Une pétition pour un grand projet Linux européen

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Titre : Une pétition pour un grand projet Linux européen

Intervenant·es : Ophélie Coelho - Stéfane Fermigier - Delphine Sabattier

Lieu : Smart Tech - B-Smart

Date : 25 novembre 2024

Durée : 16 min

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

À l’initiative d’un citoyen autrichien anonyme, une pétition a récemment été déposée au Parlement européen. L’idée ? Encourager l’Europe à développer un système d’exploitation sous Linux et le déployer dans toutes ses administrations publiques. Une initiative qui vise à réduire la dépendance aux grandes sociétés américaines et à favoriser la souveraineté numérique au sein de l’Union. Mais alors, que contient réellement cette pétition ? Quelles sont les réactions de l'écosystème ?

Transcription

Delphine Sabattier : Une pétition[1], a été lancée par un anonyme autrichien et a été largement reprise par l’écosystème open source en France. Il réclame le déploiement d’un système d’exploitation « EU-Linux », ce serait son nom, dans les administrations publiques de tous les États membres.
Pour en parler, Ophélie Coelho est avec nous.

Ophélie Coelho : Bonjour.

Delphine Sabattier : Vous êtes chercheuse indépendante spécialiste en géopolitique du numérique.
À côté de vous, Stéfane Fermigier. Bonjour Stéfane.

Stéfane Fermigier : Bonjour.

Delphine Sabattier : Fondateur et PDG d’Abilian et coprésident du Conseil National du Logiciel Libre [Union des entreprises du logiciel libre et du numérique ouvert][2].
Combien de signataires pour cette pétition à ce jour ?

Stéfane Fermigier : À ma connaissance, on est autour de 2000. Je pense que ce n’est pas le nombre de signatures qui va représenter l’impact réel de cette initiative, l’important c’est qu’on en parle. On est aujourd’hui ici pour en parler. Ce sont des idées qui sont sur la table depuis plus de 20~ans maintenant. Il y a eu des initiatives dans le monde, en Europe, en France. Certaines ont échoué, beaucoup ont réussi. Je pense que cette personne a eu la bonne idée de mettre un sujet sur la table et de mettre aussi un cadre qui est le cadre européen.
Si on pense souveraineté numérique, le cadre français est un petit peu limité. Il y a des sujets qui doivent certainement rester franco-français, mais, pour nous, il paraît à peu près certain qu’une partie des enjeux ont leur cadre naturel en Europe, dans le cadre d’une coopération qui, d’ailleurs, pourrait être une coopération franco-allemande, puisque les Allemands ont des projets intéressants dans ce domaine.

Delphine Sabattier : On va en parler plus en détail. J’imagine, Stéfane, que vous avez signé cette pétition.

Stéfane Fermigier : Comme beaucoup d’autres.

Delphine Sabattier : Ophélie également. Vous l’avez dit sur les réseaux sociaux. Pour quelles raisons ?

Ophélie Coelho : C’est important. C’est vrai que ce n’est pas une idée nouvelle, mais justement, si on le répète aussi souvent depuis 20~ans, c’est parce que c’est vraiment un élément important et c’est le bon moment pour le faire. Nous sommes dans un contexte, technologique certes, mais géopolitique, qui fait que ces éléments-là, en fait les socles technologiques, ont une importance considérable. Il faut prendre en considération ces éléments-là.

Delphine Sabattier : On est donc dans un contexte favorable pour faire aboutir ? Enfin ! Pour convaincre. Pour sensibiliser ?

Ophélie Coelho : Plus que sensibiliser, je pense que là, on a vraiment les arguments pour convaincre. Que ce soit dans la sphère politique ou médiatique, je pense qu’il y a quand même une prise de conscience qu’on a réellement, par les dépendances technologiques, certains risques de dépendance aussi politique et géopolitique, avec des rapports de force qui sont réels. Ils étaient déjà présents, mais ils n’étaient pas forcément visibles. Le fait que les politiques et que les médias prennent ce sujet, en parlent, plutôt que sensibiliser, ça peut en effet convaincre et c’est là la grande différence avec avant.

Delphine Sabattier : Ce serait quoi ce EU-Linux exactement ? L’idée c’est de développer un système d’exploitation qui serait vraiment souverain pour l’Europe ? Ça ressemblerait à quoi ? Ça partirait de quelle base ?

Stéfane Fermigier : La pétition donne relativement peu de détails, mais, en ayant réfléchi à ces sujets et, encore une fois, en regardant l’expérience d’initiatives similaires, je pense que l’idée n’est certainement pas de développer une nouvelle distribution Linux.

Delphine Sabattier : Pourtant il lui donne un nom spécifique.

Stéfane Fermigier : Pour moi, ça serait en partie une question de branding. Le fait d’avoir un objet identifié, un objet technique qu'on va pouvoir présenter, ensuite, sur les plateaux télé, dans les médias, etc., avoir pratiquement l’équivalent d’un ruban à couper ; on sait que les politiciens aiment bien les inaugurations, les discours, etc. C’est un sujet.

Delphine Sabattier : On ne recommence pas une nouvelle distribution Linux, mais peut-être faudra-t-il un la customiser, j’imagine.

Stéfane Fermigier : Par contre, on est dans la notion d’adaptation de distributions GNU/Linux[3] qui sont des objets très riches, qui ouvrent un champ des possibles absolument énorme.
Dans le cadre de l’administration, avec 27 pays, on a certainement des besoins qui sont assez divers, on a certainement de nombreux métiers, dans l’administration, qui vont aussi avoir des besoins divers. Il y a déjà eu des études, que ce soit en France ou en Allemagne, qu’on pourrait citer, qui donnent les grands axes. Il y a une dizaine de grandes catégories de logiciels qu’il faut être capable de faire tourner sur un poste de travail, GNU/Linux ou autre, donc, bien sûr, navigation web en premier, puisque, aujourd’hui, on accède à la majorité des applications par le Web, la communication, un certain nombre d’applicatifs métiers pour lesquels on va utiliser un navigateur web.

Delphine Sabattier : Cela veut dire qu’il y aurait une sorte de labellisation conforme, par exemple, aux réglementations européennes ? C’est de cela dont on aurait besoin aujourd’hui ?

Ophélie Coelho : C’est un petit peu différent. Peu importe le nom, c’est vraiment juste plus du marketing. Techniquement, on sait comment faire, les choses existent déjà. Après, il y a plusieurs scénarios possibles, mais, techniquement, ce n’est pas le souci.
Maintenant, le fait d’avoir des OS open source, d’avoir des environnements, des systèmes d’exploitation mobiles ou ordinateurs open source, ça permet, en effet, d’avoir le contrôle sur l’architecture du produit technique, de l’objet technique, donc, évidemment, ça facilite aussi, derrière, l’appréhension par le juridique. Aujourd’hui, en Europe, on agit un peu comme les clients d’un SAV. On va toquer à la porte des grandes plateformes, dont nous sommes les clients, consommateurs, et on espère qu’elles vont nous écouter. Et puis, quand on n’est pas d’accord, éventuellement on leur tape sur les doigts, on leur donne une amende. Mais on n’a pas du tout la maîtrise de l’architecture des produits. Du coup, on n’est pas content de la manière dont sont conçus les médias sociaux, de la manière dont ils polarisent, par exemple, sur le champ politique. On n’a pas non plus le contrôle sur les flux de données : où vont nos données ? Comment sont-elles utilisées en seconde instance ? Etc. En fait, tout cela est invisibilisé et le réglementaire, le juridique ne peut qu’agir comme le client face à un SAV.
Donc, en ayant la maîtrise sur le technique, sur la plateforme en fait, et, ça, on sait faire en Europe –~c’est assez magique, on n’en parle pas assez, mais on sait faire~–, on peut réellement orienter l’objet technique pour qu’il corresponde à ce que nous voulons, qu’il corresponde à nos valeurs européennes. C’est cela la troisième voie européenne.

Delphine Sabattier : Des logiciels sont cités : LibreOffice[4], Nextcloud[5], /e/OS[6] de la Fondation Murena. Que ferait-on à partir de ces briques logicielles ? On les assemble ? De quelle façon s'en empare-t-on ? Comment cela devient-il un projet presque de marché unique ?

Stéfane Fermigier : Ces logiciels ont probablement été cités parce qu’ils sont d’origine européenne. Ce ne sont pas les seuls et il n’y avait pas forcément besoin de citer nommément tel ou tel logiciel. Il est clair qu’il y a un foisonnement d’offres européennes qu’il faut mettre en avant, qu’il faut développer et qu’ensuite il faut intégrer.

Delphine Sabattier : On ne les connaît peut-être pas assez.

Stéfane Fermigier : Un tel projet aura certainement comme effet de mettre un coup de projecteur sur cette offre.
D’un point de vue technique, il y a effectivement deux approches, c’est-à-dire que soit les administrations concernées font un cahier des charges, en tout cas commencent à élaborer une feuille de route, puis, ensuite, des éditeurs, des communautés de développeurs, etc., nous essayons de travailler tous ensemble pour implémenter ces idées et finalement, peut-être ne pas arriver à une seule distribution mais plusieurs distributions qui seraient toutes labellisées EU-Linux.

Delphine Sabattier : Ce serait comme répondre à un appel d’offres, finalement, des administrations européennes.

Stéfane Fermigier : Oui. Dans tous les domaines, il y a une expression de besoin. Si on parle pas des besoins, si on ne parle pas, aussi, des contraintes de l’administration, ça va être difficile de faire un projet qui réponde réellement aux attentes.
Je voulais préciser qu’en France, on a déjà l’article 16 de la loi pour une République numérique de 2016, qui a donc déjà maintenant huit ans, qui parle de maîtrise – c’est le mot qu’a utilisé Ophélie –, d’indépendance et de pérennité des systèmes d’information. Les administrations françaises ont l’obligation de garantir la maîtrise, l’indépendance et la pérennité de leurs systèmes d’information.
En Europe, on a une stratégie logiciels libres 2020/2023. Là, il y a une petite interrogation, 2024/2027. Pour l’instant, le document n’est pas écrit, mais on peut espérer qu’on soit toujours sur la lancée de la stratégie. 2020/2023. On sait que les institutions, qu’elles soient françaises, européennes, allemandes et dans d’autres pays, s’intéressent de très près à ces sujets, mais, pour l’instant, à part des collectivités territoriales, personne n’a encore mis la pièce dans le juke-box.

Delphine Sabattier : Des administrations travaillent sur leur propre logiciel libre.

Stéfane Fermigier : Tout à fait, mais pas sur le poste de travai. Aujourd’hui, c’est vraiment de cela dont on parle.

Delphine Sabattier : Justement, pourquoi jusqu’ici, tous ces projets que vous évoquez ont-ils capoté ?

Ophélie Coelho : Selon moi, on manque vraiment d’une approche plus ambitieuse. Je pense qu’il faut mettre les petits plats dans les grands, pour le coup. À mon sens, on a vraiment la nécessité de bâtir un plan de transition technologique et on manque d’un chef d’orchestre. Aujourd’hui, dans la pétition, ce serait le chef d’orchestre européen, mais il faut évidemment qu’au niveau national ça prenne le relais et que ce soit en cohérence. Ensuite, il faut travailler avec tous les acteurs techniques, que ce soient les communautés open source, celles du logiciel libre et les PME, bien sûr, le tissu économique.
Là, pour l’instant, la pétition c’est beaucoup sur l’administration. C’est une première étape, mais ça peut aussi être un petit peu un piège de s’enfermer là-dedans. On sait très bien que quand on change les outils dans l’administration, il faut faire dans la dentelle, ça peut être aussi complexe. C’est très bien de le faire, mais il faut bien faire comprendre et, pour cela, il faut communiquer là-dessus, que c’est un plan stratégique, socle pour la société, donc l’administration. Il faudrait s’attaquer aussi un petit peu aux domaines de la santé et de l’éducation. À partir du moment où on a les écoles et les universités qui bâtissent sur de l'open source, on a une habituation aux usages sur ces logiciels. In fine, ça donne des utilisateurs qui ont l’habitude de ces outils, qui sont déjà acculturés, et c’est extrêmement important.
Au-delà de cela, ce qui est quand même assez incroyable, néanmoins je n’irais pas forcément trop longtemps là-dessus, c’est qu’en Europe on a quand même un maillage de PME qui est déjà existant. Donc, bâtissons sur ce maillage de PME, mais elles ne le feront pas toutes seules. Quand elles sont mises en concurrence, c’est un panier de crabes. Il faut donc un chef d’orchestre qui travaille avec ces communautés et avec ces PME.

Delphine Sabattier : Chef d’orchestre politique.

Ophélie Coelho : Politique, mais qui permette aussi de dire une chose simple : l'open source, pour autant, n’empêche pas de bâtir des modèles économiques. Ce n’est pas parce qu’on va partir sur de l'open source qu’on ne peut pas vendre des solutions. Beaucoup de PME fonctionnent déjà sur des solutions open source. Par contre, la contrepartie, je finis là-dessus, il faut aussi repenser aux modèles de contribution à l'open source, que ces entreprises utilisatrices qui vont vendre de l'open source derrière, soient aussi des contributrices. Pour cela, c’est au politique de bâtir aussi une stratégie sur la contribution à l'open source.

Delphine Sabattier : D’ailleurs, dans la pétition, on évoque toutes les opportunités économiques que ça représenterait aussi d’avoir ce projet.

Stéfane Fermigier : Tout à fait. Je ne peux être que d’accord avec ce que vient de dire Ophélie sur l’importance du tissu économique. Des études économiques nombreuses – nous en avons réalisées ou coréalisées certaines aux CNLL, également des études qui viennent de la Commission européenne –, montrent un impact absolument énorme du logiciel libre en termes d’emplois, en termes de création de valeur. On parle de 10 % du marché européen de l’informatique qui est le marché du logiciel libre. On parle de 95 % des logiciels qui, aujourd’hui, contiennent du logiciel libre.
Je voudrais réagir sur un point, sur le fait que tous les projets, jusqu’ à aujourd’hui, auraient été des échecs. Ça ne l’est pas du tout le cas !

Delphine Sabattier : Pourtant, on n’a pas vu de grand projet européen jusqu’ici !

Stéfane Fermigier : Non ! Mais, à différents niveaux, il y a des success stories indéniables. En France, la Gendarmerie nationale, depuis 20 ans – ce n’est donc pas un projet tout récent qui va et qui vient – équipe 100 000 utilisateurs : 100 000 gendarmes utilisent un bureau Linux et des logiciels libres.
On a aussi l’expérience de pays un peu totalitaires, malheureusement, qui, pour s’affranchir de la domination américaine, ont développé leurs propres outils, leurs propres distributions ; on parle la Russie, de la Chine, ou même de l’Inde, l’Inde qui est qui est largement en tête en termes d’utilisation. En Allemagne, on a beaucoup parlé de l’exemple de la ville de Munich qui, au début, a été un succès et puis, à un moment, ça s’est arrêté tout d’un coup sans qu’on comprenne bien pourquoi. Si on creuse un peu, on comprend que Microsoft, à l’époque, n’a vraiment pas voulu que ça réussisse et a tout fait pour que le maire décide, avec peut-être un peu d’échanges de bons services, de revenir à la situation antérieure. Le land de Schleswig-Holstein, c’est toujours un peu difficile à prononcer, a lancé, déjà depuis plusieurs années, le passage sous Linux de tous les fonctionnaires de cet État du nord de l’Allemagne, avec un plan qu’on peut lire, qui est très détaillé, et qui pourrait servir d’inspiration à tout le monde.

Delphine Sabattier : Pour l’instant, cette pétition est lancée par un anonyme qui a donné juste ses initiales [N. W.], qui vient d’Autriche, dont on ne sait pas grand-chose. Peut-être y aurait-il une nécessité de s’en emparer, je ne sais pas. Est-ce que, au Conseil National du Logiciel Libre, vous envisagez de reprendre cette pétition ?

Stéfane Fermigier : On l’a mise sur la table au sein du Conseil logiciels libres de la DINUM, la Direction interministérielle du numérique, dont on fait partie, qui reste un organe d’animation de la communauté du logiciel libre dans l’administration française. C’est donc déjà un sujet. Après, on va la relayer au niveau européen. Au niveau du CNLL ou de l’APELL [Association Professionnelle Européenne du Logiciel Libre], nous sommes partants pour aider et pour contribuer à cette initiative.

Delphine Sabattier : On va suivre ça ensemble.
Vraiment très rapidement, Ophélie, est-ce que, aujourd’hui, le contexte international géopolitique peut être favorable pour une décision de cette sorte en Europe ? On ne sait pas. Ce ne sont pas les voix européennes qu’on entend aujourd’hui au niveau de la commission.

Ophélie Coelho : Oui, bien sûr. En fait, ce serait vraiment le moment, justement, d’agir là-dessus, parce qu’on est dans un contexte certes géopolitique déjà tendu, qui ne nous laisse pas beaucoup de marge de manœuvre. En Europe, en fait, on manque d’arguments de négociation. Une forme d’indépendance numérique, bâtir cette indépendance numérique sur des secteurs socles peut nous permettre, en effet, de faire aussi levier de négociation d’un point de vue géopolitique

Delphine Sabattier : Reprendre au-dessus d’une certaine manière ?

Ophélie Coelho : Oui. Et, pour cela, il faut bâtir, il faut penser des choses à moyen/long terme.

Delphine Sabattier : Merci beaucoup, Ophélie Coelho et Stéfane Fermigier, de nous avoir éclairés sur cette pétition et, peut-être, demain, ce projet se concrétisera. En tout cas, on va le suivre ici, dans Smart Tech.
On continue sur le logiciel libre. À tout de suite.