Imaginer le numérique comme un bien commun

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Titre : Imaginer le numérique comme un bien commun

Intervenant·es : Thanasis Priftis - Journaliste

Lieu : Chaîne YouTube Alp ICT

Date : 28 novembre 2024

Durée : 1 h 26 min 14

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Thanasis Priftis, voix off : Vous vous dites « mais c’est quoi ça ? C’est n’importe quoi ! Quel détail ! Pourquoi les gens s’acharnent-ils entre Libre et open source ? C’est la même chose. Qu’est-ce que ça veut dire ? ». Mais non, ce n’est pas la même chose, ces principes sont dynamiques. On travaille tous les jours pour ça, comme pour Wikipédia. C’est l’exemple par excellence.

Journaliste, voix off : Est-ce qu’on peut faire ce parallèle avec l’open source ?

Thanasis Priftis, voix off : Pas encore. Mais on est très près. Je comprends bien que vous êtes champions. On n’y est pas, mais on va quand même dans une direction qui est très intéressante.
Est-ce que tout local avec les types de services comme GPT aujourd’hui ? La réponse est non.

Journaliste : Bonjour à toutes et tous et bienvenue sur la chaîne Alp ICT. J’ai le plaisir de recevoir Thanasis Priftis, chercheur et chargé de cours à la Haute École de Genève, ainsi que directeur de la fondation Ynternet. Thanasis nous éclaire aujourd’hui sur l’open source, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle. Nous parlerons également de souveraineté numérique et de régulation. Attaché à remettre en question les idées préconçues des différents domaines, Thanasis nous partage ses projets de recherche, ses projets de recherche et comment les technologies ouvertes peuvent concrètement changer les choses.
Thanasis, bonjour.

Thanasis Priftis : Bonjour.

Journaliste : C’est un plaisir de te recevoir sur la chaîne YouTube d’Alp ICT. Est-ce que tu pourrais, en introduction, nous retracer un petit peu ton parcours et les moments qui t’ont conduit aux activités que tu mènes aujourd’hui ?

Thanasis Priftis : Plaisir partagé. Merci beaucoup pour l’invitation. D’où peut-on commencer. Je me souviens de moi toujours comme d’une personne qui avait envie de regarder derrière ce qu’on voyait devant nous. C’est-à-dire dire aller chercher un peu ce qui n’était pas visible, soit dans les textes, soient les événements, soit dans la recherche, partout. Je me vois toujours avec cette curiosité, dire : OK, mais que ça veut dire vraiment ce que je suis en train de lire, ce que je suis en train de faire ou ce que je suis en train de discuter ? Cette passion de voir derrière les choses ce qui n’est pas forcément visible m’a amené à faire des choses diverses dans ma vie, de mener des projets liés à l’informatique, mais aussi des projets qui sont liés à la recherche avec des migrants, d’autres types de sujets qui ne sont pas forcément liés au numérique. Ça m’a aussi amené à bouger souvent dans ma vie, j’étais à Genève, aux Nations Unies, en 2003, je suis retourné en Grèce, après je suis revenu ici, en Suisse, en 2014. Dans ma vie, j’ai fait pas mal d’activités qui ne sont pas que sur le numérique. Par exemple, je fais partie d’une coopérative d’habitation où je donne un coup de main aux médiateurs.
On peut se tutoyer ?

Journaliste : On peut se tutoyer, c’est super.

Thanasis Priftis : J’ai toujours eu cette envie de voir l’envers des choses et c’est ce qui m’a amené à plusieurs activités.

Journaliste : Tu vas nous en dire un petit peu plus, notamment dans ton rôle de professeur, de chercheur à la HEG. Je sais que tu es aussi directeur de la fondation Yternet, est-ce que je le prononce bien, parce que c’est avec un « y » à la place du « i ».

Thanasis Priftis : C’est un jeu de mots sur Why Internet, « pourquoi internet ». Dans les années 2000, quand le président Théo Bondolfi crée cette fondation, c’est « pourquoi Internet », pourquoi Internet est si important aujourd’hui et pourquoi il l’est toujours, bien évidemment.

Journaliste : Est-ce que tu peux nous dire quelques mots sur les activités de la fondation et peut-être quelques exemples de projets que j’ai pu voir assez passionnants ?

Thanasis Priftis : Commençons par la fondation. C’est une très bonne idée que je ??? depuis 2014. On a une vision du numérique qui est une vision responsable et éthique. Ça veut dire qu’on veut que nos projets respectent cette idée qu’il y a une certaine citoyenneté à défendre derrière nos projets, c’est-à-dire que les personnes qui participent ne sont pas là que pour consommer une technologie, être passives devant un sujet ou une nouvelle technologie qui arrive, mais plutôt poser des questions qui vont leur permettre de mieux comprendre comment cette technologie fonctionne. Ce sont les principes de la fondation. C’est un principe qui trouve des outils comme les licences ouvertes, comme les logiciels libres et open source, comme les contenus ouverts, l’éducation ouverte et tout cela.
Si on prend tout ça aujourd’hui, on a plusieurs projets, mais je peux citer trois projets qui peuvent être intéressants.
D’abord des projets de formation qui se passent chez nous, avec nos partenaires européens. On essaye de créer des projets au niveau européen et on en fait le déploiement, on les pilote en Suisse. Typiquement, aujourd’hui, on a deux projets en place.
Un sur la santé numérique, c’est-à-dire qu’on va essayer de comprendre comment le numérique interroge notre santé, en tout cas comment on utilise les données autour de la santé pour faire des applications numériques et essayer de voir quel est notre rôle.
L’autre, c’est le numérique pour l’urbanisme, c’est un projet pour 2025. On va essayer d’emmener les enfants, en tout cas les jeunes, de les sortir de leurs écoles ou de leurs universités, on a créé une application pour ça, en libre/open source, qui va permettre aux personnes qui vont participer de cartographier leur ville. Qu’est-ce qu’elles aiment, qu’est-ce ce qu’elles n’aiment pas, qu’est-ce qu’elles veulent changer ? Revisiter l’urbanisme avec, cette fois-ci, un rôle plus acteur : évaluer son quotidien.
Ce sont des projets de formation.
On a un grand projet sur lequel je travaille, qui s’appelle TEDx Geneva. C’est un projet autonome avec sa propre équipe et ses propres règles, mais on a la licence pour avoir cet événement à Genève. L’événement à venir, c’est 22 novembre. Le thème de cette année c’est Being Intelligent, « Être intelligent ». On peut imaginer plusieurs intelligences, plusieurs types d’idées derrière, le thème c’est une scène ouverte. On amène les gens à proposer leurs idées, on travaille beaucoup avec eux. On a quatre dimanches de répétitions avec les speakers, bref, pour dire que Being Intelligent est un projet passionnant parce que ça amène à voir derrière les idées, derrière ce qu’on pense, qui est évident, mais en fait, il n’ya rien évident. Tout doit être compris, analysé en tout cas.
Cette idée de TEDx Geneva m’amène à rejoindre des personnes au niveau mondial qui viennent à Genève et partagent ces moments avec nous et avec les vidéos après.
Un troisième projet qui commencera bientôt, un projet très intéressant parce que ça va amener un peu le modèle de Wikipédia, cette idée de partage des connaissances, cette fois-ci avec des contrats. Ça veut dire comment on fait des deals, le projet s’appelle WikiDeal, comment on crée des accords entre différents partenaires, avec un certain respect pour la personne et pour la communauté et on arrive à avoir des plateformes qui sont différentes, qui sont beaucoup plus participatives et, en même temps, collaboratives. C’est un projet qui ça mérite peut-être une autre séance entre nous ou avec d’autres personnes qui sont là. En tout cas, WikiDeal est notre projet phare des années à venir, des dix ans à venir maintenant, qui va changer un peu nos rapports par rapport à nous, comme personne, individus et collectivement, et les accords qu’on passe avec d’autres personnes.

Journaliste : C’est finalement, à chaque fois, vraiment le citoyen qui est acteur dans ses process de digitalisation, de vie ou autre, c’est vraiment de donner la parole aux citoyens.

Thanasis Priftis : Exactement. Donner la parole et l’amener à faire des actions, à avoir un rôle concret, et c’est très important. C’est là où je veux placer un peu mes aspirations idéologiques, si tu veux, parce que quand on parle technologie, il ne faut jamais croire que les technologies sont neutres. Les technologies, les données, rien n’est neutre. Tout est basé par sur des décisions qu’on a prises avant.
Comme on le sait tous, partout, autour de nous, on a des pouvoirs, on a un jeu de pouvoirs partout dans nos sociétés, ces jeux de pouvoir sont à comprendre, à défaire pour toujours amener plus d’équité, plus de justice par rapport à nos projets, par rapport à ce qu’on fait. Ces rapports de pouvoir sont très importants, parce que c’est là où tout se joue, comme sur plusieurs sujets d’ailleurs.
Maintenant, on a le public, on a un système public qui a sa propre manière de nous proposer des services, les services publics et d’autres, on les connaît et le système privé, de l’autre côté, avec son propre système qui est de privatiser beaucoup de choses, la connaissance, les ressources et autres pour faire les profits qu’il faut pour fonctionner. Et, entre les deux, on trouve un autre système, celui des communs. Elinor Ostrom, Prix Nobel 2009 en économie, a travaillé toute sa vie sur cette idée de comprendre les communs comme un espace autonome et alternatif à celui qui est pensé entre le public et le privé. C’est très important de bien établir cette notion : on peut faire les choses sans que le public et le privé nous disent comment faire, mais créer nos propres espaces de citoyenneté où les citoyens, comme on l’a dit, ont un rôle spécifique à jouer.
Attention, Ostrom a dit que ces espaces sont extrêmement réglementés. Ce n’est pas l’anarchie, au contraire, il y a des règles. Il y a huit principes que je vais dire avec mon propre mots. Ces principes sont très importants.
Il y a la participation, mais cette participation doit être comprise comme quelque chose qui est appliquée à tout le monde.
Tout le monde doit avoir accès à cette ressource. Au début, Ostrom dit que les communs sont importants sont intéressants quand il y a une ressource à gérer. On peut parler des forêts, des lacs, on peut parler de la connaissance. Il y a en effet quelque chose à gérer et il y a peut-être des tensions entre des personnes, qui se demandent ce qu’elles vont faire avec cette ressource-là.
Elle dit que tout le monde peut participer, pas contre les personnes doivent respecter les règles de la communauté qui sont les gens sur place. Très bien, la personne peut participer et peut aussi, sur le long terme, voter les règles ou changer les règles.
Il y a cette possibilité, dès le début, de créer une communauté qui est de plus en plus en équilibre, avec une certaine équité, elle n’est jamais égale, mais une certaine égalité est respectée.
Une fois qu’on a créé derrière ces règles-là, il faut les préserver ; il faut faire en sorte que les règles soient respectées. On peut avoir des sanctions.
Après, quand on gagne de l’argent avec cette ressource, il faut que l’argent et la valeur créée soient partagés.
Il faut aussi travailler avec ses partenaires sur place. On doit travailler avec le privé, avec le public, on doit travailler aussi avec d’autres communautés pour qu’elles puissent comprendre comment on a fait pour gérer ce commun.
Est-ce que c’est OK pour le moment ? Est-ce que c’est clair ?

Journaliste : Ça ressemble quand même beaucoup à une société ou une civilisation. Est-ce que tu penses que des pays s’en rapprochent ? Quand on prend le modèle de la Suisse, j’ai l’impression qu’on est assez vite sur ces principes du commun.

Thanasis Priftis : Exactement, la Suisse s’en approche, mais on n’y est pas tout à fait. Il faut prendre ce système, dont on va parler aujourd’hui, comme un système dynamique. Si on s’arrête de négocier, si on s’arrête de parler, de discuter, d’échanger, le système va forcément d’un autre côté. Si on ne préserve pas la démocratie, la participation et tout ça, on ne peut pas dire que ça existe. Non, ça existe tant qu’on est en train de faire quelque chose pour la préserver. C’est pour cela que Ostrom est très intéressante, avec cette idée que ces principes sont dynamiques. On travaille tous les jours pour cela. Wikipédia est l’exemple par excellence. On a une ressource qui est gérée comme un commun, parce qu’il y a des règles, il y a des communautés, il y a beaucoup de gens qui travaillent, qui décident ensemble.
Oui la Suisse y ressemble beaucoup, parce qu’en Suisse il y a beaucoup de coopératives. Attention, coopératives, ça ne veut pas dire tout de suite qu’elles font quelque chose pour les communs. Il y a des coopératives qui ne font rien, c’est juste à un schéma. Mais ça reste quand même une possibilité. C’est en effet un outil : avoir un statut coopératif sur certaines choses. Il y a aussi cette participation avec les référendums, une manière de démocratie plus directe qui nous permet, du coup, d’avoir beaucoup plus de participation des personnes, de discuter, d’amener des problèmes et de trouver des solutions ensemble.
De mon côté, quand je travaillais sur des projets les années passées, j’ai créé ma propre grille de compréhension de ces services digitaux en me basant sur Ostrom. Par exemple, je disais à mes étudiants que oui, on participe à quelque chose. Très bien, on peut consommer, ou participer, mais sans forcément en attendre quelque chose derrière. C’est ce qu’on appelle une participation simple, mais on n’est pas dans la collaboration. La collaboration commence au moment où, là où on est, on a des règles très claires sur la façon dont la personne qui a reçu notre participation va répondre. Ça doit être bien défini. Si je fais quelque chose avec le privé, je dois savoir, dès le début, comment il répond, comment il traite mon commentaire, comment il traite ma contribution, comment il la valorise. C’est quelque chose qui doit être dit et bien écrit. Là, je suis en collaboration.
Et, encore une fois, je peux aller beaucoup plus loin, je peux aller en coopération Pour être en coopération, ça veut dire que je suis inclus dès le début du service, du coup, je sais comment ça va fonctionner, quel est mon rôle, d’autres personnes. Bien évidemment, je suis en droit de savoir comment il va évoluer, comment il va continuer.

Journaliste : Est-ce qu’on peut faire ce parallèle avec l’open source ?

14’ 25

Thanasis Priftis : Pas encore ! Mais on en est très près !
À un moment, le numérique arrive. Ce fameux numérique avec le protocole TCP/IP, le protocole d’Internet à la fin des années 70, adopté au début des années 80. À un moment, les gens qui sont dans ce numérique-là, ont cette envie de partager ce qu’ils vont créer, par exemple le code, de manière, avec une méthodologie qui permet à tout le monde de reprendre ce code et de refaire ce quelque chose avec ce code et avec ces droits partagés. Ça veut dire changer le monde de la propriété intellectuelle, comprendre la propriété intellectuelle comme partager quelque chose au lieu de le fermer. C’est le fameux copyleft, en tout cas cette idée des droits d’auteur partagés qui va devenir un sujet très intéressant dans les années 2000, avec des licences qui nous permettent, aujourd’hui, d’imaginer à nouveau le monde des contenus numériques, du logiciel, des vidéos, des images, et de tout cela. On peut partager différemment. Pourquoi ? Parce que, à un moment, on a compris qu’Internet nous permettait d’avoir d’autres manières de fonctionner, de produire, d’exister ensemble et ça, forcément, ça changeait aussi la manière dont on comprenait que la propriété intellectuelle devrait fonctionner. Au lieu de fermer tous mes droits d’auteur en tant que personne qui a créé un logiciel ou un livre, les gens avaient envie de partager leurs droits dès le début de la création. Du coup, à ce moment-là, on parle beaucoup de logiciel libre et de logiciel open source. Il y a une grande différence entre les deux que je vais essayer d’expliquer.

Journaliste : Oui, j’aimerais beaucoup. J’aimerais juste faire le petit décryptage d’actualité, si tu le veux bien, en plus, c’est pile poil en lien avec l’open source. Une loi fédérale Suisse, qui est entrée en vigueur le premier janvier 2024, impose aux autorités fédérales de publier le code source des logiciels qu’elles développent ou font développer. Cela a suscité de l’enthousiasme sur les réseaux sociaux, notamment un relais qui a été fait par Elorn Musk et d’autres sur cette mise en avant de la Suisse pour l’open source. Le titre de Le Temps c’était « La Suisse, championne du code ouvert ? ». Est-ce qu’il y a eu un quiproquo. De quoi parle-t-on ? Quel est un petit peu ton avis sur cette actualité ?

Thanasis Priftis : C’est intéressant. On comprend comment le public voit l’open source d’une certaine manière. On verra pourquoi il le fait.
Pour mettre un peu de contexte, bien évidemment, la Suisse n’est pas championne de quelque chose. Elle suit un mouvement mondial. Plusieurs administrations allemandes, françaises aussi, depuis des années, publient leur code dans des licences libres, open source, et utilisent aussi toutes ces technologies d’une manière plus transparente, plus communautaire.
Je comprends bien qu’on veuille être champion, on ne l’est pas, mais on va quand même dans une direction qui est très intéressante, qu’il faut défendre, qu’il faut expliquer.
Qu’est-ce qui dit cette loi ? Elle dit : si vous voulez avoir plus d’interopérabilité entre les systèmes dans un pays fédéral, avec beaucoup de systèmes séparés, sans forcément savoir qui fait quoi, avec quelles normes et quels mécanismes de communication, le logiciel est libre/open source est idéal. Pourquoi ? Parce qu’il pose déjà une architecture que tout le monde connaît, tout le monde sait comment les choses fonctionnent. C’est très important. On peut parler de plus de transparence, on sait comment se passent les choses. On peut créer des services beaucoup plus facilement parce qu’on connaît les bases de ce système-là. Du coup, ça permet de multiplier les actions derrière ce système-là et ça permet aussi de créer cette interopérabilité, ce qui veut dire que les systèmes pourront parler entre eux plus facilement. À un moment, il faut qu’on donne aux citoyens et citoyennes suisses des services intéressants et ça passe forcément par le fait, quelque part, que les systèmes parlent entre eux. Il faut comprendre, pour avoir une administration publique qui fonctionne, que tout cela est le minimum à avoir en même temps. Via ce type de loi cela permet le Libre/open source qui est la base de la transparence, de la collaboration et de l’interopérabilité.
Derrière, il y a aussi un autre paradigme économique : si on a des logiciels, des solutions plutôt libres/open source, n’importe quel prestataire pourra travailler dessus. Ça veut dire qu’on n’est pas obligé d’avoir ce qu’on appelle le lock-in, être fermé dans une solution propriétaire qui va amener des licences ou de compétences très spécifiques. On peut avoir vraiment un marché de compétences qui permet de construire des solutions, d’améliorer les choses, mais sans forcément passer par le même prestataire à chaque fois.

Journaliste : N’est-ce pas un problème d’efficacité quand on choisit ce genre de solutions.

Thanasis Priftis : Oui. On cherche beaucoup l’efficacité et on cherche beaucoup à essayer de customiser les solutions. La dernière étude sur l’open source 2024 a été publiée. Elle montre que quasiment toutes les PME, toutes les entreprises en Suisse, utilisent au moins une solution open source sur la fonction de base qu’elles ont en interne. Et plus de la moitié réalisent beaucoup de leurs fonctions via les logiciels open source. On peut dire que, aujourd’hui, en Suisse, on utilise quasiment tout le temps, pour plusieurs fonctions, des logiciels open source. C’est quelque chose qui est adopté, c’est maintenant une réalité.

Journaliste : Quel était, selon toi, le message que voulait faire passer Elon Musk en republiant cette actualité de la Suisse ?

Thanasis Priftis : Il faut énormément nuancer. Je ne suis pas lui, je sais pas ce qu’il fait. Si, encore une fois, je lis bien derrière ce qu’il dit, Elon Musk est une des personnes qui ont soutenu Open AI, qui a commencé ce type de structure qui gère des IA génératives comme GPT et ChatGPT qui est l’application, dont on va peut-être parler plus tard.

Journaliste : D’où le nom open.

Thanasis Priftis : Voilà. OpenAI qui a commencé, au début, comme une association à but non lucratif. Mais très vite ça a changé. Aujourd’hui c’est une entreprise complètement fermée à but lucratif. Du coup, c’est ce qui fait dire à Elon Musk qu’il faut quand même que ce soit plus transparent, en tout cas que ça soit partageable. Mais aujourd’hui, OpenAI, ce sont des gens très proches de Microsoft à la fois au niveau investissement, mais aussi à la fois par la structure : Microsoft Azure, le cloud de Microsoft, est la solution qu’OpenAI a adoptée pour sa propre infrastructure. Tout cela c’est toujours un spectre, ce n’est jamais oui ou non. Il faut voir d’où vient chacun et ce qu’il cherche à communiquer avec ce type de discussion. En tout cas, je pense que son idée, derrière, était de dire « attention, on est dans des systèmes vraiment fermés. »

Journaliste : Il me semble que son système est ouvert.

Thanasis Priftis : À moitié. Aujourd’hui, tout le monde cherche un profit spécifique à un moment. On y reviendra après, l’open source permet aussi cette possibilité de fermer, après la licence, de faire des profits derrière. Du coup, c’est plutôt un équilibre à un autre niveau. À notre niveau de citoyenneté, nous devrions être conscients et conscientes, quand on utilise une technologie, qu’il faut comprendre, derrière, à qui on fait confiance, avec qui on partage ses données, à qui on donne son argent, avec qui on partage ses ressources. C’est ce que je veux passer aujourd’hui comme message : on a la possibilité d’agir à son niveau et pas forcément juste comprendre ce que Musk dit.

Journaliste : Je crois que même dans le milieu scientifique, on a jamais eu un tel écart entre les technologies qui tournent chez des privés et la compréhension de ces technologies. C’est important.

Thanasis Priftis : Exactement. L’IA est un exemple, on y reviendra peut-être après.

Journaliste : Bien sûr, j’ai notre actualité, mais vient aussi pour l’open source. Yann le Cun, de plus en plus connu, directeur scientifique de l’IA chez Meta, est notamment venu à Genève il n’y a pas si longtemps que ça et il a expliqué l’état de l’intelligence artificielle, d’ailleurs je recommande à tout le monde de regarder le replay. Il défend la recherche ouverte en intelligence artificielle, il a d’ailleurs fait adopter une stratégie open source chez Meta, sur leur modèle. Il affirme que l’avenir de l’IA doit être open source pour des raisons de diversité culturelle et aussi de démocratie. Que penses-tu de cette déclaration ? Es-tu d’accord ?

Thanasis Priftis : C’est un très bon objectif et c’est une excellente déclaration. Après, encore une fois, on doit comprendre ce que les gens disent et ce qui se passe derrière, c’est très important.
Prenons Meta avec son modèle Llama qui, aujourd’hui, a su prendre l’open source comme un spectre. Vous avez l’open source qui peut-être très faible et très forte. Je dirais que le type d’open source qu’utilise Meta est une open source faible ou très faible pour deux raisons.
Comme on l’a vu avant, Ostrom a dit : quand vous voulez vraiment créer un commun, il faut vraiment que vous intégriez la communauté dès le début, avec des règles qui permettent assez vite à tout le monde de participer dans toutes les décisions pour protéger la ressource, parce qu’on parle d’une ressource comme le modèle d’apprentissage qu’est Llama ou que Meta créée. Ce n’est pas le cas avec ce modèle de Meta. Ce n’est qu’après, une fois qu’il a compris qu’il y avait quelque chose qui n’est pas forcément facile à mettre en compétition avec GPT directement ou je ne sais après quelle décision, en tout cas, ce n’est qu’en milieu de processus que Meta a décidé d’inclure la communauté, en tout cas, de faire en sorte que son code soit open source. Ce n’est pas dès le début. Du coup, ça crée un doute sur ce qu’on veut vraiment faire avec ça ?
Encore une fois, il faut, à chaque fois, être dynamique, négocier et revenir sur le sujet. On n’est pas là pour faire des réponses arrêtées, mais il faut comprendre d’où chacun vient, il faut que ce soit évident, sinon on n’est pas juste.
Deuxième point, c’est que la licence elle-même du modèle est partiellement open source. On a beaucoup d’informations sur le modèle lui-même, quels types de critères il va utiliser pour produire certaines connaissances. On connaît à peu près la recette, mais on n’a pas, derrière, la façon donc cette recette s’applique dans un spectre d’infrastructures privées. On a les serveurs et les services qui devraient apprendre tout ça et faire en sorte que l’IA fonctionne. On n’a pas cette même licence pour ce logiciel ou ce matériel qui est maintenant privé et privatisé. Ça veut dire qu’on donne la recette – c’est simplifié, mais vous comprenez à peu près ce que je veux dire – on a une recette pour faire quelque chose, mais on ne sait pas comment le four doit être réglé, c’est problématique, parce qu’on ne sait pas sur quoi on met la recette initiale. Maintenant, prenez ça avec l’énorme complexité qu’est l’IA, ce n’est pas une recette parce que j’ai changé beaucoup de fois.

Journaliste : On comprend bien le parallèle. Il est bon pour comprendre.

Thanasis Priftis : C’est pour cela que je classifie en open source faible.

Journaliste : Est-ce qu’il y a des modèles d’intelligence artificielle open source de niveau élevé ?

Thanasis Priftis : Oui, il y en a. Et c’est là où l’Internet est intéressant avec cette intelligence collective. Hugging Face est un endroit, une plateforme collaborative ouverte où, aujourd’hui, tous les modèles open source sont là avec différentes communautés qui travaillent dessus. Nous pouvons voir tous les différents projets qui sont vraiment, dès le début, libres/open source qui ont, dès le début, un but spécifique qui nous permet de les comprendre comme de vraies activités de communauté auxquelles on peut participer, qu’on peut changer, qu’on peut utiliser. On peut faire tout ça.

Journaliste : Qui paye cette open source ?

Thanasis Priftis : À chaque fois, il faut s’arrêter sur un projet pour comprendre qui paye l’open source, parce qu’on n’a pas encore parlé de ce qu’est l’open source. C’est peut-être le moment.

Journaliste : Allez, c’est parti. Introduction, histoire courte de l’open source et de sa philosophie.

Thanasis Priftis : Maintenant, je vous invite à parler de libre/open source et j’expliquerai pourquoi.
Quand on a des droits d’auteur, ces droits reviennent à la personne qui a créé l’entreprise ou à la personne qu’il y a toujours derrière la création. Comme on l’a dit, au début ces droits sont fermés et après, on peut les partager. Je peux partager la manière dont on peut utiliser le code. Par exemple, on peut l’étudier, on peut faire des copies, on peut redistribuer ce code avec ses propres changements. Ce sont des choses qu’on peut permettre de faire. Les logiciels libres et les logiciels open source ont toujours suivi cette même idée : à chaque fois qu’on crée un livre, une vidéo, un bout de code ou autre chose, on donne en même temps, à la personne, à l’utilisateur, la possibilité d’exécuter ce code-là, de faire une édition, s’il a envie, de republier le code avec l’édition qu’il ou elle a faite et de créer des copies de cette œuvre pour la diffuser comme la personne le veut. On parle de licence très permissive. Ça donne énormément de possibilités.
La seule condition que l’open source impose c’est de toujours citer la personne qui a créé l’œuvre initiale. C’est normal, parce que toute la propriété intellectuelle fonctionne avec cette idée : on est obligé de donner la paternité – pourquoi paternité et pas maternité ?, c’est une très bonne question.

Journaliste : Je ne l’ai pas posée.

Thanasis Priftis : C’est moi qui le dis. Du coup, attribuer la paternité, comme on dit aujourd’hui, de l’œuvre à celui qui l’a crée. C’est l’open source.

Journaliste : Est-ce que tu as un exemple ?

30’ 00

Thanasis Priftis : Il y en a plusieurs. Particulièrement côté code, aujourd’hui, on a des projets qui sont avec cette licence open source. On peut parler de Chromium, par exemple. Chromium, c’est Chrome, mais avant de devenir Google, c’est un projet open source. Il y en a encore beaucoup plus qui sont avec cette licence initiale qui est open source. En général, aujourd’hui, on trouve la majorité des logiciels avec une licence open source, qui partagent quasiment la totalité des droits d’auteur avec la communauté.

Journaliste : Linux, c’est quand même quelque chose de plus connu.

Thanasis Priftis : Linux est opensource. GNU/Linux, comme on les appelle, ce sont des distributions qui sont en lien avec le libre/open source. Là, je viens sur libre/open source. On est on est d’accord sur cette idée qu’il y a une open source qui est vraiment permissive. On a eu très peu de conditions à respecter. Libres, du coup, ce sont les logiciels qui sont aussi permissifs que ça, exactement de la même manière que l’open source, mais avec une condition supplémentaire qui est imposée à toutes les personnes qui vont l’utiliser pour faire de nouveaux produits ou des publications, celle de respecter la même licence tout au long de la vie de ce produit-là. Cela veut dire que si je vous donne une licence type GPL, General Public License, ou une licence qui permet de faire tout ce qu’on a dit avant pour l’open source, j’ajoute une condition spécifique : vous ne pourrez pas changer cette licence. C’est-à-dire, encore une fois, que vous faites ce que vous voulez, vous pouvez faire de l’argent, vous pouvez faire des copies, vous pouvez rediffuser l’œuvre, vous pouvez faire des éditions, créer vos propres versions, tant que vous avez, encore une fois dit que c’est moi ou la personne qui a créé l’œuvre initiale, qui a la paternité, c’est l’attribution initiale de l’œuvre. Une deuxième condition vous est imposée qui est de respecter la licence, ça veut dire les mêmes conditions jusqu’au bout de cette chaîne de production. Vous ne pourrez pas changer la licence. Vous me dites « mais c’est quoi ça ? C’est n’importe quoi ces détails ! Pourquoi les gens s’acharnent-ils ? Libre et open source, c’est la même chose ! Qu’est-ce que ça veut dire ? » Non, ce n’est pas la même chose. C’est une licence qu’on appelle virale, c’est-à-dire que tous les produits, derrière, vont rester avec la même licence. Vous ne pourrez pas changer la licence. Là, vous avez une licence permissive.
Maintenant je vous pose la question : que peut-on faire, du coup, avec cette licence plus tard ? Je donne la réponse : je peux changer la licence, je peux changer les conditions initiales avec l’open source et faire un logiciel propriétaire, ce qui n’est pas le cas avec le Libre. J’aime bien dire libre et open source, parce que le libre englobe l’open source.

Journaliste : Donc Linux est libre.

Thanasis Priftis : GNU/Linux, Debian par exemple, et la plupart des distributions GNU/Linux sont des logiciels libres.

Journaliste : Et Mozilla Firefox ?

Thanasis Priftis : Mozilla Firefox, c’est licence spécifique qui s’appelle la Mozilla Public License.

Journaliste : Combien y a-t-il de types de licences ?

Thanasis Priftis : Il y a beaucoup de licences, mais, comme on l’a dit aujourd’hui, elles respectent toutes les mêmes règles. Cette idée d’avoir beaucoup de permissions, sans imposer une condition spécifique de permission. Et là, beaucoup de projets vont très bien, mais, après, on peut changer la licence et c’est un gros risque. C’est ce que fait Google, ce que fait Apple, ce que fait Microsoft, ce que font beaucoup d’entreprises aujourd’hui : au début, elles proposent un logiciel en open source et après, une fois, qu’elles publient leurs propres produits déjà pour amener tout ce qui est propriétaire, différentes extensions propriétaires, elles privatisent la totalité du code. Attention, elles ne vont pas privatiser ce qui est un en open source, ce qui est publié en open source reste en open source. Elles ont, bien évidemment, les ressources, les données et la capacité humaine, les compétences pour créer des produits propriétaires qui sont basées sur un système open source.
La même chose avec le Libre n’est pas possible, parce que vous êtes obligé de publier toutes vos contributions, toute votre création, sous la même licence, comme le fait Wikipédia.<br/ Aujourd’hui Moodle, par exemple, un logiciel qu’on utilise tout le temps pour faire des cours en ligne, est un logiciel libre et open source. WordPress, tout le monde connaît WordPress parce que des sites sont sur WordPress, tout le logiciel Wordpress est lui-même en logiciel libre/open source.

Journaliste : J’ai vu qu’il y avait eu une petite dispute au sein de WordPress.

Thanasis Priftis : Une grande dispute, pas une petite dispute, parce que, encore une fois, la propriété intellectuelle ne régit pas les règles du commerce. Là on parle d’une base, de ce que Ostrom dit, un outil. Tout le reste est toujours discutable. C’est passionnant. Tous les systèmes qui ont une grille qui peut changer, qui ne sont ni privés ni publics, sont très intéressants parce que ça amène tous les sujets sur ce que la société est en train de faire aujourd’hui autour de nous.
Par contre là, encore une fois, le public étatique fait ce qu’il veut, parfois il n’est pas transparent et le privé a toujours cette avance vers les monopoles et c’est un autre problème. Tout ce que je dis par rapport au logiciel semble compliqué, mais l’alternative ce sont les monopoles. Amazon, Microsoft ou Google sont des monopoles aujourd’hui ; on ne peut ni les toucher, ni changer les pouvoirs qu’ils ont récupérés après toutes ces années de privatisation du code et des données.

Journaliste : Finalement WordPress, si on prend cet exemple, qui est, je trouve, assez parlant en termes de fonctionnement, pourquoi ne sont-ils pas allés vers du monopole ?

Thanasis Priftis : C’est une excellente question. WordPress est un logiciel libre. Ça veut dire qu’à la base du logiciel lui-même, le code est disponible à n’importe qui veut l’utiliser pour faire ses propres services avec une licence qui va l’obliger à utiliser la même licence pour toujours, mais, en même temps, il peut faire sa propre version de WordPress. OK, mais là je parle de l’outil, ce n’est pas le service. Derrière, vous avez un service qui s’appelle WordPress avec une fondation. Vous avez, après, deux compagnies privées qui se disputent, aujourd’hui sur du service mais pas du code, parce que le code reste : qui peut, aujourd’hui, prétendre qu’il a le trade mark WordPress, comme un signe commercial, comme un outil commercial, pas comme un droit d’auteur. On est passé du logiciel libre open source et on voit l’exploitation par une marque. Du coup, vous avez Automattic, côté WordPress, avec Matt Mullenweg, le fondateur de WordPress, qui accapare, depuis des années, cette idée du trade mark WordPress, avec les services et les contributions aux extensions, et tout ça. Et vous avez un WordPress Engine, un autre service, qui dit « j’ai le droit d’utiliser mon propre service. Je fais mes propres produits, je fais un service qui est bien, que beaucoup de gens utilisent. » Du coup, là vous avez deux mondes qui se clashent parce que Automattic dit « vous n’avez pas assez contribué au code qui existe, en tout cas aux sources pour que ce soit pérenne, libre/open source. » Eux disent « nous l’avons fait, mais on ne peut pas nous imposer de quelle manière on va le faire, quelle licence. » C’est une guerre commerciale. C’est à un autre niveau. On a passé au niveau du trade mark et des guerres commerciales, à un niveau commercial, mais ça n’a rien à voir avec le code. Le code est toujours disponible.

Journaliste : Comment arrive-ton à garder cette philosophie de l’open source quand on est face à des gains possibles, quand on doit créer des entreprises, quand on voit, en fait, le potentiel de cette communauté qui a réussi à créer du code intéressant, on pourrait dire, pour simplifier ? Comme arrive-t-on, dans ce système des communs, à ne pas aller, justement, sur du monopole ? Comment rétribue-t-on, en fait ? C’est la question que je me pose.

Thanasis Priftis : Si on prend l’exemple de Wikipédia pour prendre pour changer un peu, après on pourra revenir sur WordPress, est-ce qu’il y a, aujourd’hui, une valeur Wikipédia ? Énorme valeur ! Toutes les IA, tout le monde numérique a utilisé Wikipédia comme un exemple d’apprentissage. Si l’IA existe aujourd’hui, c’est parce que Wikipédia existe, pas seulement, il y a aussi d’autres projets, mais Wikipédia existe, on sait comment s’en servir. Très bien. D’ailleurs, Wikipédia est le septième site le plus visité au monde. Est-ce que les gens sont payés derrière ? Non, ils ne sont pas payés, ce sont tous des bénévoles. Cinq mille personnes connectées tous les jours, tous des bénévoles pour gérer un bien commun comme la connaissance avec une encyclopédie qui veut être accessible à tout le monde. Par contre, est-ce que les gens qui sont dedans peuvent certifier les compétences, en tout cas montrer qu’ils ont fait des choses intéressantes ? Pour moi, clairement, oui. Ça veut dire que quand quelqu’un vient avec un parcours wikipédien derrière, je sais exactement avec qui je vais travailler, quel rôle il a eu, s’il a fait de la modération, s’il a fait des éditions, s’il a fait de l’écriture sur des livres, de la documentation. Les compétences qu’on acquiert derrière sont énormes quand on travaille sur un espace comme Wikipédia, en collaboration. On développe des compétences incroyables.
Vous voyez bien qu’on a quand même cette possibilité de valider des motivations et des compétences via les communs. Les gens ont créé ce commun-là et je crois qu’ils en sont très fiers.
Par contre, Wikipédia ne crée pas d’argent, de valeur ajoutée. Il vit via les contributions des personnes chaque année, parce qu’il y a pas de pub, et aussi des contributions comme celles de Google et d’autres qui utilisent, bien évidemment ce service. Ils veulent que le service persiste, parce qu’il est très utile pour leurs propres machines de recherche.

Journaliste : Google finance, est un donateur ?

Thanasis Priftis : Google contribue systématiquement avec cette idée que Wikipédia reste pérenne, même s’il n’y a pas énormément de gens qui travaillent dessus, il n’y a pas plus d’une trentaine de personnes pour la plus grande encyclopédie du monde. Les gens sont bénévoles. Wikipédia, c’est très important, ne monétise pas la valeur qu’elle est en train de créer. Le contenu est ouvert. Comme on l’a vu, on peut faire de l’argent avec une licence virale libre/open source, mais on ne peut pas récupérer, on ne peut pas demander à être rémunéré parce qu’on a utilisé Wikipédia 10 000 fois pour apprendre des modèles ou pour avoir des réponses à des recherches via le contenu. Mais c’est OK, c’est comme ça.
Maintenant, on commence à se poser des questions par rapport à ce système-là, parce qu’on ne voit que l’argent qui est derrière ces produits qui vont utiliser Wikipédia comme base, c’est beaucoup d’argent et rien n’est récupéré par la communauté.
Et deuxièmement, le problème avec ce type d’abus, si on veut, des connaissances de Wikipédia, c’est que les gens vont aller moins sur Wikipédia, ils seront moins contributeurs sur les connaissances initiales et vont moins payer, contribuer avec des dons pour que le projet puisse persister. Il y a de vraies questions qui vont se poser dans le futur, parce que les IA génératives, qu’on va expliquer après, récupèrent des contenus de données qui existent autour de nous et les font réapparaître comme quelque chose normal. Maintenant, en fait, il y a un vrai travail derrière et il faut vraiment garder ce travail. Les gens ont travaillé même si c’était bénévole, ce n’est pas parce qu’on est bénévole qu’on ne travaille pas.

Journaliste : Absolument !

Thanasis Priftis : Maintenant, si on veut prendre cette idée de modèle open source, on peut toujours faire de l’argent avec les services. Quand vous publiez un logiciel libre/open source, c’est évident que vous êtes l’expert et l’experte, c’est évident que vous avez une connaissance du code ; c’est évident que si on veut faire, comme État ou comme entreprise, quelque chose qui nous intéresse avec votre code, c’est vous qu’on va appeler. Ces services, bien évidemment, existent partout maintenant. C’est comme ça qu’on fait de l’argent. On crée des services à plusieurs niveaux, infrastructures, personnalisation, on crée des nouveaux produits qui sont liés à l’entreprise ou à l’État qui a besoin de choses spécifiques.

Journaliste : N’est-ce pas aussi un moyen d’augmenter les compétences locales ? Dans le sens où si les jeunes ne peuvent pas aller mettre les mains dans le cambouis, si on peut s’exprimer ainsi, est-ce que ce n’est pas aussi une volonté du milieu de l’informatique ?

Thanasis Priftis : L’idée initiale, c’est complètement ça. En effet, un informaticien, une informaticienne ne devrait jamais accepter que le code qu’il exécute soit quelque chose qu’il ne connaît pas, qu’il ne maîtrise pas. Il faut avoir cette maîtrise du code, le code doit être quelque chose qui sert à nos libertés et à nos envies, et pas forcément quelque chose qui manipule ce qu’on voudrait faire. Du coup, on devrait contrôler, savoir ce que fait exactement le code. Ce n’est pas qu’un souhait, il faut vraiment vérifier avec des programmes, des audits ou autre chose. Vous avez tout à fait raison.
Une fois que vous avez fait ça, vous avez prouvé que vous pourrez travailler sur ce code-là, que vous pourrez créer des solutions, proposer d’autres produits qui sont liés à ce code-là. Oui, c’est un énorme tremplin de compétences. Tout ce qui est un commun est un énorme tremplin de compétences pour aller plus loin. On souhaiterait qui ça reste un commun, mais ça peut aussi aller dans le privé. Ce ne sont pas des espaces étanches, c’est d’ailleurs tout le temps communiquant entre le privé et le public. Ils sont tout le temps en débat avec les communs pour trouver des portes, en tout cas des manières de travailler ensemble.

Journaliste : En tout cas, l’open source, c’est quand même un business. J’ai regardé quelques chiffres, je ne les ai pas notés, je vais pas vous les donner maintenant, mais j’ai vu quand même que les États-Unis utilisent beaucoup l’open source, surtout le business de l’open source. Peux-tu un petit peu expliquer ça par rapport à l’Europe qui, j’ai l’impression, pousse beaucoup ces derniers temps, vers des technologies open source.

Thanasis Priftis : Tout est mélangé, ça dépend du projet qu’on prend, on peut pas généraliser que les États-Unis font ça. Il y a plusieurs États-Unis, il y a plusieurs Europe, il y a plusieurs situations. Mais, en général, on peut dire que l’Internet s’est créé aux États-Unis. À un moment donné, il faut l’accepter. À l’origine, c’est une technologie, c’est une logique de communication avec des protocoles qui ont été créés là-bas, adoptés là-bas. Ils ont une énorme avance sur la philosophie, sur la façon de monétiser et de commercialiser ce type de solution. Du coup, oui, les gens adoptent facilement cette idée d’avoir un logiciel qui est open source, qui est « maintenant, je donne des services, mais, après, ce logiciel peut aussi devenir propriétaire. » On peut changer la licence, faire un logiciel vendable sans forcément donner ses droits d’auteur, tout est possible. Il y a beaucoup de possibilités d’entreprenariat, parce que plusieurs modèles qui sont possibles.
L’Europe suit un peu. Il y a beaucoup d’entreprises aujourd’hui, dans ce milieu, qui font pas mal de choses intéressantes. Mais l’Europe a raison de poser cette question de plus de protection des données, de maîtriser un peu plus les différentes vagues technologiques qui sont autour de nous. On a envie de protéger les données personnelles, on a envie de savoir ce que font les gens, on a envie aussi d’avoir un peu plus d’espace pour aider les entreprises à exister. Je dis cela parce que, mine de rien, il y a quand même des monopoles qui sont créés depuis les États-Unis. Aujourd’hui, les monopoles les plus grands, les ??? [46 min 28] sont étasuniennes au niveau numérique. Du coup, c’est l’idée de se différencier par rapport à ces types de solutions et de proposer d’autres manières de voir la technologie, en tout cas les législations.

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Journaliste : Yann Le Cun