Libre et/ou gratuit

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Titre : Libre et/ou gratuit ? - Benjamin Grassineau

Intervenant : Benjamin Grassineau

Lieu : Lyon - Journées du Logiciel Libre 2022

Date : 15 novembre 2023

Durée : 57 min 26

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : à prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Présentation

Le libre ne serait-il pas finalement un peu gratuit ? Faut-il rejeter cet aspect ou le valoriser ?
Dans le monde du libre, la cause semble entendue : libre ne veut pas dire gratuit. Mais qu'entend-on par là ? Que produire du libre a un coût ? Que ce n'est pas désintéressé ? Que cela peut être rentable ? Ou encore, que libre n'équivaut pas au libre-accès ?
En réalité, tous ces arguments n'excluent pas la gratuité, et de fait, la culture libre présente une composante gratuite forte et repose largement sur l'économie du don.
Alors le libre ne serait-il donc pas finalement un peu gratuit ? Et faut-il rejeter cette dimension ou au contraire la valoriser ?

Transcription

Bonjour à tous.
Je propose aujourd’hui une présentation sur la question de liens qu’il peut y avoir entre gratuité et culture libre.
Je suis sociologue, je travaille notamment sur ces deux thèmes-là depuis plus d’une dizaine d’années. J’étais venu il y a trois ans faire une table ronde sur Wikipédia, avec Olivier ici présent, j’avais fait mon travail de thèse dessus. On avait abordé la question des relations entre gratuité et culture libre. Je m’étais aperçu qu’il y avait quand même pas de choses qui sont un peu déconnantes sur le sujet dans la culture libre, pas mal de libristes ont une vision parfois un peu hostile à la gratuité.
Déjà, pour vous montrer, j’ai pris des extraits que j’ai trouvés sur Internet. Je sais que vous n’arrivez pas bien à lire, surtout que c’est écrit petit.
Il y a évidemment les déclarations de Richard Stallman sur la différence entre free speech et free beer, on va y revenir. Il rappelle, par exemple, que « le mouvement du logiciel libre agit pour promouvoir la liberté et non la gratuité ». C’est déjà une première opposition. OK, on est pour la liberté mais la gratuité, pas trop.
J’ai pris un autre extrait : « Le mouvement open source, en Europe, a souffert d’être considéré comme la version gratuite des logiciels. Le sentiment était que l’open source ne permettait que de réduire les coûts. » À nouveau on a une vision un peu négative du truc.
Là, par exemple, troisième exemple, « le logiciel open source n’est pas complètement gratuit. Quelqu’un qui veut construire un logiciel doit ensuite le maintenir, l’exécuter, le gérer. » Pourquoi ai-je mis cet exemple ? Parce qu’il y a une justification du fait que ça ne va pas être complètement gratuit.
Après j’ai pris des commentaires, un sur une page d’un article sur ZDNet : « Les avantages de l’open source sont évidents. On peut invoquer la gratuité. Rien n’est gratuit en entreprise privée et publique et il faut bien mettre l’accent en premier lieu sur les ressources humaines en développement, en maintenance, en formation, etc. ». Là encore ça ne peut pas être gratuit parce qu’il y a des coûts.

Public : J’ai deux/trois phrases en plus pour compléter, si tu veux, après.

Benjamin Grassineau : Carrément. J’espère qu’on aura le temps de discuter, je vais essayer de me dépêcher.
Évidemment il y a le fameux adage martien, on ne sait pas trop d’où il arrive « si c’est gratuit c’est vous le produit ».

Public : Il n’y a de fromage gratuit que dans les pièges à rat, ça ressemble à la dernière, par rapport à la gratuité des GAFAM.
Quelque chose peut être gratuit à partir du moment où il a été payé ; c’est dit un petit peu entre les lignes, mais c’est l’idée.
Paul ??? à dit, il n’a pas pensé comme moi, en tout cas comme je l’entends, « je veux parler à tous ceux pour qui tout ce qui n’est pas gratuit est trop cher. »

Benjamin Grassineau : C’est subtil.

Public : J’en ai peut-être une autre, mais je l’ai oubliée.

Benjamin Grassineau : En tout cas on voit bien que la question se pose notamment avec les GAFAM.

Public : Si c’est gratuit c’est sans doute de la merde, c’est la phrase qu’il disait beaucoup aussi.

Benjamin Grassineau : Oui, ça a aussi un impact négatif sur le Libre par ricochet.

Public : On peut conclure. Tout a été dit.

Benjamin Grassineau : Cela dit, vous avez le droit de partir quand vous voulez ! Vous pouvez sortir sans payer !
Je vais revenir sur la déclaration de Richard Stallman This is a matter of freedom, not price, so think of "free speech," not "free beer".. En gros quand on parle du Libre, on parle de parole libre et pas de bière libre, pas de bière gratuite on va dire.

Public : Ça rend bien en anglais parce que c’est free, c’est le même mot dans les deux cas.

Benjamin Grassineau : Tout à fait.
Je disais que ça donne en général lieu à trois interprétations possibles.
On pourra dire qu’un bien libre – j’ai mis bien au sens large, ça peut être aussi de la musique, ça peut être tout ce qu’on a l’habitude de mettre sous licence de libre diffusion – ce n’est pas nécessairement gratuit. C’est un peu la proposition que j’ai appelé la proposition faible, c'est-à-dire que libre et gratuit sont deux caractéristiques indépendantes. On peut avoir un logiciel libre et gratuit, un logiciel qui n’est pas libre mais qui est gratuit, etc.
Il y a aussi une position peut-être plus normative, qui va être plus hostile à la gratuité, on va dire que le Libre doit vraiment éviter à la gratuité. On va dire que ça le corrompt d’une certaine manière, il y a une vision en opposition .
Enfin, on va pouvoir entendre aussi des choses assez courantes, ce n’est pas limité à la sphère de la culture libre, on les entend un peu partout : ce n’est jamais gratuit parce que la gratuité c’est une illusion. Il ne faut pas être naïf, l’être humain est trop intéressé, mauvais, pour filer ses baskets gratos !

Partant de là, je poserais quand même quelques questions.
On va dire que libre et gratuit c’est complètement indépendant. Si on partait de cette hypothèse, on pourrait en tirer deux conclusions : ça serait presque aléatoire, finalement que ce soit payant ou gratuit c’est le hasard qui joue et, dans ce cas-là, on devrait des logiciels libres qui sont moitié/moitié autant de logiciels libres payants que gratuits. Je pense qu’il y a quand même plutôt une dominance des logiciels libres gratuits. Sinon le logiciel libre devrait suivre une tendance globale, qu’on va retrouver un peu dans la société en général, c'est-à-dire qu’un produit a plutôt tendance à être payant que gratuit.

Pareil, si le payant c’est un objectif moral, si c’est vraiment quelque chose à éviter, pourquoi va-t-on retrouver tant de logiciels, tant de projets en général qui ont un fonctionnement quand même pas mal basé sur la gratuité. On verra à la fin quelques exemples

Et enfin, on peut se poser la question : si rien n’est gratuit, est-ce que le concept a tout simplement un sens dans ce cas-là ? On peut peut-être le jeter à la poubelle ! Est-ce que c’est juste une proposition qui est creuse ?

Partant de là j’ai avancé trois propositions.
Un bien qui est sous licence libre, en fait, il est par définition gratuit, je vais essayer de vous le montrer, on pourra en discuter.
L’idée que rien n’est gratuit, ce n’est ni vrai ni faux, on ne peut pas s’appuyer là-dessus pour tenter de discréditer des choses qui sont proposées gratuitement.
Je pense que la gratuité est quelque chose qui devrait être valorisé dans la culture libre au lieu d’être souvent rejeté.

Pour essayer de montrer tout ça, on va s’intéresser rapidement à ce à quoi renvoie le terme gratuit.
Le terme gratuit est polysémique et peut prendre, en gros, quatre significations :
soit ça correspond au libre accès ;
soit ça va correspondre à l’absence de coût : quelque chose est gratuit quand, en gros, ça ne coûte rien ;
c’est aussi l’absence d’intérêt, dans ce cas-là on parlera plus de gratuité en disant qu’une action gratuite est désintéressée, par exemple la violence gratuite. Je travaille dessus en ce moment, mais ça va, je suis non violent ;
et une définition qui là est plus juridique, c’est l’absence d’obligation de contrepartie.

Quand on va parler de gratuité, ça peut aussi renvoyer à divers processus, par exemple la production du bien :
est-ce que la production est gratuite, en gros est-ce que c’est, par exemple, basé sur bénévolat ;
est-ce que c’est l’acquisition ?, on peut faire de la bière gratuitement ;
est-ce qu’il va s’agir du service, de certains usages, etc.

En fait, on va retrouver tous ces arguments un peu mélangés dans le discours de la culture libre. Par exemple : la gratuité ce n’est pas possible parce qu’on ne peut pas produire un logiciel gratuitement, ça a toujours un coût. On trouve aussi, par exemple des universitaires comme Jean Tirole, qui a un peu cette idée : les développeurs ont l’air de donner leur contribution gratuitement à la communauté, mais, en fait, ce n’est pas désintéressé, ils le feraient, par exemple, pour accroître leur réputation. On peut retrouver ce type d’argument qui vont mélanger à la fois du libre accès, est-ce que c’est intéressé ou pas, et si c’est intéressé, ce n’est pas gratuit.

Une autre question. Quelle définition pourrait-on retenir pour s’appuyer sur quelque chose de plus solide ?
On pourrait être tenté de dire que la gratuité c’est quand il y a libre accès, on aurait un accès libre à une ressource ou à un service. En fait, cette définition pose pas mal de problèmes, parce que ça peut donner juste l’illusion de la gratuité. Typiquement vous vous asseyez à une terrasse de café. On reprend l’exemple du Martien qui arrive qui se pose à une terrasse du café, tout va bien, il vient de débarquer sur la Terre et, en fait, le serveur arrive « non, non ! C’est payant ! ». Donc quelque chose peut être en libre d’accès mais n’est pas pour autant gratuit.
Pareil pour l’abonnement : ça peut donner l’impression d’être gratuit, sauf qu’il va falloir payer une fois. On va retrouver toutes ces simplifications dans le discours d’une manière générale : « j’ai un abonnement, c’est gratuit », on entend souvent ce genre de truc.
Il y a la question des services publics, qui sont une situation un peu proche de l’abonnement, c'est-à-dire que je vais bénéficier d’un service en libre accès, mais je vais le payer indirectement ; en gros, il va y avoir mutualisation du financement avec les autres usagers.
On peut avoir, c’est ce plus ce dont on parlait au début, un service qui est fourni avec de la publicité ou avec de la collecte de données en arrière plan.

Il y a aussi l’idée que pour que ce soit gratuit il faudrait qu’il y ait une absence de coût.

On retrouve souvent l’argument, pour la rémunération d’un projet, d’un appel à don. Par exemple, sur le projet Framasoft, si vous allez dans la partie donation, vous lirez que Libre ne veut pas dire gratuit. Il est sous-entendu qu’en fait ça a un coût, ce n’est pas gratuit. Le développement du logiciel a un coût.

14’ 43

On pourrait dire que le critère a des limites un peu philosophiques, que toute action, d’une manière générale, va générer un coût. Là vous m’écoutez, ça a un coût, il faut respirer, etc., n’arrêtez pas ! De toute façon vous n’y échapperez pas ! Donc tout a un coût. On va dire que la question est de savoir qui le prend en charge et comment ce coût va être perçu.
Par exemple j’ai fait une ballade à pied, c’est soit une heureuse fatigue quand c’est le soir, soit malheureusement une corvée pénible quand il faut aller chercher de l’eau au puits. La notion peut balancer d’un côté ou d’un autre. Ce n'est pas quelque chose sur lequel on va pouvoir s’appuyer de manière vraiment solide.

Ensuite, troisième possibilité. On pourrait s’appuyer sur l’idée que c’est désintéressé donc c’est gratuit. Pour que ça soit gratuit, il faudrait que ça soit désintéressé. Ça suppose, on va dire, l’idée qu’il y aurait une sorte de sacrifice et on va pouvoir capable de générer la perte que ça a causé, la perte que ça vous cause. Pour revenir au développement d’un logiciel, ça pourrait être : j’ai passé beaucoup de temps, etc., je l’ai fait de manière désintéressée, altruiste, je donne tout à la communauté.
Le problème de ce type de raisonnement c'est qu’en fait ça pose des problèmes un peu comme la question de coûts, ça pose des problèmes un peu théoriques. On voit une action qui est faite de l’extérieur, on va dire « en fait il a fait ça parce qu’il en tire un profit indirect ». Les psychanalystes, par exemple, sont très forts là-dessus. C’est une chose sur laquelle on peut difficilement s’appuyer.

J’ai mis aussi que c’est compliqué parce que si on veut vraiment essayer de montrer qu’une action est désintéressée, il faudrait déjà être sûr qu’on sait pourquoi on a fait quelque chose et, parfois, ce n’est pas toujours évident. On rentre dans une action et, au fur et à mesure, peut-être qu’on va y trouver un intérêt. Quand j’ai commencé à contribuer à Wikipédia, au début c’est un peu ce qui m’est arrivé, j’ai commencé par hasard, etc., et, au fur et à mesure j’ai commencé à y trouver de la motivation, à trouver un sens à ce que je faisais. Au départ je ne me suis pas dit « je vais faire ça comme ça je ferai une conférence là-dessus, etc. », je n’ai pas réussi à anticiper à ce moment-là.
C’est pour ça que ça pose des problèmes qui peuvent être très complexes. D’ailleurs il y a même un champ de la philosophie, la philosophie d’action, qui réfléchit un peu à ces sujets et ça donne super mal à la tête. Pour dire qu’on ne pourra dire pas dire de l’extérieur « ça c’est vraiment quelque chose de gratuit, ou pas. »

Par contre, la quatrième signification, on va dire la définition juridique qui, pour le coup, est nettement plus opérationnelle. On définit la gratuité comme l’absence d’obligation de contrepartie. C’est une définition est un peu compliquée mais la gratuité c’est est-ce qu’on est libre de faire l’usage d’un bien ou d’une ressource sans être contraint de redonner quelque chose en échange, par exemple un contrat qui oblige factuellement à céder un objet en échange. C’est une définition. Juridiquement on a des éléments qui permettent de distinguer entre, par exemple, plusieurs actions, par exemple ??? vous est proposé si c’est gratuitement ou pas.

Partant de cette idée, on entend généralement que « le Libre ne serait pas gratuit ». D’ailleurs, quand on veut expliquer à quelqu’un ce qu’est le logiciel libre, la culture libre, on va généralement commencer par là, en disant que le Libre ce n’est pas gratuit. Malheureusement, je trouve que ce n’est pas si évident que ça. Si on prend déjà la partie immatérielle, si on prend une œuvre de l’esprit sous licence de libre diffusion, il n’y a pas d’ambiguïté sur le plan légal. Ce qui va la caractériser, c’est que vous disposez d’un certain nombre de droits sur cette œuvre et vous pouvezréaliser ces droits gratuitement, les faire valoir gratuitement.
Ça ne signifie pas pour autant que cette œuvre de l’esprit va être forcément disponible, c’est une autre chose sur laquelle on va pouvoir revenir, en tout il y a déjà une différence de fond. J’ai pris un DVD, ma fille adore Princesse Mononoké. On a tout simplement marqué dessus : « Ce DVD ne peut être exporté, revendu et distribué, etc. L’acquisition de ce DVD ne confère à l’acquéreur aucun droit de diffusion ou de représentation publique, même à titre gratuit, etc. » En fait c’est déjà une différence de fond. Ça n’a l’air de rien, mais s’il y avait une distribution libre sur ce DVD ou un open ??? [21 min 50], vous auriez le droit de le distribuer gratuitement ou de faire certaines choses gratuitement avec ça. Juste pour dire attention.
Je comprends bien l’idée de pouvoir expliquer ce qu’est que le logiciel libre, dire qu’une bière gratuite, une bière libre et un discours ce n’est pas la même chose.

D’ailleurs, dans les versions 1 et 2 de la licence AGPL, on a une phase pas trop ambiguë là-dessus : « BECAUSE THE PROGRAM IS LICENSED FREE OF CHARGE, THERE IS NO WARRANTY FOR THE PROGRAM », c’est-à-dire qu’on peut casser son ordinateur gratuitement.
Je t’écoute.

Public : Je voulais préciser qu’à un moment donné il faut distinguer deux choses : il y a la licence de l’œuvre dont on parle, la manière dont elle peut être considérée comme gratuite. Par exemple, si j’achète un livre que quelqu’un a imprimé, qu’il a édité, qui est basé sur une œuvre libre, le bouquin doit être gratuit ; c’est vrai pour un fichier qui est basé sur une œuvre libre. Si moi je suis l’acquéreur de ce fichier et que je décide de faire un service payant pour héberger ce fichier, vu que l’œuvre est libre, il faudra bien que je paye mes chercheurs donc que je fasse payer l’accès au service. Je pense qu’il faut distinguer les deux et l’important dans le Libre, c’est mon point de vue personnel, c’est la liberté. Donc si je veux que mon logiciel libre soit gratuit ou pas, c’est à moi de le choisir et l’important est là.

Benjamin Grassineau : J’en parle juste après.
En tout cas la question c’est qu’à partir du moment où vous mettez vos œuvres sous une licence de libre diffusion on va dire, pour être le plus large possible, vous autorisez l’usager potentiel de votre œuvre à faire certaines choses gratuitement. Je pense qu’il faut quand même bien le préciser.
Pour répondre à la question de la différence entre bien matériel et bien immatériel.

Public : Il y a un bien matériel aussi dans la distribution d’un bien immatériel. J’ai travaillé dans la presse pendant quelques années en tant que journaliste. Quand on produisait de l’information, cette information a un coût et on nous expliquait qu’elle pouvait être gratuite, cette notion de gratuité des choses m’intéresse beaucoup pour ça. On considère que l’information doit être quelque chose de gratuit, parce que c’est censé être un bien commun, ce genre de chose. Mais la distribution de ce bien, c’est-à-dire le fait d’avoir des serveurs, d’avoir un site, d’avoir des développeurs qui travaillent dessus a un coût. La distribution du bien physique, même si c’est une œuvre libre peut avoir un coût, on peut considérer que ce n’est pas gratuit.
En fait, j’ai trouvé un peu bizarre tout à l’heure quand vous avez dit que la gratuité avait tendance à dénaturer les choses ou à les compromettre dans l’esprit des gens du Libre. J’ai plutôt l’impression que c’est l’inverse :quand on essaye de faire payer des choses qui sont sous licence libre, on peut donner l’impression que c’est dénaturé, je ne vois pas l’inverse. Je ne connais pas des gens qui se considèrent comme libristes qui disent que ce qui est gratuit c’est mal.

Benjamin Grassineau : Moi j’ai quand même souvent entendu ce discours. Je suis d’accord que c’est partagé, j’ai caricaturé un peu.

Public : J’ai l’impression que ça dépend si on produit du Libre en tant que bénévole ou si on essaye d’en vivre.

Public : Chez Framasoft ils sont bénévoles en partie.

Public : Oui. Par contre, quelqu’un qui voudrait vivre de son activité et, en même temps qui a envie de verser au pot commun pour des raisons de choix politique, éthique, etc., ce qui se passe c’est que ça devient compliqué.

Public : J’ai travaillé dans la presse engagée pendant 20 ans, on peut avoir des choix politiques, mais quand il faut y consacrer toute sa journée ! Moi je veux bien être bénévole toute la journée, mais à la fin du mois, il faut pouvoir ??? [26 min 40]. Il y a aussi ça comme arbitrage.
Souvent, dans la gratuité du logiciel libre, on dit que c’est quelqu’un d’autre qui paye. De grandes entreprises vont payer pour que des développeurs de chez eux aillent produire du logiciel libre. C’est aussi une question d’intérêt.

Benjamin Grassineau : J’essaye d’apporter des outils d’analyse pour essayer de voir le problème un peu différemment et sortir du dilemme.
Quelle est, par exemple, la différence entre un logiciel libre et un graticiel, je ne sais pas si ça se dit encore ? Il y a de la gratuité dans les deux cas, simplement elle ne va pas porter sur les mêmes choses. Dans un graticiel en général, arrêtez-moi si je me trompe, ça va plutôt porter sur les binaires, le logiciel qui est déjà compilé.

Public : Et sans les autres libertés, par exemple sans le droit de redistribuer.

Benjamin Grassineau : Ça dépend. On peut potentiellement avoir un graticiel qu’on peut redistribuer, ça pourrait.

Public : C’est rare ! Si on prend les gros gratuiciels utilisés. Thomson ou des trucs comme ça, on n’a pas le droit de les redistribuer.

Benjamin Grassineau : Si le développeur a envie que ça se diffuse, je pense qu’il est capable potentiellement. Par exemple, tout ce qui est logiciels qui servent pour du réseau ou des choses comme ça, pour construire du réseau on pourrait éventuellement envisager que vous êtes libre de le redistribuer, allez-y.

Public : En général, le service marketing ne veut pas, ne serait-ce que des raisons de statistiques ou de trucs comme ça.

Benjamin Grassineau : Certainement. C’est que j’ai mis en général, en général ça se limite. Je pense qu’à ce niveau-là c’est intéressant de reprendre l’analyse qui est faite en droit où on distingue l’usus, le fructus et l’abusus dans la propriété privée. L’usus c’est de faire l’usage d’un bien, le fructus c’est d’en tirer des fruits, l’abusus ça va être, par exemple, la possibilité de le revendre, de le détruire.

29’ 12

Dans un logiciel libre, on va dire que l’usus va porter sur le logiciel d’un part et le code source. On peut faire usage du code source et le redistribuer. On peut aussi tirer gratuitement des bénéfices du bien, à moins qu’il ait une licence de non-commercialisation, dans ce cas-là on n’est plus dans du logiciel libre proprement dit. On peut aussi le redistribuer, etc.
Il y a quand même des conditions. On va dire que l’abusus sur le code source, je ne sais pas ce que ça vaut au niveau juridique, ça me paraissait une manière de réfléchir au sujet, c’est quand même limité, pour le coup on ne peut pas redistribuer le bien comme on veut. Il y a des contraintes, par exemple il faut redistribuer la licence avec.

Un des points importants quand même c’est que dans toutes ces libertés, je me répète un peu, ça repose sur la gratuité, c’est-à-dire, par exemple, si vous voulez redistribuer le bien, vous n’êtes pas obligé de demander une autorisation à l’auteur initial et devoir payer. Une des conditions, quand même, il va falloir que vous ayez une copie et ensuite, par exemple si vous voulez utiliser le logiciel, il faut être capable de compiler, dans certains cas, le code source.
L’important c’est aussi que le code source soit disponible. Il y a des contraintes, par exemple dans l’AGPL. Évidemment on ne se base que sur des logiciels, il y a des contraintes qui vont obliger par exemple à rendre le code source disponible quand vous distribuez le binaire.

Je dirais qu’un bien sous licence de libre diffusion c’est pas définition gratuit, mais ce n’est pas que gratuit, c’est plus que ça, ça vous donne d’autres libertés, on vous autorise à faire certaines choses gratuitement. J’ai rajouté, pour bien insister, qu’il faut quand même que, derrière, il y ait une gratuité réelle, un peu comme si on vous enfermait dans une pièce et qu’on vous dise « maintenant tu peux sortir » ; on voit bien, dans ce cas-là, que la liberté est loin d’être réelle.

Je suis super nul pour les Powerpoint, ce n’est pas mon fort.

Ça me pose un peu des problèmes par rapport à la discussion que tu avais, que j’ai souvent entendue, qui rejoint l’idée qu’on va parler de parler bière libre et non de bière gratuite. En fait, si on y réfléchit, fondamentalement ce qu’on retrouve, que ça soit dans un logiciel qu’on va redistribuer, on a un ensemble de droits qu’on va conférer sur un bien. Ce bien peut être tout simplement un téléphone. Ce droit est limité à ce bien, on va dire. Maintenant, si on passe à une catégorie plus large, ça va être par exemple, on va t’interdire certains droits ou on va t’en donner, mais, admettons, sur tous les téléphones. Maintenant on peut aussi élargir. On va dire que ce droit-là tu vas l’avoir sur tous les CD, tous les supports matériels sur lesquels il y a tel code source qui est enregistré. La question n’est pas tant de savoir si c’est matériel ou immatériel, la question c’est que ces droits vont t’être conférés en fonction, on pourrait dire, d’une sorte de marqueur.

Public : C’est parce qu’on n’achète pas le DVD. En fait,on achète un droit de licence quand on achète Princesse Mononoké sur un DVD.

Benjamin Grassineau : Oui, bien sûr, mais j’aurais tendance à dire que ce droit de licence c’est un peu du baratin.

Public : C’est la loi.

Benjamin Grassineau : Oui, mais je pense qu’on peut réfléchir sur ces questions-là.

Public : Ce que vous êtes en train de dire c’est que, du coup, vous pensez qu’on peut déclarer à la place de l’auteur de l’œuvre comment il veut la commercialiser ou la distribuer.

Benjamin Grassineau : Non, pas du tout. L’auteur décide, en gros que, tout support sur lequel il y aura Princesse Mononoké – désolé, je ne veux pas faire la pub mais c'est un bon film – sur tout support de ce type-là il va y avoir un certain nombre de droits.
Si on considère simplement l’œuvre de l’esprit de façon désincarnée, ça n’a pas de sens.

Public : La question est : est-ce qu’on est pour ou contre le droit d’auteur ?

Benjamin Grassineau : Oui, mais ce n’est pas être pour ou contre…

Public : Si Princesse Mononoké aurait dû être gratuit, je ne suis pas sûr qu’il aurait existé.

Benjamin Grassineau : L’idée c’est de dire qu’on se retrouve éventuellement face à un conflit de droits qui vont porter sur un objet.
J’ai pris l’exemple de la photo. Si on prend la photo, c’est un bien matériel. OK, je dirais, sans rentrer dans des questions métaphysiques. Dans le cas le plus simple, elle prise par un photographe, il l’a prise, il en fait ce qu’il veut. Ça va pouvoir se compliquer. Il peut y avoir un conflit entre celui qui a pris la photo et celui qui la possède chez lui par exemple. À qui appartient cette photo ?

Public : Et si la photo a été prise par un singe ; c’est déjà arrivé.

Benjamin Grassineau : Question intéressante, c’est clair. En plus ça se complique si le fabricant de l’appareil photo nous a averti par lettre recommandée que toutes les photos prises avec cet appareil sont à lui, donc il ne vous autorise pas.
Pour revenir à ce que tu disais, peut-être que la justification de ce droit qu’on va te conférer, ou pas, sur un objet, est effectivement justifiée par le droit d’auteur, peut-être à juste titre, il a travaillé, il a mis des brevets sur l’appareil photo, je n’en sais rien, il y a tout un travail derrière. Après là-dessus, on peut imaginer qu’il y a un top-modèle sur la photo qui vient frapper à votre porte, qui réclame son droit à l’image, il y a l’auteur de la photo qui vient réclamer son droit d’auteur, etc. Tout ça pour dire que sur la même partie d’un bien, des droits peuvent entrer en conflit et certains usages du bien vont être autorisés ou non.

Ce qui m’embête dans cette opposition que je trouve un peu factice entre, d’un côté, les biens immatériels qui justifieraient le fait que ça soit gratuit et les biens matériels sur lesquels, par contre, on reste sur du payant. En fait, je ne pense pas que ce soit la distinction qui soit la plus pertinente. Désolé, la démonstration est un peu confuse.

Public : Pour moi il n’y a pas. Les biens immatériels et les biens matériels peuvent être gratuits ou payants. C’est juste que dans l’immatériel on a une facilité de reproduction qu’on n’a pas, sauf avec les NFT, ça plaira à Stéphane [Bortzmeyer] ; globalement il y a une facilité de reproduction. Quand je produis un magazine en PDF, qu’on en distribue un ou qu’on en distribue un million, il y a un coût qui est différent, mais le coût est marginal par rapport au coût de production du magazine par exemple. Il y a des choses qu’on peut prendre en compte. Je dis que, de toute façon, la gratuité ou la non gratuité peut être décidée par la personne qui a produit l’œuvre. Elle peut décider de son modèle économique et, à mon avis, quand on parle de Libre on doit être attaché à la liberté de choix de la personne qui a travaillé.
Par exemple Jean-Baptiste Kempf a fait VLC et a décidé que ce serait gratuit parce que c’est un anarchiste fini ??? [40 min 45], par exemple, mais il aurait bien pu dire si vous voulez installer VLC dans telle condition, quand vous êtes par exemple Free, vous payez VLC ; il ne l’a pas fait, c’est un choix, mais il aurait bien pu décider de le faire, ou les personnes qui ont généré VLC au départ.

Benjamin Grassineau : On a souvent entendu l’argument, cette idée qu’il n’y a pas beaucoup de coût.

Public : Ce n’est pas une idée, c’est un fait.

Benjamin Grassineau : Par contre, ce qui est étonnant dans ce cas-là, c’est pourquoi aujourd’hui on a de plus de plus de biens immatériels qui, pour le coup, deviennent payants, qui ne sont plus en libre accès.

Public : C’est le capitalisme.

Benjamin Grassineau : Je ne sais pas. Dans ce cas-là ce n’est pas une histoire de coût matériel ou pas.

Public : Le prix ce n’est pas le coût, on est d’accord.

Benjamin Grassineau : C’est juste pour dire que la question n’est pas de savoir si c’est matériel ou immatériel, c’est qu’est-ce qu’on autorise en tant que créateur d’une œuvre ou créateur d’un bien. J’ai fabriqué un billard, est-ce que je vais autoriser tout le monde à l’utiliser gratuitement ?

42’ 22

Public, Pierre-Yves Gosset : Je suis complètement largué.