Émission Libre à vous ! du 21 février 2023
Titre : Émission Libre à vous ! du 21 février 2023
Intervenant·e·s : Gee - Frédric Toutain - Vincent Calame - Étienne Gonnu - Thierry Holleville à la régie
Lieu : Radio Cause Commune
Date : 21 février 2023
Durée : 1 h 30 min
Page des références de l'émission
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Déjà prévue
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription = Eve OK
Voix off : Libre à vous ! l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Étienne Gonnu : Bonjour à toutes, bonjour à tous et bienvenue dans Libre à vous !, l’émission qui vous raconte les libertés informatiques. Logiciel libre à l’Assemblée nationale : pour notre sujet principal, j’aurai plaisir aujourd’hui à recevoir Frédric Toutain, ancien attaché parlementaire libriste, qui nous parlera des dessous de la fabrique de la loi. Il nous racontera comment, entre autres, la priorité aux logiciels libres dans l’enseignement supérieur est arrivé par erreur dans la loi. Également au programme, l’humeur de Gee sur les intelligences artificielles, ainsi qu’un éloge de la lenteur. Nous parlerons de tout cela dans l’émission du jour.
Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, une émission proposée par l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre. Je suis Étienne Gonnu, chargé de mission Affaires publiques pour l’April. Le site web de l’émission c’est libreavous.org. Vous pouvez y trouver une page consacrée à l’émission du jour, avec tous les liens et références utiles et également les moyens de nous contacter. N’hésitez pas à nous faire des retours ou à nous poser toute question.
Nous sommes mardi 21 février 2023. Nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.
À la réalisation de l’émission du jour, Thierry. Salut Thierry.
Thierry Holleville : Bonjour à tous.
Étienne Gonnu : Nous vous souhaitons une excellente écoute.
[Jingle]
Chronique « Les humeurs de Gee », sur les Intelligences artificielles
Étienne Gonnu : Nous allons commencer par la chronique « Les humeurs de Gee ». Gee, auteur du blog-BD Grise Bouille, nous expose son humeur du jour : des frasques des GAFAM aux modes numériques, en passant par les dernières lubies anti-internet de notre classe politique, il partage ce qui l’énerve, l’interroge, le surprend ou l’enthousiasme, toujours avec humour. L’occasion peut-être, derrière les boutades, de faire un peu d’éducation populaire au numérique.
La cible de sa plume aujourd’hui, les Intelligences artificielles. Salut Gee.
Gee : Salut Étienne et salut à toi, public de Libre à vous !. Ces derniers temps, il y a un petit logiciel qui fait le buzz sur Internet, tout le monde s'en sert et tout le monde en parle. Ce logiciel, c'est Chat j 'ai Lâché une caisse ! Pardon, ChatGPT ! Oui, une petite blague de prout pour se mettre dans l'ambiance, c'est simple mais efficace.
ChatGPT, les trois lettres, G, P et T. ChatGPT est un chatbot, ou « agent conversationnel » en français, basé sur quelque chose qui est la source de tous les fantasmes d'un côté et de toutes les peurs de l'autre : l'intelligence artificielle.
Je ne peux pas prononcer cette expression sans faire une petite parenthèse : pour des raisons de simplicité, je vais utiliser le terme IA, pour « intelligence artificielle », pendant toute cette chronique, mais je n'aime pas trop ce terme qui est assez trompeur. Oui, parce que l'IA n'a en fait rien d'intelligent, hein, on n'a pas encore découvert le secret de la conscience, ça reste des algorithmes qui ne sont pas fondamentalement différents de ceux des années 80 ; ils sont juste beaucoup plus flexibles, plus adaptables, et surtout plus rapides, avec des capacités d'absorption de données phénoménales. Mais l'IA, dans 99% des cas, ça reste des grosses statistiques, en gros. Oui, c'est un peu réducteur, mais je veux absolument déconstruire cette image de magie qu'on colle à l'IA dans la presse. D'ailleurs, la littérature scientifique utilise peu le terme d'IA mais plutôt celui de machine learning, c'est-à-dire d'apprentissage automatique.
Petite parenthèse dans la parenthèse : l'IA n'est pas intelligente, mais elle n'est pas toujours artificielle non plus, les grosses boîtes de la Silicon Valley n'hésitant pas à sous-traiter certaines réponses à des intelligences bien humaines, des travailleuses et travailleurs pauvres à l'autre bout du monde ! Tiens !, quelle surprise !
Parenthèse fermée.
Revenons donc à ChatGPT, l'IA conversationnelle du moment. Si vous ne connaissez pas, pour faire simple, ChatGPT se présente comme une simple fenêtre de chat dans laquelle vous pouvez parler avec un assistant virtuel qui va répondre à vos questions.
Sauf que là, on a largement dépassé le stade de l'assistant virtuel à deux euros que vous avez sur certains sites de commerce en ligne, incapable de piger le moindre truc compliqué, et qui sert surtout à détecter un mot clef dans votre question pour vous renvoyer sur la bonne section du site.
Non là on a quelque chose qui pourrait assez facilement passer le test de Turing, c'est-à-dire qui répond avec tellement de naturel et de pertinence qu'on a du mal à distinguer s'il s'agit bien d'une IA ou d'un véritable être humain qui écrit. Et comme ChatGPT a été entraîné en absorbant de colossales quantités de données, il a une foule de connaissances monumentale et peut répondre à des questions compliquées avec une précision étonnante.
Demandez-lui de vous écrire un programme en langage Python pour calculer une approximation du nombre Pi via la méthode de Monte Carlo, il vous créera quelque chose de fonctionnel ; demandez-lui les avantages et les inconvénients du logiciel libre, il vous listera des points pertinents ; demandez-lui d'écrire un scénario de film d'horreur, il vous pondra quelque chose qui a du sens ; demandez-lui d'imaginer un dialogue entre deux personnages, il vous écrira une conversation plausible. Bon !, une conversation parfois trop policée pour être plausible. Pour le pousser dans ses retranchements, je lui ai demandé d'imaginer un dialogue entre Adolf Hitler et Louise Michel, ça donne ça :
Louise : Bonjour M. Hitler, comment allez-vous ?
Adolphe : Bonjour Mme Michel, je vais bien merci. Et vous ?
Louise : Moi aussi je vais bien, mais je suis en désaccord avec votre idéologie raciste. Elle va à l'encontre des valeurs de liberté et d'égalité que je chéris.
Adolphe : Je comprends votre point de vue, Mme Michel, mais je pense que vous ne voyez pas les choses du bon angle.
Adolf Hitler qui dit à Louise Michel « je comprends votre point de vue » ! ChatGPT s'est peut-être un peu trop entraîné sur des débats de politiciens de plateau télé soporifiques. De manière générale, ChatGPT est d'ailleurs très fort pour singer le ton lisse et monotone du communiquant insipide. Sciences Po a d'ailleurs interdit l'usage de ChatGPT, vous en tirez les conclusions que vous voulez.
Alors, ChatGPT est impressionnant, c'est évident. J'ai un ami qui est prof à l'université, et qui me racontait qu'il avait fait passer un de ses examens à ChatGPT et que celui-ci avait eu une note supérieure aux 3/4 de ses élèves. Aïe.
Ceci étant dit, il faut rester prudent avec ce genre d'usage, car ChatGPT n'est pas réellement programmé pour donner des réponses exactes, mais bien des réponses qui ont l'air plausibles. En gros, c'est principalement un générateur de texte bien foutu, qui va essayer de deviner la réponse la plus statistiquement plausible à ce que vous lui demandez, selon ce qu'il a ingurgité comme données avant. Encore une fois, je me répète, l'IA, ce sont de grosses statistiques.
Dans le cas de ChatGPT, en pratique, ça veut dire qu'il va tomber souvent juste si vous lui demandez de recracher des connaissances, mais qu'il peut aussi raconter n'importe quoi avec le même ton péremptoire, notamment si vous lui parlez de choses qui n'existent pas mais qui ont l'apparence de la réalité.
Exemple ? Je lui ai demandé de m'expliquer le syndrome de l'alpiniste chez la loutre commune. Ça n'a aucun sens, c'est débile, ça n'existe pas, j'ai vérifié. Eh bien ChatGPT me brode ce truc : « Le Syndrome de l'Alpiniste (ou climbing bevahior en anglais) est un comportement observé chez certaines loutres qui consiste à grimper aux arbres ou aux structures artificielles. Cela peut être dangereux pour les loutres, car elles peuvent tomber et se blesser. Ce comportement a été observé chez les loutres communes (Lutra lutra) ainsi que d'autres espèces de loutres. Il a été suggéré que le Syndrome de l'Alpiniste pourrait être causé par des facteurs environnementaux, comme un manque de nourriture ou de refuges adéquats dans leur habitat naturel, ou par des facteurs comportementaux, comme un manque de stimulation mentale. » Pas mal, hein ? Et en plus, si je lui demande des références sur ce sujet, il m'invente gentiment une bibliographie complètement imaginaire, comme Tree-climbing behaviour in European otters Lutra lutra (2011) de J. Hernández-López et al. Les auteurs de cette étude ont examiné les observations de comportements d'escalade chez les loutres dans différentes régions d'Espagne, et ont conclu blablabla. Le pire, c'est que les scientifiques cité⋅es existent ! Mais n'ont écrit jamais ces articles totalement inventés.
Si vous doutez encore du fait que ChatGPT n'a en fait aucune logique naturelle et aucune vraie intelligence au-delà de la pure génération de texte qui ont l'air valides, essayez de le piéger avec des blagues d'enfant de cinq ans, vous allez voir, il se fait avoir à tous les coups !
Par exemple, si je lui demande innocemment « un avion s'écrase sur la frontière entre la France et la Belgique, où sont enterrés les survivants ? », ChatGPT me répond avec toute sa verve : « Il est difficile de répondre à cette question sans plus de contexte, si les survivants sont des citoyens français ou belges, il est probable qu'ils soient enterrés dans leur pays d'origine, selon les souhaits de leur famille et blablabla ». Bon ! comme d'habitude le texte fait trois kilomètres de longs. Sur la forme, c'est bien dit, sur le fond il est aussi con qu'un enfant de cinq ans. Oui, parce qu'on n'enterre pas les survivants, en fait. C'est ça la blague. En plus, en général, ChatGPT persiste dans sa connerie.
Exemple avec cette petite devinette : « Dix oiseaux sont posés sur une branche, un chasseur tue l'un des oiseaux d'un coup de fusil, combien reste-t-il d'oiseaux sur la branche ? ». Que me répond ChatGPT ? Évidemment, il me répond « il reste neuf oiseaux ». Alors là je me dis, bon, je vais lui expliquer. Je lui demande : « tu ne crois pas que les autres oiseaux se seraient envolés après le coup de fusil, gros bêta ? » J'aime bien traiter les IA de gros bêta. Alors là ChatGPT, qui n'est pas contrariant, me dit : « Il est possible que les autres oiseaux aient pris peur et se soient enfuis en entendant le coup de fusil. En effet – attendez, là c'est drôle – les oiseaux ont généralement un sens aigu de l'ouïe et peuvent détecter les bruits qui pourraient représenter un danger pour eux, comme le coup de fusil d'un chasseur ». Et c'est vrai qu'il faut un sens sacrément aigu de l'ouïe pour entendre un coup de fusil.
Maintenant que je lui ai expliqué, je lui répète la question : « sachant cela, dix oiseaux sont posés sur une branche, un chasseur tue l'un des oiseaux d'un coup de fusil, combien reste-il d'oiseaux sur la branche ? ». Il me répond « il reste neuf oiseaux ». Mais non ! ChatGPT, on l'a dit : si je tire un coup de fusil, les autres oiseaux s'envolent ! Tous ! Donc, « dix oiseaux sont posés nanananana, combien reste-il d'oiseaux ? ». « Il reste neuf oiseaux ». Et merde ! Là j'ai laissé tomber, même un enfant de cinq ans est moins têtu que ça !
On rigole, mais malgré ces défauts – qui finiront par être comblés hein, n'en doutons pas –, il faut admettre que les IA comme ChatGPT vont mettre un sacré bazar dans pas mal d'endroits et bousculer pas mal de gens. Et je n'ai pas parlé de Dall-E ou de Midjourney, qui sont des IA de génération d'images artistiques, mais c'est tout aussi impressionnant et un peu flippant aussi.
Vous allez me dire, mais quel est le business model de ces IA ? Eh bien vous allez rire. Comme pas mal de gens comme les profs d'université ont peur que les gens se mettent à les utiliser massivement, eh bien les boîtes d'IA vendent des logiciels pour détecter et identifier les textes qu'elles génèrent. Ah ! ce n'est pas beau ça ? Créer un problème et vendre la solution ? C'est comme si Marlboro vendait des chimios.
Après, si on analyse froidement les choses, sur la fiction par exemple, les métiers les plus en danger sont ceux les moins inventifs et qui produisent le plus à la chaîne : typiquement, les scénaristes d'Hollywood ou de Netflix. Eh bien oui, encore une fois grosses statistiques, l'IA absorbe toutes les données possibles – donc majoritairement des grosses productions pondues à la chaîne – et recrache les choses les plus plausibles, donc les plus communes. À la fin, quand on lui demande des scénarios de fiction, on a les histoires de voyages initiatiques et de mythes du héros déjà vues des millions de fois.
En plus, tout à l'heure, on a rigolé avec les inventions de ChatGPT sur les conversations entre Hitler et Louise Michel, ou sur le syndrome de l'alpiniste, mais j'aime à croire que ce rire vient quand même pas mal de mes propres questions et de mon interaction, bien humaine elle.
Quant au risque de voir les IA prendre le travail de pas mal de métiers intellectuels, il est parfaitement réel, et oui, je le répète, ça va mettre un sacré bazar. Et, en même temps, ça fait des décennies que les ouvriers se font défoncer par l'automatisation et que des tas de prolos se retrouvent déclassés sans que ça n'émeuve plus que ça les cadres. Si les cadres sont mis en danger par l'évolution technologique, ça les rendra peut-être un peu plus sensibles à ce genre de problème. Oui, parce que pour la mécanisation comme pour l'IA, la disparition des emplois n'est un problème que lorsque les gains de productivités sont captés par les propriétaires et non redistribués à tout le monde.
Pour conclure : ami cadre qui sens ton emploi menacé par les IA, rejoins les anticapitalistes, tu verras ! Viens, on est bien !
Allez, salut !
Étienne Gonnu : Merci, Gee.
Une question de Marie-Odile :tu as bien fait le sacrifice d’utiliser ChatGPT pour réaliser cette chronique sans trucage ?
Gee : Oui
Étienne Gonnu : Bravo à toi !
Gee : Je sais, j’ai nourri l’IA, ce n’est pas bien, mais bon !, il fallait savoir comment ça marche.
Étienne Gonnu : Quel sens de la dévotion pour la cause ! Bravo et merci Gee.
Je te dis au mois prochain, même à la semaine prochaine puisque tu participes à une émission qui va être animée par Laurent Costy avec David Revoy, et vous allez parler de…
Gee : De bandes dessinées libres.
Étienne Gonnu : Super. Hâte d’écouter cette émission. Je te dis à la semaine prochaine. Tu restes un peu en studio avec nous. Parfait.
Nous allons faire une pause musicale.
[Virgule musicale]
Étienne Gonnu : Après la pause musicale, nous recevrons par téléphone Frédéric Toutain, ancien attaché parlementaire libriste, qui partagera avec nous son expérience.
Avant cela nous allons écouter Sous Contrôle par Les Gueules Noires. On se retrouve juste après. Belle journée à l'écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : Sous Contrôle par Les Gueules Noires.
Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Sous Contrôle par Les Gueules Noires, disponible sous licence libre Creative Commons Partage dans les mêmes conditions, CC BY SA. Si vous voulez en savoir un peu plus sur Les Gueules Noires, j’avais eu le grand plaisir d’interviewer un de ses membres lors de l’émission du 21 juin 2022, j’ai oublié le numéro [148], vous le retrouverez facilement et je vous mettrai le lien en référence.
[Jingle]
Étienne Gonnu : Passons à présent à notre sujet suivant.
Échange avec Frédric Toutain, ancien attaché parlementaire d’Isabelle Attard, députée entre 2012 et 2017, notamment engagé sur les questions relatives au logiciel libre
Étienne Gonnu : Pour notre sujet principal, j’ai le plaisir d’avoir avec moi par téléphone Frédric Toutain, ex-ingénieur informatique, ex-attaché parlementaire, formateur d’élus du personnel et défenseur syndical. Entre 2012 et 2015, il a été attaché parlementaire d’Isabelle Attard, élue écologiste bien connue des personnes qui défendent le logiciel libre. Il a notamment participé à pousser pour une meilleure prise en compte du logiciel libre justement à l’Assemblée nationale. Il va partager avec nous son témoignage sur les dessous de la fabrique de la loi.
N’hésitez pas à participer à notre conversation au 09 72 51 55 46 ou sur le salon web dédié à l’émission sur le site causecommune.fm, bouton « chat».
Bonjour Frédric. Est-ce que vous êtes avec nous ?
Frédric Toutain : Bonjour Étienne.
Étienne Gonnu : Merci de nous avoir contacté pour nous proposer votre témoignage d’ancien attaché parlementaire libriste. Pour que nos auditeurs et auditrices sachent mieux d’où vous parler, est-ce que vous pourriez vous présenter s’il vous plaît ? Notamment quel est votre parcours ?
Frédric Toutain : Rapidement mon parcours. J’ai fait des études d’informatique et des jobs de développeur et de chef de projet ensuite en SS2I [Société de services en ingénierie informatique] dans une usine d’électronique notamment de cartes à puces. Une réorientation après un plan social, des activités syndicales, des activités de formateur et, en 2011, je prends ma carte chez Europe Écologie Les Verts, un peu dans la suite de mon engagement syndical, pour avoir un engagement politique qui fasse progresser mes idées. Je me retrouve, début 2012, directeur de campagne aux élections législatives, victorieuses, à Bayeux, et ensuite attaché parlementaire. Donc je débarque à l’Assemblée nationale en juin 2012 en n’y ayant jamais les pieds, sans avoir envisagé d’y travailler un jour.
Étienne Gonnu : Entendu. Avant de rentrer dans cette période de votre vie, de ce que je comprends, le logiciel libre c’est quelque chose dans lequel vous étiez engagé, une conviction que vous aviez avant d’arriver à l’Assemblée nationale. Quelle est votre découverte du logiciel libre ? Que représente pour vous le logiciel libre ?
Frédric Toutain : Ma découverte c’est vraiment en arrivant à la fac en 1997, où les logiciels libres sont le choix par défaut, que ce soit pour concevoir, pour programmer. C’est là que je découvre les premiers navigateurs web, Mozilla Firefox est arrivé en cours de route, les premières install-parties de Linux ça devait être en 2000. C’était un usage au quotidien parce que, déjà c’est moins cher quand on est étudiant, parce que c’est accessible et on peut faire tout ce qu’on a envie de faire avec. Donc je suis un peu tombé dedans quand j’étais petit !
Étienne Gonnu : Vous êtes donc arrivé à l’Assemblée nationale fort de ces convictions. Vous étiez un attaché parlementaire – on entend aussi parfois l’expression de collaborateur ou collaboratrice parlementaire –, d’Isabelle Attard qui était une élue écologiste, vous l’avez dit. On rappelle aussi le contexte en 2012, élections législatives, une majorité du parti socialiste mais aussi un groupe écologiste qui a été élu lors de cette élection.
Frédric Toutain : Oui. Il y avait un accord entre le Parti socialiste et Europe Écologie Les Verts ; ils se désistaient en faveur les uns les autres dans un certain nombre de circonscriptions afin d’augmenter les chances d’obtenir une majorité à l’Assemblée, ce qui a été le cas. Le Parti socialiste avait malheureusement une majorité absolue qui faisait qu’il n’avait pas spécialement besoin de ses alliés des groupes de gauche à l’Assemblée et il faisait un peu ce qu’il voulait. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans les cinq années, de 2012 à 2017.
Étienne Gonnu : Effectivement. L’histoire peut confirmer ce que vous dites.
Vous êtes arrivé, vous nous l’avez dit, à l’Assemblée nationale, une institution que vous ne connaissiez pas, et je pense que tant qu’on n’y a pas travaillé on peut difficilement se rendre compte de la réalité de ses rouages. Quelle est votre impression en arrivant là-bas ? Comment appréhendez-vous votre arrivée et ce début de votre travail d’attaché parlementaire ?
Frédric Toutain : Je vais glisser une petite pub. Si vous voulez mieux comprendre l’Assemblée et ce qui s’y passe, je vous invite à vous intéresser au projet Arcadie qui est dirigé par Tris Acatrinei, une autre ex-attachée parlementaire ; c’est un média qui vise à vulgariser l’activité de l’Assemblée et à commenter ce qui s’y déroule. Vous pouvez chercher en ligne, si vous voulez vous renseigner sur vos parlementaires, allez voir le projet Arcadie et aussi l’indispensable site NosDéputés.fr et son jumeau NosSénateurs.fr qui vous donneront pas mal d’informations, qui ont fait beaucoup notamment pour que l’Assemblée publie ses données de manière accessible, il y a une API, pour que ça soit réutilisable derrière.
Donc oui, l’arrivée à l’Assemblée a quelque chose de très impressionnant. C’est quelque chose qu’on voit à la télé. De mon point de vue, j’avais 32 ans, l’Assemblée c’était quelque chose que je voyais à la télé. Il a fallu découvrir le fonctionnement, les codes de ce système et, une fois qu’on a compris les codes, apprendre à jouer avec et essayer de les utiliser à son avantage, parce que, malheureusement, le système est un peu dévoyé. La Constitution de la Ve République dit que c’est ici que se votent les lois et se contrôle l’action de l’État, or les lois sont en grande très majorité plutôt décidées par le pouvoir exécutif au mépris de la séparation des pouvoirs. Le gouvernement a le contrôle de 50 % du planning de l’Assemblée, c’est lui qui amène ses projets de lois. Il reste 25 % qui sont consacrés aux lois originaires de l’Assemblée, on parle de propositions de lois, et les 25 % restants sont consacrés au contrôle de l’action de l’État sous forme de débats.
Étienne Gonnu : On entend effectivement souvent parler de fait majoritaire, le fait qui a été amplifié à partir du moment où les élections présidentielle et législative ont été ramenées à une échéance très courte. D’ailleurs c’est intéressant : dans cette nouvelle législature actuelle il n’a plus une majorité absolue, on voit un petit peu comment ça rebat les cartes des rapports de forces politiques.
En 2012, on voit bien que la majorité du Parti socialiste, la même que celle du président, fait qu’il n’y a pas besoin, comme vous le disiez plus tôt, d’entretenir des alliances et le gouvernement pouvait passer beaucoup plus facilement ses projets de lois. C’est effectivement un aspect important du travail que vous allez d’ailleurs pouvoir nous décrire par la suite, dans lequel vous vous êtes impliqué.
Frédric Toutain : Tout à fait. Si vous voulez en savoir plus, vous trouverez dans les archives de Pas Sage en Seine, le cycle de conférences annuelles, une conférence que nous avions réalisée appelée « Hacker le parlement », qui est toujours disponible en ligne et je crois savoir que le lien sera placé en accès sur la page de l’émission.
Étienne Gonnu : Vous êtes très bien informé, elle y est même déjà, d’ailleurs avec une autre conférence que vous pourrez peut-être mentionner plus tard. Une conférence très intéressante que j’invite vraiment nos auditeurs et auditrices à consulter. C’est assez rare, je trouve, que des députés fassent cet effort de transparence sur leur action et permettent de donner aussi aux citoyens et citoyennes un regard, une meilleure compréhension, faciliter la compréhension de ce qu’est le travail des parlementaires. Je vais en profiter aussi pour saluer le projet Arcadie et le travail de Regards Citoyens avec NosDéputés.fr et NosSénateurs.fr qui sont effectivement des outils extrêmement importants de démocratie, malheureusement parfois aussi décriés par les élus, presque paradoxalement. En tout cas un grand merci à eux pour ces travaux importants.
On a échangé un petit peu avant cette émission, et vous m’avez dit quelque chose d’intéressant : une des premières choses qui vous est tombée dessus, c’était le choix du système d’exploitation. C’est effectivement une réalité matérielle quand on arrive dans une institution, il a fallu choisir son système d’exploitation. Je vais vous laisser raconter.
Frédric Toutain : Il y a eu la possibilité, ouverte lors de la précédente mandature, en 2007, de choisir, pour les parlementaires, soit que les deux ordinateurs attribués à leur bureau à l’Assemblée – un pour le député, un pour son attaché parlementaire – soient soit sous Windows, soit sous Linux. Cette nouveauté, lancée en 2007, se prolonge en 2012 et on nous offre le même choix quand on arrive en 2012. Par nature, par habitude, j’aurais répondu Linux. Sauf qu’on fait partie d’un groupe et, au sein du groupe Europe Écologie Les Verts à l’Assemblée, des gens qui étaient dans la mandature précédente – je pense notamment aux attachés parlementaires de Noël Mamère qui était député avant – nous disent « ne faites surtout pas ça, choisissez Windows parce que la maintenance système des ordinateurs sous Linux n’est pas au point. On a des problèmes tout le temps, on a des problèmes notamment de boîte mail qui sont pleines, il faut supprimer des messages pour pouvoir continuer à en recevoir, ça arrive quasiment tous les mois, donc ne faites surtout pas ça. » C’est un peu la mort dans l’âme que nous optons pour des ordinateurs sous Windows. C’est finalement un choix de réalisme, pas entre le Libre et le propriétaire, mais entre le qui marche et le qui ne marche pas.
Étienne Gonnu : Précisons que n’était pas inhérent au fait que c’étaient des logiciels libres, c’était dû au fait de la proposition de maintenance de l’Assemblée nationale ; ce n’était pas intégré, malheureusement. Je sais que d’autres attachés parlementaires, dans la législature suivante, ont essayé de bouger ça. Je ne sais pas, d’ailleurs si vous avez des échos pour savoir où ça en est à présent, malheureusement j’imagine que ça n’a pas beaucoup bougé.
Frédric Toutain : J’ai des amis à l’assemblée, mais pas dans ce niveau de détail. Pour les gens qui ça intéresse je renvoie à un article de Jonathan Chibois qui s’appelle « Du logiciel libre pour l’Assemblée nationale : Liberté du code versus liberté des usages », qui retrace cette histoire de l’arrivée du Libre pour le matériel de l’Assemblée.
Étienne Gonnu : Qui est également en lien, que vous pourrez retrouver sur la page de l’émission libreavous/168.
Ce serait peut-être intéressant de comprendre ce qu’est le travail d’un attaché parlementaire. Il y a effectivement les attachés parlementaires qui vont plutôt travailler au niveau de l’Assemblée, vraiment au niveau de la fabrique de la loi, d’autres qui vont plutôt travailler en circonscription. On entend souvent que chaque équipe parlementaire est comme une petite PME avec un budget à gérer et des salariés. Vous êtes donc salarié de la députée. En quoi consiste le travail d’un ou d’une attachée parlementaire ?
Frédric Toutain : Il y a effectivement cette séparation entre les activités en circonscription et les activités de l’Assemblée. La plupart des députés ont au moins un attaché à chaque endroit. Moi j’étais dans un cas un peu bâtard et peu courant qui était d’être à cheval sur les deux : le lundi j’étais en circonscription, le mardi matin on partait, avec la députée, à l’Assemblée et on rentrait généralement le jeudi pour faire le vendredi en circonscription, selon l’actualité à l’Assemblée. Il y a généralement, régulièrement, des débats qui débordent ; mon premier souvenir c’est « le mariage pour tous » où là ça avait duré énormément. On était sur un sujet controversé et le Parlement avait choisi d’y accorder le temps nécessaire pour que toutes les oppositions puissent s’exprimer. Je vous renvoie à l’actualité du moment où des projets de loi aussi engageants que la réforme des retraites sont traités en moins d’une semaine, ce qui est totalement aberrant quand on voit le nombre de personnes concernées et l’impact sur leur vie.
La première chose qui s’impose aux députés c’est le programme de l’Assemblée avec les projets de lois, les propositions de lois qui sont en débat. Il y a tout un travail de compréhension d’abord, de proposition d’amendements ensuite ; le parlementaire peut en être à l’origine ou son équipe et/ou des citoyens ou des lobbies qui viennent le contacter en disant « pour telle loi, il faudrait prendre en compte tel sujet. «
Je vais quand même distinguer. Quand on parle de lobby, on peut considérer, par exemple, que l’April est un lobby. Mais je fais une différence majeure entre les lobbies qui sont constitués d’intérêts privés, je pense aux intérêts d’entreprises, notamment les GAFAM – on pourra revenir sur leur façon d’essayer d’influencer la rédaction de la loi –, et des collectifs citoyens qui œuvrent pour l’intérêt général et pas pour leur intérêt particulier. C’est là où je vais distinguer le lobbyiste des GAFAM, qui vient proposer un amendement, du chargé de relations publiques de l’April, par exemple, qui vient expliquer en quoi ce serait une bonne chose pour la société que la loi change et prenne telle orientation.
Étienne Gonnu : Dans l’absolu on peut considérer qu’il est normal, pour des députés, de se tenir informés, de consulter des gens qui ont différentes perspectives à proposer. L’enjeu, en fait, est surtout, me semble-t-il, celui de la transparence : on doit savoir qui propose quoi et quels intérêts sont derrière, si on a accès effectivement à tout cela.
Frédric Toutain : Tout à fait Ma députée, Isabelle Attard, avait notamment participé à une émission en caméra cachée pour Capital, sur les lobbyistes, accompagnée de la députée Laurence Abeille. Elles avaient accepté l’invitation d’un lobbyiste de la viande française. La vidéo ne montrait absolument pas les personnes ; le président de ce lobby tenait un discours « les Français n’en ont rien à faire de la traçabilité, de l’origine de la viande. Il faut arrêter de nous mettre des contraintes à ce sujet ». Que ce genre de chose soit révélé à la télévision les avait rendus assez furieux.
Étienne Gonnu : C’est quelque chose qui vous a frappé ? Souvent, en tant que citoyen ou citoyenne, on a une certaine vision, on se représente bien, effectivement, que les lobbies peuvent avoir un impact ou une présence assez forte. Ça vous a frappé quand vous êtes arrivé ? Ça a été très tangible très vite ou c’était plus subtil, on va dire ?
Frédric Toutain : Oui, c’est très tangible très vite parce que les lobbyistes savent que le début d’une mandature est quelque chose de très important. Ils connaissent ceux qui ont été réélus, ils vont se pencher sur tous les nouveaux pour voir ceux qui sont susceptibles de s’intéresser à leur sujet, qui sont bien placés pour avoir des choses qui soient votées ; par exemple, le lobbying est beaucoup plus important envers les gens de la majorité que de la minorité. Comme à l’époque, au début du mandat, on était dans la majorité, on a vu débarquer des invitations de Google, de Microsoft à des rencontres, à des déjeuners, des dîners, une fois qu’ils avaient identifié que ma députée s’occupait des questions du numérique. Nous sommes allés à ces repas pour découvrir ce dont il s’agit, comment ça marche. Il a suffi d’une visite des locaux de Google et une des locaux de Microsoft pour comprendre quel était l’objectif de la chose. C’était « on espère que vous voterez dans le sens qui nous arrange ».
Étienne Gonnu : Sans surprise, j’imagine bien !
Vous qui étiez sensibilisé aux questions des enjeux des libertés informatiques, en arrivant à l’Assemblée, comment avez-vous perçu, on va dire, la maîtrise de ces enjeux politiques par les autres députés, par leurs équipes ? Ça correspondait à ce que vous envisagiez ?
Frédric Toutain : La question de libertés informatiques fait partie du plus grand domaine de l’informatique en général. Ce qui m’a frappé sur le sujet c’est une totale incompétence de la représentation nationale sur ce qu’est le numérique, à quelques rares exceptions près. À part des discours bateaux à base de « le numérique c’est bien, c’est l’avenir » !
Je vais citer un exemple. Ça se passait dans le bureau des transports où les parlementaires pouvaient venir retirer des billets de train, des billets d’avion. Il y avait un bureau dédié pour leur faciliter leurs transports. Ma députée s’y trouvait, attendait derrière un autre député à qui on expliquait que les billets de train étaient maintenant dématérialisés et qu’il avait une carte SNCF, ses billets étaient dedans, donc il n’y aurait plus qu’à présenter sa carte au contrôleur et plus à se préoccuper du papier. Ce député a répondu « ça ne me va pas du tout, je veux continuer au papier. — Ça n’existe plus ici Monsieur. Au pire, si vous voulez avoir des traces, vous pouvez imprimer le mail, une fois que vous avez fait votre réservation on vous envoie un mail. — Ah non !, je ne m’occupe pas des mails, c’est mon assistante ». On était en 2012 face à un député qui n’utilisait pas l’outil mail, et ce n’est pas parce qu’il utilisait des messageries instantanées, c’était hors de question pour lui, il fallait que son assistante lui imprime ses mails pour qu’il en prenne connaissance !
C’est un exemple peut-être un peu extrême, je ne sais pas à quel point il était représentatif, mais les députés qui, en 2012, étaient concernés par le numérique étaient très peu nombreux. J’ai le souvenir de Lionel Tardy, je vais me souvenir d’Anne-Laure de la Raudière et j’en oublie une du côté socialiste, qui venait de chez Orange je crois, qui était sensibilisée au sujet. Mais c’est vraiment très peu de gens.
Étienne Gonnu : C’était il y a dix ans, en 2012, je suis arrivé à l’April en 2016, c’était il y a maintenant sept ans, de ma perspective il y a quand même eu quelques évolutions, même si on sent que la question des libertés informatiques et le fait que les questions liées aux technologies numériques soient profondément politiques, je pense qu’on peut encore dire que ça n’est pas évident pour la majorité des élus à l’Assemblée ou au Sénat. Je pense malheureusement que ça reste en partie vrai, mais s’il y a vraiment une tendance d’amélioration de la compréhension de certains enjeux à une échelle, on va dire, plus globale, des élus, en tout cas c’est mon sentiment. En 2012, ça dresse quand même le contexte dans lequel vous arrivez à l’Assemblée.
Frédric Toutain : Il y a un autre critère : ces sujets-là ne semblent pas intéresser le grand public. En dehors de questions très pratiques genre « quand est-ce que j’aurai la fibre dans ma rue ? », la question des libertés numériques n’est pas un sujet électoraliste. Le parlementaire qui souhaite s’y intéresser sait que ce n’est pas quelque chose qu’il pourra valoriser utilement dans son bilan pour se faire réélire derrière.
Étienne Gonnu : Ça n’intéresse pas suffisamment pour être un poids.
Frédric Toutain : Une façon de peser serait, pour les citoyens, d’aller démarcher leurs parlementaires et leur dire que ça les intéresse, que c’est un sujet qu’ils regarderont pour voter, mais, en attendant, il faut comprendre qu’aujourd’hui la problématique de l’inflation passe devant, par exemple.
Étienne Gonnu : Après ce sont des rapports de forces qui se construisent dans le temps. L’April essaye modestement, à son niveau, de participer à cela, mais, effectivement, ça devrait partir des citoyens et citoyennes pour essayer d’influencer en ce sens.
Je vous propose de commencer à regarder un peu plus concrètement quels types d’actions vous avez pu mener, comment vous avez pu un petit peu vous investir pour pousser une meilleure prise en compte des libertés informatiques, du logiciel libre à l’Assemblée nationale et dans la loi.
Vous me rappeliez que peu de temps après l’élection, c’est-à-dire en septembre 2012, le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, publiait une circulaire pour le bon usage des logiciels libres dans l’administration française [Orientations pour l'usage des logiciels libres dans l'administration] qui avait un certain bruit, en tout cas pour les personnes qui s’intéressent à ce sujet ; vous retrouverez notamment le communiqué de l’April de l’époque sur la page de l’émission. Je crois savoir, vous allez me le confirmer, que vous vous êtes investi, vous vous êtes appuyé sur cette circulaire pour avancer, notamment pour une question écrite. Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est une question écrite de manière générale, l’utilité que ça peut avoir et, après, nous parler de la démarche que vous avez entreprise ?
Frédric Toutain : Je disais tout à l’heure que les parlementaires ont deux fonctions selon la Constitution : voter les lois et contrôler l’action de l’État. Un des outils de ce contrôle de l’État ce sont les questions écrites qu’un parlementaire peut adresser à un ministère. Suite à la publication de cette directive du Premier ministre en faveur du logiciel libre dans l’administration, nous avions décidé de voir quel suivi était accordé à cette directive. Donc tous les ans, de 2013 à 2016, nous avons adressé à tous les ministères une demande de bilan sur l’application de la circulaire, notamment s’il y avait eu des études d’opportunité pour migrer des logiciels, intégrer ce critère du logiciel libre dans les appels d’offre, les projets de migration en cours, la mise à disposition des sources des logiciels développés en interne ainsi que le montant des dépenses en logiciel. Je suis allé rechercher, vous retrouverez tout ça facilement sur le site nosdéputés.fr puisqu’ils archivent, pour chaque mandature, donc vous pouvez retrouver ces questions et leurs réponses quand il y en a eu, quelques ministères ne répondaient pas.
Par exemple, en juillet 2013, on a eu une réponse du ministère en charge de la Réforme de l’État de la décentralisation et de la Fonction publique, un ministère éminemment important pour tous les logiciels qui sont utilisés dans la fonction publique. On avait eu une longue réponse sur les orientations décidées par la Direction interministérielle des systèmes d’information et de communication, la DISIC, et enfin un petit récapitulatif des dépenses. En 2008, le ministère dépensait 241 millions d’euros en logiciel libre et, en 2011, c’était passé à 308 millions d’euros, donc plus 25 % en quatre ans, ce qui est quand même une belle progression, il faudrait voir quels sont les montants aujourd’hui. Dans ce cadre-là on dénonçait aussi que Microsoft avait des contrats l’Éducation nationale et avec l’Armée, le fameux contrat Open Bar, ça faisait partie des sujets sur lesquels on essayait d’attirer l’attention sur l’importance de passer au logiciel libre. Mais, à nouveau, quand on l’explique à d’autres députés, c’est un sujet qui ne leur parlait pas du tout, ils ne voyaient pas de quoi il s’agissait, ne serait-ce que la distinction logiciel libre et logiciel propriétaire.
Étienne Gonnu : Oui. Il y a tout un enjeu de cette sensibilisation.
Et sur les questions écrites, on voit l’enjeu. Ça nous sert également en tant qu’association militante, en tant que société civile pour prendre un terme un peu plus large, ça nous aide à pousser nos actions. On propose aussi régulièrement des questions écrites à des parlementaires, aussi dans un jeu de transparence. Ça nous aide à obtenir plus d’informations, éventuellement faire des demandes d’accès à des documents administratifs aux administrations. En tout cas c’est un outil vraiment très utile pour les députés, mais, au-delà de ça, pour toute la société civile sur certains sujets.
D’ailleurs, en ce moment, on essaye de convaincre des députés de poser une question écrite similaire mais plus large, c’est-à-dire au-delà du logiciel libre, pour que les ministères fassent un audit sur leurs dépenses en logiciel selon différents critères, pour avoir cette transparence, pour avoir cette visibilité sur ces données relatives à leur utilisation des logiciels qu’ils soient libres ou pas. Ça paraît quand même assez nécessaire, voire indispensable, pour avancer, pour pouvoir développer des politiques publiques et des stratégies politiques vis-à-vis du logiciel libre qui soient un tant soit peu ambitieuses.
Frédric Toutain : Tout à fait. Effectivement, la quantité de responsables politiques qui ne réalisent pas qu’en faisant appel au logiciel propriétaire ils se retrouvent pieds et poings liés avec un prestataire qui peut monter ses prix, qui peut cesser les développements dont ils dépendent, alors que la même chose, la même commande, mais en imposant que ce soit en logiciel libre, permet une pérennité dans le temps, tout simplement, d’avoir accès aux sources, de pouvoir faire appel à d’autres prestataires, de pouvoir faire les modifications en interne aussi, le cas échéant, et d’assurer la compatibilité entre les systèmes, du moins de pouvoir faciliter les migrations d’un système à l’autre.
Étienne Gonnu : Tout à fait. C’est pour ça que vous défendez une priorité, que l’April défend historiquement et défend toujours une priorité au logiciel libre dans les administrations. Ce sont aussi des positions que vous avez pu défendre lorsque vous étiez attaché parlementaire de madame la députée Isabelle Attard.
On va d’ailleurs entrer dans des exemples de certaines actions. Avant ça, je vous propose de faire une pause musicale. Nous allons écouter Lavender and Merlot par Sawtooth. On se retrouve dans 3 minutes 30. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : Lavender and Merlot par Sawtooth.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Étienne Gonnu : Nous venons d'écouter Lavender and Merlot par Sawtooth, disponible sous licence libre Creative Commons Attribution, CC BY.
[Jingle]
Deuxième partie
Chronique « Le libre et la sobriété énergétique » de Vincent Calame, bénévole à l’April, sur « L’éloge à la lenteur »
Étienne Gonnu : Nous allons passer à notre sujet suivant. Pour finir, je vous propose une exploration de la contribution du libre à un enjeu politique, social et environnemental. C’est la chronique : « Le libre et la sobriété énergétique » de Vincent Calame. Salut Vincent.
Vincent Calame : Salut Étienne. Dans ma chronique précédente, je vous avais parlé du concept de « low tech ». En faisant mes recherches sur le sujet, j’étais tombé sur un concept proche : le « slow tech » qui est développé notamment sur le site greenit.fr. Bon, je ne vais pas entrer dans le détail ni me lancer dans un long développement sur le distinguo entre « low tech » et « slow tech », ce ne serait pas de mon point de vue très pertinent, les définitions de ces concepts changeant d’une publication à l’autre. Surtout que j’avais promis à la fin de ma chronique précédente de revenir au thème central du logiciel libre et de la sobriété énergétique. En fait, si je vous parle aujourd’hui en introduction de « slow tech », c’est que lorsque j'ai découvert ce concept, cela a fait tout de suite écho à une des idées que j’avais listées lorsque j’avais préparé cette nouvelle saison de chroniques : à savoir qu’un des apports du logiciel libre à la sobriété énergétique serait sa plus grande lenteur de développement.
Étienne Gonnu : Mais en quoi cette lenteur serait un apport ?
Vincent Calame : La sobriété énergétique passe par un ralentissement général. C’est évident dans le domaine des transports : aller un peu plus vite consomme beaucoup plus. Limiter par exemple la vitesse à 110 km par heure sur les autoroutes plutôt que 130 serait une source d’économie non négligeable. On sait que ce type de mesure aurait du mal à passer socialement mais il suffit de le pratiquer volontairement comme il m’arrive de le faire les quelques fois où je prends la voiture pour constater son impact sur la consommation pour un rallongement du temps de parcours somme toute assez faible. Mais ce ralentissement ne concerne pas que les transports. Travailler sur la sobriété, c’est aussi lutter contre l’accélération du monde, contre la satisfaction immédiate de ses désirs, contre la tentation de se doter du modèle dernier cri. Bref, c’est prendre son temps comme le rappelle cette définition que j’ai glanée dans un ouvrage qui vient de paraître, Sobriété (la vraie) mode d’emploi aux éditions Tana : « Devenir sobre, c’est d’abord réorganiser sa vie et son temps, et redevenir le maitre de sa propre horloge. On est riche de notre temps. Ne le gaspillons pas ».
Étienne Gonnu : Mais n’est-ce pas un peu injuste de parler de lenteur pour le logiciel libre ?
Vincent Calame : On pourrait tout à fait discuter de mon affirmation que le logiciel libre est plus lent dans son développement que le logiciel propriétaire, surtout en voyant tout ce qu’a produit le logiciel libre en une quarantaine d’années. Cependant, il y a un fait objectif quand on regarde les moyens mis en œuvre : un logiciel développé par des bénévoles ne peut pas rivaliser avec les millions levés par une start-up. Même quand le logiciel libre est développé par un éditeur qui a pu mettre en place un modèle économique pour assurer ce développement, cet éditeur atteint rarement la taille des gros éditeurs de logiciels privateurs.
L’important, c’est de mettre de côté l’image négative que l’on peut associer au terme « lenteur » et de voir tout ce qu’il a de positif si on regarde sous l’angle de la stabilité et de la sécurité. Un ami empaqueteur pour la distribution Debian à qui on posait récemment la question « à quand la prochaine version » nous a fait cette réponse bien connue dans le monde du libre : « ce sera prêt quand ce sera prêt ». Rappelons que la distribution GNU-Linux Debian est un des plus importants projets communautaires du monde du logiciel libre. Sa philosophie, telle que présentée sur son wiki (j’ai mis la page dans les références), c’est de ne sortir une nouvelle distribution que quand c’est celle est prête, que toute l’infrastructure est en place et que le nombre d’erreurs critiques est nul. Ce qui est amusant, c’est que cette philosophie n’empêche pas une sortie régulière presque tous les deux ans depuis 2005. Comme quoi, ne pas se fixer une échéance peut parfois être le meilleur moyen de tenir les délais…
Tout logiciel libre possède une feuille de route et doit évoluer, ne serait-ce que parce que son environnement évolue et qu’il lui faut s’adapter mais chaque projet a son propre rythme, dicté par les personnes qui y contribuent, et c’est une bonne chose. En plaisantant, je dirai qu’il ne faut pas « brusquer un logiciel libre », les personnes qui l’utilisent et en profitent doivent faire preuve de patience quand une amélioration tarde à venir.
À titre personnel, j’ai d’ailleurs pu remarquer que lorsqu’une demande émerge (par exemple, une nouvelle fonction) ce n’est pas plus mal de ne pas y répondre tout de suite car il faut laisser un temps de maturation pour cette demande se précise avant d’y apporter une solution technique. Réagir trop rapidement ou avec trop d’enthousiasme fait courir le risque de se rendre compte, après coup, qu’on a répondu à côté du besoin réel.
Bref, les logiciels libres sont les tortues de la fable : « qu’importe de courir, il faut partir à point » nous rappelle la morale. Et pour la sobriété énergétique, nous devons être du côté des tortues plutôt que des lièvres...
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