu trois formes d’articulation, il y en a sûrement d’autres : la sobriété, la mutualisation et la relocalisation. Je vais juste terminer en pointant deux paradoxes.
Pour l’instant ça reste une économie de la promesse. Des acteurs se mettent en œuvre, des entreprises, des acteurs publics essaient de soutenir, mais il y a deux paradoxes.
Le premier, je pense que c’est important de le dire, c’est que l’articulation entre écologie et numérique ne va pas du tout de soi, d’une part parce qu’il y a des critiques de plus en plus fortes sur la pollution due au numérique. Il y a des gens, par exemple les auteurs du livre Contre l'alternumérisme - Pourquoi nous ne vous proposerons pas d'"écogestes numériques" ni de solutions pour une "démocratie numérique", qui disent qu’il faut stopper toute activité numérique puisque, de toute façon, elle est polluante. Cette articulation est compliquée aussi d’un point de vue sociologique, puisque, comme je l’ai dit, le monde du numérique est un monde qui a des pratiques et une culture de l’illimité et de l’immatériel, alors que celui du monde écologiste c’est plutôt l’inverse. La question qui va se poser c’est comment on articule des pratiques, des cultures et des dispositifs aussi différents et ça va évidemment créer des difficultés.
Le deuxième paradoxe, c’est la différence entre leurs promesses et leur force. La promesse de ces trois mouvements – logiciel libre, plateformes coopératives et makers – porte en elle une promesse anticapitaliste qui est de dire que la production est polluante dans le monde numérique puisqu’elle est prise et enchâssée dans une logique capitaliste. Leur perspective c’est donc de sortir du capitalisme, de faire une économie post-capitaliste. Leur paradoxe c’est qu’ils sont largement dominés à la fois dans le champ économique par les acteurs du capitalisme numérique et également dans le champ politique et étatique, c’est-à-dire qu’ils ne captent pas les ressources et la puissance de l’État. On pourra y revenir plus tard.
Corinne Vercher-Chaptal : Merci beaucoup Sébastien.
Je vais donner la parole à Agnès pour, peut-être, illustrer au travers de Fairphone la piste de la longévité logicielle et nous rappeler aussi que le numérique, comme Lionel l’a écrit dans un de ses billets, est extrêmement matériel et que, justement, il faut réinscrire nos pratiques numériques. À partir du moment où on réinscrit nos pratiques numériques dans toute la chaîne de valeur et toute la chaîne digitale, on se rend compte des difficultés que ça pose. Je pense que le travail de Fairphone illustre à la fois les difficultés et les manières d’y apporter des réponses. Agnès.
15’ 30
Agnès Crepet : Pour illustrer un petit peu ce que vous venez de dire, chez Fairphone on a quatre différents angles d’attaque.
Le premier c’est de montrer que derrière la chaîne d’apprivoisement il y a des exactions sociales. On parle beaucoup d’environnement en ce moment, du coût environnemental du numérique mais pas beaucoup du coût social. Il faut savoir que Fairphone est vraiment né de là, de la mise en lumière de tous les problèmes sociaux, notamment loin de chez nous, qui peuvent arriver à cause du numérique et de l’électronique en particulier. Fairphone est né par une campagne contre les minerais de sang, les minerais de conflit, le tantale, l’or, le tungstène et le tantalum. On a donc un travail là-dessus pour faire en sorte que les personnes qui travaillent dans les mines soient mieux considérées, mieux payées vu les conflits armés générés par l’exploitation minière.
On a aussi le pendant au niveau des usines d’assemblage des composants, plutôt en Chine. Il faut savoir qu’environ 90 % de la chaîne de valeur de l’assemblage se passe encore en Chine.
Et on a effectivement ce travail sur la longévité des produits, longévité matérielle et logicielle. C’est mon job chez FairPhone. J’ai un background en ingénierie logicielle, j’ai une équipe d’ingénieurs et on ne fait que ça, notre rôle est de faire en sorte que les produits qu’on propose soient durables aussi d’un point de vue logicielle, le logiciel est un peu l’enfant pauvre de la longévité. Quand vous voyez un FairPhone vous voyez qu’il vite est démontable, on peut enlever la batterie, changer des composants, etc., mais avec les logiciels c’est un peu plus difficile à comprendre et pourtant c’est une des raisons pour lesquelles les gens arrêtent d’utiliser leur matériel parce que le logiciel ne fonctionne plus, parce qu’il n’est plus à jour. Si jamais votre application préférée ne se lance plus, eh bien vous n’allez plus utiliser votre téléphone.
On a donc un fort travail là-dessus, j’en parlerai juste après un peu plus. On a aussi un travail sur la fin de chaîne, la fin de vie du téléphone, on veut faire en sorte d’avoir des téléphones qui soient plus facilement recyclables, mais on a aussi toute une action de récupération des téléphones pour faire en sorte qu’on puisse les recycler ou s’en resservir. Typiquement, on a des campagnes qui incitent les gens à recycler leurs appareils, à nous le envoyer, on regarde ce qu’on peut en faire, si on peut les réutiliser ou réinvestir certains composants dans la chaîne de construction du téléphone. Il faut savoir qu’un des derniers rapports du WEEE [Waste from Electrical and Electronic Equipment] indiquait que plus de cinq milliards de téléphones n’allaient plus être utilisés et allaient être au mieux recyclés au plus mal finir dans vos poubelles, en 2022. Donc cinq milliards de téléphones, ce qui est beaucoup.
Ce sont les différents angles d’attaque de FairPhone.
Sur la longévité logicielle, qu’est-ce qu’on fait ? On essaye de faire des mises à jour logicielle sur la stack Android, on a un téléphone Android, ce qui représente la stack principale des téléphones aujourd’hui. Normalement la durabilité logicielle de ces téléphones c’est plutôt deux à trois ans et nous, on essaye de pousser la barre à cinq/six /sept ans. Sur le FairPhone 2 on va atteindre les sept ans en décembre donc nous sommes plutôt contents. Notre objectif n’est pas de faire un téléphone mieux que les autres en disant « chouette, c’est cool, on va en vendre plus », ce que l’on veut c’est montrer que c’est possible, être un peu le poil à gratter de l’industrie et pousser les acteurs, les autres fabricants à agir de manière plus responsable et à faire des choses qui durent, comme on a des machines à laver qui durent, comme vous aviez votre Nokia 3310, il y a 15 ans qui durait, pourquoi ne pas faire ça aujourd’hui avec les smartphones.
Notre approche c’est d’arriver à bouger un peu les monopoles autour du logiciel. Dans la stack Android c’est principalement le constructeur de la puce, parce que la puce régit beaucoup de choses dans votre téléphone et le fabricant d’Android, qui est Google. On essaye de faire bouger un peu les murs pour que ces deux monopoles actent vers plus de longévité.
Finalement, avec une équipe de cinq ou six ingénieurs, ce qui est en fait la taille de mon équipe aujourd’hui chez FairPhone, celle et ceux qui s’occupent de la longévité, on y arrive. Pourquoi d’autres n’y arriveraient-ils pas ?
Sur la partie chaîne d’approvisionnement, donc la partie sourcing des matériaux, des minerais, on opensource aussi tout ça pour que les gens, les autres fabricants non seulement de téléphones, mais aussi de n’importe quelle industrie électronique, puissent se réapproprier la chaîne d’approvisionnement. Si on travaille pendant trois ans pour arriver à ce qu’on puisse avoir une filiale de cobalt équitable, c’est typiquement le dernier truc sur lequel on bosse en ce moment, on a beaucoup bossé le cobalt, eh bien on veut que d’autres puissent se réapproprier ces filiales en question. Si vous allez sur le site de Fairphone, vous tapez « sourcing matériaux » et vous allez tomber sur notre mapping de sourcing, donc vous savez d’où viennent les différents minerais qu’on incorpore dans nos composants et vous avez même les fabricants des composants. La grosse difficulté dans l’industrie numérique aujourd’hui c’est l’opacité de la chaîne d’approvisionnement. On a à peu près une vision sur la première couche, on achète un logiciel, on achète un device, on sait d’où il vient, mais derrière c’est très compliqué même pour le fabricant.
On pense qu’arriver vers une transparence de cette chaîne d’approvisionnement ça peut aller aussi vers quelque chose de meilleur pour l’intégralité de l’industrie. Si Fairphone opensource sa chaîne d’approvisionnement peut-être que d’autres vont l’utiliser, ça va inciter aussi d’autres fabricants à faire la même chose. C’est typiquement c’est ce qu’on pousse au niveau européen. Beaucoup de directives arrivent en ce moment sur l’écoconception. On a l’index de réparabilité, de durabilité en France, c’est bien, je ne suis pas du tout contre, je trouve au contraire que c'est plutôt un bon signe par rapport au reste du monde, mais on pousse vers plus de transparence. On aimerait que les analyses du cycle de vie – je n’ai pas le temps d’en parler mais si vous avez des questions je pourrais le faire –, que le sourcing de tous les matériaux soit publié sur les sites des constructeurs pour plus de transparence, à la fois sur la partie environnementale mais aussi sur la partie sociétale. Pour nous, les deux aspects sont liés. Ça ne fait pas sens de parler de problématiques environnementales si on ne parle pas des problématiques sociétales. C’est en ce sens, d’ailleurs, qu’on présente le projet FairPhone comme un projet qui rejoint une approche décoloniale parce qu’on prend en compte la situation des pays du Sud et l’industrie électronique repose encore beaucoup trop aujourd’hui sur l’exploitation des gens qui travaillent dans cette industrie électrique et qui sont loin de nous, évidemment dans les pays du Sud.
Corinne Vercher-Chaptal : Merci beaucoup Agnès. Une des autres pistes que tu soulevais, Sébastien, c’est la piste des plateformes coopératives. Il s’avère qu’on a mené un projet de recherche sur les plateformes, qu’on a appelées substantives, mais qui étaient sous statut coopératif. Plusieurs personnes qui sont là y ont participé – Sébastien, Benjamin, Laura – et Lionel Maurel. Lionel, tu peux peut-être nous en parler.
Lionel Maurel : Oui, je peux en dire quelques mots qui vont prolonger ce que Sébastien a pu dire tout à l’heure.
C’est un projet qui s’appelait TAPAS, un acronyme qui voulait dire There Are Plateforms as AlternativeS, qui visait à étudier des plateformes que nous avions repérées comme étant des alternatives potentielles aux grandes plateformes dominantes du modèle, on va dire de l’ubérisation type Uber, Deliveroo, Airbnb, des plateformes qui avaient, en fait, la particularité d’être au croisement entre la logique des communs numériques et du logiciel libre et de l’ESS, notamment du mouvement coopératif.
Dans cet échantillon, on avait pris par exemple Mobicoop, CoopCycle, CoopCircuits, France Barter, Les oiseaux de passage, Framasoft également, ou des plateformes culturelles comme SoTicket ou Tënk qui interviennent soit dans le domaine de la mobilité partagée, dans le domaine du tourisme et du logement partagé également et d’autres.
Pour aller peut-être un peu plus loin que ce que Sébastien a dit, on a constaté assez rapidement que ces plateformes effectivement, à la différence des grandes plateformes dominantes, avaient une préoccupation en général environnementale qui pouvait être plus ou moins marquée : ça pouvait être le cœur même de leurs préoccupations comme chez Mobicoop, mais toutes, mêmes celles qui n’étaient pas directement, on va dire à priori concernées par ces sujets, manifestaient une préoccupation environnementale. On s’est un peu demandé quelles étaient les caractéristiques qui faisaient que ces plateformes-là avaient ce type de préoccupation.
Pour essayer d’élucider pourquoi elles ont ce type de préoccupation, on ne s’est pas arrêté uniquement à la???[25 min 00] théorique, on va dire, des notions comme le coopérativisme de plateforme que Trebor Scholz ou Nathan Schneider avaient développé. Pourquoi ? Parce que ça n’est pas uniquement leur nature coopérative qui nous paraissait être à l’origine de cette préoccupation. Il n’y a rien, en soi, qui garantit qu’une coopérative va avoir une préoccupation écologique : si on prend l’exemple du Crédit agricole, qui est une banque coopérative qu’on a souvent épinglée, il détient des actifs tout à fait toxiques. Ce n’est pas en soi parce que vous êtes une coopérative que vous avez ce type de préoccupation.
Ce n’était pas non plus en soi, à notre sens, leurs liens avec les communs numériques qui garantissait aussi cette préoccupation. J’ai envie de dire que si vous prenez un logiciel libre dans sa pure expression, il est complètement agnostique du point de vue écologique : vous pouvez très bien avoir un SUV dont l’électronique tourne entièrement sous Unix, dont le GPS utilise des données d’OpenStreetMap ; je prends un autre exemple : les assistants vocaux de Google et d’Amazon sont, en fait, directement branchés sur Wikipédia. Il n’y a aucune corrélation directe et, je dirais, automatique entre le fait que vous ayez un logiciel libre, même un commun numérique, et une préoccupation environnementale.
Il a donc fallu creuser un petit peu plus et on s’est rendu compte que c’est davantage le croisement de la logique entre les communs numériques et la dimension coopérative – la limitation de la lucrativité est bien sûr importante – qui faisait notamment que ce type d’acteur prend en compte des finalités d’intérêt général en dehors de la préoccupation, on va dire, d’avoir une rentabilité économique, qui leur permettait d’avoir ce type de positionnement très particulier.
Pour aller au-delà, plutôt que de parler de plateforme coopérative, on s’est plutôt tourné vers un auteur qui s’appelle Karl Polanyi, qui est connu à travers son livre La Grande Transformation qui a décrit la manière la révolution industrielle a permis un désencastrement du marché et de l’économie par rapport à la société, et nous nous sommes tournés vers son concept d’« économie substantive » qu’il oppose à l’« économie formelle » – pour lui, l’économie formelle c’est celle qui oblige à une rationalité calculatoire qui est uniquement dans la maximisation des profits –, au profit d’une économie substantive qui prend en compte le lien des humains entre eux et à la nature et qui part de cette dépendance structurelle des humains pour réintégrer, dans l’économie, la préoccupation de préserver ces liens. C’est cela qui nous a paru particulièrement important dans le fonctionnement des plateformes alternatives.
Ces plateformes étaient alternatives pas au sens où c’étaient de simples clones coopératifs de Airbnb ou de Deliveroo, mais parce qu’elles sont aussi capables de se positionner autrement, de modifier le contenu même des services qu’elles proposent. Dans le fait qu’elles aient aussi ces préoccupations écologiques, on a constaté qu’elles souhaitaient cultiver un lien au territoire et une inscription dans les territoires concrets, qui est un peu l’inverse de ce que font les plateformes numériques habituellement. La plateforme numérique me fait toujours penser à l’image des soucoupes volantes qui planent au-dessus du sol, qui cherchent, au contraire, à avoir le moins de liens possibles avec le sol, alors que ces plateformes-là cherchent des liens avec les territoires et, de manière tout à fait concrète, notamment des liens avec les collectivités territoriales. Sébastien citait le cas de Mobicoop, c’est flagrant chez eux, ou de CoopCycle. Ça joue aussi sur la forme qu’elles prennent en privilégiant un statut, ce n’est pas systématique, mais avec l’appétence pour un statut type Scic [Société coopérative d’intérêt collectif], un type particulier de coopérative qui permet, théoriquement, une participation des acteurs publics au capital, donc directement à la gouvernance de ces plateformes.
Je pense qu’il n’y a pas de vertu intrinsèque, on va dire, ni des communs numériques, ni de l’économie sociale et solidaire, ni d’aucun élément. Par contre, il y a un croisement de conditions très particulières qui, dans certains contextes, permettent aux acteurs engagés dans ces démarches de prendre en compte des préoccupations type environnemental et c’est cela qu’on a essayé de mettre en lumière.
Corinne Vercher-Chaptal : Merci Lionel. Comme tu le disais, il n’y a pas de lien naturel entre coopératives ou communs et prise en compte de finalités écologiques. On peut imaginer, parfois à tort, que logiciel libre veut dire low-tech. Pas forcément. Stéphane est-ce que tu peux nous éclairer sur la low-tech ?
30’ 32
Stéphane Crozat : Je vais repartir de ce que Sébastien a dit sur le paradoxe, en quelque sorte, entre parler de low-tech et de numérique. On a géré ce paradoxe comme on a pu, à l’UTC, en utilisant le terme de low-technicisation. Outre que c’est plus compliqué à prononcer, l’idée est effectivement de partir du constat, déjà, que parler de numérique et de low-tech c’est, en soi, paradoxal, il y a une sorte d’antinomie à la construction puisque le numérique est quelque chose comme en haut de la pyramide technologique. Néanmoins, l’idée qu’on peut peut-être, en tout cas on va essayer à l’UTC comme ça se fait à d’autres endroits, faire évoluer en partie nos formations d’ingénieur, voir si on peut faire évoluer les méthodes et rediriger, en quelque sorte, les méthodes de conception vers moins de développement high tech, je vais le dire comme ça pour le moment.
Peut-être pour le positionner d’emblée, on a caractérisé comme techno-solutionniste la façon de fonctionner, pour faire simple, que l’on a jusque-là. Encore une fois, il y a plein de nuances, le temps ne nous permettra pas là de les donner, donc je ne les donne pas, en plus ça m’arrange.
Pour illustrer ça, il y a un outil qu’on aime bien utiliser, ce sont les quatre scénarios que l’Ademe proposés qui s’appelle Transitions 2050, donc scénarios S1, S2, S3 S4 et, dans chacun de ces scénarios, on arrive, hypothétiquement bien entendu, à la neutralité carbone – ça ne concerne que le carbone, mais c’est intéressant pour réfléchir. Avec ces quatre scénarios, on arrive à la neutralité carbone en 2050.
Sur les scénarios S3, S4, en fait on est dans des scénarios qu’on appelle techno-solutionnistes, on peut aussi appeler ça business as usual, plus ou moins, c’est-à-dire qu’on va y arriver mais, en S3, en conservant le mot croissance qui est tout en haut dans la liste – c’est moi qui ai refait ces documents à partir des documents originaux, mais je ne pense vraiment pas les avoir travestis – et, dans S4, on trouve des choses comme la réparation des écosystèmes, c’est-à-dire une idéologie prométhéenne du progrès, assez classique : en face d’un problème il suffit de trouver les solutions. Le scénario S4 s’appelle Pari réparateur, l’idée c’est que ça marche mais ça marche à condition qu’on gagne le pari, évidemment, sinon ça ne marche pas, le mot pari est quand même assez fort. L’idée est de dire qu’on va essayer de jouer sur d’autres façons de faire, donc typiquement le scénario S1 et je ne vais pas tarder à faire le lien avec les communs.
Si on regarde les éléments qui sont mis en avant dans le scénario S1, on trouve des choses comme « recherche de sens », parfois on parle de « revenir à des besoins essentiels » ou « discuter des usages nécessaires », etc. mais si on réfléchit un petit peu et qu’on se met là tous au tour de la table un peu plus d’une minute, qu’on discute ensemble, en fait, on ne va pas vraiment tomber d’accord sur nos besoins nécessaires, sur les fondamentaux une fois qu’on aura enlevé manger, dormir, boire, on va commencer à discuter de choses qui ne sont pas évidentes.
Pour moi il y a premier point : si on n’est pas dans la fuite en avant il va falloir des espaces pour qu’on puisse discuter, négocier ensemble justement sur ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas. Si on fait de la low-technicisation à un moment qu’est-ce qu’on enlève, qu’est-ce qu’on fait différemment, de quoi accepte-t-on de se priver ? Si, par exemple, on fait des voitures plus légères – je ne suis pas dans le domaine du numérique – ou si on fait des téléphones, si on arrête effectivement la fuite en avant des téléphones – on parlait tout à l’heure du Nokia – à quel moment on s’arrête ? Est-ce qu’on a juste besoin de téléphoner ? Est-ce qu’on veut quand même un GPS ? Etc. En tout cas, il y a besoin d’un espace pour discuter ça et faire vivre des alternatives ; c’est, pour moi, un des premiers enjeux, un espace de communs par rapport à ça. Si on a uniquement des entreprises capitalistes qui fonctionnent, qui ont la main là-dessus, elles ne vont évidemment pas se poser ces questions et pas poser l’ensemble des alternatives.
Deuxième point, on le retrouve aussi dan la liste, il y a écrit « frugalité contrainte ». Ce serait une autre piste : à un moment, que ce soit, en quelque sorte, une décision étatique, plus ou moins démocratique, qui nous dise ce dont on a besoin. Si on a envie d’éviter un petit peu ça, il faudrait qu’on puisse se fixer nos contraintes nous-mêmes.
On pourrait discuter de tout cela beaucoup plus longuement, mais je ne vais pas le faire.
Juste ce que l’on peut illustrer peut-être là, c’est que, d’une certaine façon, si on décide d’interrompre ou, en parallèle peut-être d’une approche techno-solutionniste, de mettre en place des approches de type low-technicisation, ça suppose un changement assez fort de paradigme, on pourrait dire, c’est-à-dire qu’à un moment il y a des choses comme, encore une fois, le capitalisme, dans le domaine du numérique le capitalisme de surveillance, la concurrence, ça a été évoqué par Agnès juste avant, tout ça ce sont des trucs sur lesquels on ne va plus pouvoir se baser, il va donc en falloir d’autres.
Du coup, et je termine là-dessus, les concepts qui peuvent être ouverts dans le domaine des communs, on va trouver la notion de transparence : à un moment, effectivement, le fait de faire des choix, de les publier de façon extrêmement explicite, le plus explicite possible, c’est une façon de confronter, d’ouvrir à la réfutabilité, à la discussion, au débat, donc éventuellement aussi de pouvoir se tromper.
C’est aussi, évidemment, la mise en commun et l’entraide. Là on peut faire référence, peut-être, à Pablo Servigne qui a écrit ce livre qui s’appelle L’entraide, l’autre loi de la jungle : à un moment, en situation de crise, le fait d’avoir ces espaces dans lesquels on travaille ensemble du coup sur des objets communs – en termes de logiciel, ce n’est pas simplement utiliser les mêmes, c’est aussi avoir la possibilité de les faire évoluer, encore une fois, selon différents axes. Et puis, peut-être aussi, la culture libre d’une façon générale, encore une fois, Lionel l’a bien dit, ce n’est absolument pas une solution suffisante à ce dont on est en train de parler de là, en revanche, je pense que c'est une solution nécessaire et, encore une fois, pour faire vivre des alternatives. Typiquement on le retrouve aujourd’hui avec les systèmes d’exploitation, ça a été cité pour Android : le fait de ne pas être capable de disposer d’un grand nombre de versions et de pouvoir faire les choses de façon beaucoup plus aisée entre l’interface, le logiciel et le matériel c’est, à mon avis, une barrière très importante ; du coup, la domination d’un acteur ou de deux acteurs en l’occurrence dans le domaine, est tout à fait une cause importante à l’origine de cela.
Corinne Vercher-Chaptal : Merci Stéphane. Tu disais que le logiciel libre est peut-être une condition nécessaire mais pas suffisante. Dans l’histoire du logiciel libre, quand est-ce qu’intervient cette prise de préoccupation qui, de toute évidence, n’est pas là au départ ?
sébastien broca : Merci beaucoup Corinne.
Je vais effectivement vous parler de ça et ça va me permettre de rebondir sur un certain nombre de choses qui ont été dites par les intervenants précédents.
Sébastien parlait d’une culture de l’illimité et de l’immatériel dans les communs numériques historiquement, je serais assez d’accord avec cette formulation. Lionel évoquait un logiciel libre qui serait agnostique du point écologique. Si j’étais un peu provocateur, je dirais même que c’est même pire que ça. Je pense qu’il y a, à la base, une sorte d’imaginaire anti-écologique, je vais essayer de vous expliquer pourquoi et aussi pourquoi ça a peut-être changé.
Il me semble qu’à la base, dans le mouvement des communs numériques tel qu’il se développe dans les années 90 et 2000, il y a beaucoup cette reprise d’une idée qui est, en fait, une idée assez mainstream, d’une séparation entre le monde matériel et le monde informationnel. C’est une idée qu’on trouve dans la cybernétique de Norbert Wiener dans l’après-guerre, qu’on trouve chez les théoriciens de la société post-industrielle des années 70 comme Daniel Bell, qu’on trouve chez les futurologues comme Alvin Toffler et ensuite, dans les années 90, quand l’Internet se diffuse, chez des théoriciens du numérique, on va dire, ou du nouvel âge digital, comme Nicholas Negroponte, je ne sais pas si vous situez, c’était un ponte du MIT qui a écrit un bouquin [Being Digital] dans les années 90 où il mettait en valeur le passage du monde des atomes vers le monde des bits.
Chez tous ces auteurs, on a cette idée que l’information, fondamentalement, est un moyen de dépasser la rareté et la pénurie. Pourquoi ? Parce que l’information est une ressource non rivale, elle ne s’épuise pas au moment de son utilisation, aussi parce que les technologies numériques permettent la reproduction et la diffusion de l’information à coût marginal presque nul.
Donc vraiment pour moi, historiquement, Internet et l’informatique, les technologies de l’informatique en général, ont été déployées sur la base de cet imaginaire progressiste, on pourrait dire, avec une sorte de fascination pour les propriétés de l’information et cette idée que finalement les technologies numériques, ou l’information, vont nous permettre de transcender les limites matérielles à la croissance.
Là où j’en viens aux communs c’est qu’à mon avis cette thématique a été largement reprise, à l’origine en tout cas, par les défenseurs des communs numériques et elle a eu une importance stratégique. On voit cela dès les années 80, il y aurait des textes assez marrants à aller retrouver de Richard Stallman où il dit qu’un programme informatique est un sandwich infini, qui ne s’épuise pas, c’est fantastique et c’est pour cela que le logiciel propriétaire est absurde, c’est comme si vous aviez un sandwich infini et que vous refusiez de nourrir le monde entier avec votre sandwich infini. Après, évidemment, quand les communs numériques commencent à se mobiliser contre l’extension des droits de propriété intellectuelle, contre ce qu’on a appelé le second mouvement des enclosures, il y a cette idée qui est vraiment au cœur de l’argumentation des opposants à ce second mouvement des enclosures que les systèmes de régulation qu’on met en place dans le monde physique où, finalement, la propriété peut se justifie, ne sont pas adéquats dans le monde informationnel, dans le monde numérique, parce que, fondamentalement, ces deux mondes sont distincts et ne communiquent pas. Il y a aussi cette idée, qui a été beaucoup utilisée notamment lors des combats contre HADOPI et d’autres, l’idée que dans le monde numérique il n’y a pas de vol : vous ne pouvez pas voler une ressource, un fichier informatique qui peut être dupliqué parce que vous n’en privez personne en fait.
Il y a eu une importance stratégique, à mon avis, de cette séparation entre monde matériel et monde informationnel qui a permis au défenseur des communs de mettre en évidence une certaine absurdité du renforcement des droits de propriété intellectuelle en disant, finalement, que ce renforcement est absurde, parce que, en renforçant la propriété intellectuelle, on méconnaît cette différence fondamentale, presque ontologique, entre l’information et la matière. Donc il faut vraiment comprendre que l’économie numérique, l’économie de l’information, ne fonctionne pas comme une économie de la rareté.
Les communs numériques sont donc construits sur cette idée d’une abondance informationnelle, on pourrait dire, qu’il faudrait préserver et cette idée que la propriété intellectuelle serait artificielle parce qu’elle nous empêcherait de récolter tous les fruits de cette abondance.
Pourquoi cet argument de l’abondance informationnelle a-t-il montré, à mon avis ses limites ? On pourrait dire, déjà, qu’il a peu occulté le fait que dans les régimes juridiques, la question n’est pas la propriété intrinsèque des biens, en fait, un régime juridique c’est toujours l’effet d’un rapport de forces entre institutions, etc., je ne reviens pas là-dessus, mais surtout cet imaginaire, on pourrait dire, a mis sous le tapis les soubassements matériels du numérique en validant, quelque part, le déni mainstream de ces réalités écologiques. On peut dire là que les partisans des communs, de ce point de vue-là très particulier, ont marché main dans la main avec les théoriciens de la société post-industrielle, avec les éditorialistes de Wired, ce que je citais au début.
Il y a donc, finalement, un changement de culture qui a commencé à s’opérer dans le monde des communs numériques, qui est très important, et c’est un changement de culture à mon avis majeur, c’est-à-dire qu’on a vraiment un mouvement qui s’est construit sur cette idée d’abondance informationnelle, qui doit déconstruire complètement cet imaginaire. C’est, à mon avis, ce qui est en train de se passer, ce qui se passe depuis plusieurs années, à la fois chez des acteurs historiques des communs ou du Libre comme Framasoft, mais aussi chez des acteurs plus nouveaux comme ces plateformes évoquées par Lionel il y a un instant, avec, par exemple, cette question du territoire qui revient qui, franchement, était à mon avis quasiment absente dans le monde des communs numériques dans les années 90 ou 2000.
Ça veut qu’il y a de nouvelles questions à se poser, qui n’étaient pas les questions que les partisans des communs se posaient dans les années 90 ou 2000, c’est-à-dire qu’est-ce qu’il faut numériser ? Est-ce qu’il faut tout numériser ? Si on n’est plus dans un monde d’abondance informationnelle, ça ne va pas de soi qu’il faut forcément tout numériser parce que ça a quand même un coût. Comment fait-on pour construire des services, des applications web plus sobres ? Toutes ces questions-là. Et, pour ne pas avoir l’air de tenir un propos négatif sur les communs, évidemment que les communs ont des réponses et ont des solutions à apporter à ces questions-là. Je finirai juste par un exemple très simple : un commun numérique historique comme Wikipédia, peut-être le commun numérique le plus emblématique de tous, même peut-être sans avoir une claire conscience des enjeux écologiques Wikipédfia est, en fait, un site extrêmement vertueux du point de vue écologique, parce que c'est un site sans publicité, parce que c’est un site sans vidéo en haute définition. En fait, on a un des sites les plus consultés au monde qui est aussi un exemple de vertu au niveau de son écoconception, c’est donc pour cela que les communs ont, à mon avis, malgré tout beaucoup de choses à dire et à faire en matière d’écologie.
Corinne Vercher-Chaptal : Merci beaucoup Sébastien.
C’est vrai que si on explore les pistes des communs et la manière donc les communs numériques, le logiciel libre peuvent servir des enjeux de transition, se pose la question de la pérennisation de ces communs et de ces activités. Dans la question de la pérennisation se pose aussi la question de la pérennisation avec l’aide de qui et avec le soutien de qui, avec quel mode d’institutionnalisation ? C’est un petit peu là-dessus que je souhaiterais que le dernier temps de table ronde s’articule.
Agnès, je pense qu’il y a probablement un point important dans votre action. Dans l’action de Fairphone le long de la chaîne d’approvisionnement il y a une diversité d’acteurs contre lesquels vous devez pousser des choses. Est-ce que c’est en les embarquant aussi ?, je pense notamment aux acteurs privés, les entreprises. Comment se passe la logique des partenariats ou la logique des rapports de forces le long de la chaîne d’approvisionnement pour Fairphone ?
46’00
Agnès Crepet :