Libre et/ou gratuit
Titre : Libre et/ou gratuit ? - Benjamin Grassineau
Intervenant : Benjamin Grassineau
Lieu : Lyon - Journées du Logiciel Libre 2022
Date : 15 novembre 2023
Durée : 57 min 26
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : à prévoir
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Présentation
Le libre ne serait-il pas finalement un peu gratuit ? Faut-il rejeter cet aspect ou le valoriser ?
Dans le monde du libre, la cause semble entendue : libre ne veut pas dire gratuit. Mais qu'entend-on par là ? Que produire du libre a un coût ? Que ce n'est pas désintéressé ? Que cela peut être rentable ? Ou encore, que libre n'équivaut pas au libre-accès ?
En réalité, tous ces arguments n'excluent pas la gratuité, et de fait, la culture libre présente une composante gratuite forte et repose largement sur l'économie du don.
Alors le libre ne serait-il donc pas finalement un peu gratuit ? Et faut-il rejeter cette dimension ou au contraire la valoriser ?
Transcription
Bonjour à tous.
Je propose aujourd’hui une présentation sur la question de liens qu’il peut y avoir entre gratuité et culture libre.
Je suis sociologue, je travaille notamment sur ces deux thèmes-là depuis plus d’une dizaine d’années. J’étais venu il y a trois ans faire une table ronde sur Wikipédia, avec Olivier ici présent, j’avais fait mon travail de thèse dessus. On avait abordé la question des relations entre gratuité et culture libre. Je m’étais aperçu qu’il y avait quand même pas de choses qui sont un peu déconnantes sur le sujet dans la culture libre, pas mal de libristes ont une vision parfois un peu hostile à la gratuité.
Déjà, pour vous montrer, j’ai pris des extraits que j’ai trouvés sur Internet. Je sais que vous n’arrivez pas bien à lire, surtout que c’est écrit petit.
Il y a évidemment les déclarations de Richard Stallman sur la différence entre free speech et free beer, on va y revenir. Il rappelle, par exemple, que « le mouvement du logiciel libre agit pour promouvoir la liberté et non la gratuité ». C’est déjà une première opposition. OK, on est pour la liberté mais la gratuité, pas trop.
J’ai pris un autre extrait : « Le mouvement open source, en Europe, a souffert d’être considéré comme la version gratuite des logiciels. Le sentiment était que l’open source ne permettait que de réduire les coûts. » À nouveau on a une vision un peu négative du truc.
Là, par exemple, troisième exemple, « le logiciel open source n’est pas complètement gratuit. Quelqu’un qui veut construire un logiciel doit ensuite le maintenir, l’exécuter, le gérer. » Pourquoi ai-je mis cet exemple ? Parce qu’il y a une justification du fait que ça ne va pas être complètement gratuit.
Après j’ai pris des commentaires, un sur une page d’un article sur ZDNet : « Les avantages de l’open source sont évidents. On peut invoquer la gratuité. Rien n’est gratuit en entreprise privée et publique et il faut bien mettre l’accent en premier lieu sur les ressources humaines en développement, en maintenance, en formation, etc. ». Là encore ça ne peut pas être gratuit parce qu’il y a des coûts.
Public : J’ai deux/trois phrases en plus pour compléter, si tu veux, après.
Benjamin Grassineau : Carrément. J’espère qu’on aura le temps de discuter, je vais essayer de me dépêcher.
Évidemment il y a le fameux adage martien, on ne sait pas trop d’où il arrive « si c’est gratuit c’est vous le produit ».
Public : Il n’y a de fromage gratuit que dans les pièges à rat, ça ressemble à la dernière, par rapport à la gratuité des GAFAM.
Quelque chose peut être gratuit à partir du moment où il a été payé ; c’est dit un petit peu entre les lignes, mais c’est l’idée.
Paul ??? à dit, il n’a pas pensé comme moi, en tout cas comme je l’entends, « je veux parler à tous ceux pour qui tout ce qui n’est pas gratuit est trop cher. »
Benjamin Grassineau : C’est subtil.
Public : J’en ai peut-être une autre, mais je l’ai oubliée.
Benjamin Grassineau : En tout cas on voit bien que la question se pose notamment avec les GAFAM.
Public : Si c’est gratuit c’est sans doute de la merde, c’est la phrase qu’il disait beaucoup aussi.
Benjamin Grassineau : Oui, ça a aussi un impact négatif sur le Libre par ricochet.
Public : On peut conclure. Tout a été dit.
Benjamin Grassineau : Cela dit, vous avez le droit de partir quand vous voulez ! Vous pouvez sortir sans payer !
Je vais revenir sur la déclaration de Richard Stallman This is a matter of freedom, not price, so think of "free speech," not "free beer".. En gros quand on parle du Libre, on parle de parole libre et pas de bière libre, pas de bière gratuite on va dire.
Public : Ça rend bien en anglais parce que c’est free, c’est le même mot dans les deux cas.
Benjamin Grassineau : Tout à fait.
Je disais que ça donne en général lieu à trois interprétations possibles.
On pourra dire qu’un bien libre – j’ai mis bien au sens large, ça peut être aussi de la musique, ça peut être tout ce qu’on a l’habitude de mettre sous licence de libre diffusion – ce n’est pas nécessairement gratuit. C’est un peu la proposition que j’ai appelé la proposition faible, c'est-à-dire que libre et gratuit sont deux caractéristiques indépendantes. On peut avoir un logiciel libre et gratuit, un logiciel qui n’est pas libre mais qui est gratuit, etc.
Il y a aussi une position peut-être plus normative, qui va être plus hostile à la gratuité, on va dire que le Libre doit vraiment éviter à la gratuité. On va dire que ça le corrompt d’une certaine manière, il y a une vision en opposition .
Enfin, on va pouvoir entendre aussi des choses assez courantes, ce n’est pas limité à la sphère de la culture libre, on les entend un peu partout : ce n’est jamais gratuit parce que la gratuité c’est une illusion. Il ne faut pas être naïf, l’être humain est trop intéressé, mauvais, pour filer ses baskets gratos !
Partant de là, je poserais quand même quelques questions.
On va dire que libre et gratuit c’est complètement indépendant. Si on partait de cette hypothèse, on pourrait en tirer deux conclusions : ça serait presque aléatoire, finalement que ce soit payant ou gratuit c’est le hasard qui joue et, dans ce cas-là, on devrait des logiciels libres qui sont moitié/moitié autant de logiciels libres payants que gratuits. Je pense qu’il y a quand même plutôt une dominance des logiciels libres gratuits. Sinon le logiciel libre devrait suivre une tendance globale, qu’on va retrouver un peu dans la société en général, c'est-à-dire qu’un produit a plutôt tendance à être payant que gratuit.
Pareil, si le payant c’est un objectif moral, si c’est vraiment quelque chose à éviter, pourquoi va-t-on retrouver tant de logiciels, tant de projets en général qui ont un fonctionnement quand même pas mal basé sur la gratuité. On verra à la fin quelques exemples
Et enfin, on peut se poser la question : si rien n’est gratuit, est-ce que le concept a tout simplement un sens dans ce cas-là ? On peut peut-être le jeter à la poubelle ! Est-ce que c’est juste une proposition qui est creuse ?
Partant de là j’ai avancé trois propositions.
Un bien qui est sous licence libre, en fait, il est par définition gratuit, je vais essayer de vous le montrer, on pourra en discuter.
L’idée que rien n’est gratuit, ce n’est ni vrai ni faux, on ne peut pas s’appuyer là-dessus pour tenter de discréditer des choses qui sont proposées gratuitement.
Je pense que la gratuité est quelque chose qui devrait être valorisé dans la culture libre au lieu d’être souvent rejeté.
Pour essayer de montrer tout ça, on va s’intéresser rapidement à ce à quoi renvoie le terme gratuit.
Le terme gratuit est polysémique et peut prendre, en gros, quatre significations :
soit ça correspond au libre accès ;
soit ça va correspondre à l’absence de coût : quelque chose est gratuit quand, en gros, ça ne coûte rien ;
c’est aussi l’absence d’intérêt, dans ce cas-là on parlera plus de gratuité en disant qu’une action gratuite est désintéressée, par exemple la violence gratuite. Je travaille dessus en ce moment, mais ça va, je suis non violent ;
et une définition qui là est plus juridique, c’est l’absence d’obligation de contrepartie.
Quand on va parler de gratuité, ça peut aussi renvoyer à divers processus, par exemple la production du bien :
est-ce que la production est gratuite, en gros est-ce que c’est, par exemple, basé sur bénévolat ;
est-ce que c’est l’acquisition ?, on peut faire de la bière gratuitement ;
est-ce qu’il va s’agir du service, de certains usages, etc.
En fait, on va retrouver tous ces arguments un peu mélangés dans le discours de la culture libre. Par exemple : la gratuité ce n’est pas possible parce qu’on ne peut pas produire un logiciel gratuitement, ça a toujours un coût. On trouve aussi, par exemple des universitaires comme Jean Tirole, qui a un peu cette idée : les développeurs ont l’air de donner leur contribution gratuitement à la communauté, mais, en fait, ce n’est pas désintéressé, ils le feraient, par exemple, pour accroître leur réputation. On peut retrouver ce type d’argument qui vont mélanger à la fois du libre accès, est-ce que c’est intéressé ou pas, et si c’est intéressé, ce n’est pas gratuit.
Une autre question. Quelle définition pourrait-on retenir pour s’appuyer sur quelque chose de plus solide ?
On pourrait être tenté de dire que la gratuité c’est quand il y a libre accès, on aurait un accès libre à une ressource ou à un service. En fait, cette définition pose pas mal de problèmes, parce que ça peut donner juste l’illusion de la gratuité. Typiquement vous vous asseyez à une terrasse de café. On reprend l’exemple du Martien qui arrive qui se pose à une terrasse du café, tout va bien, il vient de débarquer sur la Terre et, en fait, le serveur arrive « non, non ! C’est payant ! ». Donc quelque chose peut être en libre d’accès mais n’est pas pour autant gratuit.
Pareil pour l’abonnement : ça peut donner l’impression d’être gratuit, sauf qu’il va falloir payer une fois. On va retrouver toutes ces simplifications dans le discours d’une manière générale : « j’ai un abonnement, c’est gratuit », on entend souvent ce genre de truc.
Il y a la question des services publics, qui sont une situation un peu proche de l’abonnement, c'est-à-dire que je vais bénéficier d’un service en libre accès, mais je vais le payer indirectement ; en gros, il va y avoir mutualisation du financement avec les autres usagers.
On peut avoir, c’est ce plus ce dont on parlait au début, un service qui est fourni avec de la publicité ou avec de la collecte de données en arrière plan.
Il y a aussi l’idée que pour que ce soit gratuit il faudrait qu’il y ait une absence de coût.
On retrouve souvent l’argument, pour la rémunération d’un projet, d’un appel à don. Par exemple, sur le projet Framasoft, si vous allez dans la partie donation, vous lirez que Libre ne veut pas dire gratuit. Il est sous-entendu qu’en fait ça a un coût, ce n’est pas gratuit. Le développement du logiciel a un coût.
14’ 43
On pourrait dire que le critère a des limites