Sobriété numérique : Quels scénarios - Trench Tech

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Titre : Sobriété numérique : Quels scénarios ?

Intervenants : Éric Vidalenc - Raphaël Guastavi - Gérald Holubowicz - Emmanuel Goffi - Cyrille Chaudoit - Mick Levy - Thibaut le Masne

Lieu : Trench Tech

Date : 7 mars 2023

Durée : 1 h 13 min 38

Podcast

Page de présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Mick Levy : L’autre jour, je réécoutais l’épisode avec Gilles Babinet, il a quand même sacrément balancé sur l’organisme de référence qu’est l’Ademe. Je rappelle quand même qu’il a dit, le gars, que l’ADEME est une source désinformation massive en ce qui concernait l’impact du numérique sur l’écologie.

Cyrille Chaudoit : Sortir ça dès la première saison. J’ai failli tomber de ma chaise. Je ne sais pas pour vous !

Thibaut le Masne : En plein automne, on va vécu l’hiver, c’était au mois d’octobre je crois. D’ailleurs je ne vous l’ai pas dit, il m’a envoyé un petit texto depuis, il est plutôt d’accord avec nous, qu’on rende la pareille à l’Ademe et qu’on les invite. Il propose qu’on les appelle.

Diverses voix off : Quels sont les risques que ça arrive ?

— Il y a 100 % de risques d’impact.

— S’il vous plaît, ne dites pas 100 %.

— Disons que c'est un évènement hypothétiquement significatif.

— On vient de vous dire que ça n’avait rien d’hypothétique.

— On est sur du 99,78 %, pour être exact.

— Génial ! OK ! Donc ce n’est pas 100 %.

— Disons 70 %. Avançons et n’en parlons plus !

Voix off : Trench Tech. Esprits Critiques pour Tech Éthique.

Thibaut le Masne : Bonjour et bienvenue dans Trench Tech et bienvenue dans ce nouvel épisode. Bonjour Cyrille.

Cyrille Chaudoit : Bonjour Thibaut.

Thibaut le Masne : Bonjour Nick.

Mick Levy : Salut.

Thibaut le Masne : Vous voulez exercer votre esprit pour une tech éthique ? Vous êtes au bon endroit. Trench Tech c'est le talk-show qui décortique les impacts de la tech sur notre société.
Lorsque j’ai commencé à travailler, la tech était porteuse d’une grande promesse, nous aider à résoudre nos problèmes complexes : détecter les cancers au plus tôt ou mieux soigner les gens ; donner les tâches rébarbatives à des robots ou encore épargner du temps. Un lendemain meilleur, disions-nous sans complexe. Je ne saurais trop dire quand tout ceci s’est emballé, mais aujourd’hui on le sait, cette belle promesse s’est éloignée. Alors oui, on s’extasie devant ces machines qui nous battent aux échecs ou au jeu de go, on aime voir la tech remporter le premier prix pour avoir fait un dessin tout beau et surtout oui, il nous faut ce dernier gadget à la mode, même si on sait bien qu’il finira au fond d’une commode. Tout ce que l’on mesure progresse dit-on, encore faut-il savoir où regarder, si on ne peut pas se tromper de direction. Il y a urgence, certes, mais à force de véhiculer des chiffres un peu gros on finit par nous dire qu’il faut éviter d’envoyer des e-mails rigolos.
L’extrait de notre film nous montre bien l’absurdité. Oui, 99 ce n’est pas 70, mais si on veut progresser, il est important que nos chiffres soient vérifiés avant d’être publiés. C'est pourquoi, aujourd’hui, nous recevons Éric Vidalenc et Raphaël Guastavi de l’ADEME. On rappelle que l’ADEME est l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. Elle a été créée en 1991 et elle est placée sous la tutelle des ministères de la Recherche et de l'Innovation et de la Transition écologique et solidaire et de l'Enseignement supérieur. Durant notre grand entretien, nous nous poserons avec eux trois questions : comment mesurer l’impact du numérique ; quels sont les scenarii possibles pour le futur ; le numérique peut-il être une solution au défi climatique ? Bien entendu, nous reprendrons notre souffle avec deux chroniques inspirantes : la première de Gérald Holubowicz qui nous dira ce que dit de nous cette fascination pour les grands patrons des Big Tech ; pour la deuxième chronique, nous retrouverons notre éthicien en chef Emmanuel Goffi qui nous donnera des éléments, des pistes concrètes pour avoir une tech encore plus éthique. Enfin, restez avec nous jusqu’au bout car, comme toujours, nous consacrerons les cinq dernières minutes de cet épisode au debrief juste entre vous et nous, pour résumer les idées de notre épisode.
On met dit dans l’oreillette que Éric et Raphaël sont enfin arrivés. Accueillons-les dans le studio.
Bonjour Éric. Bonjour Raphaël.

Éric Vidalenc : Bonjour.

Raphaël Guastavi : Bonjour.

Thibaut le Masne : Faisons les présentations pour nos auditeurs. Éric, tu deviens, en 2021, directeur régional adjoint de l’ADEME Hauts-de-France. Tu es aussi auteur d’articles spécialisés et grand public sur les questions énergiques. Tu collabores notamment avec Alternatives économiques. Tu as également publié, en 2019, Pour une écologie numérique aux éditions Les Petits Matins et en coédition avec l’Institut Veblen. On rappelle également que tu as été chef de projet Neutralité carbone 2050 pendant deux ans.
Raphaël, tu es aujourd’hui directeur adjoint Économie circulaire à l’ADEME. Il faut dire que tu es arrivé il y a quelque temps à l’ADEME en tant qu’ingénieur sur la thématique déchets en Alsace, avant de travailler sur l’accompagnement de l’éco-responsabilité des organisations publiques et sur la diffusion d’un programme d’accompagnement des collectivités locales pour l’élaboration de leur plan climat.
Tout est juste ?

Raphaël Guastavi : Bien sûr.

Thibaut le Masne : Super.
Juste pour s’assurer, Éric et Raphaël on se tutoie ?

Éric Vidalenc : Très bien.

Raphaël Guastavi : Ce sera mieux.

Thibaut le Masne : Super.
Commençons notre grand entretien avec la première question clef : comment mesurer ou, dirons-nous, bien mesurer, l’impact du numérique sur l’environnement ?

Voix off : Trench Tech. Esprits Critiques pour Tech Éthique.

Cyrille Chaudoit : Réglons un point tout de suite : oui le numérique a une empreinte carbone importante et elle est en plus en croissance ces dernières années, ce qui a de quoi inquiéter. Cependant, en matière de numérique, c’est toujours très difficile d’obtenir des chiffres fiables. Par exemple vous, à l’ADEME, vous avez très longtemps communiqué sur des chiffres de 4 grammes de CO2 pour un e-mail, un e-mail avec pièce jointe autour de 35 grammes de CO2, etc., chiffres qui se sont amplifiés au fur et à mesure des communications dans les médias, repris même, parfois, par certains ministres et on se rend compte, aujourd’hui, qu’ils avaient été très fortement sur-évalués en lisant vos dernières études.
Finalement qu’en est-il ? Et pourquoi est-ce si difficile d’avoir des chiffres ? Et pourquoi, pendant longtemps, a-t-on eu des chiffres dont on se rend compte aujourd’hui qu’ils sont surévalués ?

Raphaël Guastavi : Effectivement, ces chiffres ont pu être publiés à une époque, ce sont des chiffres qui datent quand même d’études du début de 2010, 2011, sur des données de 2007, donc c'est un peu ancien. On est dans un domaine qui bouge quand même très rapidement aussi bien en termes d’intensité que d’efficacité, c’est donc normal que les chiffres d’il y a plus de 10 ans soient différents de ceux d’aujourd’hui.
D’autre part, on avait fait une étude sur, finalement, un point très précis : les mails. C’est vrai aussi que c’était à l’époque où on avait un peu le début de l’explosion des mails. Aujourd’hui la problématique est différente et on a besoin d’avoir d’autres types de chiffres, ce qu’on a fait notamment au travers des études récentes avec l’Arcep, par exemple, pour donner justement quelle est vraiment l’empreinte carbone du numérique en France et avoir une approche un peu plus macro et, en même temps, se poser des questions en termes de méthode de mesure. C’est ta question : comment, finalement, peut-on avoir aujourd’hui une mesure fiable de ce que peut être l’impact environnemental du numérique ?

Cyrille Chaudoit : Pourquoi est-ce si difficile ?

Raphaël Guastavi : Pourquoi c’est compliqué ? Parce que, par nature, le numérique ça ne veut pas dire grand-chose. En réalité, c'est un ensemble de briques interconnectées qui sont obligées de travailler ensemble. Ces briques sont énormes. On les a décomposées en trois grands sujets : les datacenters, les infrastructures réseaux et les terminaux et tout cela ce n’est pas qu’à une échelle France. La problématique c’est que, finalement, tout est interconnecté et on a vraiment un système, un écosystème très complexe et interdépendant.

Thibaut le Masne : Notamment, on peut peut-être le préciser à ce stade-là, dans la production des terminaux entre autres, mais pas, mais les terminaux ce sont quand même les trucs auxquels on pense directement. D’ailleurs quels sont les ratios en quelque sorte ?

Raphaël Guastavi : Si on prend l’impact changement climatique, mais il n’y a pas que celui-là, je pense qu’on va y venir, 80 % de l’impact changement climatique lié aux services numériques en France, ce sont les terminaux et, à l’intérieur, des terminaux il y a la partie fabrication qui est prépondérante dans l’impact.
La décomposition c'est ça : 80 % d’impact carbone liés aux terminaux, 15 % liés aux centres de données, aux datacenters, et 5 % à la partie réseaux/infrastructures.

Cyrille Chaudoit : C’est impressionnant ; l’impact des terminaux est gigantesque. C’est un thème qu’on avait déjà vu avec Gilles Babinet qui nous donnait d’ailleurs ces chiffres-là, mais quand même il se cache autre chose que le simple fait de ne pas renouveler trop souvent ses smartphones, ne pas multiplier les objets connectés, ne pas avoir des télés de plus en plus grandes, il y a autre chose qui se cache derrière : à chaque fois qu’on fait appel à de plus en plus de services de streaming, ces services dans les datacenters doivent eux-mêmes s’équiper de plus de terminaux. Comment appelle-t-on cela ?

Raphaël Guastavi : On peut appeller ça la course à l’échalote. On multiplie effectivement de par les usages le nombre d’équipements. On ne voit pas un grand nombre de ces équipements en tant que consommateur, tout ce qui va être lié aux serveurs effectivement dans les datacenters.

Cyrille Chaudoit : C’est compté où ? On compte les serveurs de datacenters dans les équipements, dans les 80 %  ?

Raphaël Guastavi : Dans la partie datacenters.

Cyrille Chaudoit : C’est rassurant. Il faut donc vraiment se concentrer sur le renouvellement des smartphones, des télés et compagnie.

Raphaël Guastavi : Pas seulement, on le verra dans la suite du podcast : si on a une augmentation des usages, on a aussi une augmentation des besoins de superficie en datacenters, donc en serveurs dans ces datacenters. À un moment donné, cette proportion 95/5 pourrait changer pour aller vers quelque chose où les datacenters prendraient plus de place.

Thibaut le Masne : On vient d’évoquer le streaming. On a dit des anciennes études qu’elles se basaient sur l’état de l’art du numérique, je dirais, à cette époque, forcément, donc c’était plutôt principalement les mails, j’imagine un petit peu les réseaux sociaux qui étaient émergents, etc. Et puis la vidéo est arrivée en masse. On voit bien à quel point les choses accélèrent très vite. Sur la base du streaming, je voudrais juste vous lire un truc que j’ai lu en préparant cette émission. Tout le monde connaît Usbek & Rica ? C'est un magazine assez connu, plutôt respectable, en tout cas je respecte assez.

Cyrille Chaudoit : Un média très intéressant dont on est assez fan chez Trench Tech.

Thibaut le Masne : Exactement. Je tombe sur cet article-là et je suis surpris, ça commence par une mise à jour, mise à jour de l’article du 9 septembre 2022, je cite : « Faute d’avoir retrouvé une source jugée suffisamment fiable, la philosophe Fanny Verax et la rédaction d’Usbek & Rica ont décidé de supprimer la phrase suivante, initialement publiée dans la première réponse de son interview et qui avait interpellé plusieurs lecteurs : « On estime qu’un aller-retour en avion Paris/New-York c’est une empreinte à peu près équivalente à une heure de streaming vidéo par jour pendant un an. »

Cyrille Chaudoit : Ce chiffre a beaucoup circulé.

Thibaut le Masne : Comme beaucoup d’autres, y compris les mails avec les Lolcat et compagnie.
Ce qui est à souligner, en tout cas que j’ai envie de souligner là : Usbek & Rica font leur job, en bons journalistes ils reviennent sur le truc, tout le monde ne fait le pas, c’est compliqué. On voit surtout la difficulté et la contribution à rendre ce sujet de plus en plus flou, donc, in fine, à prêter le flan au meilleur des cas à la critique, au pire au scepticisme. Comment rectifier ? Comment convaincre, parce que c'est quand même la base pour faire agir le grand public et c’est ce qu’on cherche tous à faire, vous les premiers ?

Raphaël Guastavi : Tout à fait. Là on se butte plutôt sur un problème de méthode et de périmètre dans les méthodes finalement. Quand on publie un chiffre il faut, quelque part, être très transparent sur la façon dont ce chiffre a été construit. Si on a des chiffres qui sont commandés, il faut être vigilant sur qui commande l’étude. Souvent, on peut lire un peu les résultats avant même que l’étude soit faite ! Donc important d’avoir une transparence dans les méthodes et d’avoir pour tout le monde, tous ceux qui vont publier des études, avoir la même base méthodologique sinon ça ne sera pas comparable, justement.

Thibaut le Masne : Est-ce que c’est possible ça ? Là, la source n’est pas citée, en l’occurrence. En creux, et sans en mentionner les noms, j’imagine qu’il y a plein de cabinets d’études marketing qui sont sollicités sur des ??? [12 min 10] représentatifs par un média ou par je ne sais quelle entreprise parce que, derrière, on a déjà en tête la réponse qu’on veut faire dire à l’étude. On est d’accord ? Comment, à ce moment-là harmoniser le périmètre de l’étude et surtout la méthodologie.

Raphaël Guastavi : Déjà, d’une part, il existe des méthodes qui sont normalisées avec des normes ISO notamment sur les ACV, les analyses de cycle de vie, qui permettent de décortiquer l’ensemble du cycle de vie et l’ensemble des paramètres à prendre en compte.

Cyrille Chaudoit : Pardon Raphaël de te couper, les analyses des ACV ça tient compte aussi de toute la fin de vie, de tout recyclage du matériel ? On est vraiment sur tout le cycle de Vie ?

Raphaël Guastavi : Tout à fait. On est vraiment sur toutes les étapes de la conception jusqu’à la fin de vie, avec la part usage, vraiment sur tout le périmètre, tout le système qui est étudié.
C’est ce qu’on a fait dans l’étude avec l’Arcep avec d’abord, dans un premier temps, une première publication pour dire toutes les méthodes qui existaient pour faire l’évaluation environnementale du sujet du numérique. À partir de cette bibliographie, on a fait le choix de prendre une de ces méthodes basée sur l’analyse du cycle de vie, de pouvoir décortiquer chacune de ces briques technologiques sur un ensemble d’impacts environnementaux, pas seulement le carbone, également d’autres problématiques notamment de consommation de ressources.
C’est pour ça qu’il est vraiment très important de pouvoir être transparent sur les méthodes utilisées. Notre rôle va être de continuer à alimenter cette connaissance autour des méthodes pour pouvoir orienter l’utilisation de ce qui nous semblera être la méthode la plus robuste et la plus objective.

Cyrille Chaudoit : J’ai quand même une question qui se soulève par rapport à ces différents chiffres que l’on arrive à avoir, c’est la finalité de ce qu’on cherche à faire. En fait, c’est souvent là où j’ai une petite confusion, j’ai le sentiment que les chiffres qu’on est en train de sortir sont de deux axes : premier axe, c’est potentiellement faire du buzz autour d’un chiffre soit pour taper sur le digital, soit pour faire prendre conscience que le digital est un problème, c’est un point ; soit pour dédouaner d’autres sujets qui sont un peu plus touchy. L’exemple de tout à l’heure sur l’aviation est un exemple en disant, entre guillemets, « je m’en lave les mains parce que moi je suis moins pollueur que le numérique, donc regardez d’abord le numérique ». Au final, on ne sert pas l’idée d’expliquer, comme ce que tu expliques, Raphaël, sur le fait qu’on est là juste pour déterminer le coût de fabrication, du moins d’usage, le cycle de vie complet, derrière sans tirer de conclusions. Le « sans tirer de conclusions » me perturbe parce que aujourd’hui je n’ai pas le sentiment qu’il n’y a pas « sans tirer de conclusions », il y a toujours une finalité recherchée.

Raphaël Guastavi : Pour les pouvoirs publics, la finalité c’est évidemment de voir ce secteur, comme d’autres secteurs, s’améliorer. C’est notre objectif. Je comprends après qu’en fonction des intentions de certains ce sera prendre un bout du chiffre, sans expliquer le contexte et l’intégralité, pour, quelque part, montrer que, finalement, ce n’est pas si grave et qu’il n’y a pas de problème. C’est bien sûr dangereux de faire ce genre d’action, parce que toute activité humaine représente un impact environnemental. Il ne s’agit pas de dire « on arrête de faire du numérique », il s’agit bien de dire « on en fait mieux et on fait en sorte que ce numérique ne devienne pas le problème demain ».

Cyrille Chaudoit : D’accord. Éric.

Éric Vidalenc : Au-delà des aspects méthodos qu’on a bien développés et des difficultés intrinsèques, donner un exemple concret me semble utile aussi pour dire qu’il y a des spécificités et des difficultés propres à évaluer le numérique, l’impact environnemental du numérique.
Concrètement, on est dans des dynamiques de développement qui sont très fortes, ce que Raphaël évoquait, donc, quand on regarde quelque chose, on a toujours un temps de retard. Une autre spécificité importante c’est qu’on est dans des chaînes de production et de consommation très globalisées, avec des métaux qui sont extraits à un endroit, des terminaux qui ont des dizaines de composants techniques différents, qui sont fabriqués à l’autre bout du monde et qui sont utilisés encore dans une autre partie du monde. En gros, les métaux, une partie des matériaux viennent d’Afrique, c’est fabriqué en Asie, c’est utilisé en Europe et c’est conçu en Amérique du Nord, pour le faire de manière un peu caricaturale et triviale.
On voit donc que quand on évalue l’impact environnemental d’un objet ou d’un service numérique, il faut appréhender toute cette complexité et, derrière toutes les zones géographiques que j’évoquais là, à chaque fois vous avez, par exemple, des mix électriques très différents, qui vont avoir un impact d’un ordre de grandeur différent. Par exemple, en France, vous avez un mix électrique qui émet à peu près 60 g de CO2 par kilowatt-heure ; en Asie, on va être plutôt à 600 ou 700. Vous voyez qu’on a déjà un facteur 10. C’est juste pour insister sur le fait que outre l’instrumentalisation qu’il peut y avoir, que tu évoquais, on a aussi des paramètres techniques qui expliquent une pratique importante des écarts qu’on peut avoir dans les évaluations et qui peuvent être de bonne foi, qui sont liés, en fait, à des caractéristiques propres au numérique.

Thibaut le Masne : Tout à fait, tu as raison Éric. Peut-être juste en un mot simplement, sans trop développer, on comprend bien cette logique systémique, est-ce que c’est propre au numérique ? Si on prend le cas de la bagnole, il faut bien produire les voitures, à plus forte raison les voitures électriques avec les batteries dont on sait qu’elles aussi utilisent beaucoup de terres rares. Est-ce que, finalement, on sait mieux mesurer ça pour la voiture qu’il faut produire, ensuite il y a des usages très différents, ensuite il faut la désosser et compagnie, c’est la même chose sur l’analyse du cycle de vie ? Est-ce que c'est plus facile de le faire sur la bagnole ?

Cyrille Chaudoit : Ou sur la mode ?

Éric Vidalenc : Pour la voiture, par exemple, on a l’historicité. Ça fait plusieurs décennies, ça fait un siècle qu’on fabrique des voitures à des échelles industrielles. Quand on fait l’analyse du cycle de vie, le rapport est totalement inverse de celui que Raphaël évoquait tout à l’heure, c’est-à-dire que 80 % de l’impact c'est l’usage, ce n’est pas la fabrication.

Thibaut le Masne : Parce que l’usage du pétrole ?

Éric Vidalenc : C’est le fait de brûler du pétrole pour se déplacer.

Cyrille Chaudoit : Si je peux me permettre, Éric, de te couper sur ce point-là, si c’est plutôt l’usage que la fabrication, pourtant, depuis un siècle, la voiture s’est de plus en plus digitalisée, avec une masse de composants électroniques aussi importante que le téléphone.

Raphaël Guastavi : Ce que dit Éric est valable sur l’ACV des voitures thermiques.

Cyrille Chaudoit : Même les voitures thermiques sont extrêmement connectées.

Raphaël Guastavi : Elles le sont de plus en plus, c’est clair, mais je pense que les voitures de demain, celles électriques qu’évoque Cyrille, ça va être plus des énormes smartphones sur roues. Peut-être, du coup, qu’il va falloir justement préciser la partie ACV de ces chaînes de valeur-là et l’usage ne sera peut-être plus la partie justement la plus impactante sur ces nouveaux véhicules vis-à-vis des véhicules thermiques et la fabrication va reprendre le pas.

Thibaut le Masne : C’est donc plus facile sur la voiture pour les raisons qu’on évoque mais principalement sur le thermique et, sur l’électrique, probablement qu’on ne sait pas encore tout à fait. En tout cas, ça va rejoindre la problématique systémique des smartphones.

Raphaël Guastavi : Notamment sur les questions d’usage, enfin de disponibilité de certaines matières et de métaux qu’on retrouve en quantités bien plus faibles dans nos appareils numériques, mais qui sont à peu près les mêmes.

Cyrille Chaudoit : Éric, tu voulais ajouter quelque chose peut-être ?

Éric Vidalenc : Juste compléter pour la voiture. Outre le fait que l’usage c’est la composante principale de l’impact de la voiture, parce que, en fait, qu’on consomme le pétrole en Amérique du Nord, en Afrique, en Europe ou en Asie, il a le même impact CO2, le contenu carbone du pétrole est le même à plus ou moins 10 %. Pour e contenu carbone de l’électricité, ce que je disais tout à l’heure, on change d’ordre de grandeur. Voilà donc un tas de paramètres techniques, très précis, qui permettent, en fait, d’expliquer des différences importantes qu’on peut observer dans les évaluations environnementales du numérique.

Raphaël Guastavi : Juste pour finir là-dessus et pour illustrer ce que dit Éric, si on lavait faite aux États-Unis l’étude qu’on a faite avec l’Arcep, les pourcentages seraient différents, justement à cause de ce mix électrique sur la partie usage qui serait différent.

Cyrille Chaudoit : Merci Messieurs pour ces premiers éléments.
On refait la tech avec Gérald Holubowicz.

20’ 40

« On refait la tech » avec Gérald Holubowicz - «  Les Grands Hommes de la Tech » 

Cyrille Chaudoit : Elon Musk, Steve Jobs, Jeff Bezos ou Mark Zuckerberg, la tech ne manque pas d’icônes héroïques. Pourquoi prennent-elles tant de place dans nos vies ? Que disent-elles de nous ? C’est ce que nous allons voir aujourd’hui avec toi, Gérald, dans ce nouvel épisode de « On refait la tech ».

Gérald Holubowicz  : Que ne serait-on pas sans les contributions de Steve, de Jack, de Jeff Steve, de Bill, d’Elon ou ???, du ??? Twitter en passant par Amazon, Tesla et maintenant ??? AI [21 min], leurs entreprises révolutionnent nos façons de consommer, de communiquer, voire de nous déplacer ou d’exister au monde. Les barrières du temps d’avant, celles du monde analogue, semblent avoir disparu presque pour toujours et chaque fois, derrière, c’est la même histoire qu’on raconte, le même mythe fondateur qui se construit suivant les règles suivantes : un éclair de génie traverse un jeune homme alors qu’il s’affère dans un garage ou dans un bureau miteux. En quelques mois, celui-ci change les paradigmes et révolutionne le monde pour le rendre meilleur et nous aider à mieux communiquer, à nous affranchir des barrières de l’ancien temps, décentraliser, disrupter les gardiens du temple.
Move fast and break things, le moto de Facebook à ses débuts résume, à lui seul, les motivations de ces entrepreneurs vénérés par des millions de gens à travers le monde. Les mythes structurent nos sociétés et forgent nos imaginaires collectifs. L’histoire en est pleine de Gilgamesh à Gutenberg ou Alan Turing, le pape de l’intelligence artificielle.
Nos récits contemporains d’entrepreneurs surdoués nous aident à raconter notre temps, à dessiner une image de nous-mêmes et offrent même un point de mire à nos sociétés déboussolées.

Cyrille Chaudoit : Mais, dis-moi, cette petite musique m’est assez familière. Il me semble l’avoir déjà entendue quelque part. Je me trompe ?

Gérald Holubowicz : Non, pas du tout. Vous rappelez-vous de Citizen Kane ? Les cinéphiles connaissent ce chef-d’œuvre absolu du cinéma américain réalisé par Orson Welles en 1941. Le film raconte l’épopée mythique de Charles Foster Kane, un grand patron de presse du début du 20e siècle, inspiré notamment du magnat de la presse américaine William Randolph Hearst, une figure emblématique de l’époque qu’on retrouvait à la une de Time Magazine, dans les colonnes du New York Times et d’autres grands titres pour ses déboires mondains. Comme dans le film, Hearst était aussi réputé pour utiliser ses journaux afin de manipuler l’information à des fins personnelles.
Aujourd’hui c’est l’image de Tony Stark, alias Iron Man, le héros des Avengers, qui colle à la peau d’Elon Musk, le patron de SpaceX et dernier possesseur de Twitter. Celui-ci passe désormais le plus clair de son temps à twitter à tort et à travers et utilise sa dernière acquisition pour forger l’opinion, même s’il s’en défend. D’autres figures industrielles de l’époque faisaient les gros titres et ont marqué de leur empreinte le monde moderne.
Un homme comme John Rockefeller, par exemple, était le fondateur de la Standard Oil, une des entreprises les plus puissantes et riches du monde pendant la révolution industrielle. Il est aussi connu pour ses pratiques monopolistiques farouches et pour avoir exploité ses travailleurs.
Henry Ford, qui a fondé l’entreprise automobile du même nom, a lui propagé des idées antisémites et soutenu publiquement des mouvements fascistes.
La liste s’allonge à mesure qu’on prête attention à ces grands hommes.

Cyrille Chaudoit : Qu’est-ce qui relie tous ces grands hommes ? Ont-ils des caractéristiques communes ?

Gérald Holubowicz : Eh oui. Tous ces héros des temps modernes partagent des caractéristiques communes : ce sont des hommes blancs pour la quasi-totalité, occidentaux pour une majorité, issus de bons milieux au fort patrimoine culturel ; ils partagent une vision libertaire de la société où le pouvoir et l’argent dominent sur le reste. Près de 12 % seraient même, selon Forbes, des psychopathes et la plupart sont convaincus de ne rien devoir à personne, aveugles aux soutiens les plus évidents. La figure du héros libérateur, du roi conquérant, du sage éclairé et maintenant de l’entrepreneur innovant trouve ses racines dans l’héritage d’un modèle patriarcal, ancestral et probablement dépassé. Enfermées dans cette vision étriquée du monde nos sociétés célèbrent, sans se poser aucune question, des hommes dont les travers sont pourtant largement documentés et dont les agissements ont parfois de graves conséquences sur le monde. Si les noms de Susan Wojcicki, la CEO de YouTube, de Jacky Wright, la chief digital officer de Microsoft ou de Gwynne Shotwel, présidente de SpaceX, et de centaines d’autres femmes ne vous dit rien, c‘est probablement que notre idolâtrie se doit d’être remise en question.

Voix off : Trench Tech. Esprits Critiques pour Tech Éthique.

25’ 55

Thibaut le Masne : Parler des enjeux climatiques, c’est évidemment se projeter dans le futur. Le futur, pour beaucoup, c’est relativement flou, je dirais même encore plus depuis quelques années, c’est de plus en plus difficile à prévoir, parfois ça peut paraître un peu ésotérique, donc, à la fin, on peut faire le raccourci : le futur, ça fait peur. Pourtant, il reste important d’envisager des scénarios à défaut de tout prévoir, c'est notamment l’approche du GIEC, pour tenir les engagements de l’accord de Paris 2050 entre autres. Au moment où nous enregistrons cet épisode, vous vous apprêtez, l’ADEME, à publier une analyse prospective de 2030 à 2050, c’est une étude ADEME/Arcep, on y a fait référence depuis tout à l’heure et ceci, dans le cadre de l’évaluation de l’impact environnemental du numérique en France.
Éric, au rythme auquel le numérique progresse dans nos sociétés, on l’a déjà évoqué un petit peu juste avant, en termes d’adoption de nouveaux outils ou de nouveaux usages, aussi bien, d’ailleurs, par le grand public que par les entreprises, il n’y a qu’à penser au métaverse dont personne ne parlait il n’y a ne serait-ce encore que cinq ans, peut-on vraiment prévoir avec fiabilité la montée en charge du numérique dans l’impact global de nos comportements de consommation à horizon 2050 ? Ça paraît si loin.

Éric Vidalenc : Une fois qu’on a bien en tête ce qu’est la prospective, on a moins de difficultés à se lancer. La prospective ce n’est pas la prévision. En fait, c’est une manière de regarder le futur pour penser et savoir comment agir aujourd’hui ; c’est vraiment ce qu’il faut avoir en tête. Quand on fait des scénarios on ne fait pas de la prévision, on fait de la projection, projections qui comprennent différentes hypothèses souvent contrastées, justement pour explorer comment des hypothèses très contrastées aboutissent, ou pas, à des résultats différents. À partir de cette matière-là on réfléchit sur ce qu’on doit entreprendre aujourd’hui pour aller dans cette direction ou bien éviter d’aller dans cette direction, mais on n’est pas dans la prévision. Certains acteurs peuvent être dans la prévision. En tout cas, quand nous faisons de la prospective à l’ADEME, ce n’est pas de la prévision, c’est de la projection, on essaie donc de construire non pas des scénarios qui disent ce qui va se passer – ça ferait aussi référence à un certain déterministe technique, comme si les choses nous échappaient – on essaie de projeter des futurs cohérents qui nous permettent de penser, de regarder ce futur avec une certain cohérence.

Thibaut le Masne : Ça me fait penser à Georges Amar, un prospectiviste assez réputé et connu, qui dit : « À mon sens, l’enjeu de la prospective n’est pas de prédire de mieux en mieux, il est de rendre imprévisible le futur », en gros d’accepter l’imprévisibilité du futur pour être prêts à tous les scenarii possibles quand bien même il ne nous interdit pas, au contraire, d’essayer de segmenter ces scénarios. Ce que tu nous dis c’est que tout ne doit pas et tout ne peut pas être 100 % chiffré. On n'est pas dans a prédiction.

Cyrille Chaudoit : Éric, maintenant qu’on a compris ce qu’est cet exercice de projection, qu’est-ce que ça donne ? Quels sont un peu les grands axes, les grandes projections possibles sur l’étude que vous avez réalisée.

Éric Vidalenc : En 2019, en fait, on a entrepris un travail qui a impliqué plus de 100 personnes à l’ADEME, qui a duré principalement deux ans et qui produit encore des résultats aujourd’hui, ce que Raphaël va développer, détailler ensuite en est l’illustration.
On s’est donné deux grosses années pour construire des scénarios de neutralité carbone à l’échelle française. Les scénarios de neutralité carbone sont des scénarios qui permettent de rester sous le seuil de réchauffement de plus de 2 degrés, de respecter l’accord de Paris en gros, et qui permettent à la France de prendre sa part dans cet effort collectif. Évidemment, si la France est toute seule à faire cet effort-là, ça ne servira à rien.

Thibaut le Masne : Ce sera bien mais pas suffisant.

Éric Vidalenc : Ça marche pour tous les pays, il faut à tout prix sortir vraiment de ce statu quo. On a construit ces scénarios en 2019 en s’appuyant sur les archétypes du rapport spécial du GIEC qui avait construit quatre macros scénarios mondiaux pour respecter cet accord de Paris et cette ambition de rester sous les plus 2 degrés à l’horizon 2050. Je vous rappelle qu’aujourd’hui on est déjà à plus 1,1 degré. Dans ce rapport spécial, le GIEC nous dit que si on suit les tendances actuelles on va être au 1,5 avant 2050. Ensuite, le GIEC nous dit ce qu’il faudrait faire si on veut vraiment faire ce que politiquement on s’est tous engagés à faire à Paris en 2015.
La première étape c’est 2030 : il faut diviser par deux nos émissions de gaz à effet de serre. C’est cette bascule très forte, très rapide pour, en 2050, arriver à ce qu’on appelle le zéro émission net ou la neutralité carbone.
On s’est appuyé sur ces quatre grands scénarios que le GIEC proposait pour les transcrire à l’échelle française et voir comment, pour cet objectif de la neutralité carbone, on pouvait encore adopter des chemins très différents, très contrastés, même en France.

Thibaut le Masne : Concrètement, quels sont ces quatre scénarios ? Est-ce que tu peux nous les décrire[1] ?

Éric Vidalenc : Des chemins très différents, ça veut dire que dans tous les scénarios on va mobiliser de la sobriété, de l’efficacité de ressources, de l’efficacité énergétique, de la substitution de matières fossiles par des matières renouvelables, du développement du nucléaire, du développement de la capture et du stockage de carbone ; on va mobiliser, avec plus ou moins d’intensité, tous ces leviers. Ce qui est intéressant dans les scénarios du GIEC et nous avons adopté aussi ce parti pris-là aussi à l’ADEME, c’est de dépasser la prospective purement technico-économique et d’assumer qu’il y a des dimensions qui sont liées aux modes de régulation, aux choix politiques, aux modes de régulation économique, aux modes de vie et de consommation. C’est donc tout cela qu’on a embarqué dans chacun des quatre scénarios.

Thibaut le Masne : Pardon Éric, ça veut dire, Raphaël, que dans les différents scénarios, que vous avez analysés, que vous avez modélisés d’une certaine manière, c’est toute partie prenante assumant ses responsabilités, aussi bien les usagers, les pouvoirs publics et les entreprises qui sont soit productrices soit commanditaires de ce type d’outil technologique. C’est bien ça ?

Raphaël Guastavi : C’est ça. Le travail qu’on a fait sur un secteur en particulier, donc sur le numérique, et qui vient s’inscrire dans ce travail sur la prospective, s’appuie sur les grands scénarios qui ont été définis.

Thibaut le Masne : Peut-on redonner leurs noms ?

Cyrille Chaudoit : Oui, parce qu’ils ont des noms assez évocateurs, on comprend bien les orientations avec.

Raphaël Guastavi : Le premier scénario, Génération frugale, c’est vraiment celui qui s’appuie au maximum sur le levier de la sobriété et de l’efficacité dans une certaine mesure. Pour vous donner les ordres de grandeur issus de la modélisation, on articule à chaque fois un récit et une modélisation, on divise par deux, en gros, la consommation d’énergie d’ici 2050, on fait plus que diviser par deux.

Thibaut le Masne : C’est le scénario hyper-optimiste. On devient tous hyper-frugaux. On arrête d’acheter des smartphones à tout-va.

Raphaël Guastavi : Hyper-optimiste, en tout cas très volontaire, c’est-à-dire qu’il y a des choses qui sont aussi contraintes. On est pas dans le monde Oui-Oui, non ! Il y a des régulations très fortes. Je ne sais pas si on peut le qualifier d’optimiste, en tout cas c’est un scénario qui régule très fortement la demande.

Thibaut le Masne : Voilà. C’est important de le préciser. C’est par la régulation. La sobriété n’arrive pas parce qu’il y a une espèce d’épiphanie de la part de tout le monde et on décide de jeter nos téléphones portables. Non, il y a de la régulation. OK. Deuxième scénario.

Raphaël Guastavi : Le deuxième scénario, Coopérations territoriales, est celui qui mobilise le plus l’ensemble des leviers que j’évoquais tout à l’heure. C’est le scénario le plus équilibré qui s’appuie quand même très fortement sur les ressources territoriales, donc avec une décentralisation importante, sur les ressources énergétiques, matières, etc. On est dans un scenario qui va aussi très loin sur la réduction de consommation, mais en s’appuyant plus sur le levier technologique, donc efficacité, que sur le levier sobriété. Les deux sont associés et c’est l’efficacité qui permet d’aller quasiment aussi loin que sur le premier.

Le troisième scénario, Technologies vertes. Là on est quelque part dans une sorte de productivisme vert. On fait des efforts de réduction de consommation, mais on va surtout chercher à verdir les systèmes productifs, que ce soit le système industriel, le système agricole. Les modes de consommation évoluent un peu mais beaucoup moins que dans les deux premiers scénarios. Là c’est vraiment beaucoup de NR, du nucléaire, qui permettent de verdir la production et l’appareil productif.

Enfin, le dernier scénario, Pari réparateur, le quatrième scénario, on s’approche d’un scénario le plus tendanciel. On fait des choses un peu contradictoires, sûrement pas assez vite et, en fait, on va faire reposer la neutralité carbone principalement sur les puits technologiques, qui est une technologie assez incertaine, coûteuse, énergivore et c’est le fait de faire peser les risques encore plus sur l’avenir. Plutôt que de mobiliser ce qu’on peut faire aujourd’hui, en fait on décale un peu les efforts et on espère notamment développer massivement une technologie encore assez peu disponible et coûteuse aujourd’hui.

Voilà en gros les grandes philosophies des scénarios.

Thibaut le Masne : Merci d’avoir planté le décor de ces scénarios. Est-ce qu’on peut rentrer, malheureusement brièvement, ce sont des sujets qui méritent d’être très développés mais que donnent ces scénarios quand on se projette à 2030/2050 ? Est-ce qu’il y en a un qui se détache ? Que faut-il en retenir ?

Raphaël Guastavi : Je vais me baser sur 2050 puisqu’on n’a pas le temps de faire 2030. Sur ces quatre scénarios, on a fait l’exercice pour la question du numérique, on voit que sur le premier scénario on est dans la sobriété, on est sur une forte diminution des équipements, on ne fait pas plus d’objets connectés, on augmente la durée de vie des équipements existants, on fait de l’écoconception à foison, de façon vraiment généralisée, sur les logiciels et sur le matériel et on a des consommations unitaires des appareils qui diminuent par trois.

Thibaut le Masne : On le rappelle : parce que c’est contraint, il y a de la coercition.

Raphaël Guastavi : Parce que, derrière, il y a effectivement une très forte réglementation sur l’ensemble, finalement, des acteurs, des consommateurs et des producteurs. On a donc une croissance de données qui est relativement faible, on serait à hauteur de plus 10 % de données par an, ce qui est faible.

Cyrille Chaudoit : On est très loin de ces idées-là. La réalité actuelle du marché est très loin de ça.

Raphaël Guastavi : On n‘y est pas. C’est le scénario 1, ça nous permettrait de diminuer l’impact de l’empreinte carbone par rapport à 2020, de la diminuer de quasi 30 %.

Thibaut le Masne : On la diminue, ce n'est pas juste qu’on ralentit la progression.

Raphaël Guastavi : Elle serait plus faible qu’en 2020. Idem pour la consommation de ressources, on arriverait à la diviser par trois, et on diminuerait aussi la consommation d’électricité de 75 % par rapport à 2020.

Thibaut le Masne : D’accord. Ce n'est pas on la diminue de 30 %, on la divise par trois.

Raphaël Guastavi : C’est le scénario effectivement le plus efficace d’un point de vue environnemental, c’est le plus difficile à mettre en œuvre.
Avec le scénario 2, on arrive à des réductions importantes par rapport au tendanciel. Là on serait quand même avec un impact plus important que 2020, mais on ralentit avec des équipements qui seraient à peu près identiques en nombre par rapport à 2020. On multiplie seulement par trois les objets connectés. On diminue la consommation unitaire par deux. On est sur une durée de vie à peu près équivalente et on a des données qui augmentent seulement de 15 % par an.

Thibaut le Masne : C'est le scénario 2, Coopérations territoriales, où il y a quand même une incitation des pouvoirs publics mais plutôt à l’échelle locale, territoriale.

Raphaël Guastavi : Il y a un équilibre et on joue aussi bien sur l’écoconception que sur la sobriété, la consommation.

Cyrille Chaudoit : Et à chaque fois sur des hypothèses, sur les deux scénarios que tu as dits, qui sont assez ambitieuses par rapport à la réalité de ce qui se passe et la tendance dans laquelle on est depuis quelques années.

Thibaut le Masne : Sur la data en l’occurrence.

Cyrille Chaudoit : Sur la data, sur le nombre d’équipements, sur tout ça.

Raphaël Guastavi : Si on prend le scénario Pari réparateur qui, finalement sur ce sujet du numérique n’a pas grand-chose de réparateur, sur cette partie numérique.

Thibaut le Masne : Pour ceux qui nous écoutent, c'est le numéro 4.

Raphaël Guastavi : Le numéro 4. On est plutôt sur une augmentation très forte des impacts, avec un IoT multiplié par 40, des datacenters dont la superficie est multipliée par 4 par rapport à 2020 et des données qui seraient en progression de 25 % par an en termes de volume. Là on arriverait à des chiffres autour de plus de 80 millions de tonnes de CO2 émises par le secteur du numérique, une consommation de ressources multipliée par 2, une consommation électrique qui serait proche de 140 térawatts-heure, donc très élevée.

Thibaut le Masne : Il faut quand même rappeler à ceux qui nous écoutent que ce scénario-là ce n’est pas juste pour se faire plaisir d’un point de vue dystopique, c’est de tout miser sur la technologie pour, par ailleurs, réduire l’impact notamment des autres secteurs.
Si on prend l’IoT, l’idée des smart grids pour les villes où à on va mettre de l’Internet connecté un peu partout, c’est justement aussi pour avoir une réduction d’impacts par ailleurs. C’est important de le dire, ce n’est pas juste pour faire péter le compteur, c‘est parce que derrière on va en récupérer

Raphaël Guastavi : Exactement, avec le côté comment on mesure l’impact réel, donc le gain net : quelles sont les économies sur l’ensemble de ces indicateurs qui sont permises par l’utilisation du numérique ?

Thibaut le Masne : Du coup, avec ce Pari réparateur, on gagne à l’échelle globale, de façon systémique, on gagne quand même la partie ou pas ?

Raphaël Guastavi : C’est tout l’enjeu de pouvoir faire des efforts supplémentaires et c’est ce qu’a dit Éric, notamment en termes de captage de carbone. C’est donc un pari sur des technologies qui sont aujourd’hui sont émergentes, chères et pas complètement certaines.

Thibaut le Masne : D’un point de vue global sur les quatre scénarios que tu nous donnes, finalement il n’y en a aucun qui marche d’un point de vue tech ? D’un point de vue impact global. Quand tu nous as expliqué que le premier scénario divise par trois nos émissions technologiques, le deuxième on ralentit nos émissions technologiques et le quatrième on augmente très fortement nos émissions mais au niveau de la tech. Est-ce que l’équilibre se trouve dans la globalité ? Est-ce qu’on arrive à diviser par 2, demandé pour 2050, souhaité ?

Raphaël Guastavi : C’est effectivement tout l’enjeu, après, de l’approche qui est plus globale et pas seulement sectorielle, c’est de voir comment les autres secteurs diminuent fortement pour atteindre l’objectif global.

Thibaut le Masne : C’est tout l’enjeu de savoir ça, mais c’est aussi tout l’enjeu de savoir quelles seront les politiques suffisamment volontaristes pour aller vers tel ou tel autre scénario. On va y revenir dans la séquence qui suit parce que là c’est fascinant, c’est le nœud gordien de l’émission, c‘est pour cela qu’on prend un petit de temps ; on va probablement revenir sur le scénario 4, le Pari réparateur, dans la prochaine séquence.
Les premiers scénarios impliquent, redisons-le, une régulation quand même très forte aussi bien à notre propre initiative parce qu’on est convaincu de devoir y aller, on sait aussi comment y aller, parce que c’est aussi une des questions : comment suscite-t-on cette sobriété au-delà du bâton, est-ce qu’il y a aussi de la carotte ? Est-ce qu’on peut juste toucher deux mots de ça avant de passer à l’étape suivante ? Comment fait-on pour donner envie de cette sobriété, de plus de sobriété, sur des objets de consommation qui sont, plus que tout autre, designés pour nous rendre accros ? Éric.

Éric Vidalenc : On essaie toujours d’insister sur le fait qu’il y a plein de co-bénéfices à mettre en œuvre la sobriété, notamment en France, dans un pays où on importe l’intégralité de notre pétrole, de notre gaz, de notre charbon : ça va être bon pour l’économie, ça va être bon pour la santé parce qu’on va réduire la pollution locale et ça va être bon pour le climat parce qu’on réduit les émissions de gaz à effet de serre.
Un exemple sur l’alimentation : on sait qu’on mange trop de viande aujourd’hui. Si vous réduisez votre consommation de viande, c’est meilleur pour votre santé, c’est meilleur pour le climat et si vous produisez de la viande de meilleur qualité, vous avez aussi des co-bénéfices pour les éleveurs qui vivent mieux en produisant quantitativement moins.
C'est vraiment un point important philosophiquement sur la sobriété. Peut-être deux mots pour dire que les scénarios 1 et 2, Génération frugale et Coopérations territoriales, ce ne sont pas chacun des Amish.

Cyrille Chaudoit : Ah ! On reparle de ça. Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas entendu le terme !

Éric Vidalenc : Où on a des millions de véhicules électriques, où on partage ces véhicules notamment avec du numérique. Il faut donc dépasser, on va dire, le dualisme ou le truc un peu binaire, genre là c’est bougie et la grotte et là c’est du high-tech avec de l’IoT partout. Non ! On pense des mondes qui ont une cohérence technique, des systèmes productifs, des modes de consommation, mais ce sont des choses qui sont faites dans une certaine complexité et nuance et on essaie de dépasser des approches très binaires telle que celle que je décrivais.

Thibaut le Masne : Bien sûr. Dans mon propos ce n’était pas juste les amish mais c’était juste pour insister pour que tout le monde comprenne bien que sur les scénarios 1 et 2, ma si surtout sur le 1, il y a une forte prise de responsabilité de la part des politiques avec une régulation. Ça veut probablement dire aussi des sanctions pour les acteurs qui ne jouent pas le jeu ou des incitations peut-être fiscales ou autres. On verra si on a le temps de développer ça plus retard ou alors il faudra revenir.
Juste un dernier mot Raphaël parce qu’il faut qu’on passe à la Philo Tech d’Emmanuel.

Raphaël Guastavi : Un tout petit point. Là on parle de scénarios sous l’angle de neutralité carbone, mais ça a été un petit dit, il faut faire attention, le quatrième scénario implique aussi une grande consommation de ressources et, derrière la consommation de ressources, on est sur quelque chose de limité, sur lequel on peut avoir aussi des conflits d’usage. Si on doit développer notamment la transition énergétique avec des énergies renouvelables, la question sera peut-être une compétition de ressources sur le même type de métaux, par exemple.

Thibaut le Masne : Tout à l’heure on parlait entre autres de la voiture, les véhicules vont avoir aussi besoin d’un certain nombre de ressources et de matières premières qui rentrent aussi en concurrence avec les autres artefacts numériques.
C’est l’heure de la Philo Tech d’Emmanuel Goffi.

44’ 40

Philo Tech d’Emmanuel Goffi « L’éthique à la sauce occidentale »

Voix off : De la philo, de la tech, c’est Philo Tec.

Thibaut le Masne : Emmanuel, lors de ta dernière chronique, tu nous expliquais que la grande majorité des réflexions sur l’éthique appliquée à l’IA sont le fait d’acteurs occidentaux. Il serait donc logique d’envisager l’éthique à l’aune des différentes cultures. Dit autrement, comme en matière de liberté, l’éthique des uns devrait s’arrêter là où commence celle des autres.

Emmanuel Goffi : En fait, la première des choses à comprendre, c’est que tout système éthique dépend d’une vision du monde, d’une cosmologie. Schopenhauer nous dirait, par exemple, que le monde est volonté et qu’il nous est donné comme représentation. Dans cette représentation du monde l’éthique joue le rôle de médiateur, comme nous le dit le philosophe belge Michel Meyer, un médiateur entre l’éthos, le soi, et le pathos, l’autre. Ce rôle de médiation vise à permettre aux êtres de vivre harmonieusement ensemble. Une vie bonne, avec et pour autrui, dans ces institutions justes pour reprendre la formule de Paul Ricœur.
La nature de cette médiation, elle, va essentiellement dépendre de notre conception du monde qui découle d’une cosmogonie, c’est-à-dire un mythe sur la création de l’univers.
Dans la culture judéo-chrétienne, par exemple, c’est en goûtant au fruit de la connaissance que l’humain va se détacher du reste de la nature pour se placer dans une relation verticale et s’attribuer une position dominante qui, elle-même, va déboucher sur une quête de puissance, pour reprendre Nietzsche, et sur un besoin de contrôler la nature pour la plier à ses besoins. C’est à cette fin, nous dit Aristote, qu’il va créer des objets techniques.
Dans un tel monde l’éthique consiste essentiellement à maintenir des relations harmonieuses entre les être humains, puisque le reste de la nature est dominé et sous contrôle.

Maintenant, si on envisage le monde d’une manière différente, et que l’humain n’est plus en surplomb de la nature, dans une position dominante, si on le place sur un plan horizontal, à égalité avec la nature, si on envisage sa relation à la nature non pas comme une relation de supériorité mais d’égalité, alors notre conception de l’éthique change pour devenir un médiateur entre tous les êtres animés et inanimés dans une quête d’équilibre général, cette perspective, qu’on trouve par exemple dans les sagesses asiatiques telles que le shintoïsme, le bouddhisme et l’hindouisme.

Thibaut le Masne : Très bien. En quoi cette perspective impacte-t-elle l’éthique appliquée à la technologie ?

Emmanuel Goffi : Si on voit le monde sur un plan horizontal plutôt que vertical, l’humain devient un élément parmi d’autres de l’univers. Il doit entretenir des relations harmonieuses non pas seulement avec ses semblables mais avec l’ensemble des objets animés et inanimés qui l’entourent, que ces derniers soient naturels ou non d’ailleurs. La technologie n’est dès lors plus un outil de contrôle de la nature, mais un moyen de maintenir l’harmonie collective. Sa finalité est donc différente.

Si on regarde dans la culture populaire on note, en Occident, qu’on craint les effets potentiellement désastreux de la robotique et de l’IA. C’est le célèbre syndrome Terminator.
Au Japon, au contraire, on envisage la robotique comme bénéfique pour la communauté. On remplace Terminator et ses dangers par Astro Boy et ses bienfaits. De fait, on n’a pas du tout les mêmes inquiétudes et les mêmes réticences vis-à-vis de la technologie en Asie et en Europe.
Par ailleurs, dans certaines cultures dites animistes, les objets inanimés, naturels ou non, sont considérés comme ayant ce qu’on appellerait une âme. Ils partagent avec les êtres animés un principe qui leur confère une identité et des droits. C’est vrai pour le shintoïsme mais aussi pour les sagesses aborigènes en Australie, la culture maorie en Nouvelle-Zélande, ou les peuples des premières nations d’Amérique du Nord. C’est vrai également pour les cultures syncrétiques d’Afrique, pour l’ubuntu par exemple.
Pour certaines de ces cultures, les objets animés comme inanimés sont traversés d’une énergie commune qui transmigre lors de leur destruction. L’humain n’est pas le seul à être pourvu d’une âme. De fait, la technologie n’est plus un outil, mais un maillon de l’écosystème. C’est ce que le philosophe japonais Watsuji Tetsurô appelle un climat. Elle n’est plus développée pour plier la nature au bon vouloir de l’humain, mais a vocation à assurer l’équilibre général du monde, elle est téléologique. C’est d’ailleurs cette absence de télos c’est-à-dire de finalité, que dénonce la philosophe pakistanaise ???. Selon elle, le monde occidental produit de la technologie pour elle-même. Elle propose une perspective islamique de l’éthique appliquée aux technologies, indexée à ce qu’on appelle les Maqasid, les cinq finalités promues par les textes de l’islam.

Thibaut le Masne : Et d’un point de vue pratique, comment ça se traduit ?

Emmanuel Goffi : On a par exemple une approche bouddhique de la notion de respect de la vie privée qui a été développée par le philosophe thaïlandais ???. Il nous explique que cette notion est liée à l’existence du soi, le self, qui est absente dans le bouddhisme. Sans le soi, l’individualité n’a pas le même sens que celui que nous donnons en Occident. De fait, l’idée de vie privée est différente, l’exigence des données de vie privée est à repenser.
Cette question de la vie privée est également questionnée par la pensée ubuntu en Afrique qui valorise la transparence vis-à-vis de la communauté plutôt que la vie privée. C’est ce que l’éthicien et juriste zimbabwéen Arthur Gwagwa souligne lorsqu’il affirme que l’approche africaine de la protection de la vie privée est une question de droit collectif bien plus que de données personnelles. On retrouve ce même questionnement dans la pensée védique avec des travaux de l’éthicien indien ???.
On peut se demander, par exemple, comment toutes ces approches et bien d’autres vont être articulées dans les métaverses, comment elles vont être opérationnalisées, comment elles vont être transformées en normes légales. Pour l’heure on est en face d’un désert intellectuel en la matière. Or, comme le dit le futurologue et sociologue marocain Mahdi Elmandjra « la sécheresse des cerveaux est plus grave que celle de la nature ».

L’éthique appliquée à la technologie, envisagée au travers du prisme culturel, est, à mon sens, un fabuleux champ à explorer pour développer l’esprit critique.

Voix off : Trench Tech. Esprits Critiques pour Tech Éthique.

50’ 05 

Cyrille Chaudoit : Et