L'IA va-t-elle tuer l'école?

De April MediaWiki
Aller à la navigationAller à la recherche


Titre :[Prospective] L'IA va-t-elle tuer l'école?

Intervenant :Fabrice Epelboin, Damien Douani, Bertrand Lenotre

Lieu : Émission Les Éclaireurs du Numérique Date : 3 mars 2023

Durée : 29 min 15

[1]

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

«Fabrice Epelboin: Il y a vraiment énormément de choses à faire dans l'éducation pour que demain on voit apparaître dans cette fameuse creative place , dans cette tertiarisation de l'économie française, des catégories de salariés qui seront augmentés parce qu'ils auront maitrisé l'IA et ceux-là vaudront une fortune sur le marché du travail.»
Bertrand Lenotre : Salut tout le monde. Bienvenu dans Les éclaireurs du numérique. J'espère que vous allez bien. On est toujours tous les trois: Bertrand Lenotre, au micro, celui qui parle le premier. Et derrière, Fabrice Epelboin. Salut Fabrice.
Fabrice Epelboin: Salut Bertrand.
Bertrand Lenotre : Et Damien Douani. Salut Damien.
Damien Douani: Bonjour.
Bertrand Lenotre: Tu nous l'a fait vraiment très officiel: «Bonjour« .
Fabrice Epelboin: C'est austère.
Damien Douani: Ouais, j'aurais pu le faire comme pour les boomers qui nous écoutent, à la Yves Mourousi, avec une voix un peu rocailleuse: «Bonjour» (à la Yves Mourousi).
Bertrand Lenotre : Bonjour! (à la Yves Mourousi)
Fabrice Epelboin: Bonjour Marie-Laure! (à la Yves Mourousi)
(rire)
Bertrand Lenotre : Tu pourrais être assis sur le bureau mais ça ne se verrait pas puisque de toute façon ça/ce n'est que de l'audio.
On parle d'intelligence artificielle dans cet épisode. C'est quand même étonnant qu'on parle d'intelligence artificielle.
Fabrice Epelboin: Encore!
Bertrand Lenotre : On se demande bien d'où Les éclaireurs du Numérique vont chercher leur sujet parce que franchement, personne d'autre n'en parle. En fait, on va parler IA (Intelligence Artificielle, ndlp) et éducation. Et ça tombe bien parce que vous êtes tous les deux enseignants quand même. Et ce depuis des années, donc vous avez une petite idée de ce que l'IA peut apporter ou retirer à l'éducation.
D'abord sur ces écoles aux États-Unis, sur Science Po à Paris qui s'est un peu rétractée ensuite- mais qui veut interdire l'utilisation de ChatGPT pour les étudiants et pour la réalisation de devoir. Qu'est-ce-que vous en pensez? Faut le faire ou faut pas le faire?
Fabrice Epelboin: Elles n'ont pas trop le choix très honnêtement. Je regrette que ce soit la décision de Science Po mais il faut quand même voir qu'une très large partie de ce qu'on demande aux élèves comme rendu, ChatGPT peut le faire. Il peut le faire avec un niveau qui est correct. Quelque chose qui oscillerait entre 12 et 14. Mais ça (ChatGPT, ndlp) peut le faire.
Et autoriser l'usage de ChatGPT pour répondre aux devoirs, parce que c'est l'enjeu principal pour l'instant, ils en sont même pas à la réflexion de comment intégrer ça dans l'éducation autrement que «Ah on va vous faire un cours sur ChatGPT et voilà on a réglé le problème, merci, au-revoir, circulez, y a rien à voir. Le problème c'est que si demain on commence à admettre que ChatGPT peut être utilisé pour faire les devoirs, c'est la merde.
Il faut vraiment repenser complètement le système de notation des élèves. Ça demande une remise en question qu'aucun établissement scolaire n'est en mesure de faire. Il faut être honnête. C'est pas du tout spécifique à Science Po. Je suis pas en train de défendre ...
Bertrand Lenotre : Ça veut dire que les DM, devoirs à la maison, c'est mort dans un certain nombre de cas.
Fabrice Epelboin: C'est mort, c'est mort. Mais la correction des devoirs aussi parce que les devoirs des gamins de Science Po on peut les donner à corriger à une intelligence artificielle aussi. C'est une telle remise en question que je ne vois pas quel établissement scolaire, a fortiori le public, serait en mesure de faire une remise en question aussi profonde. C'est un vrai challenge. Pour moi ça va achever un système éducatif qui, on va être honnête, s'effondre.
On va s'éloigner de Science Po parce que malgré tout ce qu'on peut raconter sur les problèmes de Science Po ces dernières années, c'est pas vraiment l'archétype du système éducatif qui s'effondre. Mais si on va voir dans le secondaire, c'est catastrophique, c'est catastrophique. C'est en passe de devenir une garderie. Donc on aurait besoin dans l'absolu, d'une remise en question fondamentale, dans le sens de fondements. Et on l'aura pas, on le sait très bien, c'est pas réformable ce truc. Le plus vraisemblable, c'est qu'on voit apparaître un système éducatif parallèle qui intègre, reste à voir comment, l'intelligence artificielle et qui fasse que, peut-être à travers des cours du soir ou des trucs complètement parallèles, pour ce qui est du supérieur, parce que le secondaire restera obligatoire, on révise complètement la façon dont on éduque les gamins et la façon dont on envisage le rapport des gamins au savoir parce que c'est ça l'enjeu finalement. C'est le rapport au savoir, c'est quoi la capacité de manipuler du savoir, de l'ingérer, de le recracher, de le reformuler,d'en créer et l'intelligence artificielle va avoir un rôle capital dans ces activités là. Et si l'éducation se passe à côté de ça et bien on se passera de l'éducation. C'est aussi simple que cela. Et je le dis de façon catastrophé. Je suis prof, je suis fils de prof, je suis petit-fils de prof, c'est dur ce qui arrive au monde de l'éducation avec cette disruption technologique. Très dur.
Bertrand Lenotre : Ah c'est une dynastie qui va s'effondrer, là c'est fini.
Damien Douani: Ça pose la question des têtes bien pleines versus les têtes bien faites. Et c'est vrai que dans les grandes écoles, on avait cette logique de têtes bien pleines, on va dire, avec des techniques, avec des méthodes pour savoir ensuite bien recracher ce savoir. Le fameux Grand oral de l'ENA, ces choses là, qui sont quasiment des exercices de style dans la manière de le faire. Et aujourd'hui, ils sont copiables parce que c'est du style.
Et donc quelque part aujourd'hui, comment on t'apprend «thèse-antithèse-synthèse», c'est de la méthode. Et une IA c'est quoi? C'est un algo, c'est de la méthode. À partir de là, tu peux arriver à copier cette mécanique là.
Donc, la différence peut se faire sur quoi? Sur les connaissances, sur la manière d'organiser les connaissances. Mais si une IA en face de toi, est capable de manipuler ces connaissances pour donner l'illusion de quelque chose d'intelligent, au bout d'un moment ou de modérément intelligent, quelque chose qui «fait le job» comme on dit, ça suffira. Et on le sait bien, dans notre bas monde, malheureusement, l'excellence n'est pas forcément ce qui paye. Donc dans le ventre mou, qui est la majorité de ce qu'on voit aujourd'hui, l'IA va venir en frontal là-dessus. C'est catastrophique. C'est fascinant et catastrophique parce que ça veut dire aussi que pour les élèves, les gamins qui sauront manipuler ça ou qui comprendront ça, peut-être que ce seront des gamins augmentés, peut-être qu'ils se diront qu'avec ça je peux aller beaucoup plus loin.
Fabrice Epelboin: Ah bah oui oui oui, ah bah c'est clair.
Damien Douani: Moi je discute avec des gens, des graphistes par exemple. Et j'en vois certains qui déjà manipulent complètement trois, quatre IA pour pouvoir arriver à des résultats qui sont vraiment sympas. Il y a même, je lisais récemment, une artiste qui a développé carrément un courant, on va dire, de peinture virtuelle basée sur de l'IA. Il y a des choses qui se passent.
Mais là on est dans les fondements qui sont les acquis qu'on donne à nos enfants. Et déjà aujourd'hui, l'éducation nationale qui est mise à mal par beaucoup de gamins qui disent : «non mais attendez m'sieur ou madame, franchement, à quoi ça va me servir dans ma vie d'apprendre Pythagore ou de savoir quel a été le roi de France?», là c'est pire que ça. Il va dire :« Qu'est-ce-que j'en ai à foutre? Je demande à ChatGPT, il va me répondre. J'avais Google, mais maintenant c'est pire que ça, ChatGPT va me formaliser une réponse structurée.« Et là le problème il est qu'en face, alors que jusqu'à présent on pouvait arriver à détecter en tant que prof, les tournures. On se disait « là c'est pompé, c'est du copier-coller Wikipédia»? Vas-y amuse-toi pour retrouver ça.
Moi j'ai eu le cas d'élèves qui ont essayé de me pipeauter en copiant-collant du texte. Bon, déjà j'ai vu que les formulations étaient pas les bonnes. J'ai joué avec Google et puis j'ai trouvé très rapidement où est-ce-qu'elles étaient allées chercher ça. Et demain, c'est généré à la seconde et puis c'est fini. Donc ça va être extrêmement compliqué à la fois pour les gamins mais aussi surtout pour les profs.
Fabrice Epelboin: Ah y a des systèmes de watermarking [1] .
Bertrand Lenotre : Est-ce-que ChatGPT est en train de révéler finalement le problème structurel de l'école depuis des décennies, qui est complètement décalée? C'est-à-dire que l'école, c'est vertical: un prof arrive devant vingt-cinq, trente élèves, distribue le même savoir à tout le monde, au même moment, en présentiel. Et ensuite, on vérifie que les connaissances on bien été acquises soit par un devoir en classe soit par un devoir à la maison. Tout ça c'est d'une ringardise absolument totale aujourd'hui. Et il y a un des pans qui s'effondre, c'est celui des devoirs à la maison, notamment.
Fabrice Epelboin: Même les devoirs en classe. Et de toute façon le pan de la notation et de l'évaluation...
Bertrand Lenotre : Donc ça ne marche plus, le système ne marche plus. Le système là il est mort là.
Fabrice Epelboin: L'évaluation s'est déjà très largement effondrée. Il y a plein d'endroits où on ne note plus parce que c'est mal et ça produit des inégalités. Le BAC on te l'offre gratuitement à la fin de ton cycle dans le secondaire, ça n'a plus la moindre valeur.
Bertrand Lenotre : Non, il faut quand même venir une journée ou une demi-journée, faire acte de présence quand même. C'est pas gratuit.
Fabrice Epelboin: Voilà, il faut faire acte de présence. Mais très rapidement c'est acte de présence et abonnement à ChatGPT Premium. Le système n'a plus grand sens. Il est de moins en moins adapté au monde.
Il y a toujours cet éternel débat, et dieu sait que chez les profs il est encore vif, entre est-ce-que l'école doit préparer au monde du travail ou est-ce-que l'école doit former des citoyens éclairés? Le problème c'est la plupart des gens, leur objectif dans la vie c'est bouffer donc effectivement c'est être adapté au monde du travail. Et des citoyens éclairés c'est très bien. Mais l'école objectivement, a failli dans cette mission là.
De plus en plus, les gens se reposent sur typiquement les réseaux sociaux, Youtube pour être des citoyens éclairés parce que l'école n'est pas du tout en mesure de leur fournir ça.
Bertrand Lenotre : Oui mais est-ce-qu'il faut pas inverser le système? C'est-à-dire profitons de l'IA pour que ce soit l'IA qui transmette la connaissance de base et ensuite l'humain. Le professeur arrive, lui, pour le (l'élève ndlp) mettre dans d'autres contextes et vérifier que tout ca se passe bien de façon différente.
Fabrice Epelboin: Non, là je suis navré. Je vais te le dire en tant que prof, en tant que fils de prof, petit-fils de prof: tu ne peux pas réformer ce système là. L'inertie du truc fait que, dans un monde fantasmé, les réformes seraient faciles, c'est-à-dire pas la France, tu pourrais envisager de réformer l'école primaire, ensuite petit à petit arriver au secondaire puis, en l'espace de dix ans, petit à petit, aborder la 6eme, la 5eme, la 4eme, la 3eme. Le problème c'est que les bouleversements technologiques sont d'un mois à l'autre. C'est comme la justice par rapport à la technologie. Ce ne sont pas les mêmes tempos. Le tempo de la réforme, même si on pouvait faire des réformes, ce qui est pas vraiment faisable, ne serait pas adapté au rythme des bouleversements technologiques. Là, on a un échec et mat. Même si on pouvait réformer le système scolaire, ça ne permettrait pas de suivre la cadence imposée par la technologie. Là, on est sur une disruption totale.
L'école est en train de devenir une forme de garderie et son avenir c'est d'être une forme de garderie. Les parents doivent se poser la question, et les parents se posent a question, les parents qui ont les moyens foutent leurs gamins dans le privé. À commencer par notre ministre de l’Éducation nationale dont les gamins sont dans le privé. Il est pas idiot, il sait bien de quoi il parle.
Là, tous les parents qui ont les moyens se posent cette question de mettre leurs gamins dans le privé. Et tous les parents qui n'ont pas les moyens vont devoir se poser la question de comment suppléer les déficiences de l'école par quelque chose d'autre. Et ce quelque chose d'autre... Là, ça pourrait être des solutions venues du privé mais qui seraient à très bas coût du fait de l'intelligence artificielle. On aurait une école privée qui ferait grosso modo des cours du soir et qui coûterait un prix qui serait totalement abordable et qui permettrait de compenser le décrochage total de l'école par rapport à la réalité du monde et à la réalité des technologies. Un truc qui serait destiné à éduquer, qui soit totalement online, à très bas coût, pas forcément avec des êtres humains ou alors avec des êtres humains qui soient en proportion tellement faible que le coût n'est pas impacté et qui fasse en sorte que ton gamin puisse sortir de son cycle de secondaire sans être totalement déconnecté de la réalité du monde et que son temps passé dans le secondaire lui serve à se préparer aux réalités de la planète et aux réalités du monde. Ça c'est un enjeu majeur pour n'importe qui avec des gamins et ça n'est pas l’Éducation nationale qui peut te l'apporter.
Damien Douani: Il est clair que la question sous-jacente à tout ça, c'est derrière toute l'économie qui trente ans, quarante ans et dans une logique de tertiarisation. En gros, une logique de métiers dit intellectuels. Même si on le voit aujourd'hui, y a du bullshit jobs à tous les étages parce que justement la tertiarisation a créé des gens à qui il fallait bien trouver un travail et qui quelque part, produisent du rien, produisent du Powerpoint. Et en conclusion, ça créé des burn-out, des bore-out, etc... Bref. Ça, c'est la tendance de l'économie, d'un côté. Logiquement, certains établissements s’alignent là-dessus, sur cet aspect, sur ce qui faut produire en face pour fournir ça. Et là, les IA viennent totalement bousculer le jeu là-dessus. C'est pas seulement l'éducation en elle-même qui est bousculée mais aussi ce à quoi l'éducation préparait qui est bousculé. Et demain, peut-être que vous avez intérêt à devenir un bon plombier ou un bon menuisier parce que ça, une IA ne saura jamais vous disrupter là-dessus, a fortiori même par un tuto en dix points pour expliquer comment monter un meuble. Très clairement, il y a d'abord à terme, peut-être, une revalorisation de ce qui (jusqu'à, ndlp) aujourd'hui a toujours été dans l’Éducation nationale comme le petit vilain, le petit poucet, le vilain petit canard de l'histoire qui est l'enseignement professionnel. Peut-être que demain la voie d'excellence sera l'enseignement professionnel parce que justement, il faudra produire des gens que l'IA ne saura pas remplacer. Et puis la deuxième question, c'est la valeur intrinsèque portée par la dimension intellectuelle des acquis et des apports aux élèves qui pose un vrai questionnement par ces machines là qui sont capables, quelque part, de recracher de manière satisfaisante des choses qui ont été acquises pour l'entrée dans le monde du travail ou la sanction par un diplôme.
Je vois ChatGPT qui a passé - je ne sais pas si vous avez vu la news- un MBA aux États-Unis. Bon, j'ai regardé, il y a vingt-cinq pages de livre blanc pour expliquer ce à quoi il a répondu. J'ai regardé, j'ai lu les vingt-cinq pages. En gros, ce que retiennent les profs au final, dans l'expérimentation qui a été faite dans cette université américaine, c'est que ChatGPT est bon voire, très bon dans la résolution de problèmes, dans la manière de formaliser les choses, notamment les formaliser telles qu'on les attend. C'est la logique de la méthode: thèse-antithèse-synthèse en France par exemple pour tout ce qui est rédaction ou dissertation. Et là où aujourd'hui l'IA est encore un peu faible, c'est que d'abord, il y a des erreurs dans les raisonnements mathématiques et elle ne le voit pas. Et deuxième élément, il y aussi le fait que l'IA n'est pas capable de donner un avis personnel sur quelque chose, n'est pas capable de faire le pas de côté pour donner un avis qui serait un peu décalé ou différent, et qu'un humain pourrait faire. Et ça intéresse un pouillième des gens!
Fabrice Epelboin: Petite nuance sur les raisonnements mathématiques erronés. Il se trouve que si tu changes ta façon de t'adresser à l'IA, elle ne fait plus ces erreurs de raisonnement.
Damien Douani: Tout à fait. Tu as raison.
Fabrice Epelboin: Et j'ai plein d'exemples comme ça où l'Ia faisait des erreurs grossières de mathématiques qui était de l'ordre de l'addition et elle se plantait royalement sur une addition. Mais si tu lui formulais la question différemment en lui donnant un contexte, tout d'un coup lé réponse était fluide.
Là encore, on est dans ces premiers temps d'appréhension de l'IA et où au prétexte que l'interface utilisateur est on ne peut plus simple - on s'adresse à une IA comme on s'adresse à un humain - on oublie que c'est une machine et on oublie qu'il faut faire un pas vers la machine, on gagne toujours à faire un pas vers la machine quelle que soit l'interface. Et (quand, ndlp) on fait ce pas vers la machine, quand on réalise qu'on s'adresse à une machine et que du coup on s'adresse comme si c'était une machine et qu'on sait s'adresser à une machine parce qu'on a appris à s'adresser à une machine, au même titre qu'on a appris à s'adresser à un humain, on obtient des résultats qui sont nettement meilleurs encore.
Donc on est très très très loin d'avoir tirer le plein potentiel d'une IA qui est la version 3.5 dont la version 4.0 va sortir d'ici quelques mois et dont la version 5 sortira d'ici la fin de l'année.
On est dans cette cours où, l'enjeu maintenant c'est d'être en mesure d'être augmenté par cette IA et donc d’interagir de façon ultra-efficace avec elle. Là il y a un apprentissage, là il y a un créneau à prendre pour l'éducation qui évidemment ne sera pas pris par l’Éducation nationale malheureusement. Mais il y a vraiment énormément de choses à faire dans l'éducation pour que demain on voit apparaître dans cette fameuse creative place, dans cette tertiarisation de l'économie française, des catégories de salariés qui seront augmentés parce qu'ils auront maîtrisé l'IA et ceux-là vaudront une fortune sur le marché du travail parce qu'ils seront deux, trois, quatre fois plus productifs.
Bertrand Lenotre : La question qui se pose c'est quand même la question aussi de la différence entre privé et public qu'on évoquait tout à l'heure. Il y a vraiment une différence qui devient très très notable aujourd'hui. Est-ce-que l'IA va gommer la différence ou au contraire accentuer cette différence à terme ?
Fabrice Epelboin: Elle va considérablement l'accentuer. La réforme dans le privé c'est pas un problème. Tu ouvres une nouvelle filière en claquant des doigts. Si tes profs sont pas d'accord, tu les vires.
Bertrand Lenotre : Non non non, on ne vire pas comme ça dans le privé. On est pas aux États-Unis ou en Angleterre.
Fabrice Epelboin: Tu les mets sur une voie de garage ou tu crées une filière online. Le distanciel avec le Covid a créé de nouvelles possibilités. Tout ça est devenu infiniment plus souple. Donc c'est évident que le privé va prendre le dessus. Le privé peut prendre des risques. Le privé peut créer des choses en claquant des doigts. Le privé peut réformer en claquant des doigts. C'est terrible à dire. Je dis ça, j'insiste à nouveau, je suis prof dans le public, je suis fils de prof dans le public, petit-fils de prof dans le public et des soldats de la République, des gens qui étaient en mission. Et on a perdu. C'est catastrophique ec qui tombe sur l’Éducation nationale aujourd'hui avec ChatGPT. C'est une bombe atomique. Et je ne vois pas comment l’Éducation nationale peut réagir. Elle n'a pas la possibilité de réagir. C'est vraiment un lapin de garenne qui voit tomber qui voit tomber une bombe nucléaire.
Damien Douani: Elle n'a pas la capacité. Je te rejoins sur ce que tu dis. Je suis enseignant à la fois dans un organisme public mais aussi dans des organismes privés et je le vois puisque je participe notamment à l'un d'eux sur les programmes. À partir du moment où on respecte les programmes de France compétences, qui sont le bras armé de l’Éducation nationale pour faire respecter par les établissements privés, les acquis de compétences qui sont attendus, tu peux rajouter ce que tu veux comme cours. Tu peux rajouter ce que tu veux à partir du moment où tu respectes le corpus qui est demandé par l’État pour avoir ta labellisation comme étant un établissement reconnu par l’État et l’Éducation nationale et donc que ton diplôme soit sanctionné comme tel. À partir de là, tu peux rajouter ce que tu veux. Tu peux prendre qui tu veux comme enseignant. Donc tu peux prendre un spécialiste en IA si t'a envie pour faire un cours. Pour rien vous cacher, pour l'école dans laquelle je travaille actuellement, je suis en train de leur suggérer très fortement de faire un cours pour des élèves augmentés. C'est en gros l'idée de savoir faire un Prompt [2] pour pouvoir travailler dans les domaines de la communication et du journalisme et faire en sorte que ces gamins là, ne se retrouvent pas remplacés par des IA qui vont produire au kilomètre des contenus copyrighting ou en articles de presse revus et corrigés mais faire en sorte qu'ils soient capables d'utiliser ça pour justement aller plus loin, être plus productifs et ainsi de suite.
Fabrice Epelboin: C'est clairement l'avenir. C'est clairement l'avenir. C'est un module obligatoire de «Augmentez-vous avec l'intelligence artificielle». Et un module obligatoire que tu reprends chaque année parce que la technologie va évoluer forcément.
Damien Douani: Oui. Ça tu vois, on est aux prémisses de la réflexion sur le sujet, je suis en train de travailler dessus avec eux. J’espère que ça ira au bout. Moi j'y crois beaucoup. Ils ont eu l'intelligence d'écouter ce que j'avais à leur proposer ou en tout cas, ils ont la curiosité d'écouter ça. J’espère qu'on va aller au bout. mais je pense que c'est l'avenir, c'est pas possible autrement. Ce n'est pas possible autrement.
Fabrice Epelboin: Ça dessine un territoire un peu dark pour l'avenir de l’Éducation nationale.
Bertrand Lenotre : Oui, on est mal barré.
Fabrice Epelboin: J'ai bien peur que malheureusement, oui oui, ce soit la fin.
Damien Douani: C'est qu'on est mal barré comme d'habitude. On va se retrouver avec une logique de ventre mou qui sont les élèves moyens et ce qu'on leur demandait quelque part, c'est aussi ça, le fait que ce qu'on leur demandait, ce qu'on leur notait, en se disant: « est-ce-qu'il fait que je sois conciliant ou pas? », donc toutes les écoles qui sont avec des élèves de ventres mous, les élèves eux-mêmes qui sont dans une logique de :«je suis moyen», tout ça, ça va être très compliqué pour eux. Pour les écoles d'excellence ou qui se présentent comme telles, elles ont la capacité de se réformer vis-à-vis de leur programme. Peut-être qu'elles vont élever le niveau et revoir ce qu'elles appellent «excellence» au regard de ces nouveaux critères. Mais il y a un dernier élément, peut-être qu'on peut réfléchir et se dire: «mais après tout, c'est quoi, au XXI ème siècle d'apprendre des choses?» Moi je le vois avec ma fille, j'ai deux béta-testeurs chez moi, j'ai ma fille de dix ans et j'ai mes parents de quatre-vingt. Comme ça, ça me permet de voir les acquisitions des technologies. Ma fille connaît Google, elle voit à quoi ça ressemble, elle arrive pas encore à se dire que ce truc là peut apporter toutes les réponses mais la question intrinsèque qu'on peut se poser, c'est : qu'est-ce-que c'est des connaissances pour des gamins qui arrivent au XXI ème siècle? Elle apprend aujourd'hui l'histoire de France. Est-ce-que demain, ce sera vraiment important? Est-ce-qu'il faut avoir des acquis ou des compréhensions et des repères amis à part ça, le reste, elle ira le chercher au cas par cas en fonction de ses besoins sur le moment? Ça pose une vraie question.
Fabrice Epelboin: Mais c'est surtout que l'histoire de France, elle va se prendre une série Netflix et en dix épisodes, elle aura les bases qui lui permettront d'explorer de manière autonome le reste. Elle a pas besoin de prof.
Damien Douani: Voilà, ça pose vraiment ces questions là: quelles sont connaissances qu'il faut avoir, la manière de les acquérir, sous (la forme d'une???) une série Netflix, sous un MOOC, sous un ChatGPT ou autre. Tout ça, ça pose des vraies questions et au central, la place du prof et la transmission de compétences. C'est là je pense la vraie question. Et tu disais, tu parlais des soldats de la République tout à l'heure, c'est clair que là, c'est déjà de la chaire à canon et je pense que ça va être définitivement compliqué.
Fabrice Epelboin: Oui et, notamment c'est de la chaire à canon. La notion de soldat de la République a vacillé. Samuel Paty était probablement l'un des derniers. Là c'est terminé les soldats de la République. Tout ça, cette grosse disruption technologique...
Bertrand Lenotre : Le hussard est sur le toit pour faire ...
Fabrice Epelboin: Oui, on peut dire ça. Cette bombe nucléaire qui arrive sur l’Éducation nationale, elle arrive à un moment d'extrême faiblesse, extrême faiblesse. Que ce soit des cas qui sont dramatiques comme Samuel Paty ou des cas qui sont beaucoup plus légers mais malgré tout très significatifs de la situation. Je pense à cette prof de tango à Science Po qui s'est faite crucifiée sur place comme étant fasciste, nazie, misogyne et je ne sais quoi parce que...
Damien Douani: Non non mais elle était présenté comme telle parce qu'elle mettait en avant les hommes.
Fabrice Epelboin: Elle était présentée comme anti-woke parce qu'elle présentait le tango comme une danse avec un homme et une femme. Il faut savoir que le tango c'est une danse qui se dansait dans les bordels en Argentine et qui permettait aux mecs de montrer leur virilité et aux nanas qui étaient, accessoirement des putes dans les bordels, de vendre la marchandise. C'est intrinsèquement une danse hétérosexuelle, sauf à réécrire l'histoire. Et bien, ils ont réécrit l'histoire. Pas de problème. Et la prof s'est vu crucifier, sa réputation elle était massacrée.
Du coup, tu imagines l'ambiance chez les profs? Ils se chient dessus. Pas au même point que des Samuel Paty mais malgré tout ils se chient dessus. Ça donne des cours extrêmement dégradés, ça donne des motivations - on arrive à recruter plus dans le secondaire que dans le supérieur maintenant parce que si t'as autre chose comme perspective dans ta vie que d'aller faire prof la peur au ventre, tu vas faire autre chose. Tu vas faire autre chose de plus épanouissant. L’interaction avec des élèves aujourd'hui c'est pas ce que c'était il y a dix ans. C'était quelque chose de franchement enrichissant. Aujourd'hui c'est plus le cas, c'est plus du tout le cas. Tu fais gaffe à ce que tu dis.
Bertrand Lenotre : Ça commençait déjà à sentir le roussi il y a dix ans mais pas autant qu'aujourd'hui, c'est sûr.
Fabrice Epelboin: Je ne sais pas. Enfin moi je n'étais pas dans une situation où je pouvais sentir le roussi il y a dix ans. J'étais à Science Po il y a dix ans.
Bertrand Lenotre : Tu étais dans une grande école donc c'est un peu différent du hussard de la République qui œuvre au quotidien dans une petite école de la République.
Fabrice Epelboin: Oui oui oui, ça je ne l'ai jamais connu en effet. Mais il y a un autre truc qui va être critique pour les écoles d'élite, c'est que très concrètement, les gamins des élites qui sont dans les écoles d'élite, parce qu'on va pas se mentir, même si Science Po en l'occurrence a fait depuis bien longtemps de gros efforts là-dessus, ça reste un système de reproduction des élites, ces gamins là vont se retrouver en concurrence avec des gamins qui sortent de nul part mais qui eux, sont malins et ont appris à être augmentés par l'intelligence artificielle et vont commencer à les concurrencer de façon redoutable. Il est fort vraisemblable que le mouvement néoludite de refus de l'intelligence artificielle, le refus du progrès, il vienne des élites. Il sera d'autant plus facile pour eux de se plonger dans ce mouvement là que mentalement ces élites là, elles ont fait des études de droit, elles ont fait des études de business mais elles n'ont pas fait d'études scientifiques. Elles ne savent pas de quoi elles parlent. Et on risque de faire plonger le pays tout entier dans le tiers-monde parce qu'on est pas foutu d'appréhender tout cela, parce que nos élites n'ont aucune culture scientifique - ce qui est un sujet récurrent chez nous - mais là, cela risque de faire plonger l'ensemble du système.
Damien Douani: Très clairement, il y a une logique de question de paupérisation de tout cela. C'est à la fois inquiétant et à la fois, comme on le disait tout à l'heure, si le système était capable de se renouveler, peut-être qu'il y aurait quelque chose d'intéressant à en tirer. Moi, la question que j'ai envie de poser à la fin et je ne pense qu'il faut la traiter dans ce podcast mais cela peut donner une ouverture vers un autre numéro qu'on pourrait faire ensemble, c'est : qui tire les ficelles derrière? Ce que je veux dire par là c'est qu'en fait, vous avez adoré la pudibonderie de Facebook face, par exemple, à un tableau comme L'Origine du monde, vous allez adoré le côté éventuellement woke de ChatGPT ou autre puisque, on va le rappeler, les intelligences artificielles n'ont de l'intelligence que l'aspect artificielle, autrement dit, le corpus qu'on leur donne dedans. Et c'est la vraie question derrière, c'est : qui sera le prochain GAFAM qui va peut-être être celui qui pourrait potentiellement nourrir en connaissances nos gamins? Et donc tout le corpus qui va derrière ...
Bertrand Lenotre : Elles sont bordées sur des valeurs américaines, très clairement.
Fabrice Epelboin: Ah mais les Chinois vont débarqué! Les Chinois vont débarqué avec leur ChatGPT et il sera pas woke celui-là. Ce sera un autre corpus, ce seront d'autres cadres moraux, ce seront d'autres valeurs. Ça donnera d'autres réponses qui seront concurrentielles aux réponses (de ChatGPT, ndlp) - dire que les réponses de ChatGPT sont woke, c'est très caricatural- toujours est il qu'elles sont très très bordées par des valeurs qu'on peut facilement faire sauter. Il suffit de maîtriser les Prompt .
Damien Douani: C'est pour pousser un peu le trait. Tu vois ce que je veux dire.
Fabrice Epelboin: Mais l'avenir c'est les Chinois. Clairement, les Chinois vont débarquer avec un ChatGPT et ils seraient bien cons de ne pas nous en donner à nous, petits Occidentaux, un accès gratuit exactement comme OpenAI, de façon à ce qu'on compare. Parce qu'effectivement, une fois que tu lèves ces filtres ou que tu en mets d'autres, les réponses risquent d'être très très très différentes et de poser vraiment question.
Bertrand Lenotre : Aller, on va terminer là-dessus avec, évidemment, comme dans chacun des podcasts, la petite page de publicité de Damien Douani qui fait cela tellement bien.
Damien Douani: (rire) Je ne sais pas si je le fais bien, je ne sais pas si j'ai appris des choses grâce à ChatGPT pour faire cette promotion. Mais bon, certainement que je le dois à tous ces youtubers que j'ai regardé internet et qui m'ont montré comment faire la promotion d'un contenu. Justement, vous le savez, nous, notre meilleur moyen d'avoir notre récompense, c'est simplement que vous nous mettiez des étoiles et un commentaire. Ça a l'air tout simple comme ça mais croyez-nous parce que ça peut nous aider parce que tout simplement ça peut nous aider à émerger sur les plateformes baladodiffusion et notamment, votre préféré, Apple Podcasts, peut-être ?????28minutes03 ou Google podcasts, allez savoir ou tout autre plateforme qui existe, peut-être plus indépendante. Dans tous les cas de figures, si vous nous aimez, vraiment, ça vous prendra dix secondes, mettez-nous des étoiles. Mettez-nous un commentaire si vous avez aimez. Cela permet vraiment de nous faire émerger et donc de continuer ce podcast qui en est quand même à sa cinquième saison. Ce qui fait quand même un des podcasts les plus vieux de la planète tech de podcasts française. Et puis, surtout, si vous avez envie de dialoguer avec nous, vous pouvez le faire de manière totalement humaine sur twitter@lesEclaireurs.
Bertrand Lenotre : Et bien voilà! On a tous les renseignements qu'il nous fallait. Merci beaucoup Damien!
Damien Douani: À très bientôt.
Bertrand Lenotre : Merci Fabrice Epelboin.
Fabrice Epelboin: Àla semaine prochaine.
Bertrand Lenotre : Et je voulais juste terminer sur une citation que j'aime bien et dont je ne sais pas de qui elle est mais elle est un peu en relation avec ce qu'on vient de se dire: «la démocratie sans éducation, c'est la tyrannie des cons.» Salut.