Internet est mort - (et vous aussi)

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Titre : Internet est mort. (et vous aussi)

Intervenant : Léo Duff

Lieu : Chaîne YouTube

Date : 8 septembre 2019

Durée : 12 min 30

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit par Eve

Transcription

Cette vidéo est sponsorisée par NordVPN, et il y a des chances pour que vous ayez entendu ça quelquefois ces derniers mois, sans vraiment avoir compris ce que c’est.

Un VPN, c’est un réseau privé virtuel. NordVPN, en l’occurrence, crée un tunnel entre votre ordinateur, tablette ou smartphone, et un serveur distant. En gros, vous pouvez être physiquement à des milliers de kilomètres de ce serveur mais virtuellement vous êtes sur le même réseau, tout ça en un clic.

Mais à quoi ça sert ? Cela permet déjà de modifier votre adresse IP, renforçant votre anonymat et la sécurité de vos données de navigation, car les sites sur lesquels vous allez ne verront plus votre adresse IP, ils ne seront donc plus en mesure de remonter jusqu’à vous. C’est notamment important lorsque vous êtes connecté à un wifi public, souvent cible de piratage.

Cela permet aussi de contourner certaines restrictions géographiques, notamment dans certains pays comme la Chine ou la Russie, où l’accès à internet est restreint et contrôlé. Ou alors pour accéder au catalogue américain de Netflix depuis votre chambre à Mulhouse, chacun ses problèmes…

J’espère que vous aurez compris ce qu’est et à quoi sert NordVPN. Vous trouverez un lien dans la description ainsi qu’un code promo de moins 75~%.


Et si je vous disais qu’en réalité on est tous morts, pas au sens physique, mais moral, avec comme seule trace de notre existence ces derniers mots : « De toute façon, je n’ai rien à cacher », comme la signature d’un contrat marquant notre suicide à tous.

Pour comprendre ce suicide collectif, retournons dans le passé, le 11 septembre 2001 :
8~h~46, l’avion détourné par des terroristes lors du vol 11 d’American Airlines percute la tour nord du World Trade Center à la vitesse de 790~km/h ;
9~h~03, l’avion du vol 175 de United Airlines percute cette fois la tour Sud ;
9~h~59, la tour sud du World Trade Center s’effondre ;
10~h~28, la tour Nord s’effondre à son tour.

Cette tragédie fera plus de 3000 morts et plus de 6000 blessés. Elle laissera également fleurir tout un tas de théories du complot et je vais vous demander de vous abstenir dans les commentaires.

Mais ce que l’on raconte peu, quand on parle de cet épisode tragique de l’histoire, ce sont les dérives politiques qu’il a amenées. Les attentats du 11 septembre ont mené à la création du PATRIOT Act[1], une loi consistant à décupler les pouvoirs des agences gouvernementales américaines. L’objectif ? Renforcer la sécurité nationale en décuplant les pouvoirs des agences gouvernementales, facilitant ainsi la surveillance de personnes suspectées de terrorisme.
À cette époque de crise, la loi est adoptée quasiment à l’unanimité, bien que beaucoup d’élus confient avoir omis de lire les textes. Concrètement, elle autorise les agences comme le FBI ou la CIA à surveiller les communications sur Internet, à effectuer des écoutes téléphoniques ou à accéder à des bases de données informatiques, sans mandat ou preuve de lien avec une enquête terroriste. À l’origine, elle devait prendre effet pendant quatre ans seulement, comme une sorte d’état d’urgence, mais elle a été modifiée au fil des années pour être reconduite en 2005, et pérennisée en 2006, avec la quasi-totalité des articles.
À l’époque, les réactions des Américains sont partagées entre ceux qui déclarent de toute façon n’avoir rien à cacher et ceux qui y voient une atteinte aux libertés individuelles. Parmi eux, il est une personne qui se révoltera en dévoilant l’ampleur de cette surveillance, Edward Snowden[2].

Edward Snowden, voix off : My name is Edward Snowden.

Léo Duff : Edward a 18 ans lorsque les attentats du 11 septembre ont lieu. Comme tout le monde, ce jour va le marquer et il s’engage dans l’armée en 2004.
En 2005, il devient expert technique auprès de la CIA.
De 2007 à 2010, il est le principal technicien et expert en cybersécurité de Suisse, toujours pour la CIA. C’est à ce moment-là qu’il voit défiler tout un tas d’informations secrètes qui lui font froid dans le dos.
Fin 2009, il envisage de quitter son poste pour devenir un lanceur d’alerte : révéler au monde les secrets dont il a connaissance. Mais il reste, dans l’espoir que le nouveau président des États-Unis, Barack Obama, respecte sa promesse : s’écarter des abus en matière de sécurité nationale. Je le cite : « Mais il est ensuite devenu clair qu’Obama ne se contentait pas de perpétuer ces abus, mais que dans bien des cas, il en élargissait le champ. Je me suis alors rendu compte que je ne pouvais attendre qu’un dirigeant règle ces questions. Ce que je constatais commençait à me déranger : je pouvais voir en temps réel des drones surveillant des gens dans le but éventuel de les tuer. Je pouvais observer des villages entiers et ce que tout le monde y faisait. Je regardais la NSA suivre les activités des gens sur internet pendant qu’ils tapaient sur leur clavier. J’ai pris conscience du degré d’intrusion des capacités de surveillance des États-Unis. Je me suis rendu compte de la véritable ampleur de ce système, et personne ou presque n’était au courant de ce qui se tramait. »

De 2010 à 2011, il travaille pour la NSA au Japon, National Security Agency. L’agence nationale de sécurité américaine est la plus grande agence de renseignement au monde.
À partir de 2011, il travaille pour Booz Allen Hamilton, un prestataire de services de la défense américaine, et ses tâches sont définies par la NSA. Il y assiste de grands groupes high-tech, comme Microsoft, à la mise en place de systèmes de sécurité et de données exploitées par diverses agences américaines.
Il consacre une grande partie de l’année 2012 au téléchargement de fichiers compromettants, dans le but de les révéler au monde entier.
En mai 2013, il demande deux semaines de congés et s’enfuit à Hong Kong en sachant qu’il sera poursuivi. Depuis sa chambre d’hôtel, il contacte via Lavabit[3], un service de messagerie chiffrée, deux journalistes du Guardian, Laura Poitras[4] et Glenn Greenwald[5], afin de rédiger l’un des articles les plus sombres de l’histoire du gouvernement américain.
Le 6 juin 2013, à 11~h~05, le premier article du Guardian est publié : le lanceur d’alerte Edward Snowden est né.

Journaliste de la chaîne de télévision Fox News, voix off : And this is Fox News Alert: Times reports this morning that the National Security Agency has been collecting phone records from millions of American under a top-secret court order.

Léo Duff : Il révèle que la NSA collecte chaque jour les relevés téléphoniques de millions de clients de Verizon, un des plus grands opérateurs téléphoniques des États-unis. L’arrêt ultra confidentiel, fourni par Snowden, imposait à Verizon de fournir à la NSA les informations de tous les appels transitant par ses réseaux, que les auteurs de ces appels soient suspectés de terrorisme ou non. Par information, elle entend la date, l’heure, l’appelant, l’appelé, la durée, l’appareil utilisé et le lieu de l’appel.

Plus tard, on apprendra que le traité ne s’applique pas seulement à Verizon, mais aux principaux opérateurs. Un document montre que sur une période d’un mois, en mars 2013, une seule unité de la NSA a récolté les données de plus de trois milliards d’appels téléphoniques aux États-Unis.

Bien que le porte-parole de la Maison-Blanche tente de défendre ce traité en expliquant qu’il était essentiel à la lutte contre le terrorisme, l’article fit l’effet d’une bombe. Mais ce n’était que le début d’une longue série d’articles révélant le programme de surveillance mis en place par la NSA pour abolir toute vie privée : mise sur écoute par satellite, câble optique sous-marin, réseau téléphonique… Tout cela est intéressant mais vise principalement le territoire américain.
Pour pallier ça, la NSA a mis au point une solution en or : PRISM [6]. C’est le nom du programme pilier de cette surveillance de masse. Son rôle : « s’assurer que toute communication par voie électronique entre les habitants de la planète soit collectée, conservée, contrôlée et analysée ». Cette phrase n’est pas de moi, elle est de l’agence elle-même. La stratégie ? Se servir directement dans la base de données des sites sur lesquels vous allez tous les jours. Et ça tombe bien, ils sont tous américains.
C’était le rôle de Snowden chez Booz Allen Hamilton : créer des sortes de portes dérobées pour alimenter les récoltes de PRISM.

Extrait de Mémoires vivesMémoires vives, autobiographie du lanceur d'alerte Edward Snowden</ref> « À ce poste, j’étais aux premières loges pour constater que l’appareil d’État américain, en particulier la NSA, travaillait main dans la main avec le secteur privé des hautes technologies pour obtenir un accès complet aux communications des individus. Je me suis rendu compte qu’ils étaient en train de bâtir un système dont le but était l’élimination de toute vie privée à l’échelle de la planète, pour faire en sorte que personne ne puisse plus communiquer par voie électronique sans que la NSA soit en position de collecter, de stocker et d’analyser ces communications. »

On parle de Microsoft, Google, Apple, Intel, Yahoo, Facebook, Skype et j’en passe… Avec seulement deux programmes de surveillance, elle confirme sa position de plus grande agence de renseignement au monde. La NSA a réussi son objectif : rendre impossible toute communication, tout acte de transaction, toute vie électronique, sans qu’elle en soit avertie. Si bien que l’agence note dans un document avoir récolté trop de contenu pour pouvoir les digérer, les traiter et les stocker.

06'05

Mais quels sont ces contenus ? Il y en a deux types : les métadonnées et le vrai contenu. Les métadonnées sont une forme de description d’un contenu : pour un e-mail, ce sont l’identité de l’émetteur, du récepteur, la date, l’heure, le terminal utilisé, ainsi que la localisation. Le vrai contenu, c’est le contenu.
Là, on parle véritablement de la lecture de vos mails, de vos messages, de l’écoute de vos appels, du visionnage de vos photos stockées dans le Cloud, de l’étude de votre historique.
Mais il est un autre contenu que la NSA peut se permettre de créer elle-même en activant le micro de votre smartphone, même éteint, ou la caméra de votre ordinateur.
De ces trois types de contenus, il en est peut-être un qui vous choque moins : les métadonnées. Le gouvernement américain s’en est d’ailleurs servi comme défense, en expliquant que la majeure partie de la collecte se concentrait sur les métadonnées, comme si la surveillance de ces dernières n’était pas intrusive. Mais si un gouvernement peut analyser les gens que vous appelez, la durée de ces appels, les lieux où vous vous rendez, quand vous vous y rendez, à qui vous envoyez des mails, avec qui vous tchattez, sur quel réseau, depuis où… Il en apprend énormément sur votre personne et celles qui vous entourent.
Qu’apprend-on d’un homme qui appelle régulièrement une autre femme que la sienne, tard la nuit ? D’une femme qui appelle un centre d’IVG ? D’un couple qui cesse de communiquer du jour au lendemain ? D’un homme qui appelle une ligne de prévention du suicide ? Avez-vous besoin du contenu de ces appels, ou l’histoire s’est tracée seul dans votre tête ? Si la majeure partie de la surveillance de la NSA se basait sur les métadonnées, c’est parce qu’elles sont faciles à analyser car mathématiques, et que ce type de surveillance leur offre un pouvoir immense.

07'05

Alors imaginez si avec l’aide d’un programme, comme une sorte de Google de l’humain, on pouvait faire une recherche dans le contenu associé à ces métadonnées. XKeyscore [7], c’est le programme qu’utilise l’agence pour collecter, traiter et rechercher ces données de surveillance. En une recherche, que ce soit par une adresse mail, un nom, une adresse IP ou encore un numéro de téléphone, un agent de la NSA a accès à l’entièreté des contenus que l’agence a sur vous. Pour être assez large, un document affirme que ce dispositif couvre tout ce que l’usager ordinaire peut faire sur internet. Avec une manipulation, il peut même regarder en temps réel votre navigation. Le tout sans mandat, sans preuve quelconque de rapport avec une enquête, juste le remplissage d’un formulaire justifiant la surveillance.

[Léo Duff lit un extrait du livre d’Edward Snowden :] « Moi, assis à mon bureau, je pourrais écouter n’importe qui, vous ou votre comptable, un juge fédéral, ou même le président des États-Unis, pour peu que je dispose d’un e-mail personnel. »

Rien qu’avec votre nom d’utilisateur Facebook, ils pouvaient entrer dans vos informations les plus privées, jusqu’à lire vos messages. Pour le mois de décembre 2012, on parle de 41 milliards de dossiers collectés : dans ces dossiers, vos photos, vos vidéos, votre voix, vos messages, vos habitudes – fréquentations, opinions, pensées intimes – vos désirs et vos peurs. Les données reçues de certains sites peuvent représenter 20 terabytes par jour, si bien que ce programme de surveillance ralentirait Internet.

Mais ce n’est pas en abandonnant un peu de sa vitesse de chargement qu’Internet s’est suicidé, mais en abandonnant la raison même de son existence. Internet est un lieu d’échange, de partage, de démocratisation, de rébellion, d’émancipation, de libération. Il est le pilier de notre univers. C’est là qu’on se fait des amis, qu’on communique avec notre famille, qu’on organise des sorties, qu’on se politise, qu’on regarde des films, qu’on écoute de la musique, qu’on s’informe, qu’on lit, qu’on écrit. C’est sur internet qu’on forme notre personnalité, notre conscience, nos valeurs. C’est sur internet qu’on exprime le plus notre liberté.

08'26

Que reste-t-il à la liberté si cette dernière est collectée, conservée, contrôlée et analysée ? Que reste-t-il à la liberté si elle n’a plus l’intimité nécessaire pour s’exprimer ?

[Léo Duff lit un extrait du livre d’Edward Snowden :] « L’être humain n’a pas besoin d’avoir quelque chose à cacher pour cacher quelque chose : l’important n’est pas ce qui est caché, mais plutôt l’expérience de posséder une aire privée, intime, qui peut être cachée ou dont l’accès peut être restreint. Du point de vue de la psychologie nous devenons des individus lorsque nous découvrons que nous avons le pouvoir de cacher quelque chose aux autres. »

La vie privée est une liberté fondamentale : son inverse est un moyen de contrôle oppressif. À l’heure où tout le monde s’offusque de la censure économique de YouTube, on devrait se poser la question de la censure qu’on s’inculque nous-mêmes, avec l’aide d’un État.

08'58

[Edward Snowden, extrait du film « Citizen Four » :]

« Beaucoup de gens avec qui j’ai parlé font attention à ce qu’ils tapent dans les moteurs de recherche, parce qu’ils savent que c’est enregistré, et ça limite le champ de leur exploration intellectuelle. »

09'08

Car quand un individu sait inconsciemment qu’il est observé, il modifie son comportement pour se plier à ce que l’on veut de lui, de peur de paraître déviant, de peur d’une surveillance approfondie, d’une condamnation, d’un jugement. Vous ne saurez jamais quand vous êtes surveillé ou non. Par définition, vous l’êtes donc tout le temps.

Au lieu d’empêcher de nouveaux cadavres, en mettant en place un programme de surveillance sur toute la population mondiale les États-Unis, avec l’aide d’autres États, ont créé des millions de nouveaux cadavres. Vous n’êtes que des corps flottants avec l’impression d’avoir un avis, des valeurs, une liberté. Mais vous avez oublié tout ce que vous étiez, remplacé par ce que l’on veut que vous soyez. Vous n’avez rien à cacher car vous n’êtes plus rien.

09'43

[Jacob Appelbaum, extrait du film « Citizen Four » :]

« Je crois en la souveraineté de la loi, à la nécessité de mener des enquêtes. Mais ces enquêtes sont supposées être difficiles pour une raison : il est supposé être difficile d’entrer dans la vie privée de quelqu’un, à cause de l’aspect intrusif que cela représente, à cause de l’aspect perturbant. J’ai relevé un sujet vraiment intéressant de discussion dans le fait que ce que les gens appelaient “liberté” est maintenant appelé “vie privée”. Et à cela on ajoute que la vie privée est morte. Je pense que nous devrions considérer que, quand nous perdons notre vie privée, nous perdons notre capacité d’agir, nous perdons la liberté elle-même. Parce que nous ne nous sentons plus libre d’exprimer ce que nous pensons.
Il y a ce mythe de la machine de surveillance passive : mais qu’est-ce que la surveillance, si ce n’est le contrôle ? »

12'03

[Extrait du film « Nothing to hide »]

Thomas Drake : Si je dis, je n’ai rien à cacher… J’y reviens parce que je connais des gens qui disent encore ça, consciemment. Mais jusqu’où va-t-on ? Parce que si vous dites « dans mes communications électroniques, je n’ai aucune attente en matière de vie privée », alors, où espérez-vous avoir une vie privée ?

Edward Snowden : Dire que la vie privée ne vous intéresse pas parce que vous n’avez « rien à cacher » revient à dire que vous vous fichez de la liberté d’expression car vous n’avez rien à dire. Dire que vous droits ne vous intéressent pas, parce que vous n’en faites pas l’usage, est la chose la plus asociale que vous puissiez dire. Cela revient à dire : « les autres ne m’intéressent pas ».

Thomas Drake : [A encouru 15 ans de prison pour avoir lancé l’alerte au sein de la NSA.] Le pouvoir de l’État se retourne en définitive contre le peuple. Et on n’est plus très loin d’utiliser ce pouvoir et de mettre en place quelque chose de clairement anti-démocratique

William Binney : Les gens en Allemagne qui ont fait l’expérience du totalitarisme, avec la Stasi, la Gestapo et les SS, ont un souvenir vivant des conséquences d’avoir toutes ces données à la disposition d’un gouvernement. Wolfgang Schmidt regardait la NSA, il est un ancien lieutenant-colonel de la Stasi d’Allemagne de l’Est. Donc il regardait les programmes de surveillance de la NSA, et il a dit : « Pour nous, la Stasi, c’est un rêve qui devient réalité. »

Sources notables

Citizenfour (film)

Nothing to hide (film)

Nulle part où se cacher, livre de Glenn Greenwald

Mémoires vives, autobiographie d'Edward Snowden