Entretien exclusif avec Adrienne Charmet, de l'ANSSI
Titre : Entretien exclusif avec Adrienne Charmet, de l'ANSSI, Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information
Intervenant·e·s : Adrienne Charmet - Ambroise Garel
Lieu : La Vigie, le podcast du Pavé numérique
Date : 11 mars 2024
Durée : 55 min 40
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : À prévoir
NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
Ambroise Garel : Bonjour à toutes et à tous et bienvenue dans ce cinquième épisode, déjà, de La vigie, le podcast du Pavé numérique. Si vous ne le savez pas déjà, La vigie c’est un nouveau podcast, plus si nouveau maintenant, mensuel, qui est associé au Pavé numérique. Nos abonnés payants, en plus de recevoir chaque semaine l’intégralité des newsletters, c’est-à-dire la partie gratuite plus les chroniques payantes, ont également accès à une partie du contenu premium dont, notamment, La vigie qui est un podcast qui est disponible une fois par mois, à la moitié du mois. Encore une fois je vous remercie, chers abonnés, de soutenir nos publications, de nous permettre ce genre d’expérimentation et je vous remercie aussi, on en parle à chaque fois, d’accepter le côté extrêmement brut de décoffrage de ce podcast qui non n’a toujours pas de générique, je vous jure qu’il finira par arriver, notre équipe générique travaille dessus d’arrache-pied nuit et jour.
On va refaire un petit peu le point sur les dernières émissions. Si vous les aviez ratées, sachez qu’elles sont évidemment disponibles à l’écoute sur Substack et sur les plateformes de podcast, si vous êtes abonnés.
On avait donc parlé, la dernière fois, avec Julie Le Baron des deepfakes, de Taylor Swift, et la fois précédente encore on avait parlé des hacks et des opérations d’influence avec le journaliste Louis Adam qui est spécialiste de ces questions. On va un peu, quelque part, conclure cette suite d’émissions. On va parler des risques liés à Internet, des questions de sécurité, en s’adressant plutôt au bon dieu qu’à ses saints puisque, en l’occurrence, nous sommes en compagnie, aujourd’hui, d’Adrienne Charmet qui est chef au sein de la division connaissance et anticipation de l’ANSSI.
Bonjour Adrienne. Déjà merci d’avoir accepté de venir.
Adrienne Charmet : Bonjour.
Ambroise Garel : Comment présenterais-tu l’ANSSI pour ceux de nos auditeurs qui ne connaîtraient pas cette agence ?
Adrienne Charmet : L’ANSSI, c’est l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information. C’est une agence qui est placée au sein des services du Premier ministre, au sein d’une institution qui est assez peu connue, qui s’appelle le SGDSN, parce qu’on adore les sigles, qui est le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale.
En gros l’ANSSI, c’est l’autorité de régulation sur les questions de cybersécurité et cyberdéfense.
On a pour mission, à la fois, d’assurer les missions de défense des systèmes d’information de l’État et des opérateurs critiques ; on a aussi une fonction importante de participation à la création de la réglementation cyber qu’elle soit française ou européenne ; on a aussi une dimension importante de soutien au développement de produits et de services de sécurité ; et puis, enfin, une mission de formation, d’information, de communication et de partage avec nos homologues en Europe et dans le monde.
Ça fait donc pas mal de missions dans une agence qui, aujourd’hui, compte un peu plus de 600 personnes qui sont installées sur plusieurs sites à Paris et à Rennes.
Ambroise Garel : D’accord. On va en parler, un nombre de missions non seulement très important, mais surtout des missions très diverses. Pour une agence de 600 personnes ça paraît quand même assez impressionnant.
Avant de parler de tout ça, on va peut-être parler un petit peu de ton parcours, parce que c’est aussi une des raisons pour lesquelles je suis très content de te recevoir aujourd’hui. Ton nom est peut-être familier à certains de nos auditeurs, parce que, avant d’être à l’ANSSI, tu as un parcours particulièrement foisonnant. On va faire ça un petit peu dans l’ordre. Tu as commencé par des études d’histoire, tu as été chargée de cours à l’Université Paris-Nord c’est ça ?
Adrienne Charmet : À Villetaneuse.
Ambroise Garel : C’est une période durant laquelle tu as découvert Wikipédia. Est-ce que tu pourrais nous parler un peu de cette période, parce qu’on se dit que ce n’est pas un parcours qui devrait conduire vers des milieux, on va dire, plus geeks, plus informatiques, et pourtant tu t’es retrouvée un petit peu là-dedans.
Adrienne Charmet : Effectivement, j’ai un parcours qui est long parce que je suis un peu vieille.
Ambroise Garel : Ce n’est pas très gentil parce qu’on a presque le même âge !
Adrienne Charmet : Qui a circulé dans les internets pour arriver, effectivement, de Wikipédia jusqu’à l’ANSSI.
L’époque à laquelle j’ai découvert Wikipédia, c’est un peu les âges préhistoriques de Wikipédia parce que c’était vers 2003/2004/2005, je ne me souviens plus exactement. À cette époque-là, j’étais doctorante en histoire religieuse, effectivement, au sein de l’Université Paris 13 Villetaneuse qui, maintenant, s’appelle Sorbonne-Paris-Nord. Et en fait un jour, en séminaire de doctorants, un chercheur, je ne sais absolument plus qui, nous parle des ressources numériques disponibles. À cette époque-là, il n’y a pas encore pas énormément de ressources disponibles pour des chercheurs et, surtout, pour des chercheurs en lettres, sciences humaines et sociales sur Internet, on est encore dans une image de l’Internet assez geek, effectivement. Il nous présente tout un tas de ressources, de bases documentaires littéraires, les débuts des bases de la BNF, etc., et, au hasard de cette discussion, il nous parle d’un site qui s’appelle Wikipédia, qui est un projet d’encyclopédie collaborative et libre. J’ai trouvé ça super intéressant. Je rentre chez moi le soir, je crois que je n’avais pas encore d’ADSL à cette époque-là, je mets mon disque AOL à 50 heures libres en route, je vais sur Wikipédia et j’ai trouvé ce projet d’encyclopédie complètement fascinant.
Ambroise Garel : Et tes 50 heures y sont passées !
Adrienne Charmet : Et mes 50 heures y sont passées et, en fait, ça a été le début de ma contribution sur Wikipédia avec au début, pas trop d’objectifs, j’ai dû commencer par corriger des fautes d’orthographe comme tout le monde, et puis, assez rapidement, je me suis rendu compte que, d’une part, le partage de connaissances m’intéressait beaucoup, la partie logiciel libre, je ne connaissais pas du tout, mais, une fois que j’ai compris les principes, j’ai adhéré. À cette époque-là, je faisais des recherches pour ma thèse, je travaillais sur beaucoup de personnages, pas forcément des plus connus ; je faisais soit un doc word, soit des fiches en carton sur chacun de mes petits bonhommes où je mettais, à chaque fois, les informations que je collectais dans mes sources, dans mes archives à chaque fois, et assez vite, de façon hyper-pragmatique, je me suis dit « en fait, si je créais des articles sur Wikipédia, ce serait beaucoup plus simple pour synthétiser la connaissance. Non seulement je l’aurais pour moi, mais les autres l’auraient », parce que ça m’agaçait beaucoup de lire dans des bouquins de chercheurs trois lignes sur un type qui m’intéressait et j’étais obligée de retourner dans les mêmes archives que le chercheur en question pour avoir la suite de l’histoire. Je me suis dit « tant qu’à faire, une fois que j’ai fait la recherche, autant la mettre à disposition des autres ». C’est un peu comme cela que j’ai commencé et que je me suis investie de plus en plus dans le fonctionnement de Wikipédia et de Wikimédia France, l’association qui soutient et promeut les projets Wikimédia en France.
Ambroise Garel : Donc, tu es devenue présidente à partir de 2009.
Adrienne Charmet : Tout à fait.
Ambroise Garel : On va dire que c’est plus qu’un intérêt d’étudiante, tu t’es vraiment investie énormément dans le projet.
Adrienne Charmet : En fait, au bout de quelques années j’ai lâché la carrière universitaire, mais, pour autant, je n’ai pas lâché Wikipédia et je me suis investie de plus en plus dans cette association.
En 2009, j’en ai effectivement pris la présidence pour à peu près deux ans. Ensuite, quand on a monté une équipe salariée, je suis rentrée dans cette équipe salariée, j’y suis resté jusqu’en 2014. Là, on n’était plus uniquement dans la partie contribution à Wikipédia ou aux autres projets – Wikimédia Commons, Wikisource, etc. –, je me suis aussi engagée un peu plus largement sur tout ce qui est communs de la connaissance, communs numériques et puis promotion et développement des projets en France ou à l’international, pour, déjà, faire accepter Wikipédia dans les institutions culturelles et universitaires et monter des partenariats pour que ces institutions soit favorisent la contribution de leurs membres, soit partagent du contenu sous licence libre pour qu’on puisse le réutiliser au sein des projets Wikimédia.
Ambroise Garel : Ce que je trouve intéressant c’est, justement, que tu es partie quand même de quelque chose de très universitaire et presque vraiment, en fait, un problème qui est une sorte de désir chez beaucoup de gens qui sont en master ou qui commencent leur thèse de se demander « comment pourrais-je, dès maintenant, commencer à partager mes recherches ? ». C’est vrai que, pour ça, Wikipédia est un outil génial. De là, tu es arrivée plus vers l’ouverture vers le côté avantage des licences libres, l’avantage des communs. Je trouve ça vraiment intéressant de voir qu’en partant de problèmes presque universitaires, tu t’es retrouvée avec des questions qui sont presque des questions plus techniques et des questions liées au numérique.
Adrienne Charmet : En fait, ce n’est pas si étonnant que ça, parce que, quand on travaille dans le monde universitaire, la question de la diffusion du savoir est absolument fondamentale et puis on a un peu deux écoles : celle qui partage et celle qui ne partage pas. Je pense que, naturellement, je suis plutôt du côté de l’équipe qui partage.
Autant, à la fin des années 90, je ne voyais absolument pas l’intérêt d’Internet, franchement ça ne me parlait pas du tout et, n’ayant jamais développé quoi que ce soit, codé quoi quoique ce soit, c’était vraiment un monde qui ne me parlait pas, autant la partie contenus d’Internet m’a parlé tout de suite. Cette capacité à partager des choses et à découvrir des choses sur Internet m’a tout de suite beaucoup plu. Donc, je trouve que ce n’est pas si étonnant que ça quand on a une formation universitaire et une pratique de la recherche, en tout cas de l’écriture de la recherche, etc., de basculer sur des projets de communs. En fait, nous sommes assez nombreux, au sein des contributeurs de Wikipédia et des gens qui s’investissent dans la partie associative derrière, à venir de ce monde universitaire, notamment en lettres et sciences sociales.
Ambroise Garel : Ce qui n’est pas forcément étonnant quand on voit tous les mouvements en faveur de l'open science, des choses comme ça, il y a une vraie volonté d’ouverture aussi de la part du milieu de la recherche, d’une partie du milieu de la recherche, encore une fois. C’est vrai que chez toi c’est quand même allé un petit peu plus loin, tu disais que c’est vraiment quelque chose qui était lié aux travaux universitaires, mais c’est quand même lié plus aussi au côté, par exemple, défense de la partie liberté, puisque après – merci de me corriger si je me trompe dans les dates –, en 2014, tu as quitté ton poste de directrice des programmes de Wikimédia France pour rejoindre La Quadrature de Net. Il faut peut-être expliquer, encore une fois, ce qu’est La Quadrature de Net qui s’est fait connaître, à l’époque, en plein débat sur la loi Hadopi, quand, je ne sais pas si c’est Christine Albanel elle-même ou quelqu’un de son cabinet a dit « ils sont cinq gus dans un garage qui font des mails à la chaîne », phrase qui est restée parce qu’ils étaient vraiment très militants contre la loi Hadopi et tu les as rejoints.
Pour le coup, autant Wikimédia, Wikipédia en général, c’est quand même quelque chose qui a un pied dans le monde de la recherche, un pied dans le monde du savoir, on va dire, autant La Quadrature de Net c’était vraiment quelque chose qui était un repère de libristes, des gens qui avaient un rapport beaucoup plus direct à l’informatique, beaucoup plus pratique.
Adrienne Charmet : Oui et non. En passant de Wikimédia à La Quadrature, je n’ai pas eu l’impression de faire un saut culturel énorme. Évidemment, on se connaissait. Il n’y en a pas, en France, 50 000 associations qui se prononçaient ou s’activaient en faveur des logiciels libres et des licences libres, donc, forcément, on se connaît, on se parle et on fait des choses ensemble. Je connaissais donc déjà bien La Quadrature. Oui c’est un repaire de geeks, mais ce sont les mêmes que chez Wikimédia, c’est pareil, ce sont les mêmes ou pas loin. Et puis, contrairement à ce qu’on pourrait penser, au sein de La Quadrature et ce qui en fait vraiment son originalité, c’est cette alliance de gens avec des compétences techniques très poussées et très avérées, une connaissance de tout ce qui tourne autour des télécommunications, du chiffrement, de la vie privée, etc., et beaucoup de juristes, et aussi des sociologues, des gens qui trvaillent dans les humanités numériques, etc., qui sont capables de faire ce lien entre la technique, les enjeux politiques et l’implication des problématiques techniques dans les enjeux politiques. Je trouve que c’est vraiment ça qui est intéressant, c’était vraiment ce qui m’intéressait beaucoup et je n’ai pas eu l’impression de changer de milieu social, c’était quand même assez proche et j’aimais beaucoup ce mélange entre des questions extrêmement techniques et des questions juridiques, sociales, politiques très poussées aussi.
Ambroise Garel : Manifestement, ton profil était intéressant pour eux. J’ai vu, j’ai lu – encore une fois je ne sais pas dans quelle mesure c’est vrai ou non – qu’apparemment ton profil avait particulièrement plu à La Quadrature, parce que et c’était le genre de personne qu’il fallait. Tu as été porte-parole de La Quadrature parce que, justement, tu étais capable de parler aussi aux gens en dehors, peut-être, du milieu justement un peu des libristes ou du milieu des gens qui sont spécialisés de ces questions-là.
Adrienne Charmet : C’est quelque chose que j’ai un peu cultivé ; en gros, j’ai fait passer ma flemme pour une qualité, c’est-à-dire que je n’ai jamais voulu, justement, développer trop mes compétences techniques pour rester accessible et pour continuer à me mettre à la place – je déteste cette expression de madame Michu parce que je la trouve hyper sexiste – de monsieur Michu. En gros, si on veut être capable de parler au plus large public possible, je ne dis pas qu’il faut être ignorant des questions techniques, en tout cas, il faut se placer quand même du côté des gens à qui on veut parler. Quand on connaît trop les choses, par exemple si je parle des questions liées aux logiciels libres, c’est hyper important de bien comprendre comment ça fonctionne, mais ce n’est pas évident pour tout le monde de travailler en ligne de commande, installer des logiciels en ligne de commande ça ne se fait pas si facilement que ça, je sais le faire, ce n’est pas la question, mais j’ai besoin, quand même, de garder le point de vue du grand public pour être capable de mieux lui parler.
Je ne sais pas quels sont les choix qui ont présidé au fondateur de La Quadrature pour me recruter, en tout cas, oui, ce côté non-geek, était intéressant, je pense, pour parler au plus large public possible.
Ambroise Garel : Surtout qu’il permet de garder cette perspective-là. Un exemple me vient toujours en tête, c’était au moment où Dropbox s’est lancé : quelqu’un qui avait dit « ça ne marchera jamais parce que c’est très facile à faire, en gros vous faites un script qui compare les dates de mises à jour et vous fabriquez votre Dropbox tout seul sur votre NAS, dans votre salon » et les gens ont dit « tu ne te rends pas compte ! ». Là, c’est un cas extrême, mais c’est un problème qu’on peut trouver : on a tellement pris l’habitude de l’évidence de certaines choses, on ne se rend pas compte qu’elles ne sont pas forcément évidentes.
14’ 13
Adrienne Charmet : C’est ça