La Guerre des Civic Tech
Titre : La Guerre des Civic Tech
Intervenants : Cyril Lage, Parlement & Citoyens - Caroline Corbal, DemocracyOS - Étienne Gonnu, April - Clément Mabi, maître de conférences UTC Compiègne
Lieu : Reportage LaTéléLibre
Date : Juin 2017
Durée : 13 min 28
Licence de la transcription : Verbatim
Statut : Transcrit MO
Transcription
Voix off : Les législatives viennent de se terminer. Cette fois-ci c’est clair, après plus de 57 % d’abstention au second tour, la politique ne séduit plus. On a du mal à s’investir. Comme beaucoup de gens, j’aimerais que ma voix ne se résume pas simplement à un bulletin dans une urne. La politique et la démocratie en général me paraîtraient beaucoup efficaces si elles étaient plus participatives, si notre voix avait vraiment du sens.
Simon : À Nuit debout, il y avait un peu cette idée-là. D’ailleurs j’ai entendu que quelques irréductibles siégeaient toujours place de la République. J’ai bien envie d’aller voir ce qui se passe. Flore je vais place de la République voir Nuit debout, ce qu’ils font. À tout’ !
Participant à Nuit debout : Donc la phrase est très simple, c’est : la création monétaire doit appartenir à chaque citoyen, individuellement, inconditionnellement et perpétuellement. Voilà !
Simon : Waouh ! Effectivement, ces illuminés essaient de réécrire la Constitution. En même temps, en fouillant un peu, on se rend compte que 88 % des Français estiment que la politique ne se préoccupe pas suffisamment de leurs avis selon un sondage Sciences Po – CEVIPOF.
Participant à Nuit debout : Ma proposition, en trois mots : revenu de base universel. Ça fait quatre, pardon !
Voix off : Entre les candidats issus de la société civile de Macron, LaPrimaire.org[1] ou le mouvement Ma voix, les initiatives citoyennes en politique ont la cote.
Simon : [De retour à son bureau] C’est bien beau tout ça, mais le vrai débat, il a lieu sur Internet.
Voix off : Cette semaine, de quoi s’agit-il ? De la Civic Tech.
Simon : Ça aussi c’est très à la mode, la Civic Tech. Ce sont ces hommes et ces femmes qui tentent, par le biais d’outils numériques, de plateformes en ligne et de sites web, de recréer la participation citoyenne en politique. Ce sont, en quelque sorte, des faiseurs de démocratie participative. On a beaucoup entendu parler de la Civic Tech[2] ces deux dernières années. Il y a eu le sommet mondial du Partenariat pour un gouvernement ouvert[3], à Paris, en fin d’année dernière
Laure de la Bretèche : Le sommet mondial du Partenariat pour un gouvernement ouvert s’inscrit dans une courte histoire, mais dont l’initiative revient au président Obama qui avait souhaité, il y a quelques années, qu’on puisse organiser un meilleur dialogue entre la société civile et les pouvoirs publics.
Voix off : Il y a même eu une loi, la Loi pour une République numérique[4], portée par la secrétaire d’État Axelle Lemaire, entre 2015 et 2016. Cette loi a été coécrite par les élus et les citoyens sur Internet.
Axelle Lemaire : Ce que permet le numérique, c’est la démocratie permanente. C’est plus qu’un rendez-vous électoral tous les cinq ans. C’est le fait de rendre des comptes à nos concitoyens de manière systématique et transparente.
Voix off : Ce jour-là, le gouvernement avait ouvert ses portes aux acteurs de la Civic Tech pour essayer de construire la démocratie numérique de demain. Parmi eux Cyril Lage, le créateur de Parlement & Citoyens.
Cyril Lage : Si vous allez sur le site parlement-et-citoyens.fr[5], vous verrez qu’on se présente comme la communauté des parlementaires et des citoyens qui souhaitent rechercher ensemble les solutions aux problèmes de notre pays.
Voix off : Ce sont eux qui ont développé la plate-forme informatique qui a permis aux citoyens volontaires de participer à l’écriture de la loi d’Axelle Lemaire. Des jeunes, des geeks, des entrepreneurs, pas de doute, on est bien dans une start-up, chez Parlement & Citoyens, à Paris.
Simon : Au final, vous ne voulez pas réformer tout le système. Vous voulez contribuer, vous voulez travailler main dans la main avec les élus déjà en place, en fait.
Cyril Lage : Notre conviction c’est qu’il y a possiblement intérêt à renouveler les têtes et à rénover la Constitution. Le truc c’est que, en tant que citoyens, moi, toi, notre pouvoir est relativement limité. Donc, pour renouveler la Constitution, il y a deux options : soit les parlementaires le décident eux-mêmes, ce que je ne pense pas qu’ils vont faire ; soit il faut leur couper la tête comme en 1789. Et la violence, moi, ce n’est pas trop mon délire. Tout ce que veut faire Parlement & Citoyens, au-delà de rénover, le message qui est derrière, c’est de dire oui, ça change ; il faut arrêter, sortir de la logique où les élus sont méchants, les citoyens sont gentils parce que, à ce jeu-là, au final, tu arrives à quoi ? À détester tout le monde : les patrons, les fonctionnaires, les étrangers, les jeunes, les vieux, etc. Nous, ce qu’on dit c’est : « Il faut arrêter le concours des misères, il faut que tous ces gens-là se mettent à bosser ensemble pour reprendre de l’air vers le haut. »
Simon : Attends, mais c’est bizarre ! Pour moi, la démocratie numérique ça devrait marcher sur du logiciel libre ; sur de l’horizontalité partout, même sur l’outil et la plate-forme. Sauf que Parlement & Citoyens ne fonctionne pas sur du logiciel libre. Ça veut dire que personne ne peut entrer dans le code pour participer à la construction du logiciel. Si j’avais les compétences d’un informaticien ou d’un développeur, je devrais pouvoir modifier l’outil, l’améliorer, comme c’est le cas sur Wikipédia ou sur Linux, par exemple. Mais dans ce cas-là, pourquoi Parlement & Citoyens, qui se revendique comme un acteur de la démocratie numérique, n’utilise pas le logiciel libre ?
Cyril Lage : En fait il a été envisagé, mais il n’a pas été retenu pour des raisons purement économiques, puisqu’on a décidé d’embaucher des gens pour porter le projet. Et donc, si on ouvre le code source, c’est autoriser des gens qui n’ont pas contribué à l’effort pour produire le logiciel, de l’utiliser sans contribuer, donc ce qui nous priverait d’une rémunération pour pouvoir suivre le développement de l’outil. Ouvrir notre code source, ça voudrait dire potentiellement accepter que n’importe qui puisse modifier ce logiciel. Alors certains, bien évidemment, de façon volontaire, positive, mais qui ouvre quand même la porte pour ceux qui voudraient, par exemple, supprimer la corbeille ouverte ou supprimer les boutons de vote « défavorable » ou empêcher la traçabilité de l’info.
Simon : Bon, eh bien c’est un beau projet porté par Parlement & Citoyens, mais, en même temps, leur logiciel est fermé et, en plus, je découvre qu’ils gagnent de l’argent en louant leur plateforme à des entreprises, des collectivités et des associations. Pour d’autres, la démocratie numérique ne se monnaye pas et doit rester ouverte.
Caroline Corbal : Nous, on fonctionne sur un système logiciel libre, open source ; on est vraiment sur une logique de bien commun numérique. C’est fondamental pour nous. On considère que les citoyens ou les collectivités, les entreprises, enfin peu importe, n’ont pas à payer pour accéder à l’outil. L’outil doit être mis à libre disposition. Tout le monde doit pouvoir le télécharger ; tout le monde doit pouvoir le modifier ; tout le monde doit pouvoir l’améliorer en fonction de ses besoins. Ça, pour nous, c’est fondamental. C’est pour ça qu’on appelle ça un bien commun, en fait. C’est que la licence qu’on a associée à DemocracyOS[6] permet à chacun de se saisir de l’outil.
Simon : Il n’y a pas un risque dans le fait que tout soit en open source et en libre ? Il n’y a pas un risque que n’importe qui s’en empare et le modifie ?
Caroline Corbal : On préfère largement qu’un maximum d’acteurs puisse s’en saisir que d’avoir peur qu’un acteur fasse un jour une bêtise, ou soit malveillant, ou essaye de modifier le logiciel pour qu’il soit détourné. Non, non, clairement pas !
Simon : Et comment vous faites pour travailler à temps plein sur la plateforme ? Parce que vous ne pouvez pas rémunérer des gens, pour le coup. Donc comment tout ce travail s’organise ?
Caroline Corbal : En fait, c’est bénévole.
Simon : Tout est bénévole !
Caroline Corbal : Ouais. C’est ça ! Tout est bénévole. On a une équipe de gens motivés. Alors deux choses : il y a le côté Civic Tech qui pense qu’il faut faire progresser ces technologies civiques au service du citoyen, renouveau démocratique, participation citoyenne, mais globalement, ce sont en général des gens qui adhèrent beaucoup à l’open source aussi.
Simon : Et ce n’est pas possible de s’allier sur des projets à cause, du coup, de cette vision de l’open source ou du logiciel propriétaire. Ça, c’est vraiment un point de divergence qui vous empêche de collaborer.
Caroline Corbal : Nous on adorerait collaborer avec tous les autres acteurs mais si on s’entend sur des valeurs communes et, pour l’instant, ce n’est pas le cas.
Voix off : Voilà une autre vision de la démocratie numérique que celle de Parlement & Citoyens. Pour l’April[7], qui ne sont pas des Civic Tech, mais une sorte de philosophes militants du logiciel libre, il ne devrait même pas y avoir de débat. Selon eux, une démocratie numérique sans horizontalité ni ouverture, c’est impossible.
Simon : Bonjour Étienne. Ça va bien ? Alors là on est dans les locaux de l’April, c’est ça ?
Étienne Gonnu : Tout à fait. Je t’en prie.
Simon : Merci. Alors Étienne, enchanté.
Étienne Gonnu : Moi aussi.
Simon : Donc ici, à l’April, vous défendez le logiciel libre.
Étienne Gonnu : Voilà.
Simon : Pourquoi c’est important de défendre le logiciel libre ?
Étienne Gonnu : Dans une démocratie saine, on suppose déjà que tous les citoyens, que tous les membres de la société démocratique, aient accès aux règles qui s’imposent à eux pour qu’ils puissent, qu’ils aient le droit de chercher à les comprendre, de comprendre les règles qui vont s’imposer à eux. C’était le problème de la messe en latin à une époque, c’est-à-dire qu’on leur imposait des trucs, qu’ils ne comprenaient pas, mais c’était une sorte de parole divine ; donc on leur imposait ça.
Prétendre amener de l’horizontalité à la prise de décision en imposant des logiciels pensés verticalement, des logiciels opaques, c’est complètement incohérent. Sans cette cohérence-là, comment on peut avancer ? La symbolique, dans la démocratie, est importante ; la confiance, dans la démocratie, est importante. Si on part sans ces prémisses de confiance, de transparence, d’horizontalité, on ne va pas avancer.
Simon : On peut gagner de l’argent et faire vivre des salariés avec une plateforme qui fonctionne sur du logiciel libre ?
Étienne Gonnu : Oui ! Avec une plateforme ou avec du logiciel libre. C’est-à-dire qu’on va vendre du service, soit des développements spécifiques : on vend son savoir-faire. Comme un artisan va vendre son savoir-faire : un menuisier, par exemple, peut vendre son savoir-faire sur du bois. Je peux acheter du bois, mais je ne peux pas fabriquer une charpente, je n’ai pas le savoir-faire. Eh bien je vais faire appel au savoir-faire d’un artisan et le rémunérer pour ça. Pareil pour du logiciel libre, tout ce qui est administration système. Il y a plein de compétences, il y a plein de gens qui vivent grâce au logiciel libre.
Voix off : Ouvert, fermé, rentable ou bénévole. Le monde des Civic Tech part dans tous les sens. C’est normal, il est né avec Internet ! Ce qui est sûr c’est que la démocratie semble aujourd’hui aller de pair avec le numérique. Mais est-ce qu’on peut résumer le processus démocratique en un simple outil ? J’ai décidé d’aller poser la question à un expert pour qu’il m’en dise un peu plus.
Simon : J’ai l’impression que peut-être une des limites de ces Civic Tech, c’est d’arriver avec un outil déjà fini, en fait, avec une solution déjà proposée, alors que c’est peut-être un peu moins en adéquation avec l’objectif de base qui est citoyen, démocratique ?
Clément Mabi : Le risque, c’est d’arriver avec une solution avant même d’avoir formulé le problème. Et que, du coup, on essaie de résoudre des problèmes avec des propositions de solutions qui ne sont pas complètement dans la cible. Pour que ça fonctionne, pour que ça ait un impact politique, il faut, au contraire, partir de besoins et choisir des outils qui permettent de répondre au besoin qui est identifié. Attention ! Ce n’est pas parce qu’on donne des outils nouveaux, qu’on met à disposition des nouvelles formes d’action, qu’on va forcément transformer les mentalités et transformer le système politique. Si on regarde dans un temps un peu plus long, on se rend bien compte que la démocratie est extrêmement ce qu’on appelle résiliente. C’est-à-dire qu’elle est très résistante aux critiques et qu’elle a même tendance à les absorber et à se les approprier. Et finalement, elle est beaucoup plus solide qu’on ne croit. Donc ces discours apportés par les technologies qui se disent disruptifs – disruptif ça veut dire une rupture, un avant un après – en disant on arrive maintenant, on casse la baraque, on va faire de la démocratie autrement et vous allez voir le système va changer. Je dis juste attention. Des pratiques nouvelles vont être introduites, mais est-ce que ça va changer les équilibres politiques, la place de chacun ? Ce n’est pas gagné. On n’en sait rien. Et il va falloir maintenant interroger aussi les porteurs de projets sur leurs véritables objectifs, en termes démocratiques. Quelle volonté ils ont de lutte contre les inégalités ? Quels objectifs de transformation sociale ils incarnent ? Voilà. Il faut aller plus loin que le discours mettre à disposition des technologies pour faire de la démocratie autrement. C’est un premier pas, mais ça ne suffit pas.
Simon : Le pouvoir au peuple. Ça fait plus de deux cents ans que la République le clame. Et pourtant, le système est encore pyramidal. II s’accroche. Avec les Civic Tech, on a les outils d’une démocratie plus directe, plus moderne, où je me sentirais un acteur possible. Ça donne envie de participer à la vie politique, mais il faut que tout cela avance et dans la bonne direction ! Parce que sinon, je vais lâcher l’affaire, et vu l’abstention, je ne suis pas le seul !