Se réapproprier Internet- MOOC CHATONS
Titre : Se réapproprier Internet
Intervenant·e·s : Olivier Ertzscheid - Laura Aufrère - Antonio Casilli
Lieu : MOOC-CHATONS#1 - Internet, pourquoi et comment reprendre le contrôle - C'est quoi les solutions ?
Date : décembre 2019
Durée : 13 min 4O
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : capture d'écran de la vidéo
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcrit : MO
Transcription
Olivier Ertzscheid : Pour moi il y a trois leviers qui sont essentiels et qui doivent fonctionner en même temps :
- il faut bien sûr qu’il y ait le levier réglementaire qui appartient aux États, donc il faut mettre en place des lois qui soient des lois contraignantes ;
- ensuite, moi je suis enseignant-chercheur, dans enseignant-chercheur il y a enseignant, je crois et je suis assez convaincu que l’éducation a un rôle absolument primordial à jouer sur ces questions-là. Quand on sait comment fonctionne une technologie, quels sont ses enjeux, du coup le potentiel de nuisance de cette technologie est réduit d’autant et chacun l’utilise ensuite en conscience ;
- et puis il y a effectivement le pouvoir, le troisième levier c’est vraiment le pouvoir de l’opinion publique, c’est-à-dire qu’on observe qu’à chaque fois que ces grandes plateformes ont opéré un recul sur des questions de société, sur des enjeux de vie privée, c’est parce que derrière il y a eu une mobilisation de l’opinion et qu’elles ont vu qu’elles allaient perdre, ce qui pour elles est inconcevable, des clients, des utilisateurs et donc elle sont préféré reculer un petit peu, en tout cas le temps de laisser passer l’orage, sur un certain nombre de questions.
Si on arrive à jouer à la fois sur ces trois enjeux-là, c’est-à-dire la réglementation, l’éducation et puis l’opinion, on peut arriver, en s’appuyant là aussi sur des acteurs associatifs, à réinstaller un petit peu, j’allais dire de normalité dans cet espace qui est préempté totalement par ces plateformes.
Du coup, s’installe effectivement ce que les sociologues appellent un habitus qui est très compliqué à déconstruire, même quand on en a conscience, en tant que citoyen. Moi, par exemple, j’ai toujours une adresse Gmail, pourtant je suis bien placé pour savoir que c’est effectivement une mine d’or pour Google dans le cadre de son modèle économique. Je connais l’existence de services alternatifs, mais quand je suis utilisateur d’un service, quelque part j’arrête d’être citoyen. C’est pour ça, encore une fois, que des collectifs, des associations comme Framasoft[1], CHATONS[2], etc., ont un rôle éminent à jouer dans la mesure où elles ont une tâche qui est doublement difficile. Non seulement il faut, ce qu’elles font, qu’elles proposent effectivement des outils alternatifs, mais il faut, en plus, qu’elles arrivent à faire la pédagogie de ces outils et à faire changer des habitudes. Et faire changer les habitudes, ça réclame effectivement, on en parlait tout à l’heure, de mettre une première couche au niveau de l’éducation, donc arrêter de passer des contrats avec Microsoft quand on est le ministère de l’Éducation nationale tout en paradant dans les médias en disant qu’on soutient le logiciel libre, il faut essayer de se mettre un petit peu en cohérence avec ce qu’on dit et ce qu’on fait. Donc ça passe par là, puisqu’il y a une évidence aussi de l’habitude : prenez n’importe quel utilisateur de n’importe quel logiciel, libre ou pas libre d’ailleurs, et changez-lui deux/trois trucs dans son interface. Spontanément il va être perdu, il va trouver que c’est dégueulasse, que c’est débile, que ça ne marche pas, que ce n’est pas efficace, etc. Et puis, si vous le laissez utiliser cette nouvelle interface deux/trois jours, au bout de deux/trois jours il va se réinstaller dans une forme d’habitude cognitive et tous les repères qu’il avait perdus il va les réinstaller.
Donc on peut arriver à réinstaller des repères mais encore faut-il que les gens aient connaissance de ces alternatives et qu’ils prennent aussi le temps de l’expérience.
Dire je vais quitter Facebook ou je vais quitter Gmail ou je vais quitter YouTube pour aller sur PeerTube[3], OK, mais cela ne se fera qu’à partir du moment où on aura été capable de prendre le temps de tester l’expérience de ce service-là. À partir de là, effectivement, on s’apercevra que ça va à peu près aussi vite, ça fonctionne à peu près aussi bien, ce n’est pas beaucoup plus long, ce n’est pas beaucoup plus moche, c’est même parfois plus joli, c’est beaucoup plus respectueux de notre vie privée, etc.
Laura Aufrère : Ces concentrations parlent d’un monde qui est celui qui vient pour une partie des acteurs qui fabriquent cette concentration, qui met au centre de la délibération politique des organisations dont l’objet est lucratif. Ça veut dire, très concrètement, que la conquête économique et la logique de concurrence prédominent sur une conversation politique qui serait celle de faire société ensemble. Donc c’est vraiment problématique et c’est tout à fait inquiétant.
En même temps, c’est un mouvement qui existe depuis un certain nombre d’années et on voit bien qu’il y a de la résistance. Framasoft et Dégooglisons Internet[4] et les CHATONS sont une incarnation à la fois de la résistance technique mais de la résistance politique et le fait même que l’éducation populaire soit le cœur du réacteur de la démarche parle de ça, parle de cette volonté humaine pour faire société d’avoir d’abord un espace de discussion, d’échanges et de délibération. C’est quelque chose qui ne disparaît pas si on admet qu’en tant qu’êtres humains c’est ça qui fait notre humanité. Faire humanité ensemble c’est admettre qu’il y a du collectif à l’intérieur de chaque individu et qu’il y a, dans le collectif, des individus qui sont reliés entre eux par la richesse des liens humains qui ne pourra jamais se résumer à un calcul d’intérêts tel qu’on veut nous le faire entendre à travers la figure de l’homo œconomicus.
Ça pour dire que cette concentration numérique, culturelle, artistique ne pourra jamais résumer les pratiques humaines, en revanche elle peut les contraindre. L’idée, à mon sens, c’est que chaque organisation alternative qui pense la question de l’émancipation revient irriguer ce qui sera toujours là à travers l’humanité, donc je crois qu’il y a quand même de l’espoir.
Antonio Casilli : Aujourd’hui, je pense qu’il y a au moins trois grandes tendances ; je dirais que la troisième c’est vraiment plutôt quelque chose d’expérimental.
D’une part on a des approches qui relèvent vraiment d’une « attitude syndicaliste ». Il faut vraiment comprendre ça entre beaucoup de guillemets et parfois sans guillemets, parfois ce sont vraiment des syndicats qu’il faut créer, des syndicats d’utilisateurs, des syndicats de consommateurs, parfois même des syndicats de travailleurs ; je pense à certaines plateformes de services comme Uber, comme Deliveroo qui se syndicalisent véritablement. Donc de ce point de vue-là, pour sortir de certaines formes de centralisation et d’un certain arbitraire économique et politique il faut tout simplement adopter des réflexes qu’on a hérités des luttes syndicales des siècles passés. Parfois, par contre, on peut résumer cette attitude syndicaliste d’une manière un peu plus générale et abstraite : chercher à faire respecter certaines règles et certains acquis sociaux et acquis politiques dans le contexte du numérique. Parfois c’est vraiment lié au travail, parfois c’est lié au travail au sens de production de valeur sur Internet. Ça c’est un premier pan de luttes et un ensemble d’approches politiques qui se manifestent aujourd’hui.
Deuxième type d’approche, c’est quelque chose qui relève plutôt de la coopération ou du mutualisme ou, carrément, du coopérativisme. Là encore on est en train de capitaliser sur des siècles d’expérience mutualiste en Europe et ailleurs et, de ce point de vue-là, en gros, c’est moins une question de faire respecter des réglementations existantes que plutôt d'imaginer des formes de participation, même de participation à la propriété des moyens de production sur Internet ou dans le contexte du numérique en général. Ces moyens de production ne sont pas forcément les moyens de production classiques, parce que, à la limite, je suis propriétaire, du moins légalement, de mon petit équipement, mon smartphone par exemple, mais il n’y a aucune manière de faire valoir ça comme une forme d’autodétermination. Je ne suis pas responsable, je n’ai pas mon mot à dire malheureusement sur le contenu du dit smartphone ou sur la propriété intellectuelle de ce qui circule sur le smartphone ou du modèle même du smartphone. Bref, pour faire court, participer aux moyens de production veut aussi dire donner un accès à tout utilisateur à toutes ces ressources qui sont parfois des ressources de nature matérielle, donc l’objet même, technique, ou l’infrastructure technique qui possède Internet au sens des tuyaux d’Internet ; malheureusement, la réponse n’est aujourd’hui que des États et des grandes industries. Par contre, quelle était la possibilité de donner au moins un accès aujourd’hui, voire un accès total, aux utilisateurs mêmes à cette infrastructure.
Après, de l’autre côté, il y a le côté qu’on définit immatériel, donc tout ce qui relève de la propriété des moyens logiciels ou des moyens algorithmiques de production de valeur sur Internet. Qui possède l’algorithme de YouTube ou qui a son mot à dire sur cette entité logicielle en particulier ? Eh bien malheureusement, encore une fois aujourd’hui, c’est complètement centralisé et c’est complètement inscrit dans des logiques capitalistes. On pourrait quand même imaginer, par exemple, de mettre en place ce que certains définissent comme un coopérativisme de plateforme. Un coopérativisme de plateforme veut dire qu’en effet on devient propriétaire d’une plateforme qui, de fait, devient, que sais-je, le Uber du peuple ou le Google du peuple, ce qui peut paraître comme une utopie vraiment sauvage et pourtant ce sont des choses qu’on voit déjà arriver. Il y a des expériences qui sont souvent des expériences locales qui, par exemple, permettent de créer des alternatives à certaines plateformes mais qui sont la propriété des citoyens résidant dans une certaine communauté.
Troisième approche, qui est par contre, effectivement, quelque chose qu’on voit beaucoup moins chez nous, parce que c’est quelque chose qui se développe plutôt dans des pays en voie de développement ou dans des pays émergents, c’est une approche qu’on peut définir comme du bien vivre numérique. Je cherche à préciser : la philosophie du Buen Vivir en espagnol, donc le bien-vivre en espagnol, n’est pas le bien-être mais c’est une philosophie qui s’est développée dans le courant du 20e siècle dans certains pays d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale, je pense en particulier à l’Ecuador [Équateur], je pense à la Bolivie, qui sont des pays qui ont commencé à se poser la question de la propriété des ressources naturelles et de la possibilité d’utiliser ces ressources naturelles avec une approche de ce qu’ils appellent du développement intégral, donc respectueux, par exemple, des exigences de tout le monde, dans une logique de concertation, donc dans une logique non-extractiviste, dans une logique non-capitaliste et en plus dans une logique non-colonialiste. Pour arriver à faire tout ça, au début l’idée a été par exemple que l’accès à l’eau se décide au niveau local et de manière démocratique ; l’accès aux ressources minières se décide de façon démocratique et au niveau local. On commence même à voir ça inscrit dans les lois. L’Ecuador a inscrit cette philosophie dans sa constitution. La Bolivie a créé, en 2012, une loi spécifique pour le développement intégral et le Buen Vivir, chez eux c’est plutôt vivir bien. Peu importe !
Imaginons d’adopter cette approche du vivre bien ensemble pour, par exemple, les données personnelles. Qu’est-ce que ça signifierait d’avoir un accès collectif et, en plus, décidé, négocié et arbitré au niveau local à cette ressource qui est une ressource commune, parce qu’une donnée personnelle est en effet une ressource commune. Si je produis une donnée sur moi, je suis en train de dire des tas de choses sur les autres qui sont autour de moi, je suis en train de raconter avec qui je suis, qui regarde cette même photo ou ce même contenu et ainsi de suite. Donc effectivement, dans la mesure où les données ne sont jamais complètement personnelles mais sont plutôt des ressources collectives, comment réguler, comment imaginer des modalités d’accès qui soient respectueuses d’une approche qui ne soit pas forcément une approche capitaliste et, en plus, une approche qui provoque des effets de colonialité numérique. C’est la troisième approche possible.