Table ronde : logiciels libres et collectivité locales

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Titre : Table ronde : logiciels libres et collectivités locales

Intervenant·es : Claudine Chassagne - Nicolas Vivant - Sébastien Saunier - Philippe Scoffoni

Lieu : Lyon - Rencontres Professionnelles du Logiciel Libre

Date : 15 mai 2024

Durée : 46 min 33

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Philippe Scoffoni : On va attaquer cette table ronde avec un peu plus de temps que pour les petites conférences. On a trois invités, aujourd’hui, qui vont venir nous exposer un peu leurs retours d’expérience autour du logiciel libre dans leurs collectivités. Dans un premier temps, je vais les laisser se présenter chacun.

Sébastien Saunier : Sébastien Saunier DSI de la ville de Mions

Claudine Chassagne : Claudine Chassagne, je suis élue, en charge du numérique entre autres, dans une petite commune de l’Isère.

Nicolas Vivant : Nicolas Vivant, je suis directeur de la stratégie numérique de la ville d’Échirolles en Isère.

Philippe Scoffoni : Très bien. Merci.
Une première question pour ouvrir un peu le bal : aujourd’hui, de part votre expérience, peut-on dire que c’est plus simple de faire du logiciel libre en collectivité qu’il y a dix ans ? Qui veut commencer là-dessus ?

Nicolas Vivant : Je peux répondre rapidement pour dire que oui, c’est plus simple. C’est plus simple parce qu’il y a une plus grande maturité des produits, qu’un certain nombre de produits sont devenus des standards dans les DSI, indépendamment du fait qu’ils soient libres ou qu’ils ne soient pas libres, et puis on est à un tel degré de maturité qu’on a, aujourd’hui, le choix dans les produits. Il y a dix ans, quand on avait un produit qui marchait bien dans un domaine particulier, on était content. Aujourd’hui, on en est à s’engueuler pour savoir si avec Nextcloud il faut mieux mettre OnlyOffice ou Collabora. On est donc dans cette situation. Aujourd’hui, on a le choix des outils, avec des chapelles même, c’est assez marrant, des choix. Par exemple sur les messageries, on voit bien qu’il y a les pro-Zimbra, les pro-Bluemind, les pro-SOGo, les pro-je ne sais quoi. On a plein de solutions open source de messagerie, il y a dix ans les choses étaient beaucoup plus compliquées.

Philippe Scoffoni : Et sur le plan de déploiement, organisation ?

Claudine Chassagne : Je dirais qu’au niveau technique, oui, c’est indéniable, on a fait quand même beaucoup de progrès, en particulier sur les adhérences des applications métier, par exemple, puisque, maintenant, ce sont des applications web. Au niveau technique, sur le la maturité des applications, c’est indéniable, on a fait quand même pas mal de progrès.
Au niveau politique, c’est oui et non, parce qu’il y a 10 ans, il y a presque 20 ans, on avait la circulaire Ayrault, on avait la loi pour une République numérique, on avait un engouement par rapport à ça. Aujourd’hui on a des directives, on a des encouragements, mais on a rien de vraiment bien précis, et même au niveau politique local. On a des élus, on a une équipe d’élus qui est très orientée sur la transition, sur la transition numérique, sur le pacte de la transition, par contre, quand il faut utiliser des logiciels libres, ils arrivent avec leurs habitudes et, au niveau des usages et des habitudes, on a des agents et on a des élus qui sont fortement impactés par les usages de ce qu’ils ont eu dans le milieu professionnel et là c’est difficile, on a l’impression d’avoir une régression. Donc, c’est oui et non, c’est mitigé pour moi.

Sébastien Saunier : Finalement je vais te rejoindre, l’évolution en 10 ans, effectivement techniquement, pas de soucis.
Sur les mentalités, ça n’a pas forcément toujours évolué, ça dépend du contexte, peut-être politique, qu’on peut avoir. Il faut toujours, entre guillemets, « se battre » pour défendre le Libre, en tout cas de par notre expérience, et peut-être même de plus en plus. Après, il y a des vagues, mais il y a quand même encore du job à faire pour continuer comme ça, déjà.

Nicolas Vivant : On peut dire qu’il y a quand même deux situations qu’on rencontre souvent : la situation où on a des élus qui sont très porteurs et des services qui ont du mal à suivre et à mettre en œuvre, ou, inversement, des DSI qui poussent avec, au mieux, une bienveillance des élus, mais pas forcément de soutien. Après, j’ai la chance de travailler dans une collectivité où toutes les planètes sont alignées, c’est peut-être pour cela que, du coup, cette problématique est un peu moins prégnante pour moi, mais oui, c’est encore très fréquent, bien sûr.

Claudine Chassagne : Comme disait Sébastien, rien n’est jamais acquis. On peut avoir une situation favorable à l’instant t, et puis ça peut changer avec changement de mandature et on revient en arrière. Ce qui est très difficile c’est de tenir dans la durée.

Nicolas Vivant : En même temps, c’est bien que les hommes politiques aient un peu la main sur ce qu’ils décident de faire. Je ne fais pas partie de ces gens qui pensent qu’il faudrait les obliger, au nom d’une espèce de truc « c’est mieux, c’est moral » je ne sais pas quoi. Qu’un macroniste fasse du macronisme, je trouve que c’est plutôt cohérent, s’il souhaite travailler avec Microsoft et des startups bizarres, c’est un choix quoi, c’est bien qu’il ait ce choix-là. Après, à nous de faire le meilleur travail possible pour que, justement, il n’y ait pas de tentations de revenir en arrière. Si vous mettez en place quelque chose qui marche parfaitement, tout le monde est super content et tout le monde a le sentiment d’avoir une DSI qui est au service des agents, qui est innovante dans ce qu’elle propose, il n’y a pas vraiment de raison de faire marche arrière, à moins de vouloir absolument ou d’avoir des intérêts économiques ou des trucs chelous. Sinon, c’est aussi notre responsabilité de faire en sorte que dans nos stratégies de déploiement, de communication et tout ça, les choses se passent bien.

Philippe Scoffoni : Il y a donc une articulation à mettre entre le politique, l’organisation. Comment gérez-vous ça ?

Claudine Chassagne : Pour ma part, j’ai d’abord eu une expérience en tant que DSI de grande collectivité, dans les années 2000 où on avait mis une stratégie et puis, effectivement, ça a capoté au changement de mandature, c’est donc pour ça, c’est du vécu. Là, je suis élue depuis 2014, on a donc cette politique-là depuis deux mandats, ça nous laisse un petit peu de temps.
Pour moi, ce qui est essentiel, c’est vraiment de travailler en trinôme en fait : entre un élu qui porte les orientations politiques, entre le DSI qui va faire la déclinaison opérationnelle et, surtout, le troisième la DGS, la Direction générale des services qui va entraîner les services, parce que, sans appropriation par les services, on reste sur l’aspect technique ou sur l’aspect politique et, parfois ce n’est pas abouti.

Nicolas Vivant : Et, en tant que DSI, il faut s’adapter : selon qu’on a une DG qui supporte ou pas, la stratégie qu’on va mettre en œuvre ne sera pas la même. Parfois, il ne faut pas dire qu’on fait du logiciel libre, parce que le logiciel libre agit plutôt comme un repoussoir, c’est notamment le cas dans les collectivités qui ont eu une mauvaise expérience sur un produit open source, donc, parfois, il vaut mieux juste ne pas le dire, donc on est vraiment sur les usages et sur le fonctionnel. Après, quand les planètes sont alignées, on peut effectivement y aller un peu plus sur les valeurs.

Philippe Scoffoni : C’est plus facile.

Sébastien Saunier : Sur la partie DG, comme tu disais au début, souvent les DG arrivent avec leur passif, leurs habitudes, les logiciels qu’ils maîtrisent. Ils sont tout en haut, donc, c’est vrai que si ça les dérange de venir s’adapter à l’outil de la collectivité, on va dire qu’ils ont presque les mains libres pour dire « OK, c’est bon, mais on va utiliser l’outil que j’ai l’habitude d’utiliser ». Après, quand on passe un peu plus à la pratique en disant « ça va coûter tant », on arrive à avoir un petit délai. En toute transparence, nous sommes dans ce délai. Nous sommes effectivement en train de nous battre un petit peu, ce n’est pas le bon terme, de regarder les alternatives. On temporise un peu : revenons sur un mode projet, réfléchissons avantages/inconvénients, etc., fonctionnalités, de quoi on a-t-on besoin, poser les choses et ensuite repartir sur une décision.

Philippe Scoffoni : Par rapport à cette instabilité, arrivez-vous à mettre en place des « stratégies », entre guillemets, à votre niveau, pour jouer le long terme ?

Claudine Chassagne : Je voulais juste répondre à Nicolas parce que je n’étais pas d’accord avec lui, sur le fait qu’il ne faut pas dire qu’on fait du logiciel libre. Au contraire, il faut qu’on dise qu’on fait du logiciel libre au niveau politique, au niveau technique, simplement il ne faut pas qu’on utilise les arguments qu’on a utilisés dans le passé, parce que c’est gratuit, etc.
Aujourd’hui, pour dire qu’on utilise le logiciel libre, les enjeux au niveau politique, c’est l’ouverture et l’interopérabilité du système d’information, c’est la mutualisation et l’indépendance technologique et c’est la maîtrise des données. Pour moi, il y a trois enjeux qui sont fondamentaux et qu’il faut justement porter très haut. On parle beaucoup de souveraineté, il faut qu’on réintègre ça même dans nos collectivités.

Nicolas Vivant : Tu as raison. Échirolles ne cache pas qu’on y fait des logiciels libres, sinon je serais pas là en train de parler et, dans les échanges qu’on peut avoir avec les autres collectivités, avec nos élus et tout ça, c’est évidemment un projet qu’on met en avant, on communique suffisamment là-dessus. Je parle plutôt vis-à-vis des utilisateurs, il y a des utilisateurs qui sont des traumatisés de l'open source, le faut le mesurer. J’a un directeur d’école, à Échirolles, qui arrive d’une autre commune où un passage à Linux ne s’était pas très bien passé. Quand il est arrivé, qu’il m’a vu, la première chose qu’il m’a dite c’est « tu ne vas pas nous passer sous Linux ». Je lui ai dit « non, jamais ». Cette personne-là, avant de la passer sous Linux, il y a un peu de travail à faire.
Il y a des façons d’amener les logiciels libres dans les services, en prêchant par l’exemple. Là, nous attaquons le déploiement de Linux, nous l’attaquons avec un plan de volontariat, c’est-à-dire un appel à ceux qui souhaitent avoir Linux et c’est à eux qu’on va l’installer en premier. Pourquoi ? Parce que c’est une façon d’amener Linux doucement dans l’infrastructure, dans le milieu, donc de lever un certain nombre de freins, parce qu’on va avoir des gens qui travaillent, qui utilisent les vidéoprojecteurs, les outils d’édition collaborative, bref !, et puis, parce que ça se passe bien chez le voisin, ça permet de lever un certain nombre de freins. On y va très doucement, on y va, comme ça, avec des gens qui souhaitent passer au Libre avant de s’attaquer à des gens que ça inquiète.
C’est la mise en avant du Libre comme un projet politique. On a plein d’exemples de communes où il y a un fort élan des élus qui poussent vraiment et des services qui n’avancent pas. Ça ne suffit pas de dire « c’est génial, la souveraineté numérique, les données personnelles, et puis c’est cohérent avec notre projet politique ». Il y a plein d’agents qui disent « d’accord, mais ce que je veux c’est bosser » et là vous allez me proposer un truc de clochard ; dans les idées reçues, c’est quand même un peu le genre de truc qu’on entend.

Claudine Chassagne : C’est là où dans la déclinaison opérationnelle, il est très important de conduire des projets de migration qui soient des projets à part entière, c’est-à-dire que ce n’est pas simplement de la technique. Là-dessus, la technique est très simple, il y a 20 % de technique pour l’intégrer, par contre, c’est 80 % d’accompagnement du changement. J’en profite pour saluer Marie-Jo [Kopp Castinel] d’OpenGo : nous savions très bien que la migration vers la bureautique n’allait pas être acceptée puisque le technicien précédent avait mis au point Open Office sur tous les postes, il y avait eu un rejet complet. On a donc lancé ce projet, élus DG et DSI, on a expliqué les enjeux. On a pris un prestataire efficace et compétent et on a créé des petits groupes qui ont réfléchi à comment migrer leurs données, qu’est-ce que ça voulait dire, etc. Il y a eu des formations. C’est un projet qui a duré 18 mois. Il ne faut pas traiter les projets d’installation de logiciels libres de manière très simple, parce que ce sont des projets vraiment complexes tellement ça change les habitudes. C’était un peu ce que je disais tout à l’heure : en termes d’usages et d’habitudes c’est, pour moi, le plus gros obstacle. On a à faire face à ce qui existe aujourd’hui qui est Microsoft, qui est Google, tous les GAFAM. D’ailleurs, j’ai des directeurs d’école qui, par exemple, ne jurent que par les tablettes Apple.
Je pense que ce sont vraiment des projets qu’il faut mener, pour lesquels il faut prendre du temps et puis, chaque fois, remettre le travail sur l’ouvrage, parce qu’il faut former et accompagner.

Sébastien Saunier : au sujet des projets. Nous avons migré vers Open Office un peu comme toi, il y a 19/20 ans. À l’époque, on n’avait pas vraiment intégré la notion de projet, on l’a fait en mode Big Bang, ne rigole pas Marie-Jo, mais ça s’est plutôt pas trop mal passé, et, ensuite, on a formé les agents. Ce qu’il y a, c’est qu’au fil du temps on a des agents qui se renouvellent. Finalement, ça évolue un peu : on a quand même pas mal d’agents qui arrivent sans forcément connaître notamment LibreOffice et ça se passe quand même de mieux en mieux. On continue à former les nouveaux en mode migration et on s’aperçoit aussi que les gens ont de plus en plus cette facilité à passer d’un outil à l’autre, parce qu’on a l’usage des mobiles, etc., et on a, finalement, moins cette dépendance à l’interface, « j’ai l’habitude que le bouton soit là », ça arrive à évoluer. On a, pratiquement, plus de plasticité des utilisateurs, ça dépend qui, c’est toujours pareil.

Nicolas Vivant : Moi, je ne comprends pas toujours les utilisateurs. Personne ne les a formés à Gmail, personne ne les a formés à Canva, mais si vous installez le moindre outil, même qui ressemble à ça, ils hurlent et demandent des formations de partout. C’est quand même assez bizarre la résistance au changement !

Claudine Chassagne : Après tu as les champions d’Excel et les champions des présentations sur Powerpoint qui n’arrivent pas à trouver d’équivalent. Il faudrait quand même qu’on revienne un peu sur ces usages-là, trop sophistiqués, qui sont allés très loin parce qu’on n’a pas forcément les contreparties et c’est là aussi où ça peut poser problème.

15’ 00

Nicolas Vivant : En tout cas