Le refus de sacrifier la liberté François Sureau
Titre : Le refus de sacrifier la liberté
Intervenants : François Sureau - Fabien Escalona - Ellen Salvi
Lieu : Mediapart, chaîne YouTube
Date : 10 octobre 2019
Durée : 37 min
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : La Liberté guidant le peuple, Eugène Delacroix, Wikimedia Commons - Domaine publictitre du lien
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Statut : Transcrit Gropoilu
Description
Mediapart interroge l’avocat et écrivain François Sureau, qui vient de publier Sans la liberté (Tracts/Gallimard), un texte d’alerte contre la dégradation de long terme du régime des libertés publiques en France. Nous répondant sur les causes du phénomène, il s’exprime également sur les questions d’asile et d’immigration
Transcription
Fabien Escalona : Bonjour et bienvenue à Mediapart[1]. Nous vous proposons aujourd’hui un entretien plus que jamais d'actualité avec l'écrivain et avocat François Sureau.
Bonjour.
François Sureau : Bonjour.
Fabien Escalona : Vous venez de publier aux éditions Gallimard – c’est la collection Tracts – Sans la liberté, un texte en défense des libertés publiques et vous vous attaquez aux gouvernants qui ne cessent de les réduire, pour des effets, a minima, contestables. Je vous interroge avec ma collègue Ellen Salvi qui suit l’exécutif pour Mediapart.
Avant qu’on rentre dans le vif du sujet, pour celles et ceux qui ne vous connaîtraient pas bien, essayons de vous situer un peu, vous allez vous situer tout seul, notamment politiquement. Dans la presse, on vous a dit tantôt proche de François Fillon, tantôt proche de Macron. Le Monde a même titré « La mauvaise conscience d’Emmanuel Macron ». Est-ce que tout ceci est juste, faux, complexe ?
François Sureau : Quand je suis avec des gens de droite, j’ai tendance à être très, très à gauche. Quand je suis avec des gens de gauche, très souvent, surtout avec ceux de la gauche « sociétale », entre guillemets, j'ai tendance à être très, très à droite. De manière générale, je suis probablement culturellement un homme de droite qui a toujours voté à gauche, à peu près toujours, mais culturellement un homme de droite.
Fabien Escalona : Ça veut dire quoi « culturellement un homme de droite » ?
François Sureau : Ça veut dire que mon pessimisme est assez grand sur la nature humaine et que, au fond, je suis raisonnablement peu confiant dans la capacité des institutions à l’améliorer. Ça c’est la partie droite. En revanche, la partie gauche, c’est que je préfère un désordre à une injustice. Ce qui fait, qu’en fait, je suis alternativement un homme de droite et un homme de gauche, parce que je pense que l’alternance est la seule manière de résoudre le dilemme de la société politique né de la Révolution française.
Ellen Salvi : Pour en revenir à quelque chose, pour le coup, plus d’actualité que la Révolution française, un hommage a été rendu mardi matin aux victimes de l'attaque de la préfecture de police de Paris et, à l’occasion de cet hommage, Emmanuel Macron a eu une expression qui, finalement, résonne un petit peu avec votre livre ; il a dit, il a expliqué vouloir bâtir – je cite – « une société de la vigilance ». Que vous inspire cette expression-là ?
François Sureau : Ça m’inspire la crainte face à ce qu’on voit se produire depuis pratiquement 20 ou 30 ans et dont le gouvernement actuel, l’exécutif actuel, ne sont qu’une des dernières manifestations, qui est une manière de se défausser sur les impératifs de sûreté, qui sont des impératifs constitutionnels, sur la société entière, par la promotion d’une attitude de pensée et de parole, qui, en réalité, vise à fabriquer une société du soupçon au lieu de se concentrer sur ses activités propres. Je vais vous donner plusieurs exemples, mais ça ne date pas d’hier ces trucs-là.
L’un des éléments très caractéristique des systèmes sécuritaires auxquels on assiste depuis 20 ou 30 ans, c’est, en réalité, le transfert de responsabilité d’une classe politique déficiente qui, au fond, ne fait rien de ce qu’elle devrait et fait tout ce qu’elle ne devrait pas faire. Ça donne quoi concrètement ? Pour partir de ce qui a donné lieu à la société de vigilance, il n’y a pas de société de vigilance qui tienne. Ce à quoi on assiste en ce moment, c’est, au fond, à un système qui est incapable de maintenir un ordre minimal à l'intérieur d’une des grandes institutions publiques chargées la sécurité, la préfecture de police de Paris. Ça n’appelle pas à la création d’une société de vigilance ! Ça appelle tout au plus au remplacement des responsables et au fait d’établir des procédures qui évitent ce genre de choses
Ce transfert, en quelque sorte hystérique, d’une responsabilité politique ou administrative qui n’entraîne jamais de sanctions particulières, vers une responsabilité de l’ensemble de la société qui l’inquiète et l’incite progressivement à rentrer dans l’espace sécuritaire, est quelque chose que je trouve extrêmement blâmable. C’est quelque chose qui se produit continûment depuis 10 ou 20 ans. À l’époque où le président Sarkozy faisait varier le code pénal chaque année pour le durcir et supprimer les garanties, en même temps introduisant ainsi l’espace public tout entier dans une société du soupçon ou les garanties individuelles n’ont pas lieu, en même temps il supprimait 14 compagnies de gendarmes mobiles et 8000 postes de maintien de l’ordre. Ce transfert irresponsable est le transfert dans lequel nous vivons pratiquement continûment depuis 20 ans.
Fabien Escalona : C’est justement le sujet de votre livre. On parlait de cette augmentation, comme ça, du code pénal presque à chaque fait divers. On sait que, sous Sarkozy, ce réflexe-là était très prégnant. Mais alors, comment fait-on quand même le pouvoir actuel répond en arguant justement de la violence qui existe dans la société, même quand il s'agit de manifestations, disant « il y a des gens qui cassent, il y a des gens qui manifestent alors qu’ils ne devraient pas le faire, qu’ils n’ont pas prévenu ». Quels contre-arguments peut-on opposer ?
François Sureau : Il y en a plein. D’abord, m’accable un peu l’idée généralement répandue selon laquelle, au fond, les garanties individuelles, les droits, les machins, tout ça, ça va quand tout se passe bien, mais quand tout va mal, on bazarde ce truc à la rivière. Notre système civilisé, notre système d’État de droit a été pensé précisément pour éviter ça. Donc je crois qu’il faut absolument éviter de tomber dans le piège consistant à dire que puisque vous êtes un fana des garanties individuelles et des libertés publiques alors vous êtes prêt à faire bon marché de la vie et de la sécurité de vos compatriotes. C’est tout à fait inexact, pour une foule de raisons.
La première raison c’est que la diminution des garanties répond à une demande absolument constante des forces répressives depuis 20 ans. J’appartiens à une génération qui n'a jamais cessé de voir la police s’opposer à la présence de l’avocat en garde à vue, et il n’était pas question de terrorisme, si vous voulez, donc c’est un mouvement extrêmement long. La diminution des garanties est, on le sait, absolument sans rapport avec l’efficacité de la répression. Les pays qui ont l’Habeas corpus n’ont pas un taux d’élucidation des crimes et délits inférieur, il est plutôt supérieur à ce qu’on trouve en France. En réalité, la pression à la diminution des libertés publiques, la pression à l’affaiblissement des garanties individuelles, est une tradition française très ancienne de contrôle administratif et répressif sur la société. Elle s'alimente de la pédophilie, de la fraude fiscale, du terrorisme, des discours de haine, de ce qu’on veut, mais notre rêve c’est le gouvernement de la société par des préfets inspirés par la forme moderne de l'ordre moral. Et c’est comme ça, donc il ne faut pas se leurrer là-dessus. Ça c’est un problème absolument général.
Après, il y a une deuxième réponse, c’est de dire en quoi est-ce que l'ordre public français ne permet pas de répondre aux atteintes les plus graves ? Personnellement, je ne suis pas totalement un anarchiste, c’est-à-dire que la liberté de manifester me paraît également atteinte par des types qui viennent manifester avec des boules de pétanque pour les lancer dans les commerces. Ce n’est pas l’idée que je me fais de la liberté de manifester dans une démocratie. Mais à ça il y a des réponses et ces réponses ont été absolument données par le droit public français depuis les années 30. Elles consistent simplement à dire que, dans le cas où il y a des risques de troubles à l’ordre public, le préfet peut interdire, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, une manifestation sur la totalité du territoire, enfin du territoire en question. Puis, si ensuite des gens viennent manifester malgré l’interdiction, eh bien on les arrête, on les condamne et ça ne me choque pas du tout. En revanche, sous couvert de ce risque d’émeutes, que met-on en place ?, et c’est là où il faut s’y arrêter. On met en place quelque chose de très dangereux qui est le filtrage individuel des manifestants. Le filtrage individuel des manifestants, le fait de dire « vous, vous avez une sale gueule. On pense que vous allez lancer des boules de pétanque. On n'est pas sûr que vous en ayez et d’ailleurs vous en avez lancé la semaine dernière, donc vous, on va vous interdire de manifester ». Ça c’est la remise des libertés constitutionnelles entre la main des agents du gouvernement. Encore une fois, ce n’est pas nouveau. C’était déjà le cas en 1830. Ça a toujours été le cas au cours du XIXe siècle. C’est une pression permanente à l’affaiblissement de libertés qui se fonde toujours sur cette idée que, au fond, si on n’est pas pour la diminution des libertés, ça veut dire qu’on est favorable au bordel. Ce n’est pas vrai du tout ! J’ajoute même que je suis inquiet de cette attitude. Pourquoi ? Pascal le dit très bien dans Les pensées, je trouve que Pascal est un des penseurs politiques les plus profonds qui soit. La question est ultimement celle de l'assentiment public aux institutions. La seule manière de maintenir l’assentiment public aux institutions, c’est-à-dire la paix civile à laquelle les répressifs en général sont attachés, c’est cette idée que l’ordre doit être légitime. Cet ordre ne peut pas être légitime s’il ne se fonde pas sur l’exercice par le citoyen de ses libertés constitutionnelles – c’est bien ce que dit la Déclaration – parce que, sans ça, l’ordre n’est pas légitime, c’est autre chose que l’ordre. Donc, au fond, la seule manière de pouvoir maintenir l’ordre face à des émeutiers, face à des terroristes, tout ce qu’on veut, dès lors que cet ordre est démocratique, c’est de se montrer extrêmement ferme sur les libertés constitutionnelles. Et c’est d’autant moins gênant que l’on sait bien que l'exercice des libertés constitutionnelles ne constitue aucunement un obstacle à la répression.
Ellen Salvi : Vous dites que c’est un phénomène ancien. On l'a vu effectivement quand même ressurgir dans l’actualité, notamment au début de l’année 2019, avec la loi anti-casseurs[2] que vous avez dénoncée, dont vous avez dénoncé à peu près tous les dispositifs qu’elle mettait en place. J’aimerais comprendre ce que ça traduit politiquement. On comprend la volonté des gouvernements successifs, y compris l’actuel, de vouloir réduire nos libertés. Pourquoi font-ils ça ? Est-ce que, en clair, c’est un signe de faiblesse ? Est-ce qu’ils ont peur de quelque chose ? Pourquoi font-ils ça ?
François Sureau : Avant de dire ça, et non pas par une tendresse excessive à l’égard du gouvernement, mais, je crois, simplement par honnêteté intellectuelle, je me suis posé la question en écrivant ce petit trac. Les amis de la liberté ont très souvent l’attitude absolument classique consistant, au fond, à se poser en défenseur de la liberté face à un État qui voudrait les réduire. Maintenant, tout État veut réduire les libertés. Tout État ! C’est son travail, c’est comme ça qu’il est fait. Comme le dit très bien Cabanis quand il parle du sacre de l'empereur dans un texte magnifique [Le Sacre de Napoléon], le gouvernement tend à l’efficacité et la liberté est plutôt un facteur de bordel qu’un facteur d’efficacité en général. Donc tout gouvernement tend à la réduction des libertés. C’était la pensée du XVIIIe et elle est exacte. À partir du moment où tout gouvernement tend à la réduction des libertés, qu’est-ce qui explique profondément que nous ayons laissé cette succession de gouvernements – pas seulement celui-là mais les précédents aussi, et par libertés j'entends libertés au sens large, y compris la déchéance de nationalité qui a été à deux doigts d’être votée et autres monstruosités –, qu’est-ce qui fait que nous avons laissé cela advenir ? Parce qu’au fond, dans une démocratie, les politiciens, ceux-là comme les autres, font ce qu’ils pensent que le peuple va aimer. À mon avis d’ailleurs, dans ce cas particulier, ils vont au-delà de ce que le peuple aime profondément, mais comme je suis peu qualifié pour parler au nom du peuple, je m’abstiendrai.
En réalité, la vraie question c’est cette espèce de demande, vous voyez ce que je veux dire, c’est cette espèce de demande sans cesse adressée et qui conduit à faire bon marché de la liberté au bénéfice de la sécurité. Je crois que cette demande est générale. Elle n’est pas simplement le fait du ministre de l’Intérieur, de trois préfets, du président de la République ou du Premier ministre. C’est une demande qui s’exerce sur eux, à leur égard, de manière absolument permanente. Je crois que cette demande a plusieurs origines. D’abord, premièrement, la France n’aime pas la liberté. Contrairement à l’idée que nous aimons donner de nous-mêmes, nous avons très peu été une société de libertés dans l’Histoire. Ça n’est pas un truc naturel aux Français comme ça l’est aux Anglais pour des raisons historiques ou aux Américains pour des raisons de souvenirs de la guerre d'indépendance.
Fabien Escalona : On en a arraché quelques-unes quand même.
François Sureau : Écoutez, globalement, on a été assez libre de 1789 à 1791. À partir de 1792, ça se gâte. Comme disait Clemenceau, on a commencé par proclamer les droits de l'homme et ensuite on a érigé une guillotine. Après le régime de La Terreur, le régime du Directoire, y compris les lois horribles dont on parle ce sont des lois du Directoire en réalité : la loi des suspects, la possibilité d’arrêter les gens d’une même famille, enfin tout ça, c’est le Directoire. Ensuite vous avez l’Empire, ce m’est pas brillant ! Après l’Empire, vous avez la Restauration avec la loi sur le sacrilège, ce n’est pas brillant. Après vous avez un court moment en 1848 où ça se passe plutôt pas mal, et ensuite, immédiatement après, vous avez le Second Empire. Ça fait quand même beaucoup pour des gars qui se prennent pour les parangons de la liberté ! Et au total, vous avez un grand moment entre 1880 et 1910, qui est les grandes lois libérales, la loi sur la presse, la Troisième République. Mais encore là-dedans, vous avez la loi scélérate de 1893 sur la répression des monarchistes et les caractéristiques de la persécution anticatholique, c’est-à-dire qu’on pouvait tout à fait séparer l’Église de l’État sans pour autant expulser 40 000 religieux. Si on faisait ça maintenant, ça serait très probablement condamné par la Cour européenne des droits de l’homme. Après vous avez l’entre-deux-guerres avec le durcissement des législations d’exception, le rétablissement de la censure, les guerres coloniales, le législateur colonial et tout ce qui s’en est suivi au moment des guerres de décolonisation. Non, on n'est pas brillant ! Et il a fallu attendre 1971 – 1971 ! – pour qu’on vienne contrôler une loi par rapport aux normes de la Déclaration des droits.
Fabien Escalona : Le Conseil constitutionnel.
François Sureau : Voilà. Donc déjà, premièrement, historiquement on n’est pas fantastiques. Historiquement, on a quand même tendance à penser que c’est à l’État de nous dire où il faut aller. Bien sûr, il y a des gens qu’on adore : ça va de La Rouërie à Rossel en passant par Louise Michel, Victor Hugo. Oui, on est passé maîtres, si vous voulez, pour ériger en exemple des gens qui sont contraires à ce que nous avons fait pour nous réclamer d’eux ! Donc il y a cette première caractéristique.
Il y a une deuxième chose, qui me paraît plus profonde, c'est l’inculture constitutionnelle, qui est due à l'avènement de la technocratie au pouvoir. Cette idée que, au fond, l’ensemble des dispositifs, pour parler comme Adam Bell, doit tendre à l’efficacité ; l’ensemble des dispositifs démocratiques doit tendre l'efficacité. Ça aussi, c’est une pensée technocratique. La pensée libérale, au sens du libéralisme politique, la pensée libérale traditionnelle est une pensée qui, au contraire, place l’idéal de la société bonne et du progrès moral et politique de la société dans son ensemble avant l’idée de la pure efficacité technique. Cette idée de la pure efficacité technique, on voit bien comment elle est adverse ou rebelle à toute idée de contradiction. Par exemple, quand vous dites à un responsable « écoutez, franchement, je préfère qu’il y ait quelques vitrines brisées plutôt que le gouvernement ait, sur la longue période, la possibilité de choisir les manifestants qui lui convienne », il recule avec un mouvement d’horreur. Et pas nécessairement de manière intéressée, vous voyez ce que je veux dire, pas nécessairement parce que c’est un facho qui veut contrôler tout le monde. Non, non ! Il recule avec un mouvement d’horreur parce que nous avons cessé de penser, et c’est là où je veux en venir, c’est mon troisième point, nous avons cessé de penser, ce qui est pourtant, à mon avis, l'une de nos caractéristiques fondamentales, que la contradiction – y compris en ce qu’elle peut déboucher sur l’émeute ou sur des choses violentes que je n’aime pas plus que tout le monde et qui doivent donner lieu ultérieurement à une répression pénale, mais qui ne doit pas servir de prétexte avant pour empêcher les manifestations – provoquée par l'exercice continu des libertés est ce qui nous fait agir dans l’Histoire. Nous avons cessé de le penser. C’est ma source principale d’inquiétude.
Je pense que toutes ces raisons font qu’à la fin des fins, quand un gouvernement vient proposer de filtrer individuellement les manifestants ou d’assigner à résidence ceux-ci sans le contrôle du juge, etc., eh bien, il ne rencontre pas beaucoup d’obstacles, parce que nous avons cessé, en nous-mêmes, de penser que la liberté avait un prix et que nous étions prêts à le payer pour conserver notre mouvement dans l'Histoire.
Fabien Escalona : Pour poursuivre la question d’Ellen sur les causes, quand même, de cette tendance, comme ça, à la restriction des libertés, je vais faire un peu de promotion pour un de nos collègues qui s’appelle Romaric Godin, qui a publié tout récemment un livre qui s’appelle La guerre sociale en France. En fait, il développe cette idée, qui est partagée par d’autres, qu’au fond cette réduction des libertés, ou ce mécanisme de répression, notamment dans les récentes manifestations des gilets jaunes, doit être rapporté à une offensive néolibérale que le peuple français a du mal à accepter au fond. Donc il met en jeu une économie politique donnée qui violente la société et qui, pour s’appliquer, du coup, doit de plus en plus violenter la société. Vous, ce n’est pas une grille de lecture que vous avez. À un moment, vous parlez des intérêts de la bourgeoisie d’argent qui sont souvent protégés par les dispositifs répressifs.
François Sureau : Au fil de l'histoire, oui.
Fabien Escalona : Voilà. Vous n'en faites pas du tout une dimension importante du livre, de votre explication.
François Sureau : Non et peut-être par défaut de culture. J’ai connu des sociétés hyper-libérales quand j’étais jeune aux États-Unis, vous voyez. J’ai quand même beaucoup de mal, quoique étant aussi attaché à la justice sociale que quiconque, à m’entendre dire que nous vivons en France dans une société hyper-libérale, compte tenu de la masse gigantesque des transferts sociaux, compte tenu du taux de prélèvements obligatoires, compte tenu de l’influence partout de l’État sur l’économie. Ce genre de discours suscite toujours en moi, mais probablement par inculture, une forme d’étonnement. Je pense que s’il y a une injustice, elle se passe ailleurs. Je la ressens, je veux dire que je pense que nous vivons une société de l’injustice sociale.
Fabien Escalona : Elle est où alors ?
François Sureau : Je pense qu’elle se joue, en réalité, non pas dans la mise en ordre libéral de manière classique au sens du XIXe – je supprime le Code du travail et j’envoie les enfants de quinze ans dans les mines – je pense qu’elle se passe dans la fabrication de ghettos culturels, l’incapacité pour les gens qui n’en font pas partie d’accéder à l’élite et un feuilletage absolument invraisemblable et pratiquement définitif des niveaux de connaissance et d’intelligence.
Fabien Escalona : C’est donc l’effet des niveaux de diplômes sur les destins sociaux ?
François Sureau : Oui. Quand je me promène en France, c’est ça qui me frappe plus que la description d’une société hyper-libérale que je ne vois pas beaucoup. Mais bon, je peux me tromper. En tout cas, là où je ne suis pas sûr d’être d’accord avec la position – c’est difficile de dire qu’on n’est pas d’accord avec un livre que l’on n’a pas lu – c’est que, mais peut-être que ma position est différente et plus politique ou plus constitutionnelle, ce qui me semble c’est qu’on n’est pas en train d’assister à un ajustement répressif corollaire d’un ajustement libéral. On est simplement en train d’assister à un des nombreux épisodes de cette espèce de mouvement absolument permanent vers le contrôle social, qui a été décrit par Simone Weil comme par les communards d’ailleurs, enfin par tout le monde depuis le XIXe siècle, comme par les anarchistes, comme par Guérin, qui sont probablement ceux qui ont vu ça de la manière la plus la plus pertinente. Un mouvement absolument permanent où, en réalité, face à chaque difficulté, nous voyons l’État comme une sorte de tiers neutre auquel on peut absolument se remettre, alors que l’État est variable, a des intérêts qui lui sont propres.
Pour tout vous dire, si on prend le truc autrement, je raisonne devant vous et essaye d’y réfléchir, c’est là où je me séparerais peut-être de la personne que vous avez citée, c'est qu’il me semble, pour le ressentir, pour en avoir parlé à certains des acteurs, que la politique sécuritaire actuelle de ce gouvernement, comme d’ailleurs des précédents, serait à peu près la même s'ils étaient à 1 000 % sociaux démocrates. D’ailleurs, je ne sais pas si l’auteur du livre fait le même grief à Hollande d’avoir, par exemple, essayé de mettre en œuvre à toute force une société hyper-libérale. Ça me semblerait un peu étrange qu’il le fasse. Mais enfin, parmi les pires atteintes que j’ai vues aux garanties des libertés publiques, il y a celles de la période de Hollande : l’état d’urgence maintenu pendant deux ans, ne varietur, en supprimant des pans entiers de la Déclaration, l’idée qu’on était obligé de notifier à la CEDH que l’on cessait d’appliquer la Déclaration des droits quand même.
20’ 00
Fabien Escalona : La Convention européenne des droits de l’homme.
François Sureau : L’idée de la déchéance de nationalité, enfin si vous voulez, tout ça est sans rapport, du moins à mes yeux, avec les ajustements macroéconomiques.
Ellen Salvi : Qui dit liberté dit effectivement la liberté de manifester, dit aussi liberté de la presse, donc je vais je vais faire plusieurs ricochets. Qui dit liberté de la presse dit aussi droit à l'information. Il y a un sujet sur lequel je crois ne vous avoir jamais entendu qui est le cas de Snowden[3]. Comment vous positionnez-vous par rapport à ce type de personnes ? Est-ce que ce sont des personnes qui sont nécessaires dans notre démocratie ou est-ce que, comme le disent ses « adversaires », entre guillemets, c’est quelqu’un qui est dangereux pour nos démocraties ?
François Sureau : Je ne pense pas du tout qu’il soit dangereux, mais je pense que la bonne réponse n’appartient ni au gouvernement et à la classe politique qui, comme toujours d’ailleurs en France se croient autorisés à émettre une opinion sur le fait de savoir s’il devrait rester ou pas, ni aux associations qui jugent, compte tenu des critiques qu’il émet, que le bonhomme est un type qui sert à quelque chose pour la défense des libertés. Je crois qu’on a une tradition absolument magnifique à laquelle j’adhère de tout mon cœur qui est la tradition de l’asile. Et c’est quoi la tradition de l'asile ? La tradition de l’asile est magnifique en ce que personne n’a à parler, en dehors de Snowden et de son juge national. C’est quoi la tradition de l'asile ? C’est que Snowden a fait ce qu’il croyait devoir faire. Il va expliquer pourquoi il l’a fait. Par exemple, il va expliquer à des gens indépendants pourquoi il l’a fait pour la liberté. Et, en fonction de ce qu’il a fait pour la liberté, eh bien les gens indépendants, jusqu’à la Cour nationale du droit d’asile, vont peser les risques de persécution qui pèsent sur lui. Et à la fin, ces gens indépendants du gouvernement vont dire : « Voilà, on l’accueille en France et on lui donne le droit d’asile ». Et je trouve ça extraordinaire ! Maintenant, les gens qui poussent des cris de bêtes en disant « il faudrait l’accueillir parce que ce qu’il a fait est bien », alors que personnellement je n'en sais rien ! Je suis à ce point défenseur de l’asile que je me refuse absolument à rentrer dans le détail du dossier du demandeur, qu’il s’agisse de Snowden, qu’il s’agisse d’un Iranien ou qu’il s’agisse d’un Marocain, etc. Je suis frappé que, par une espèce d’ethnocentrisme incroyable, à chaque fois qu’il est question d’un demandeur d’asile connu ou inconnu, blanc ou pas blanc, eh bien tout le monde se met à parler à sa place en disant « à celui-là il faut le donner, à celui-là il faut le refuser ». Je trouve vraiment que la grandeur de la tradition asilaire de la France, qui est d’ailleurs mise à mal par tous les gouvernements depuis 30 ans de manière absolument continue, c’est que quelqu’un qui croit s’être battu pour la liberté vient nous voir et ce ne sont ni les associations, ni le gouvernement qui décident. Je trouve ça extraordinaire !
Ellen Salvi : Justement, vous m’offrez une transition parfaite. Il y a un autre sujet qui a été remis au goût du jour dernièrement par le président de la République, c’est le sujet de l’immigration. Je sais que c’est un sujet auquel vous vous intéressez aussi, la question de l'asile, évidemment, et puis, plus largement, celle de l'immigration. Emmanuel Macron, devant les parlementaires de La République en marche – je pense que ça ne vous a pas échappé – a récemment opposé ce qu’il a appelé les bourgeois – il a même parlé de parti bourgeois – aux classes populaires. C’était sa façon à lui, finalement, d’aborder l’immigration, de dire « vous, les bourgeois, vous ne voyez pas les classes populaires ». Comment avez-vous perçu les propos qu’a tenu ce jour-là le président de la République et, plus largement, quel regard posez-vous sur le fait qu’il veuille à ce point réintroduire au cœur du débat public ce sujet aujourd’hui ?
François Sureau : Je vais faire un pas de côté, un pas latéral. Pour vous dire exactement ce que j'en pense, j’ai du mal à prendre tout ça au sérieux. Pardon !
Ellen Salvi : C’est quand même dit, ça reste !
Fabien Escalona : Ça peut quand même avoir des incidences sur les gens !
François Sureau : J’ai du mal à prendre ça au sérieux parce que ça fait 30 ans que je vois ça. Nous assistons là à une figure du ballet chorégraphique de la Ve République, une figure actuellement classique que je vais vous décrire maintenant parce que c’est très intéressant sur le plan du théâtre.
À l’époque il n’y avait pas d’attentats, il y en a eu un depuis, mais il n’y avait pas d’attentat, il ne se passe rien, à. On sent que, quand même, l’élection se jouera à droite alors on intervient, on fait un truc qui va plaire globalement plutôt à l’électorat de droite en soulevant la question de l’immigration, exactement comme Mitterrand, à son époque, quand j’étais jeune, soulevait la question du vote des immigrés pour faire monter le Front national dans la semaine qui suivait. Tout cela est absolument parfait !
Là on arrive et on tient ce genre de discours, classique, selon des formes rhétoriques habituelles. Il ne va rien en sortir, naturellement ! Qu’est-ce qui va se passer ? Une fois ce discours tenu, l’appareil de l’État va se retourner vers le même type qui est là depuis 30 ans, qui est le chef de bureau adjoint au sous-directeur de la sous-direction ZB4 du ministère l'Intérieur, auquel on va dire : « Le président a tenu un discours assez hard sur l’immigration, n'as-tu pas un truc en magasin ? » Et le gars va sortir le même projet de circulaire qu’il fabrique et qu’il refourgue à tous les ministres de l’Intérieur depuis 40 ans sur la diminution de l'AME [Aide médicale de l'État], à laquelle d’ailleurs Buzin va s’opposer, plus trois ou quatre trucs qui ne servent absolument à rien et, à la fin, il va se passer ce qui se passe toujours sous la Ve : il y aura eu un beau discours et il n’y aura pas de fête.
Ellen Salvi : Et en attendant, il y aura une société qui se crispe.
François Sureau : Voilà. Que puis-je répondre à ça ? À la longue, on en a un peu assez d’avoir une société qui soit une société du discours dangereux d’un côté et dans laquelle rien n’est fait, rien ne se passe, parce que ça aboutit, en effet, à des crispations. Mais, si vous voulez, je pense que nous gagnerions tous à prendre ça avec un certain flegme, c’est-à-dire, et tout le monde le sait, vous le savez comme moi, qu’il ne sortira rien de ce type de chose.
Fabien Escalona : À ceci près qu’il y a eu la loi asile et immigration qui a été contestée quand même. Il peut y avoir des traductions législatives, au bout d’un moment, à force d’accumuler les discours. Ce ne sont pas juste des mots qui sont sans effet.
François Sureau : Oui, la loi asile et immigration[4] a des effets, progressivement, des effets qui sont extrêmement fâcheux, qui sont extrêmement blâmables, etc. Ça c’est sûr, mais au fond, pour en parler franchement, ce qui me trouble en matière d’asile en particulier, c’est l’énorme discordance entre les discours creux et des adaptations législatives qui, de temps en temps, entraînent des effets extrêmement fâcheux. Je me suis opposé récemment à un truc absolument incroyable au sujet des pays d’origine sûrs en matière d’asile. Quand vous êtes ressortissant d’un pays d’origine sûr, en réalité, on a diminué vos garanties entre l'OFPRA [Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides] et la CNDA [Cour nationale du droit d’asile]. C’est-à-dire que vous pouvez être expulsé alors que la CNDA n’a pas encore statué sur votre cas, ce qui, à mes yeux, est une monstruosité puisque le pays d’origine sûr est une considération générale alors que la persécution, dans notre droit, c’est une persécution personnelle. On peut tout à fait être persécuté dans un pays jugé sûr.
Ellen Salvi : Donc il y a quand même quelques conséquences ?
François Sureau : Il y a des conséquences absolument directes. Ces conséquences, en réalité, ce que je vois depuis 20 ans, c'est qu'elles sont sans rapport – je pense que vous fonctionnez sur un système ancien – avec les vaticinations publiques des gouvernants. Nous sommes gouvernés depuis 20 ans par la même technostructure préfectorale dans ces registres, dans ces domaines, la même technostructure préfectoralo-policière animée par la xénophobie assez classique. Des gens qui, en France, sont chargés du maintien de l'ordre et du contrôle des étrangers et qui, globalement, à quelques exceptions près, année après année, essayent de refourguer au ministre qui passe la totalité des mesures que vous finissez par voir dans les projets de loi. Il y a ça d’un côté. Et puis de l’autre, il y a de temps en temps, pour des raisons politiques, tel gouvernant, tel président, tel Premier ministre qui sort et fait des déclarations que vous trouvez pénibles.
Ellen Salvi : Parce que vous ne les trouvez pas pénibles, vous ?
François Sureau : Naturellement si, mais je m’attache à ce qui est le plus inquiétant. Ce qui est le plus inquiétant, pour moi, ce n’est pas la commission de ces déclarations, ce genre de propos, c’est la conscience que j’ai, conscience pratique, étayée par des faits, que depuis 20 ans nous sommes gouvernés par une doxa administrative qui prend en main, en l’espace de 15 jours ou trois semaines, tout nouveau ministre de l’Intérieur, tout nouveau président de la République, tout nouveau Premier ministre, sans que personne ne soit capable d’y rien changer, et dans une situation où le contrôle parlementaire est pratiquement nul. C’est extrêmement frappant. Le changement de position d’Emmanuel Macron sur ces questions, entre avant et après l'élection, est quelque chose d’absolument frappant alors que, au fond, la situation d’avant l'élection n’était, sous le rapport des flux asilaires ou je ne sais quoi, pas extrêmement différente de celle qu'elle est après.
Fabien Escalona : On vient de parler de ces discours répétés qui sont, en l’occurrence, le fruit de la volonté d’un homme, le président de la République, qui a voulu le débat qu’on a eu lundi à l’Assemblée nationale, qui a fait ce discours devant les députés. Vous venez de parler du faible contrôle parlementaire sur la technostructure. On est un peu en train de dessiner un paysage bien français qui est celui de la Ve République.
François Sureau : Non !
Fabien Escalona : Vous allez dire non ! En l’occurrence, c’est vrai que dans le livre vous dites, à moment donné, que dans la Ve République il y a du bon et du mauvais. On a l’impression que c’est le mauvais qu’on garde et pas le bon. Est-ce qu’on peut vraiment faire le tri ?
François Sureau : Ah oui, oui ! C’est une très bonne question, comme dit l’autre, et je vais vraiment dire pourquoi. J’ai essayé de réfléchir à ça pour ce livre de manière un peu dépassionnée, en évitant de critiquer le ministre Tartemol ou le président machin, parce que ce à quoi on assiste est en réalité trop grave. Nous assistons à la disparition de l’idéal des libertés publiques en France depuis 20 ans et je pense que nous sommes déjà passés de l’autre côté. On est déjà passé de l'autre côté ! On accepte l’idée que quelqu’un puisse être assigné à résidence sans intervention d’un juge. On a accepté le filtrage individuel des manifestants. On était à deux doigts d’accepter la déchéance de nationalité et s’il n’y a pas 10 morts mais 50 au milieu de Paris la semaine prochaine, je vous prie de croire que toutes les digues sauteront. C’est l’évidence. Donc nous sommes déjà absolument passés de l’autre côté.
Il y a plusieurs raisons au fait d’être passés l’autre côté. Il y a ce que je disais sur l'inculture constitutionnelle, sur l’absence de considération pour notre propre histoire en tant que notre propre histoire est, le cas échéant, liberticide. Il y a aussi une question presque métaphysique, dont je parlerai ensuite, sur l'existence du mal qui me paraît absolument fondamentale, me paraît quelque chose de vraiment absolument central dans la question des libertés publiques, quand on essaie de dépasser l’élément immédiat.
Et il y a ce qu’on disait sur la Constitution. Je pense qu’une partie des discours qu’on peut reprocher au président la République, ou une partie de cette espèce d’impression que nous avons où, au fond, il n’y a plus aucun contre-pouvoir, ou très peu de contre-pouvoir et où tout ceci se déroule dans une espèce de vide presque personnel, qui est une impression extrêmement fâcheuse pour un démocrate, tient à quelque chose d’assez simple qui est la réforme du quinquennat. Nous vivons dans un système où maintenant, du début à la fin d’un mandat présidentiel, il n’y a qu’une assemblée parlementaire. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que l’opposition ne peut plus se structurer, en tout cas pour des élections intermédiaires et une perspective de cohabitation. Elle ne se structure plus que pour choisir le gars qui l’emportera à la présidentielle donc, en fait, ça veut dire quoi ? Ça veut dire que ce qui l’intéresse n’est pas du tout le contrôle de l’exécutif, dans le temps où l’exécutif est là, mais uniquement la perspective de l’élection ultérieure. Donc déjà, vous avez supprimé l’opposition. Cinq ans, il n’y a pas d’opposition, sauf le cas où vous avez des frondeurs qui réapparaissent, etc.
Deuxièmement, vous supprimez la fonction de premier Ministre, parce qu’en réalité, il n’y a pas de premier Ministre. Or le premier Ministre est le seul qui soit responsable devant l’Assemblée nationale. Donc vous avez une Assemblée nationale qui ne peut pas jouer son rôle de contrôle, un premier Ministre qui n’est plus responsable devant l’Assemblée nationale. Et l’ensemble des acteurs politiques se positionne simplement dans l’idée de savoir si le président de la République va, ou non, être candidat. Mais c’est pire que ça ! En fait, le président la République lui-même sait, j’imagine, que ses chances d’être réélu ne sont pas si fortes. Ce n’est pas pour rien que, depuis le quinquennat, le Président Sarkozy n’a pas été réélu et le Président Hollande n’a même pas pu se présenter. Dans la mesure où il vient de s’écouler une période de cinq ans sans aucun contrepoids, ça veut dire que la cristallisation négative au cours des quatre mois précédant l’élection devient absolument considérable. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que pour pouvoir passer cette cristallisation négative, en réalité, le président est obligé de taper un coup énorme, c’est-à-dire d’être incroyablement clivant. Et c’est ce à quoi on commence à assister à l’heure actuelle.
Ce que je veux dire, c'est que la Ve République du quinquennat a, en matière de liberté, des conséquences extrêmement négatives parce qu’elle a totalement déséquilibré le système institutionnel. Dans le système antérieur où vous aviez une période de cohabitation, les gens faisaient gaffe, y compris les hauts fonctionnaires qui savaient, qu’après tout, dans trois ans, c’est peut-être les amis de monsieur Jospin qui seront au pouvoir. Ce n’est peut-être pas la peine que j’essaie d’ouvrir, en attendant, des camps de concentration pour les fichés S.
Fabien Escalona : Ceci dit, la première loi anti-casseurs à la fin des années 1970, c’était une période où l'alternance était attendue et avec un septennat.
François Sureau : Bien sûr, sauf que c’était un septennat et, qu’en réalité, il n’y avait pas d’alternance interne puisque, à l’époque, aucune cohabitation n’avait eu lieu. Aucun de ces systèmes n’est parfait. Ce que je veux dire c’est que je suis quand même très frappé par l’incroyable déséquilibre institutionnel résultant de la logique du quinquennat. À la fin, on ne peut plus compter que sur le Conseil constitutionnel. C’est quand même très frappant !
Ellen Salvi : Je me permets juste, dernière question, de rebondir à une phrase, une des rares qui m’a plus qu’interloquée dans votre livre. Vous dites, justement : « On a un problème aujourd’hui, c’est que le Parlement ne peut pas contrôler assez l’exécutif ». Et, dans tout un développement que vous faites au sujet de la séparation des pouvoirs, vous écrivez : « C’est le Sénat recueillant des déclarations sous serment en période d’enquête judiciaire au mépris des principes élémentaires de la procédure pénale ». On imagine, à ce moment-là, que vous parlez de la commission d’enquête sénatoriale sur l’affaire Benalla. Il y a eu énormément de débats entre constitutionnalistes à ce moment-là. Je crois savoir que vous étiez plutôt du côté de ceux – d’ailleurs c’est ce que confirme cette phrase – qui pensent que cette commission d’enquête sénatoriale n’était pas évidente. Pourquoi critiquer le fait que le Parlement s’empare d’un contrôle, non pas du président de la République comme personne morale en tant que telle, parce que je sais ce que vous allez me répondre, mais des services de la présidence ?
François Sureau : Je suis partagé sur cette question parce que je ne peux pas à la fois, en effet, déplorer le fait qu’il n’y ait pas de contre-pouvoir et, en même temps, critiquer celui qui s’érige en contre-pouvoir. En revanche, on est tombé dans le seul cas où je le regrette quand même, parce qu’il s’agit des droits individuels. Je pense que si le règlement du Sénat était passé devant le Conseil constitutionnel, compte-tenu de sa jurisprudence, il aurait été annulé pour cette raison. On ne peut pas, à mes yeux, exiger un serment de quelqu’un qui est sous le coup d’une instruction pénale ou susceptible d’être sous le coup d’une instruction pénale, car il doit pouvoir protéger ses droits. Il doit pouvoir refuser de s’incriminer. On ne peut pas exiger le serment de quelqu’un qui est susceptible de passer devant un juge. C’est un truc basique ! Ça existe en Angleterre depuis 1689. Vous voyez ce que je veux dire : le fait que monsieur Tartemol ait menti, que le préfet Machin ait déconné, je n’ai aucun problème. Mon problème se pose simplement sur la possibilité de ne pas s’incriminer de la part d’une personne susceptible de faire l’objet d’une instruction judiciaire. Parce que ça, c’est vraiment, pour le coup, ce qu’on a voulu créer avec la Déclaration des droits. C’est vraiment un des deux ou trois principes fondamentaux de la Déclaration des droits. Je ne suis pas prêt à le sacrifier au motif qu’il faudrait rétablir un équilibre constitutionnel. Je ne suis pas prêt à sacrifier une garantie de la personne au motif qu’il faudrait rétablir un équilibre constitutionnel. J’ajoute que j'aimerais que la question des garanties de la personne transcende tout à fait cette question. Et je ne suis pas prêt non plus à tresser des couronnes à la commission des lois du Sénat, dont le président, vous vous en souvenez, immédiatement après la déclaration d'inconstitutionnalité sur la consultation des sites jihadistes, l’avait réintroduite en commission mixte paritaire, au mépris de la jurisprudence constitutionnelle. Le Sénat fait de la politique, je ne lui reproche pas, je préfère qu’il fasse de la politique comme contre-pouvoir parce que je trouve ça nécessaire. En revanche, dès lors qu’il s’agit du droit de chacun à ne pas s’incriminer lui-même, je pense qu’il faut faire très attention.
Fabien Escalona : On vous en remercie, François Sureau, pour cet entretien.
[François Sureau allume sa pipe]
François Sureau : Jje n’ai parlé de la question du mal qui est pourtant centrale mais, la prochaine fois, nous l'évoquerons avec celle de Dieu !
Fabien Escalona : Voilà, on aura le temps. On a définitivement inauguré ce studio, c'est la première fois qu'on fume la pipe dans le studio de Mediapart.
Je vous rappelle la sortie de ce livre, Sans la liberté, aux éditions Gallimard.
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