États & Big Tech : les liaisons dangereuses - Asma Mhalla

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Titre : États & Big Tech : les liaisons dangereuses

Intervenant : Asma Mhalla - Mick Levy - Cyrille Chaudoit

Lieu : Trench Tech

Date : 3 novembre 2022

Durée : 50 min [deux parties non transcrites]

Podcast

Page de présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir.

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit MO

Description

La tech s'invite dans l'échiquier géopolitique Les Big Tech jouent de leur puissance pour influer sur la marche des nations La techno-politique est en marche et produit des effets d’ampleur mondiale à l’image du Splinternet. Alors quelle place pour les Big Tech ? Comment exercent-elles leur pouvoir ?

Transcription

Voix off : Le gouvernement s’est mis à coucher avec toute l’industrie des télécommunications dans les années 40. Ils ont tout infecté. Ils pénètrent dans ton compte en banque, tes données informatiques, tes e-mails, ils mettent les téléphones sur écoute. Ma la femme me le serine depuis des années, la moindre fréquence, le moindre fil, plus on est branché technologique plus c’est facile pour eux de tout mettre en fiche. Le meilleur des mondes il paraît.

Voix off : Trench Tech, esprit critique pour une tech éthique.

Cyrille Chaudoit : Bienvenue dans ce nouvel épisode de Trench Tech. Vous voulez exercer votre esprit critique pour une tech éthique, vous êtes au bon endroit. Trench Tech c’est le talk-show qui décortique les impacts de la tech sur notre société.
Plus on est branché technologique plus c’est facile pour eux de tout mettre en cloche. Dans le film de Tony Scott, Ennemi d’État, datant de 1998, l’intrigue tourne autour d’une idée folle : pour améliorer la sécurité nationale, une nouvelle loi sur les télécommunications est proposée aux Américains. Elle vise à donner plus de pouvoir aux autorités compétentes, comme on dit. Ce pouvoir inclut l’utilisation de caméras de surveillance et l’écoute téléphonique dans le but de garantir la sécurité de l’État aux dépens des libertés individuelles.
Nous sommes en 98, nous n’avons pas encore connu de 11 septembre, la fibre n’existe pas, Google naît à peine, Amazon ne vend encore que des bouquins, quant à Alibaba, Facebook, Uber ou Twitter, leurs futurs patrons portent encore des couches-culottes ou presque. À l’époque, Internet se rêve comme un espace de liberté et de rapprochement de peuples.
Fin du flash-back, revenons à notre époque.

Côté pile, plus de 9 recherches sur 10 dans le monde se font via Google. Une poignée d’entreprises issues d’Internet sont plus puissantes, économiquement, que bon nombre de leurs pays. Certains de leurs patrons n’hésitent même plus à se positionner comme les garants de la liberté d’expression sur des réseaux sociaux qui véhiculent de plus en plus de fake news. Et la liste est longue.
Coté face cette fois, quelques États légifèrent pour tenter de réguler ces géants du numérique et protéger nos droits en tant que citoyens, RGPD en Europe, LGPD au Brésil, PIPL en Chine, etc. Ils promulguent également des lois qui fonctionnent en dehors de leurs frontières pour protéger leurs intérêts, on pense au CLOUD Act aux États-Unis, au GDCI en Chine, etc. Mais, en même temps, la plupart de ces États essaient aussi de s’attirer les faveurs de ces Big Tech, certains vont même jusqu’à leur dédier des ambassadeurs.
Et au milieu de tout ça, la tranche de la pièce, il y a nous, citoyens et consommateurs, qui sommes partagés entre notre fascination pour tous ces nouveaux usages qu’on nous offre sur un plateau et une source d’inquiétude qui commence à nous saisir, un peu comme dans ce film Ennemi d’État.

Pour nourrir notre réflexion, reprenons une citation de Benjamin Franklin : « Ceux qui peuvent renoncer à la liberté essentielle pour acheter un peu de sécurité temporaire, ne méritent ni la liberté, ni la sécurité ». Essayons de comprendre, avec notre invitée Asma Mhalla, comment évolue la relation entre États et Big Tech et surtout comment se jouent les nouvelles clés de la répartition de pouvoir à l’ère du prochain métavers.

Sans plus attendre, lançons ce nouvel épisode avec notre warm up.

Mick Levy : Salut Cyrille comment vas-tu ?

Cyrille Chaudoit : Ça va Mick. Merci d’être là.

Mick Levy : Ravi de te retrouver aujourd’hui.

Cyrille Chaudoit : Moi aussi. Une pensée pour Thibaut qui ne sera pas parmi nous aujourd’hui, on l’embrasse très fort.

Mick Levy : On l’embrasse très fort, je sais qu’il embrasse très fort aussi tous ceux qui nous écoutent.
Cyrille, aujourd’hui on attaque un gros dossier encore une fois. On va parler géopolitique, on va parler souveraineté et on va voir que le numérique et la tech globalement se cachent au cœur de tous ces enjeux.

Cyrille Chaudoit : Oui, c’est sûr. Le numérique, tout le monde le sait désormais, ce sont des puissances industrielles de dingue. C’est devenu plus que ça, c’est devenu des puissances économiques, on l’évoquait dans l’introduction. Rien que les fameux GAFAM représentent plus de dix mille milliards de capitalisation en janvier 2022, c’est-à-dire plus de quatre fois la capitalisation de tout le CAC 40.

Mick Levy : C’est énorme !

Cyrille Chaudoit : Attends, ce n’est pas fini ! Ça représente 3,5 fois le PIB de la France ou 2,5 celui de l’Allemagne. C’est un petit peu un raccourci, mais si les GAFAM étaient un État ils seraient au quatrième rang mondial, juste derrière la Chine.

Puissances industrielles, puissances économiques, les Big Tech sont carrément devenus des puissances politiques, en tout cas on peut se poser la question quand on voit la difficulté de certains États à leur faire respecter leurs lois, quand on voit aussi les nouveaux services, issus de ces entreprises privées, qui se substituent petit à petit à ce qui était de l’ordre du service public, voire à certains pouvoirs régaliens dans certains cas et quand on voit leur implication dans la déstabilisation de certains pouvoirs en place.

Mick Levy : Ça va être en fait la question clé : quel est le nouveau jeu du pouvoir et quelle est aussi la nouvelle place des États ? On parlait beaucoup d’État-nation jusque-là, est-ce que cette place est remise en cause ? On voit même que certains services qui étaient jusqu’alors régaliens sont peu à peu en train d’être pris par les entreprises, parfois de manière un peu barbare, on a déjà évoqué ce thème des nouveaux barbares de la tech. Je trouve qu’il y a parfois un peu un rétrécissement du débat dans les médias en particulier. On va essayer de ne pas tomber dans cet écueil. Je suis sûr qu’Asma va constamment élargir le débat.

Le débat semble souvent, finalement, sur les sujets de souveraineté, voire de souverainisme. Le sujet est beaucoup trop petit. Pourquoi ? Parce que, déjà, on peut voir la souveraineté sur deux facettes : la souveraineté technologique, en quelque sorte, qui induit une dépendance vis-à-vis d’autres acteurs. Comme la France on n’a pas la capacité à créer elle-même des serveurs, des semi-conducteurs, des routeurs, etc., eh bien ça crée évidemment une dépendance technologique et je ne parle même pas des solutions applicatives, les logiciels, le cloud que nous proposent certains acteurs.

Il y a aussi un deuxième aspect de la souveraineté qui est la souveraineté des données, cette capacité qu’ont les GAFA, qu’ont certaines entreprises de la tech – on pourra aussi parler de la Chine – à récupérer nos données et, par certains liens en plus avec les États, à amener même certains risques en termes d’espionnage entre États et autres.

Cyrille Chaudoit : Ce qui va également être intéressant c’est de voir les implications que ça va avoir sur la posture des États. Est-ce qu’on sera dans une posture d’État-providence ? Est-ce qu’on sera plutôt dans les postures d’État plateforme où, finalement, l’État devient finalement une espèce de hub de services privés, un petit peu ce qu’on vient de décrite.

Mick Levy : En tout cas la tech fait forcément bouger la place des États. Ce qui va être intéressant de regarder aussi, et on va vraiment l’explorer avec Asma, c’est qu’avec la tech on arrive au cœur d’un contexte géopolitique non seulement explosif, on le voit tous, mais hyper-complexe et dans lequel la tech a toute sa place. Un sujet qu’on avait déjà évoqué, souviens-toi Cyrille, notre troisième épisode avec Nicolas Arpagian sur le sujet de comment la tech transforme la guerre. On va voir aussi cette implication qui est hyper-forte, complexe et un peu souterraine entre les Big Tech parfois et les États. Il y a parfois une sorte de vassalisation des Big Tech par les États ou inversement, on va aussi le voir. Et puis les États eux-mêmes profitent de la place des Big Tech pour récupérer des données, pour faire cet espionnage à l’échelle mondiale, voire cette surveillance généralisée à l’échelle mondiale. On connaît tous l’affaire de la NSA, par exemple.

Cyrille Chaudoit : En tout cas ce qui est intéressant c'est que la tech en elle-même peut être à la fois une cause de tectonique des plaques au sens géopolitique du terme ou une conséquence. On va notamment aborder un sujet crucial avec Asma, dont elle s’est fait une de ses expertises, les câbles sous-marins entre autres : ceux qui possèdent les câbles possèdent un petit peu le monde aujourd’hui clairement. Il y a un enjeu de pouvoir derrière qui est extrêmement fort.

Mick Levy : Tu nous as entendu quand même ? On a parlé des Big Tech, on a parlé des US, on a parlé de la Chine, je crois qu’on n’a pas prononcé une seule fois le nom d’un État européen si ce n’est pour dire qu’il était tout petit par rapport à la puissance des GAFA. Ça sera aussi une de nos questions clés : et l’Europe dans tout ça ? Où est l’Europe ? Et comment allons-nous nous en sortir au-delà des questions de souveraineté, voire de souverainismes un peu réductrices qu’on a commencées à esquisser ? Où est l’Europe ? Quelle va être la place de l’Europe demain ? Comment l’Europe va-t-elle pouvoir trouver sa place dans ce nouveau contexte géopolitique où la tech occupe maintenant une place prépondérante en effet.

Cyrille Chaudoit : Je crois qu’on a bien posé la problématique avec ce warm up. Il est temps d’accueillir notre invitée Asma Mhalla, je l’ai entendue arriver, pour explorer tout ça avec méthode et en suivant trois axes :

  • premièrement, on va voir justement cette question fondamentale : les États et les Big Tech, quelle nouvelle répartition du pouvoir ;
  • dans une deuxième séquence, on abordera justement cette question de la tech au cœur du jeu géopolitique ;
  • on terminera par une troisième séquence sur une question que tout le monde se pose : quelle souveraineté numérique pour l’Europe ?v

Bonjour Asma.

Asma Mhalla : Bonjour.

Cyrille Chaudoit : Asma, on se tutoie, c’est OK ?

Asma Mhalla : C’est parfait.

8’ 58

Cyrille Chaudoit : Asma, tu enseignes les enjeux politiques et géopolitiques de l'économie numérique à Sciences Po Paris et à l’École polytechnique. Tu es aussi experte associée auprès de l’Agence de recherche de la Commission européenne et chercheure invitée à l’Institut Mines-Télécoms.

Asma Mhalla : C’est ça, entre autres choses.

Cyrille Chaudoit : Entre autres choses, puisque, effectivement, tu écris aussi de nombreuses publications. On ne va pas toutes les citer, je pense notamment à « Techno-politique des réseaux sociaux » et « Techno-politique du cyberespace » dans la revue Le Grand Continent.

Asma Mhalla : C’est ça.

Cyrille Chaudoit : Tout est juste. Je propose de commencer tout de suite avec la première séquence de notre entretien. Nous allons nous interroger afin de savoir comment les Big Tech forcent à redistribuer les cartes du pouvoir.

On dit les Big Tech plus puissants et plus influents que certains pays. Asma, posons tout de suite la question centrale de notre débat : les États-nations ont-ils réellement perdu du terrain face aux nouveaux territoires conquis par les géants du numérique ?

Asma Mhalla : C’est une très bonne question et merci de commencer l’entretien par cette question-là. En effet, c’est ce qu’on a cru pendant longtemps et vous allez trouver vraiment énormément de littérature, d’articles scientifiques, d’articles plus mainstream ou de notes de think tank, etc., qui datent vraiment de 2010/2018, qui vous expliquent que les Big Tech et en particulier en fait des GAFAM, c’est essentiellement de ces acteurs-là dont on parle, étaient de nouveaux États, remplaçaient les États, que c’était la fin des États-nations, etc.

Cyrille Chaudoit : C’est vrai qu’on l’a beaucoup lu.

Mick Levy : D'ailleurs on le lit encore parfois.

Asma Mhalla : Exact. Et on aurait été en effet tentés de le croire. À un moment donné, quand les Big Tech ont vraiment pris leur vitesse de croisière, on a vraiment cru, avec tous les projets qu’ils lançaient de façon pratiquement simultanée, qu’en effet ils développaient une puissance qui était concurrente de celle des États, voire supérieure.
Quand on regarde un peu plus les liens hyper-complexes, très ambigus, ambivalents entre les États qui abritent ces Big Tech-là, ces acteurs-là, on se rend compte que la relation n’est pas du tout lointaine, ce sont souvent des relations de coopération, de collaboration, de subventions et que, en réalité, l’État reste, disons, un État à la manette. Et plus exactement, puisque ça sera aussi l’objet de cet entretien, la souveraineté finale d’un État reste bien celle de l’État et par quoi, par quel truchement, par quel outil ? Simplement celui de la loi. Quand on parle d’État parallèle, des GAFAM comme État parallèle ou, disons, concurrent des États-nations ça aurait pu être vrai. En réalité, avec les nouvelles dynamiques géopolitiques, on a plutôt tendance, en tout cas c’est mon point de vue, à assister à un retour des États forts que sont la Chine, les États-Unis, d’une certaine façon en puissance régionale la Russie avec d’autres stratégies. Derrière se pose la question de l’Europe, de sa place, de son rôle et de ses possibilités ?

Mick Levy : Finalement ça va être un peu la conséquence de cette construction des Big Tech associés à certains États. On voit cette redistribution géopolitique. Tu dis que les Big Tech se sont construits finalement avec les États, on l’a beaucoup lu ça aussi : un Google n’aurait pas été aussi fort, ne serait pas si bien lancé si les États-Unis n’avaient pas fait des commandes gigantesques à Google, voire si les États-Unis n’avaient pas aidé Google à se lancer. Qu’en est-il réellement pour Google et d'ailleurs pour les autres ?

Asma Mhalla : Tu as parfaitement raison. C’est ce que je tentais de développer. Prenons le cas des États-Unis qui est peut-être le plus symptomatique, mais on pourrait aussi parler de la Chine, je vous en parlerai peut-être parce que c’est intéressant.
Il y a débat. En tout cas, la thèse que j’avance c’est qu’en fait États-Unis et Chine, j’entends les États, participent exactement de la même doctrine et de la même logique. Ils ne sont absolument pas du tout différents. La forme peut paraître différente, mais les logiques politiques qui sous-tendent les stratégies d’État, d’innovation, sont strictement, de mon point de vue, les mêmes.

Mick Levy : De quel point de vue ? C’est-à-dire qu’il y a une forme de contrôle qu’essayent d’exercer les États sur les Big Tech pour le propre intérêt de l’État finalement. C’est ce qui est derrière ?

Asma Mhalla : Je vous explicite tout ça. Je vais y aller étape pour étape pour essayer de vraiment répondre à toutes les questions.
Un sur la question de la collaboration État/Big Tech. Prenons le cas d’école États-Unis/GAFAM. On parle beaucoup de Google. Oui, vous connaissez Eric Schmidt qui fut le patron, le CEO de Google et ensuite d’Alphabet et qui siège au conseil du Pentagone. Donc vous avez des allers-retours permanents entre une certain nombre de Big tech, pas tous, en l’occurrence typiquement Google et le Pentagone ; c’est la première chose.
La deuxième chose, vous l’avez évoquée, c’est la question des subventions. Aux États-Unis vous avez un État qui subventionne soit de façon indirecte les infrastructures qui ont été utiles au développement de ces Big Tech soit directement par de la commande publique. Un exemple pur jus, ce n’est pas tant Google, c’est plutôt SpaceX. Elon Musk avec SpaceX est hyper-symptomatique de cette logique de coopération. Qu’est-ce qui s’est passé avec SpaceX ? C’est très simple. 2008, Obama est élu. Il se trouve que, parce que la guerre froide, celle des années 60/70, est en fait un tout petit peu derrière nous, etc., la NASA, qui est la grande agence spatiale américaine, était en perte de vitesse. Elle n’était plus capable, d’un point de vue organisationnel et y compris financier, de développer les innovations de rupture dont elle avait l’habitude. Donc vous aviez une agence qui avait sa réputation, son renom, son vernis, sa vitrine mais qui n’était plus capable de remettre à jour ses capabilities face à une nouvelle guerre qui apparaissait, la guerre technologique, en tout cas plus exactement la lutte, ce n’est pas tellement une gue rre, la lutte technologique avec la Chine.
Sur ces entrefaites arrive Obama en 2008 et que décide-t-il ?, d’ailleurs avec beaucoup de résistance interne de la part de l’intérieur de la NSA, d’ouvrir et d’ouvrir au privé, de développer les coopérations public/privé, notamment avec SpaceX de Musk, qui lui arrivait avec plein d’idées, plein de projets, du sang neuf, ce qu’on va appeler aussi dans le monde de l’innovation du ???, c’est-à-dire une capacité à penser les innovations de rupture sans être pris dans les contraintes et la logistique de ce qui était possible ou pas à ce moment-là en tout cas.

Cyrille Chaudoit : Asma, on comprend, du coup, la conséquence qu’est la coopération. En revanche, la cause qui a mené à devoir faire appel – si on voit le verre plutôt à moitié qu’à moitié vide, ou inversement – à SpaceX, c’est précisément parce que l’État, avec son agence qu’est la NASA, était en déshérence depuis des années, n’avait pas suffisamment de financements et pas suffisamment non plus de visionnaires à sa tête avec ???. C’est bien parce que l’État était affaibli qu’il a fallu coopérer avec une entreprise privée.

Asma Mhalla : Tu poses la question parce que tu la lis avec un regard européen. Aux États-Unis, les allers-retours public/privé, les investissements dans la R&D et l’imbrication fondamentale entre public et privé, quasiment génétique – c’est dans leur ADN – est beaucoup plus native, est beaucoup plus naturelle. Ça ne veut pas dire qu’elle est parfaite, ça ne veut pas dire qu’elle fonctionne bien. Ce qui s’est passé depuis 2008, en combien d’années ?, en sept ans à peine, serait impossible aujourd’hui en France. La preuve, on n’y arrive pas !

Cyrille Chaudoit : Ce dont tu parles avec la présence de Schmidt au Pentagone, c’est vrai aussi sur les connivences ou autres avec Palantir, je crois que c’est Peter Thiel qui est dans Palantir, le revolving d’or avec tous les politiques qui se retrouvent aux publics affaires d’Amazon et compagnie, ça marche dans les deux sens, c’est clair. Il y a une forme de promiscuité, peut-être même de conflit d’intérêt. D’ailleurs est-ce qu’on peut parler de ça ? Dans ce rapport Big Tech/État, est-ce qu’il y a des conflits d’intérêt ?

Asma Mhalla : Encore une fois, il ne faut pas vraiment pas lire la stratégie d’innovation d’État américaine par le prisme français, réellement. Ce sont des logiques et une constitution vraiment génétique, culturelle, qui est traditionnellement fondamentalement différente.
Quand je vous dis qu’Eric Schmidt siège au Pentagone et qu’il fut le CEO de Google, ça ne veut pas dire qu’il y a des revolving d’or ; c’est au vu et au su de tout le monde, c’est parfaitement public, il n’y a pas de sujet là-dessus. En revanche, ce que ça raconte, c’est précisément cette imbrication aujourd’hui culturellement entre les deux sphères, en termes de culture de l’agilité, des allers-retours entre public et privé, mais que ce soit balisé, que ce soit bien fait ; ce n’est pas la question du pantouflage qui est posée-là, c’est la question des collaborations, c’est-à-dire des ponts entre deux mondes qui doivent s’interpeller : la recherche fondamentale et l’État. D’ailleurs c’est un triptyque ce n’est pas tellement un binôme, c’est recherche fondamentale, État et secteur privé, mais secteur privé vraiment au sens des lieux où se crée, où se passe et peut éclore l’innovation.

Mick Levy : Du coup, ça permet cette vassalisation des Big Tech par les États. Les États-Unis, quelque part, tirent profit des Big Tech pour de la surveillance par exemple, pour de l’espionnage entre États, etc. ? On peut dire ça ou c’est un raccourci trop rapide ?

Asma Mhalla : C’est très intéressant. C’est là où intervient l’ambiguïté de la relation. En fait les Big Tech sont nés d’ailleurs avec beaucoup d’efforts pour développer de l’innovation, de l’innovation de rupture, tous les programmes de R&D en IA sont hyper-importants. Quand je vous disais, tout à l’heure, que la souveraineté finale reste bien celle de l’État, c’est bien ça : typiquement, dans la culture libérale américaine oui, on va laisser faire le marché et oui, il va y avoir des acteurs qui vont tout d’un coup dominer le marché et c’est d’autant plus vrai dans l’économie numérique que vous avez the winner takes all les ??? monopolistiques, parce que vous avez les effets de réseau qui vont opérer et qui vont faire que tout d’un coup vous allez aller, vous utilisateur, sur une plateforme et pas sur mille, donc vous avez une captation des usages, ça c’est clair et net, ce qui fait que vous avez cette éclosion de ce qu’on va appeler les Big Tech. C’est clair et c’est pour ça que c’est fondamentalement lié à la question géopolitique.

Maintenant, qu’est-ce que représentent, d’un point de vue des systèmes politiques, ces Big Tech-là ? Ce sont, de mon point de vue en tout cas, les bras armés de ces États, ce sont des outils d’hégémonie, ce sont des outils de puissance, ce sont de nouveaux attributs de puissance des États auxquels ils appartiennent. À un moment donné, en 2018, il y avait eu tout un tas d’articles sur supposément un projet d’Amazon qui allait acheter une espèce d’archipel, en faire un État séparatiste autonome. Amazon est une boîte américaine, qui répond à la loi américaine, et qui répond, in fine, aux ordres de l’État américain. C’est une chose et c’est d’autant plus primordial qui vous avez exactement la même logique en face, du côté chinois. N’oubliez pas la disparition de Jack Ma.

Cyrille Chaudoit : Rappelons correctement l’histoire de Jack Ma pour tous ceux qui nous écoutent, qui ne l’ont peut-être pas suivie

Asma Mhalla : Jack Ma c’est le big boss d’Alibaba, grand patron de l’un des plus grands Big Tech chinois et, parce que précisément il s’est mis à avoir des discours politiques sur le Parti communiste chinois, sur une vision de ce que devait être la Chine, etc., tout d’un coup, en octobre 2020, il a disparu pendant plusieurs semaines, littéralement, on n’a plus eu aucune nouvelle de lui. On suppose, en effet, qu’il a été mis à l’ombre pour qu’on lui explique très gentiment quel est son rôle et son périmètre.

Cyrille Chaudoit : Et ça, au moment où son entreprise allait devenir publique et entrer en bourse.

Asma Mhalla : Absolument !

Cyrille Chaudoit : Asma on a une question de Gilles Babinet pour toi, Gilles qu’on a reçu sur notre précédent épisode et qui avait une question à te poser. Je te laisse l’écouter.

Gilles Babinet, voix off : Hello Asma, super que tu fasses de débat. Ma question c’est : quel est un rapport optimal avec les Big Tech ? Qu’est ce qui se passerait si on disait qu’on est dans un monde parfait, on les a coupés en morceaux, on leur a pris leurs profits qu’on a redonnés à des nobles causes comme l’open source ? On est capable de contrôler la totalité de leurs data et de décider quels sont les algorithmes qu’on accepte ou pas. Je serais intéressé d’avoir la vision la plus radicale de ce qui devrait être une bonne répartition entre le bien public et l’acteur privé.

Cyrille Chaudoit : Alors Asma, réponds à Gilles.

Asma Mhalla : C’est une excellente question que j’aurais vue, du coup, dans les solutions possibles. Si Gilles veut une réponse hyper-radicale, j’avais déjà écrit une tribune là-dessus qui avait été mal reçue, un tout petit peu décriée, mais finalement on y vient, c’est la question de la cogouvernance. Je ne suis pas tellement pour démanteler, je n’y crois pas une seule seconde, je ne pense pas que ça soit le sens de l’histoire de toute façon. En revanche, ouvrir la gouvernance. Vous l’avez compris, aujourd’hui les Big Tech, j’y reviens, ce sont des bras armés technologiques mais qui restent des entreprises privées. Je suis obligée de passer par cette petite explication académique pour revenir sur la question de la solution, pour refaire vraiment tout le raisonnement et que ce que je raconte soit clair pour tout le monde.

Vous avez cette hybridité de l’organisation de la Big Plateforme, ou du Gatekeeper, en quelque sorte, parce qu’il a à la fois un rôle politique, il a à la fois un rôle géopolitique et géostratégique, mais ça reste, in fine, une entreprise privée qui rend des comptes à ses actionnaires et au marché. On l’a vu tout le printemps dernier, été dernier, avec l’énorme polémique Musk/Twitter, on pourra y revenir, c’est aussi un cas d’école qui est symptomatique de ça.

Twitter et Facebook reçoivent des consignes de la part de l’État en termes de modération dans le contexte d’une guerre informationnelle et, en même temps, rendent des comptes à qui ? Aux marchés. Cette hybridité-là est à craquer, c’est le problème qu’on a à craquer, et la façon dont on peut résoudre un petit peu cette problématique c’est d’ouvrir la gouvernance et c’est ce que j’expliquais dans ce papier qui était paru, je crois, dans Le Monde. En fait, il faut une gouvernance d’une part transatlantique, et là ça repose la question de la souveraineté européenne : comment est-ce qu’on participe activement à la gouvernance de ces Big Tech-là dont on est dépendants, dont on est les utilisateurs d’ailleurs complètement conscients et volontaires, et l’ouverture de la gouvernance vers d’autres types d’acteurs : l’État, ce qu’on appellerait dans le DSA [Digital Services Act] les tiers de confiance, etc.

C’est cette radicalité-là que je verrais. Ce n’est pas tellement de démanteler pour aller donner à l’open source, ça ne serait pas ce que j’imaginerais, mais, si je devais imaginer quelque chose, ce serait plutôt l’ouverture de la gouvernance, c'est-à-dire, concrètement, la révision du statut juridique des BigTech, tout simplement. En fait on le voit : dans les partenariats public/privé ou dans les financements de projets d’infrastructures lourdes vous avez ça, vous avez des montages de consortiums entre l’État et des entreprises privées et on pourrait répliquer ou dupliquer ce type système-là.

Mick Levy : Arriver finalement à normaliser la relation avec les Big Tech par une gouvernance qui soit commune, partagée et, en plus, transatlantique.

Cyrille Chaudoit : On va reparler de tout ça et de la coopération transatlantique aussi. On a beaucoup parlé des Big Tech qui dépendent bien des États, en tout cas de l’État américain et, finalement pour le moment, pas trop des autres États. Est-ce qu’ils les écoutent vraiment ? On va passer au Moment d’égarement de Laurent Guérin.

[Moment d’égarement de Laurent Guérin, partie non transcrite]

30’ 00

Mick Levy : On va maintenant parler géopolitique. Je ne sais pas si le foot est vraiment au cœur du game en géopolitique, parfois !, ce qui est sûr, en tout cas, c’est que la tech est bien au cœur du game en termes du géopolitique. On a déjà commencé à évoquer, pendant notre warm up le sujet des câbles sous-marins qui semblent être au cœur de toutes les attentions, Asma.

Asma Mhalla : Les câbles sont au cœur des enjeux parce que sont des infrastructures de connectivité vitale dont on ne parle pas passez, mais, plus généralement, le cyberespace au sens vraiment de l’ensemble des couches – infrastructures, logiciels, sémantique – que constituent, finalement, ce qu’est Internet sont au cœur de batailles géopolitiques, de luttes hégémoniques mais aussi des outils de puissance et d’intimidation dans le cas de guerres. La guerre d’Ukraine a été un moment charnière qui a démontré ce moment de transformation, de mutation de la tech non pas simplement comme une infrastructure de connectivité, sur laquelle se base une partie de l’économie mondiale, mais comme un outil géopolitique ou un outil d’intimidation voire une arme de guerre en tant que telle.

Cyrille Chaudoit : Tu dirais que ça a d’abord été quoi ? Un outil d’information et de communication côté Zelensky ? C’était plutôt un outil justement de sape, côté russe, avec les cyberattaques ? Comment le vois-tu ?

Asma Mhalla : Dans le cyberespace, si je devais schématiser, on pourrait aller jusqu’à un niveau de détail de septt couches, mais, en général je prends l’habitude de parler simplement de trois couches .
La première couche est la couche d’infrastructures matérielles. C’est là on va trouver les câbles sous-marins, les satellites en orbite basse type Starlink, mais pas qu’en orbite basse d’ailleurs, les terminaux, les serveurs, les datacenters. C’est la structure physique parce que l’économie numérique est d’abord une économie tout sauf virtuelle. Elle est fondamentalement matérielle et, par ailleurs, polluante, entre parenthèses.

Cyrille Chaudoit : Si c’est vulnérable, c’est attaquable sur un plan militaire.

Mick Levy : Si c’est physique c’est attaquable.

Asma Mhalla : En tout cas attaquable de façon traditionnelle, conventionnelle. Typiquement les câbles sous-marins, puisque vous me posez la question, vous coupez ; c’est un cisaillement du tuyau.

Mick Levy : On est dans le monde physique.

Asma Mhalla : Exactement, mais qui suppose une technicité que seuls les États-Unis et la Russie ont, par exemple, aujourd’hui.

La deuxième couche qui est aussi interdépendante, c’est la couche logicielle, c’est là où on va avoir tous les logiciels, les algorithmes, les protocoles, les langages, etc.
Enfin la dernière couche, celle que vous connaissez, que nous connaissons tous, celle avec laquelle nous sommes en interface, ce sont typiquement les apps, les applications, les réseaux sociaux, etc.

Ce qui est intéressant dans le cas de la guerre d’Ukraine, c’est que précisément le cyberespace a été, si vous voulez, un champ de confrontation parmi d’autres, ce qu’on a appelé la cyberguerre. Ça a hybridé la guerre conventionnelle ou ça lui a rajouté une cinquième dimension qui est la dimension du cyberespace. Et là, dans le cas de la guerre en Ukraine, vous avez eu deux grands champs : le premier, les cyberattaques sur lesquelles il y a eu énormément de polémiques, dont on a cru que ça allait être beaucoup plus intense que ça. C’est la guerre informationnelle, c‘est-à-dire vraiment l’injection de narratifs via des modalités de viralité ou de viralisation dites inauthentiques – les bots, les trolls, l’astroturfing,, etc. – qui va faire que tout d’un tout d’un coup les commentaires, comment on va créer non pas forcément de la fake news mais de la décontextualisation d’informations, des contenus, etc., pour injecter un narratif qui est celui, finalement, que vous souhaitez défendre. En fait, c’est de la propagande 2.0. Là, pour le coup, les Russes ont une littératie, ont une maîtrise de ces méthodes-là, notamment sur la partie guerre informationnelle, qui est hyper-aboutie et qui sert d’ailleurs d’exemple à la Chine dans sa propre zone d’influence, notamment avec Singapour ou Taïwan. Il y a eu deux excellents rapports de l’IRSEM [Institut de Recherche Stratégique de l'Ecole Militaire] sur ces sujets-là, que je recommande vraiment de lire à tous ceux que ça intéresse, parce qu’ils détaillent très précisément ces techniques-là de désinformation étatique.

Mick Levy : On voit qu’il y a des grands blocs géopolitiques qui sont en train d’émerger déjà depuis des années finalement autour des US, autour de l’Asie centrés sur la Chine, autour de l’Europe mais qui a un peu de mal à se faire entendre. Quelles sont les grandes stratégies des US et de la Chine vis-à-vis de la tech ? On peut aussi parler de la Russie et on voit d’ores et déjà que les approches sont très différentes.

Asma Mhalla : L’enjeu sous-jacent de ta question c’est ce qu’on va appeler le Splinternet. Qu’est-ce que c’est que le Splinternet ? C’est la fragmentation de l’espace cyber. En fait, on a vu apparaître à partir de la fin des années 90, c’est le firewall chinois d’une part.

Mick Levy : The Great Firewall, en bon chinois dans le texte.

Asma Mhalla : Exactement. En fait tu le dis à la perfection!
Si je recommence hyper-brièvement. À partir des années 60 vous aviez cette utopie d’Internet comme un espace mondial, ouvert, libre d’accès, accès total à la connaissance, pour tous, etc., et, en plus, c’était complètement aveugle de tout un tas de biais cognitifs de discrimination. En fait, ceux qui avaient la littératie de ça, étaient en général des hommes blancs hyper-éduqués. Bon ! Mettons ça sous cloche !

Cyrille Chaudoit : Encore aujourd’hui.

Asma Mhalla : Encore aujourd’hui. Mettons ça de côté, l’utopie était celle-ci. Internet arrive en mode mainstream à la fin des années 90, les Chinois voient le truc arriver et se disent « on n’est pas très contents, on n’est pas très sûrs que ça va faire nos affaires ». Pourquoi ? Parce qu’à ce moment-là, dans leur contexte politique de l’époque, vous aviez un parti démocrate qui commençait à apparaître, donc il y avait le risque de l’outiller et d’outiller une possible dissidence à venir. Que font les Chinois ? Ils disent « très bien, stratégie de souveraineté informationnelle – comme dirait Poutine, c’est un terme russe – ou de stratégie disons de souveraineté technologique au sens large, on va créer notre propre Internet : The Great Firewall ». Ils mettent en place d’abord, dans un premier temps, plutôt une stratégie de censure et de contrôle de ce qui circulait, donc une stratégie sur les mots-clés, les sites qui étaient permis, les apps qui n’étaient pas permises, etc. Au fur et à mesure ils ont construit leur propre écosystème, les fameux BATX. C’est pour ça que tout à l’heure je vous disais qu’Américains et Chinois participent de la même logique étatique. En fait ils ont mis en place un écosystème qui était hyper-favorable à la création de leurs propres géants chinois et qui crée, tout d’un coup, cet écosystème-là.

Mick Levy : Oui, mais si les géants chinois sont complètement muselés. C’est aussi l’histoire de Jack Ma.

Cyrille Chaudoit : Demain on ne verra pas disparaître Jeff Bezos, enlevé par la NSA ou le FBI.

Mick Levy : Du coup, comment un TikTok, avec Biden, a pu émerger aussi fortement, aussi rapidement ? Comment la Chine a-t-elle laissé émerger ça, de manière aussi rapide, partout dans le monde y compris aux USA où, d’ailleurs, c’est Biden qui vient poser des questions de géopolitique et de souveraineté aux US quant à leurs données ? Comment ça a pu émerger et qu’est-ce que ça révèle des ambitions chinoises sur le jeu géopolitique mondial ?

Asma Mhalla : Je termine juste sur mon Splinternet et je vous réponds tout de suite sur TikTok. C’est important. On a parlé de la Chine, mais surtout Poutine, quand il revient au pouvoir en 2012, met en place sa propre stratégie de souveraineté technologique avec l’enjeu derrière, sous prétexte de sûreté nationale, d’avoir le contrôle de sa sphère informationnelle. Cela a donné lieu à l’éclosion de ce qu’on appelle le Runet, qui est en fait le Web russe, qui est, disons, beaucoup moins étanche à l’Internet global, ou à ce qui était l’Internet mondial, mais il y a toujours cette volonté, y compris technique, de s’autonomiser ou de se débrancher au fur et à mesure de l’Internet global pour arriver à une stratégie de souveraineté technologique ou même de mise sous cloche informationnelle un peu à la chinoise.

Mick Levy : Il faut quand même rappeler, Asma, que ce que tu appelles l’Internet global est en réalité un Internet extrêmement américain. Tu regardes tout le matériel, le matériel Cisco est partout, c’est peut-être un peu moins vrai maintenant avec Huawei, mais le matériel Cisco est partout. Les services qui nous sont proposés sont avant tout américains. C’est aussi la volonté de la Chine et de la Russie de sortir de cet Internet très américain qui est derrière.

Asma Mhalla : C’est exactement ça pour des questions géostratégiques pures et de contrôle de l’information.

Mick Levy : La Chine et Biden. Comment s’en sont-ils sortis ?

Asma Mhalla : J’y arrive. La vraie question à se poser, que personne ne pose réellement en ces termes-là : pourquoi les pays les plus souverains sont-ils les plus autoritaristes ou les plus autoritaires ? En fait ces sujets-là sont fondamentalement liés. Tu me demandais pourquoi la Chine ? La tech est un nouvel attribut de puissance, est un outil d’hégémonie culturelle. Quand je vous dis que c’est une bataille technologique, ce n’est pas le fait de mettre des applications partout dans le monde. La guerre sous-jacente, l’enjeu sous-jacent, c’est la norme technologique. C’est quelle va être la vision du monde qui va être primordiale, qui va être prédominante : la vôtre ou la mienne ? C’est ça l’enjeu derrière.

Cyrille Chaudoit : Sur ces histoires de normes on a reçu Laurence Devillers qui essaie, par les différents comités éthiques auxquelles elle contribue, de travailler à la mise en place de normes sur l’intelligence artificielle en particulier et les robots émotionnels. La grosse question qui va avec c’est comment défendre une norme à l’échelle internationale quand on a justement des gros blocs culturels qui ont des intérêts qui ne vont pas dans le même sens que ceux des autres.

Asma Mhalla : C’est pour ça que je pense qu’à très court terme l’enjeu stratégique pour nous c’est d’avoir une gouvernance transatlantique. Il faut absolument que l’Europe et les États-unis se mettent d’équerre et c’est en cours. On est en train d’entériner le fait qu’on est bien sur une fragmentation du réseau global et qu’il va falloir, dans le clan occidental, on clarifie très rapidement notre idéologie, nos lignes de fracture et nos lignes ce clivage. Il faut qu’on ait un clivage clair et net avec les pays ou les régimes autoritaires ou techno-autoritaires, c’est une évidence. Là où eux sont très clairs sur leur doctrine, nous sommes beaucoup plus flous, nous sommes beaucoup plus tâtonnants. C’est là où on a un énorme problème qui vient d’ailleurs taper sur d’autres questions que sont notre approche de la techno-surveillance qui est, pour moi, la ligne de fracture sur laquelle on n’est toujours pas clairs et qui va décider du futur de notre démocratie, en tout cas de nos démocraties libérales.

Pour revenir à TiKTok. On a compris que la tech, que les outils tech, que les Big Tech étaient les bras armés technologiques de leur État dans une guerre hégémonique, la course étant la course au leadership normatif, c’est-à-dire quelle est la vision du monde qui va dominer le 21e siècle, on a compris que TikTok est un objet d’influence et de soft power chinois. De ce point de vue-là, les États-unis se réveillent. On pense ce qu’on veut de Trump, mais c’est lui qui avait commencé – ce qu’on a pris pour une crise de paranoïa à l’époque – à tirer la sonnette d’alarme en disant « on a un problème ». En l’occurrence l’anecdote ou la petite séquence qui avait généré le problème n’était pas forcément justifiée, mais sur l’état des lieux, sur le diagnostic, il y avait un vrai enjeu pour les États-unis qui, eux, restaient un marché relativement ouvert, en tout cas en termes d’accessibilité, des apps disponibles. Ils se sont réveillés. Et justement récemment, la FCC [Federal Communications Commission] et non pas FTC [Federal Trade Commission], c’est un peu l’équivalent de l’Arcep américain, est en train de travailler à un projet pour interdire TikTok des États-Unis, a appelé Google et Apple pour savoir pourquoi ils ne supprimaient pas TikTok de leurs apps, il y a aussi des enjeux de business et d’usages derrière. Aujourd’hui c’est une question brûlante aux États-Unis. Sachez qu’en 208/2019, sous Trump, ils avaient aussi lancé un énorme projet, The Clean Network, pour faire une cartographie de l’ensemble de la Chine technologique américaine, pour voir ou étaient situés les grands acteurs chinois, pour les dégager.

[Philo Tech d’Emmanuel Goffi – Partie non transcrite]

47’ 18

Cyrille Chaudoit : On l’a vu dans les deux premières parties,