Émission Libre à vous ! du 30 mai 2023
Titre : Émission Libre à vous ! du 30 mai 2023
Intervenant·e·s : Lorette Costy - Laurent Costy - Hélène Jonin - Bastien Guerry - Luk - Étienne Gonnu - Frédéric Couchet à la régie
Lieu : Radio Cause Commune
Date : 30 mai 2023
Durée : 1 h 30 min
Page des références de l'émission
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Déjà prévue
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
Voix off : Libre à vous!, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Chronique « À cœur vaillant, la voie est libre », de Laurent et Lorette Costy, intitulée « La jeune fille à la peurle »
Le pôle logiciel libre de la DINUM (Direction interministérielle du numérique). Échange avec Bastien Guerry, chef du pôle, et Hélène Jonin, chargée de mission communautés et contributions.
Étienne Gonnu : Nous allons poursuivre par notre sujet principal qui porte aujourd’hui sur la mission logiciel libre de la DINUM, la Direction interministérielle du numérique. J’ai pour cela le plaisir de recevoir aujourd’hui, avec moi en studio, Bastien Guerry, chef du pôle de cette mission logiciel libre et Hélène Jonin, développeuse et chargée de mission communautés et contributions.
N’hésitez pas à participer à notre conversation au 09~72~51~55~46 ou sur le salon web dédié à l’émission, sur le site causecommune.fm, bouton « chat ».
Bastien, Hélène bonjour.
Pour ne pas déroger aux usages en la matière et pour que toutes celles et tous ceux qui nous écoutent comprennent d’où vous parlez, pourriez-vous présenter, s’il vous plaît, en nous donnant une idée de votre parcours, de votre arrivée dans cette administration et peut-être, à travers tout cela, de votre rapport au logiciel libre. Qui veut commencer ? Bastien.
Bastien Guerry : Bonjour. Je suis Bastien Guerry. J’ai un passé de développeur. J’étais engagé dans le logiciel libre depuis assez longtemps, connaissant les associations de l’écosystème et puis, autour des années 2010/2012, je suis tombé sur ce livre de Fred Turner, Aux sources de l'utopie numérique : De la contre culture à la cyberculture et ça a été un déclic. Je me suis dit que pour vraiment passer à l’échelle tous les efforts il fallait à tout prix soutenir le logiciel libre dans l’administration.
J’ai eu ensuite la chance de rentrer, en tant que développeur, dans un programme qui s’appelle Entrepreneurs d’intérêt général et de travailler pour le ministère de la Culture avec des logiciels libres et pour des logiciels libres et ensuite de rejoindre Etalab et la Direction interministérielle du numérique où je travaille, avec mes collègues sur cette mission logiciel libre, à soutenir la transformation des ministères avec le numérique et des logiciels libres en particulier.
Étienne Gonnu : Je vais me permettre de la part de mon collègue : je crois que tu contribues notamment à un logiciel libre qui s’appelle Org-mode et je sais que Fred en est un très grand fan, je pense qu’il n’est pas le seul. Je me permets de te saluer pour cette contribution importante sur ce logiciel.
Hélène.
Hélène Jonin : Bonjour. Je suis Hélène, je suis aussi développeuse depuis un certain nombre d’années. J’ai commencé à travailler dans des entreprises privées où j’étais une simple utilisatrice de logiciels libres, mais ça m’a toujours un peu titillé. J’aimais bien le concept de logiciel libre et de participation. Je souhaitais pouvoir contribuer sans avoir jamais avoir trouvé la porte d’entrée jusqu’à tomber sur le programme Entrepreneurs d’intérêt général qui m’a permis de rentrer dans l’administration et de contribuer à des logiciels libres via ce programme. À la fin de ce programme, j’ai rejoint la mission où j’ai été complètement immergée. Maintenant, grâce à ma présence dans la mission, j’ai même commencé à développer des petites libres qui sont encore pour l’instant de niche, mais c’est un début.
Étienne Gonnu : Je pense qu’on reparlera de ce projet EIG, Entrepreneurs d’intérêt général, puisque vous êtes tous les deux rentrés à la DINUM par cette porte, que ça a produit des choses assez intéressantes et il y a des exemples concrets assez parlants de ce que ça a permis de produire.
Je pense que ça pourrait être intéressant, je vais vous proposer de faire une petite remise en place historique. La mission logiciel libre, le pôle logiciel libre – on reparlera peut-être de cette différence ou de cette évolution sémantique – s’inscrit dans un historique institutionnel au niveau de la Direction interministérielle du numérique, même si elle n’a pas toujours porté ce nom et plus globalement de la place du logiciel libre dans les administrations.
Désolé d’avance pour cette longue tirade, mais ce contexte me paraît utile pour comprendre aussi ce qui se joue.
On pourrait remonter plus loin, mais je propose de commencer en 2012 avec la circulaire Ayrault du nom de Premier ministre de l’époque, Jean-Marc Ayrault, sur le bon usage des logiciels libres dans l’administration. C’est un document qui est important, qui a envoyé un signal politique fort, car il était signé par un premier ministre. Il propose des pistes intéressantes pour une meilleure et plus large utilisation du logiciel libre dans les administrations.
2016, la loi pour une République numérique pour laquelle il y a eu de longs et riches débats au Parlement sur des amendements poussés par l’April pour une priorité au logiciel libre, même si, malheureusement, ce n’est qu’un encouragement au logiciel libre qui a été retenu, qui a été adopté, qui est donc sans portée normative donc sans force de loi. On en reparlera un petit peu tout à l’heure.
Plus récemment, fin 2020, le député Éric Bothorel remettait son rapport sur la politique publique de la donnée, des algorithmes et des codes source et il préconisait notamment, je cite « de développer l’utilisation des logiciels libres pour se donner les moyens de nos ambitions » ; je cite toujours le rapport, notamment le besoin « d’impulser le logiciel libre au niveau ministériel avec des moyens humains, voire de créer une agence ou mission interministérielle pour accompagner les administrations sur leur utilisation, la publication et la politique de contribution au logiciel libre ». Donc les prémisses de ce que deviendra le pôle de la mission logiciel libre, même si l’idée d’une agence paraissait peut-être un peu plus ambitieuse.
Je précise aussi que dans le cadre des travaux préparatoires de ce rapport, une consultation publique avait été menée et la création d’une telle mission avait été une des propositions, entre autres, proposée par l’April.
Je précise également que nous avions reçu Éric Bothorel dans le Libre à vous ! 90 donc lobreavous.org/90.
J’aimerais aussi citer ici, le rapport Latombe de juillet 2021, d’un autre député, Philippe Latombe, sur la souveraineté numérique qui préconisait entre autres, de manière explicite et sans ambage, je cite « d’imposer au sein de l’administration le recours systématique au logiciel libre en faisant de l’utilisation de solutions propriétaires une exception ». Une prise de position que l’April a évidemment salué et nous avions reçu Philippe Latombe dans Libre à vous ! 113.
Avril 2021, suite à la publication du rapport Bothorel que je mentionnais juste avant, une nouvelle circulaire d’un nouveau Premier ministre, en l’occurrence Jean Castex sur la politique publique de la donnée, des algorithmes et des codes sources ; cette circulaire précise et je cite « que l’ambition de la politique publique implique un renforcement de l’ouverture des codes sources et des algorithmes publics ainsi que l’usage de logiciels libres et ouverts ». Une déclaration avec laquelle il est difficile d’être en désaccord, mais qui était déjà, en fait, l’ambition de la circulaire de 2012 dont j’ai parlé à l’instant, la circulaire Ayrault. Ceci dit, la circulaire ne s’arrête pas complètement au simple affichage, elle reprend une des principales propositions du rapport Bothorel sur le logiciel libre : la création d’une mission dédiée à l’animation et la promotion interministérielle en matière de logiciel libre et de communs numériques. Une circulaire qui sera traduite en plan d’action, fin 2021, et qui annonçait vouloir faire de l’État et je cite « un utilisateur et contributeur du logiciel libre » et annonçait, je cite toujours, « un renforcement des moyens humains, notamment au niveau de la DINUM, l’ouverture de portails et un signal envoyé à l’écosystème du logiciel libre avec la création d’un conseil d’expertise qui réunit administrations et représentants de l’écosystème ».
C’est donc dans le cadre de ce plan d’action qu’est né, à l’époque, le pôle logiciel libre qui a apparemment été rebaptisé en mission logiciel libre, qui a été créé il y a à peu près un an demi, d’ailleurs, Bastien, tu étais venu nous parler de ce plan d’action en décembre 2021 dans l’émission numéro 126, si vous souhaitez la retrouver.
Désolé pour ce monologue, mais je pense que ça va remettre les bases et on n’a pas forcément besoin d’y revenir, cela dit je vous laisserai réagir, si vous le souhaitez, à cette proposition de contexte et nous pourrons discuter aussi, juste après, de l’évolution de contexte et des changements en cours de la DINUM, le contexte évolue beaucoup.
Est-ce que vous pourriez nous rappeler, dans un premier temps, quels étaient les objectifs de la création de ce pôle ou de cette mission. On précisera d’ailleurs par la suite, nous y reviendrons en détail puisque c’est le cœur de l’émission. Je vous propose cet exercice : si vous deviez expliquer en une ou deux minutes ce qu’est et ce que fait la mission logiciel libre que diriez-vous ?
Bastien Guerry : Le plan d’action qui est publié en 2021, dans la foulée de la circulaire Castex d’avril, ce sont trois verbes : utiliser, publier, attirer. Utiliser plus de logiciels libres dans l’administration ; publier plus de codes sources pour leur donner de la visibilité et trouver les occasions de mutualiser entre les ministères ; et attirer des personnes qui ont ces compétences sur l’open source. C’est assez simple, c’est le plan d’action et je me souviens qu’en décembre 2021 je vous avais donné rendez-vous dans trois ans pour dire on aura d’ici là l’occasion de faire un bilan.
Étienne Gonnu : On est donc à mi-chemin.
Bastien Guerry : On est à mi-chemin, c’est très bien.
Avec ces trois verbes, ces objectifs, pour être à la hauteur de nos ambitions, on construit une équipe avec plusieurs expertises. On a la stratégie, maintenant il faut l’équipe pour la mettre en œuvre. Notre stratégie a été d’aller chercher des gens avec des compétences complémentaires. Typiquement je suis développeur, mais j’ai des compétences limitées en développement, mon collègue Joseph Garrone, qui est responsable du SILL et d’une implémentation react du système de design du gouvernement est développeur dans d’autres compétences.
Étienne Gonnu : Je précise que le SILL, c’est le Socle interministériel des logiciels libres, c’est une sorte de catalogue des logiciels libres à disposition des administrations.
Bastien Guerry : Exactement, qu’on recommande à toutes les administrations.
Donc, déjà, construire une équipe avec des compétences pluridisciplinaires, où on a à la fois du technique, à la fois aussi des connaissances légales, à la fois des expériences dans des environnements administratifs ou entrepreneuriaux différents, pour être un endroit de référence pour toutes les autres administrations. Notre direction est interministérielle. On coordonne et on définit la stratégie de transformation du numérique de l’État et les ministères se tournent vers nous. On crée un réseau dans ces ministères de ceux qui veulent ouvrir des codes sources et de ceux qui s’intéressent à comment les utiliser mieux et plus. Soit on a les compétences dans notre petite équipe, j’ai cité trois personnes – avec Hélène et Joseph on a aussi Lamia et Louison qui nous ont rejoints récemment et qui sont au cœur de cette équipe de cinq personnes –, soit on a les compétences chez nous soit on va les chercher dans d’autres ministères qui ont aussi leurs propres compétences.
Si je peux dire un mot sur l’historique que tu as proposé, qui est très intéressant. En t’écoutant je me rendais compte que si on retient quatre dates : 2012 circulaire Ayrault, 2016 loi Lemaire, 2020 le rapport Bothorel, en amont de ces événements-là qui ne surgissent pas du néant, il y a la rencontre entre deux choses. Il y a des gens dans les administrations qui ont déjà essayé des logiciels libres. 2012, ça fait six ans que le ministère de l’Économie et des Finances essaye LibreOffice, essaye PostgreSQL, essaye d’autres logiciels. Les gens ont des expériences de première main et ils partagent ces expériences-là, ils construisent un réseau, ils construisent une culture logiciel libre à l’intérieur de l’administration. C'est la rencontre entre cette culture et des gens de l’extérieur, typiquement les associations – l’AFUL, l’April –, qui va permettre de rédiger la circulaire Ayrault. Ce n’est pas Jean-Marc Ayrault qui s’est assis tout seul pour rédiger la circulaire Ayrault .
Donc culture interne dans l’administration plus ouverture à des communautés et l’écosystème du logiciel libre, ça c’est pour 2012.
2016 pareil. La culture interne était celle d’Etalab, qui existe depuis quatre ans et demi en 2016, qui culmine avec l’organisation du partenariat pour un gouvernement ouvert. Etalab utilise des logiciels libres, a déjà accueilli Richard Stallman, je crois, à l’époque et sait ce que c’est. Cette culture va ensuite rencontrer les communautés, en décembre 2016 c’est justement le moment où il y a ce débat avec la société civile sur ce qu’est un gouvernement ouvert. Si on veut vraiment ouvrir le gouvernement, qu’est-ce qu’on ouvre ? Est-ce que c’est juste la participation citoyenne ? Est-ce que ce sont aussi les logiciels libres de l’administration ? Donc culture et ouverture aux communautés.
Et 2020 pareil. 2020, ça fait deux ans que je travaille à Etalab sur le logiciel libre et que je cristallise un peu les bonnes volontés des uns et des autres du côté de beta.gouv.fr, du côté d’autres administrations sur le portage du sujet et c’est aussi via la consultation faite dans le cadre du rapport sur la donnée publique d’Éric Bothorel, la rencontre avec ce qui a été exprimé par l’April, par le CNLL et d’autres associations de l’écosystème pour dire qu’il faut une mission logiciel libre.
Voilà ! Pour dire que tous ces jalons très importants c’est vraiment, à chaque fois, une culture interne qui est prête à entendre des propositions externes et on aimerait préserver cette façon d’avancer sur deux jambes dans ce qu’on construit aujourd’hui qui est une équipe, une mission autour de plus utiliser, plus publier pour partager et attirer des personnes que ça intéresse dans l’administration.
Étienne Gonnu : Merci pour cette précision utile, je pense. Préciser aussi qu’Etalab, que tu as mentionné plusieurs fois et on va en reparler, c’est un service, je ne sais plus quel est son statut, ça fait partie de la Direction interministérielle du numérique.
Bastien Guerry : C’est un département.
Étienne Gonnu : Merci. C’est un Département de cette DINUM.
J’évoquais tout c e contexte historique que tu as pertinemment complété. Ce n’était bien sûr pas gratuit car cela fait écho à l’actualité e la DINUM donc de la mission logiciel libre puisqu’elle dépend de cette direction. Il y a, en effet, une réorganisation visiblement importante de la DINUM, qui pose, de fait, la question du périmètre de vos actions, de vos moyens, de votre poids dans les arbitrages au sein de cette direction. Une réorganisation qui intervient, en plus, dans le contexte de l’arrivée d’une nouvelle directrice, Stéphanie Schaer, arrivée près d’un an après le départ de son prédécesseur et également dans le contexte d’un nouveau décret qui a été publié le 22 avril 2023.
Je vais également préciser, et c’est quelque chose d’important d’un point de vue extérieur, plus précisément du point de vue de l’April, qu’il y a eu des signes que nous avons jugés inquiétants, fondés ou non, on va on va pouvoir en discuter, qui nous ont amenés à nous demander s’il n’y avait pas un recul sur les ambitions affichées, notamment dans le plan d’action. On est dans le contexte d’un changement de gouvernement, même si c’est toujours la même majorité, d’une nouvelle direction. Est-ce que les ambitions affichées sont maintenues ? Est-ce que les moyens sont maintenus ? On pourra en discuter. Pour donner des exemples rapides, qu’on peut qualifier, qui sont l’objet de nos inquiétudes : par exemple nos sommes membre du conseil d’expertise du logiciel libre, qui faisait partie des propositions portées dans le plan d’action, deux réunions ont été annulées à deux reprises, ce qui n’est pas rien ; des offres de recrutement de la DINUM qui ne parlent plus de logiciel libre mais qui utilisent plutôt le vocable de « code ouvert », laissant penser que l’aspect contribution serait laissé un peu de côté pour simplement être dans un logique d’urtilisation ; où encore un article de presse sur le site de la lettre A qui évoquait en mars dernier « une vague de départs de la DINUM autour de choix stratégiques contestés ».
Cette réorganisation intervient dans ce contexte. Je crois que le 1er juin il va y avoir des feuilles de route et de la communication autour des choix qui vont être opérés. Il pourrait être intéressant, dans le cadre de notre discussion, d’avoir un peu plus de visibilité, en particulier sur ce qui concerne la mission logiciel libre. Je vais donc poser la question très simplement : que pouvez-vous nous dire de cette réorganisation et y a t-il une remise en cause de la mission logiciel libre ?
Bastien Guerry : Non. Il n’y a pas de remise en cause e la mission logiciel libre. Stéphanie Schaer, la nouvelle directrice, a été mentor dans le cadre du programme Entrepreneurs d’intérêt général dont on a parlé tout à l’heure. Les mentors de ce programme EIG sont les premiers formés sur ce que sont les logiciels libres et l’importance de l’open source, pour employer les deux vocables, comme vecteur de mutualisation dans l’administration. Ce que font les EIG, les designers, développeuses, développeurs, doit contribuer non seulement à la communauté des EIG, mais être ouvert au-delà et c’est l’un des endroits dans l’administration où on ouvre systématiquement.
Stéphanie Schaer connaît bien le sujet. Ensuite, elle a publié une feuille de route où vous trouverez, je crois, « logiciel libre » à toutes les pages parce qu’il y a un engagement très fort de la DINUM pour opérer des produits pour son compte et pour le reste des ministères, qui intégreront nativement cette dimension de l’open source, c’est-à-dire qui feront l’état des lieux : quand on propose du stockage de fichiers au ministère de l’Intérieur ou à tous les ministères, qu’est-ce qu’on utilise, sur quoi on s’appuie ? Est-ce qu’on s’appuie sur une solution libre ou non ? La DINUM veut s’appuyer sur de l’open source et elle veut le faire en connaissance des enjeux qu’il y a en termes de contribution, de discussion avec les éditeurs, de soulever les sujets délicats, difficiles, de gouvernance.
Je donne un exemple que les auditeurs connaissent peut-être, Nextcloud, qui est une solution de stockage de fichiers : l’éditeur allemand de Nextcloud n’accepte dans les discussions autour de la feuille de route de son logiciel que les clients payants. C’est un logiciel libre, mais la participation à sa feuille de route demande de payer, demande d’avoir un accès privilégié. Donc là, si l’État s’engage et engage les deniers publics pour aller vers du Nextcloud, il faut se poser calmement pour voir comment pérenniser la solution auprès des ministères et comment la pérenniser dans l’absolu en ayant un échange sain et franc avec l’éditeur en allemand.
Cela a toujours été clair. L’April aussi bien que tous les membres du conseil du logiciel libre est invitée à l’inauguration de la feuille de route le 1er juin, cette semaine, l’événement est organisé par la DINUM et on retrouvera ces éléments où il y a un différentiel très fort par rapport aux autres directions sur s’engager dans l’open source et on sait qu’on n’y va pas tout seuls.
Ce qui a flotté c’était la question de savoir s’il fallait maintenir un pôle d’expertise au sein de la DINUM. La crainte c’est que si on crée un pôle d’expertise avec une fonction transverse disant aux uns et aux autres, aux ministères et même à d’autres entités extérieures, aux collectivités par exemple, comment faire de l’open source, on peut avoir ce réflexe de crispation bureaucratique qui fait qu’on devient un passage obligé et, au lieu d’aider, on contrôle ; on va être un point bloquant, on va dire « ah non, ce n’est pas ça la licence qu’il faut mettre ; vous avez oublié ça, mais désolé, nous ne sommes que quatre, on ne peut pas vous aider ». On va juste signaler aux gens ce qu’ils font mal, on n’arrivera pas les aider pour de vrai. On a réussi à convaincre à la direction en disant « regardez l’historique de ce qu’on fait, la mission logiciel libre essaie toujours d’être dans le fait d’aider, de choisir de l’aide à impact »; on assume cet impact-là et c’est ce qu’on va faire pour la suite. On ne peut pas se permettre d’être un passage obligé, réglementaire, bureaucratique, bloquant, donc on maintient cette mission-là.
On ne sera plus dans le département Etalab, on sera dans un nouveau département qui a été affiché dans l’organigramme qui s’appelle « Appui, conseil et expertise », parce que c'est la fonction de la DINUM à l’égard des autres ministères. On les appuie dans leur lecture du catalogue des logiciels libres et savoir lesquels utiliser, on les appuie dans leur publication des codes sources.
Si je donne un exemple rapidement de projet à impact. On a donc ce système de design du gouvernement que les ministères de l’administration centrale doivent utiliser pour les nouveaux sites. C’est ce que les gens ont dans la tête en voyant Liberté, égalité, fraternité de façon verticale, c’est la marque de l’État, mais ça demande du code source, il faut le développer, techniquement il faut s’y mettre. Il est très possible que dans l’urgence de l’implémentation deux ministères fassent des développements similaires, en parallèle, sans le savoir. Notre fonction transverse c’est d’être au courant de ces problèmes, de cet argent dépensé en double, de mettre les gens autour de la table pour partager et dire « voilà la fonction d’ouverture ». Si on a dix sujets comme cela qui se présentent, se concentrer sur les trois qui auront le plus d’impact et qui permettront de rationaliser et d’économiser pour continuer à faire que notre mission aide tout le monde.
Étienne Gonnu : D’accord. Pour essayer de comprendre aussi comment pourrait impacter cette réorganisation, je pense que l’aspect organisationnel, tu as parlé de l’organigramme, n’est quand même pas anodin, notamment quand il s’agit de peser aussi dans les arbitrages politiques, dans les orientations. Il me semble que c’est aussi le rôle de la DINUM, dans le décret on parle aussi de piloter les stratégies de mutualisation, etc. Il me semble qu’avant cette réorganisation de la DINUM la directrice était deux crans hiérarchiques, donc n+ 2 par rapport à toi en tant que chef de cette mission, ce qui est plutôt un rapport relativement direct, avec l’Etalab qui était finalement en référent direct par rapport à la direction. Le fait d’être dans Etalab aussi parce qu’Etalab semble porter une certaine éthique par son histoire et par sa mission, le fait de sortir d’Etalab pourrait aussi vous inquiéter, passer, finalement, de quelque chose qui porte une certaine vision du logiciel libre pour, peut-être, aller vers une application plus pragmatique, open sourciste, je dis ça sans vouloir troller inutilement. Comment se situe maintenant la mission en termes hiérarchiques au sein de la DINUM ? Est-ce qu’il y a un changement dans les moyens qui vous sont alloués pour remplir vos missions ?
Bastien Guerry : S’il faut parler en n, on est toujours en n – 2, c’est-à-dire qu’il y aura une chef ou un chef de ce nouveau département « Appui, conseil, expertise », qui est en cours de recrutement, la directrice au-dessus de ce chef-là et nous, nous serons dans ce département. Là il n’y a pas de changement.
La naissance historique dans Etalab avait du sens parce que notre sujet c’était l’ouverture des codes sources, cette ouverture-là s’associait à l’ouverture des données. Ça n’a plus de sens de rester dans Etalab si, en plus de l’ouverture, on prend à bras-le-corps le fait d’aider les ministères à utiliser des logiciels libres et on ne va pas aider que les ministères, on va aussi aider la partie de la DINUM qui veut discuter avec Nextcloud. Donc on va aider tous les produits de l’opérateur à intégrer cette dimension de l’open source dès leur conception. Quand je dis tous les produits de l’opérateur, on peut en citer : on a Tchap qui est un outil de messagerie instantanée entre les agents, plus de 200 000 agents dans plein de ministères l’utilisent. Cela demande de s’asseoir pour bien discuter avec l’éditeur de ce logiciel, pour savoir si c’est utile que l’administration soutienne financièrement la fondation Matrix, Matrix étant le protocole qui permet cette fédération entre les serveurs. On peut citer comme autre produit le produit de visioconférence qui s’appuie sur BigBlueButton ; là on a l’Éducation nationale qui contribue, qui a une expertise très forte sur BigBlueButton, qui est remerciée par l’éditeur dans les releases de BigBlueButton. Comment nous, DINUM, on avance pour vraiment mettre l’open source au cœur de tous ces produits-là.
Notre mission, la mission logiciel libre, aidera en interne à la DINUM aussi bien qu’en externe. Ce qui nous motive c’est de se dire qu’il y a un défi de taille pour faire le pas définitif de l’open source, donc c'est un peu le ???, c’est apprendre par nous-mêmes en nous confrontant aux défis les plus difficiles, sans nous abriter sur « on n’est pas très nombreux, on peut simplement faire de la doctrine et aider ». Non, on ne va pas faire juste de la doctrine et on va résoudre des vrais problèmes ; on va échouer dans certains cas, réussir dans d’autres et c’est ça qui nous donnera de la légitimité pour parler avec tous les ministères. En termes de moyens, on aura les moyens propres de la mission logiciel libre qui seront, à mon avis, constants par rapport à ce qu’on a eu par le passé, mais on aura tous les produits de l’opérateur qui auront aussi leurs propres moyens pour intégrer la dimension open source. C’est le reflet de l’engagement fort de la feuille de route vers le logiciel libre.
Étienne Gonnu : D’accord. Pour te citer, tu disais qu’en décembre 2021 tu nous proposais de se revoir dans trois ans, là on est à mi-chemin, à t’écouter, tu sembles toujours confiant. On est dans la bonne direction et finalement, dans un an et demi maintenant, on pourra se redonner ce rendez-vous.
Bastien Guerry : Oui, parce qu’il n’y a pas que la DINUM. On est un ancrage fort, c’est un lieu de référence. Il y a trois ans nous avons lancé la communauté BlueHats.
Étienne Gonnu : On va en parler, c’est effectivement très intéressant.
Bastien Guerry : Ce sont des agents publics qui s’impliquent dans le logiciel libre à tous les niveaux : collectivités, administrations centrales, au niveau des ???[42 min 30]. C’est un catalyseur de culture, ça diffuse. Ça veut dire que via ce réseau-là, des collectivités qui ont entendu parler un peu du logiciel libre, soit nous trouvent, nous envoient un e-mail, on les met en contact avec les bonnes personnes, soit trouvent de l’expertise auprès d’un chaton qui propose des services professionnels. Il faut expliquer CHATONS.
Étienne Gonnu : Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires, un projet porté notamment par Framasoft, un collectif d’associations ou entreprises, peu importe, qui proposent des services libres et loyaux autour d’ne charte.
Bastien Guerry : C’est l’intérêt d’avoir code.gouv.fr, c’est l’intérêt d’avoir notre mission : on raccourcit le temps et l‘espace entre les gens qui peuvent faire avancer le logiciel libre chez eux.
Étienne Gonnu : Je tiens à préciser, Hélène, et vous me l’aviez effectivement dit en préparant l’émission, que vous ne souhaitiez pas forcément réagir à ces questions plus politiques et qui relèvent plus de la fonction de responsable de la mission de Bastien. Néanmoins, n’hésitez pas à prendre la parole. De toute façon on pourra discuter plus en amont de ce qui constitue votre mission au cœur de la mission logiciel libre dans la suite des échanges.
Avant justement de rentrer un peu plus dans le vif, concret du sujet, parallèlement à ce contexte organisationnel qui me semble rassurant – l’April va bien sûr garder un œil attentif aux évolutions à venir, à l’annonce et aux précisions à venir sur la feuille de route –, je pense qu’il peut aussi être intéressant de se poser rapidement la question plus globale et profiter un petit peu de ton regard sur l’état des lieux de l’usage du Libre par les administrations voire de leur contribution. Malgré des signes encourageants, comme à l’époque le plan d’action, de ce que tu nous décris également, il y a aussi en signe positif les déclarations récentes de la Direction du numérique pour l’éducation, on continue quand même à constater une forte dépendance à Microsoft, que ce soit du ministère des Armées, de l’Éducation nationale, parfois aussi avec cette sensation que ça avance quand il y a des agents au sein de l’administration qui portent justement les sujets, du coup un sentiment que ça dépend beaucoup des individus, notamment en position hiérarchique, dans des positions d’autorité, et qu’en fonction de leur perception ou non des enjeux politiques sous-jacents ils vont plus ou moins soutenir le Libre dans les pratiques de leur direction, de leur service, etc. Donc, quelque part, sans cadre clair et contraignant, ça reste un peu à la carte. C’est d’ailleurs pour cela que l’April porte, défend la nécessité d’un principe normatif dune priorité au logiciel libre pour donner cette impulsion en complément des évolutions culturelles internes que tu as très bien décrites.
Peut-être avoir ton regard là-dessus : quel est ton sentiment, ton regard sur un état des lieux de la place du libre, son évolution ? Tu as peut-être déjà en grande partie évoqué des pistes. Peut-être l’occasion d’évoquer un aspect intéressant du plan d’action qui était le référent logiciel libre au sein des ministères, est-ce que ça porte un peu ses fruits ? Plusieurs questions en une, désolé.
Bastien Guerry : On a un réseau interministériel des responsables d’ouverture des codes sources, qui sont les administrateurs ministériels des données, algorithmes et codes sources qui, eux, sont à la manœuvre pour définir les stratégies d’ouverture des codes sources dans leur administration. On sait qu’à moyens constants on ne peut pas vouloir tout ouvrir, donc nous les aidons à prioriser en disant qu’est-ce qui est le plus utile d’ouvrir en termes de réutilisation, d’économies d’argent, et qu’est-ce qu’il est obligatoire d’ouvrir en termes de transparence de l’action publique ?
Ce réseau-là existe et ensuite on est en lien avec des ministères qui commencent à se structurer un peu. On n’a pas parlé de la notion, mais on s’identifie à ce qu’ils appellent un OSPO, un Open Source Progam Office, c’est-à-dire une entité dans une structure dédiée à l’open source. On voit des embryons d’OSPO émerger dans les ministères. Du côté de l’Enseignement supérieur et de la Recherche je cite le comité pour la science ouverte est aujourd’hui à la manœuvre pour intégrer l’ouverture des codes sources des chercheurs et on a là beaucoup de cerveaux mis à contribution pour dire ce qui doit être ouvert, comment, dans quelles conditions, qu’est-ce que le logiciel libre dans le supérieur.
Redis-moi un peu les questions, je suis perdu.
Étienne Gonnu : La question plus globale : quel est, selon toi, l’état des lieux de l’utilisation du Libre dans les ministères, dans l’administration centrale ? C’est en progression.
Bastien Guerry : Je citais les OSPO pour dire qu’on essaye d’être exemplaires et donner envie aux ministères de s’équiper de la même structure pour qu’ils portent eux-mêmes leur stratégie sur le logiciel libre.
L’autre réponse à ta question c’est de dire que c’est BlueHats qui compte, ce ne sont pas les postures politiques des uns et des autres : elles vont changer tout le temps, est-ce qu’on est sûr de savoir ce que disent les uns et les autres quand ils disent qu’il faut passer à l’open source ? C’est compliqué, c’est comme pour les communs numériques. Notre mission, et c’est aussi un peu la culture tech des développeurs qu’on défend, c’est de croire ce que l’on voit et d’aider les gens qui font. Ce réseau BlueHats, ce sont des gens qui sont confrontés tous les jours à l’installation de logiciels, au fait de les mettre en production, de les améliorer avec des questions très concrètes : comment j’améliore ce logiciel sans passer 20 jours à discuter avec un éditeur dans une autre langue que la mienne ? Comment j’ai des garanties que ce logiciel libre existera dans cinq ans ? Eh bien, c’est compliqué ! Vous pouvez demander à Framasoft, je pense que la pérennité de tous les logiciels libres sur lesquels ils sont partis pour « Dégoogliser Internet », c’est compliqué.
La réponse : c’est à nous de ne pas trop nous concentrer sur les postures et les déclarations politiques, mais de faire avancer sur du concret, en apprenant beaucoup des différents écosystèmes et leur façon d’aborder le logiciel libre. On sent une volonté collective et une maturité collective pour y aller. On n'est plus dans l’enjeu de la confiance. C’est un peu comme Wikipédia, il n’y a plus l’enjeu de la confiance dans Wikipédia, c’est l’enjeu de comment en avoir un usage vraiment utile.
Étienne Gonnu : Super. Je pense que dans la seconde partie de notre change on va se pencher sur les questions des leviers d’action, comment rendre ça concret.
Avant ça, je vous propose de faire une pause musicale. Nous allons écouter Stormdans par Ceili Moss. On se retrouve juste après sur Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : Stormdans par Ceili Moss.
Étienne Gonnu : Nous venons d’écouterStormdans par Ceili Moss disponible sous licence libre Creative Commons Attribution CC BY.
[Jingle]
Deuxième partie
Étienne Gonnu : Je suis Étienne Gonnu,