Jérémie Zimmermann : 1984, un manuel d’instructions

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Titre : 1984, un manuel d’instructions ?

Intervenants : Jérémie Zimmermann - Bruno

Lieu : Thinkerview

Date : octobre 2018

Durée : 1 h 24 min

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Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO

Transcription

Présentateur : Jérémie Zimmermann, bonsoir.

Jérémie Zimmermann : Bonsoir.

Présentateur : Nous vous recevons sur une chaîne internet qui s’appelle Thinkerview. Est-ce que vous pouvez vous présenter succinctement s’il vous plaît ?

Jérémie Zimmermann : Déjà je ne sais pas pourquoi tu me vouvoies, ça fait bizarre.

Présentateur : Vas-y.

Jérémie Zimmermann : Je suis Jérémie Zimmermann ; c’est moi. J’ai été pendant un temps porte-parole d’une organisation qui s’appelle La Quadrature du Net, que j’ai fondée il y a une dizaine d’années. Depuis une quinzaine j’ai milité pour les logiciels libres, pour leur défense et leur promotion et je me demande même pourquoi je suis là.

Présentateur : Je vais dire pourquoi tu es là. Tu fais partie de nos tout premiers invités, on se connaît depuis des années et le fait que tu quittes La Quadrature, que tu démissionnes, on s’est sentis obligés de t’inviter parce que tu fais partie des murs pratiquement, c’est vrai, et ta démarche intellectuelle au sein de La Quadrature nous a aussi beaucoup motivés pour continuer ce qu’on fait, donc voilà !

Jérémie Zimmermann : Démissionner, c’est un peu formel ; c’est administratif, j’ai juste souhaité m’enlever cette étiquette-là pour continuer et faire autre chose. Tu sais ça nous arrive tous dans la vie à un moment, on faisait quelque chose et puis on va faire autre chose. J’ai énormément de respect pour La Quadrature du Net et tous ceux qui y sont, je leur fais à tous un gros bisou. Certains de mes meilleurs amis sont ceux avec qui j’ai partagé ces moments absolument formidables, j’ai pu passer des moments, des expériences dingues avec tous ces gens-là. Il y a un moment où tout le monde venait me voir en disant « ah La Quadrature du Net », alors que moi, en fait, ça fait quatre ans que j’ai lâché mon poste à plein temps de représentant, porte-parole, coordinateur, etc. Il était juste temps de marquer ça ; si vous voulez parler à La Quadrature du Net vous allez là-bas, si vous voulez me parler vous venez ici. Mais ce n’est pas l’annonce de l’année.

Présentateur : Revenons aux sources. Pourquoi La Quadrature à l’époque ?

Jérémie Zimmermann : À l’époque parce qu’on était un certain nombre à se retrouver autour des valeurs du logiciel libre, d’un usage de l’informatique et des réseaux qui permettaient aux gens de se retrouver, de réfléchir, de partager, de mettre en commun, de s’organiser et que, alors qu’on était chacun dans nos structures autour du logiciel libre, on s’est dit : là il y a d’autres trucs qui sont en train de se passer.
On avait bataillé sur la transposition de la directive EUCD [European Union Copyright Directive] — les vieux souvenirs parlent d’un temps que les moins de vingt ans, tout ça — un projet de loi qui venait toucher au logiciel libre par le copyright, par le doit d’auteur, qui venait imposer des espèces de conneries restrictives. Nous on était montés au front ; on était allés au Parlement ; on avait envoyé des lettres, des machins, on avait passé plein de coups de fil, etc., mais c’était une fois sur un projet.
À l’époque, en fait, quand Sarkozy était en train d’accéder au trône et on s’est dit : on va en chier ! Il est arrivé et il a mis l’HADOPI [Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet] sur la table, donc on s’est dit : voilà, là il y a besoin de s’organiser un petit peu pour aller contrer ce genre de menace. Dès le début, en fait, c’était un peu notre expérience, notre background, comme on dit – vous avez la traduction simultanée je crois ; l’idée c’était d’aller sur ces fronts parlementaires, législatifs, pas parce qu’on croyait fondamentalement que la loi c’était l’alpha et l’oméga de tout ce qui se passait dans le monde, mais parce qu’on avait repéré là des processus particulièrement infects, un processus d’élaboration qui était particulièrement corrompu, des lobbies industriels qui arrivaient avec des dossiers dorés sur tranche qui se retrouvaient boum, direct, copiés-collés sous forme d’amendements ; des ministres et des machins ministériels qui étaient à brasser du vent et qui copiaient-collaient les trucs des lobbies. Et on s’était dit à l’époque que c’était intéressant d’exposer ça pour bâtir une sorte de compréhension collective, une sorte de mémoire politique ; c’était d’ailleurs le titre d’un logiciel qu’on a développé pendant un temps pour garder des traces des décisions qui étaient prises dans les parlements.

Donc on s’était dit : on veut donner à chacun les moyens de comprendre, les moyens de s’organiser, les moyens de participer. Donc on a pris presque comme un outil, en fait, ces dossiers législatifs, comme un cas d’école. Si vous voulez comprendre le monde et si vous voulez comprendre comment les choses évoluent regardons l’espace d’un instant un petit bout de processus législatif.

Très vite, on a fait du boucan à l’époque et très vite on s’était retrouvés au Parlement européen. Moi j’ai passé peut-être sept ans à naviguer dans les couloirs du Parlement européen. Au début je connaissais une personne, puis deux, puis trois et, de proche en proche, documenter ces processus législatifs à l’échelle européenne. Il y a plein de trucs qu’on a faits au milieu de la nuit, bourrés, en disant « ouais, c’est cool ». À un moment on a pris un diagramme improbable du président de la Commission européenne qui expliquait le processus législatif européen : première lecture du truc, première lecture du bidule, deuxième. Tu vois le truc, tu as envie de te pendre tellement c’est obscur. Le diagramme lui-même explique pourquoi tout le monde s’en fout en fait de l’Union européenne, et nous on a pris le machin et on mettait : vous êtes ici. J’ai passé un quart d’heure sur Inkscape à faire un cercle comme ça avec écrit : vous êtes ici avec un point au milieu et on le déplaçait sur le diagramme pour essayer vaguement de tenter d’expliquer ce qui se passait.
Donc on a fait ça pendant des années et puis La Quadrature du Net c’est devenu une sorte d’institution, c’est devenu autre chose ; il y a des salariés, il y a des membres, il y a un crédit d’estime, d’image ; c’est devenu presque un bon client des médias. Il y a beaucoup de dossiers aujourd’hui qui sont traités par La Quadrature du Net et moi j’ai juste, à un moment, ressenti le besoin d’aller faire autre chose. Parfois on dit que les vies des gens ce sont des cycles de cinq ans, sept ans, dix ans je ne sais pas. Pour moi c’est la fin d’un cycle.
Au passage il se trouve qu’à force de me retrouver dans les couloirs du Parlement européen, de rencontrer parfois des gens très bien…

Présentateur : On t’a proposé d’en manger un peu ?

Jérémie Zimmermann : Bien sûr, alors là… C’était vraiment se tromper de…

Présentateur : Des noms ?

Jérémie Zimmermann : Non, des noms non ! Mais parti machin, parti bidule, parti machin. Pff ! C’était ma réponse de base.

Présentateur : Tu n’as pas marché quoi !

Jérémie Zimmermann : Non ; soit je cours, soit je suis à l’arrêt je contemple, mais je ne marche pas au pas.
Le truc c’est qu’après, à la louche une dizaine d’années parce que, avant, à La Quadrature du Net il y avait la bataille sur les brevets sur les logiciels et d’autres trucs, en gros après une dizaine d’années à regarder le processus législatif européen, à voir la Commission européenne et ses crânes d’œuf, à voir le Parlement avec ses commissions parlementaires et ses « trilogues » et ses machins, je ne veux même pas entrer dans les détails, eh bien quelque part j’ai perdu la foi. Il y a dix ans tu m’aurais demandé « alors l’Europe, machin », j’aurais dit « oui l’Europe, le Parlement européen, l’institution démocratique et tout, on y va, on y va ! » Et à force de regarder ces machins fonctionner, plus j’en parlais, plus je me rendais compte que j’expliquais en fait pourquoi ça ne fonctionne pas.

Présentateur : L’Europe ne fonctionne pas ?

Jérémie Zimmermann : Si tu regardes le fameux diagramme du processus dit de codécision, l’élaboration législative [Jérémie mime le geste du violoniste, NdT] … tout le monde s’est endormi déjà sur la chaîne YouTube. Si tu regardes le processus de codécision tu vois oui, la Commission est la seule qui balance un truc, qui met un truc sur la table. Ensuite le Parlement carbure. Le Parlement est démocratique ; les gens sont élus, il se passe des trucs. Le Parlement décide quelque chose et puis vient le Conseil de l’UE. Le Conseil de l’UE ce sont les gouvernements ; ce sont les États membres. Quand on va parler d’Internet ça va être 28 ministres des Télécoms ; quand on va parler de glyphosate ça va être 28 ministres de l’agriculture. Et le Conseil de l’UE en fait c’est le co-législateur, comme l’Assemblée et le Sénat qui se renvoient la navette parlementaire. On a le Parlement et le Conseil, et donc ça ne choque personne ou alors tout le monde s’en fout qu’une bande d’exécutifs…

Présentateur : Non élus.

Jérémie Zimmermann : C’est l’exécutif, une bande d’exécutifs mis dans le même sac se retrouvent à législatif ! Comment on disait déjà ? Séparation des pouvoirs ! Il n’y a pas. Et cette bande, c’est toi qui l’as dit, de non élus du Conseil de l’UE a systématiquement le dernier mot après le Parlement européen. Le Parlement peut décider « oui, oui », si derrière les États membres disent « on n’en veut pas », on se retrouve en seconde lecture. Le Parlement dit « mais si, on en veut quand même » et les États membres disent « eh bien non, on n’en veut pas ». Et à la fin d’une éventuelle troisième lecture qui arrive tous les 36 du mois, ce sont les États membres qui décident de mettre le truc à la poubelle.

Donc pour avoir vécu le truc pendant dix ans du début à la fin, le diagramme je l’ai écumé comme les sept mers, arriver à cette conclusion « mais en fait ça ne peut pas fonctionner démocratiquement ce merdier ». Et me retrouver avec le statut de personne publique, qui m’est un petit peu tombé sur le coin de la gueule, à me retrouver dans des interviews, des trucs et des machins, des conférences et trucs, à me mordre l’intérieur de la bouche parce que si j’exprimais un peu trop mon opinion là-dessus, j’avais un discours qui commençait presque à être le calque du discours des eurosceptiques.

Présentateur : François Asselineau.

Jérémie Zimmermann : Le truc c’est que je suis ni nationaliste, ni fasciste. Pour te dire les frontières, je m’en cogne, je suis plutôt contre.

Présentateur : Asselineau n’est ni un fasciste ni un…

Jérémie Zimmermann : Qu’est-ce que tu me dis, je ne sais même pas qui c’est ; on s’en fout ! Ce n’est même pas une question de noms, de partis ou de trucs et de machins ; je me rendais compte que ma vision de l’Europe commençait à coïncider avec celle de ceux qui étaient contre l’Europe parce qu’ils étaient pour les nations, contre l’autre, pour la violence. Et je me suis dit « là il faut que j’arrête, il faut que j’aille faire autre chose. »

Au passage physiquement j’ai, comme on dit, burn-out. Il y a mon corps qui m’a dit « t’arrête » [Jérémie mime le fait de tirer un signal d’alarme, NdT], donc j’ai arrêté et, pendant que La Quadrature devenait autre chose, se structurait avec pour objectif, quelque part, de générer moins de douleur pour ceux qui la font avancer, eh bien moi je suis allé faire autre chose, j’ai pris un petit peu de distance, j’ai pris mon temps, j’ai pris le temps de me remettre les idées en place.

Présentateur : C’est le fait que tu crois en l’Europe et que tes désillusions ont pris le contrôle de ta pensée face…

Jérémie Zimmermann : Contrôle de ma pensée, il est malin celui qui pourrait dire d’où elle vient ! Finis ta question, pardon !

Présentateur : Donc l’Europe ça ne fonctionne pas en fait !

Jérémie Zimmermann : Écoute ! Sur les sujets sur lesquels j’ai œuvré pendant dix ans, on a remporté des batailles, des victoires phénoménales. Attends ! Tu ne peux dire ça ; tu ne peux pas dire, pour ceux qui ne voient pas Bruno [Jérémie fait un clin d’œil, NdT] ; on fait comme on a dit pour le chèque ! Il est en train de me faire [Jérémie indique entre deux doigts « un peu », NdT] ! Non, on a remporté des victoires qui étaient inimaginables à l’époque.

Présentateur : ???

Jérémie Zimmermann : On a fait péter le high-score du nombre de coups de fil entrants dans le Parlement européen autour du paquet Télécoms. On a fait adopter par 88 % du Parlement européen un truc qui dit « les droits et libertés des utilisateurs d’Internet ne peuvent être restreints que par une décision préalable du juge », au moment où la France était en train de faire son HADAPI. 88 % du Parlement ! Sarkozy était le président du Conseil de l’UE donc ils ont fait quoi ? Ils ont pris le stylo, ils ont fait tac ! [Jérémie mime le geste de rayer, NdT]. On s’en fout.

On a remporté cette victoire contre l’ACTA [Anti-Counterfeiting Trade Agreement] ; quand je dis « on » ce n’est pas nous La Quadrature du Net ; c’était une espèce de coalition informelle, un réseau de réseaux au travers de l’Europe et du monde ; on avait des amis polonais, japonais, australiens, américains.

Présentateur : On a toujours.

Jérémie Zimmermann : Que j’ai toujours, bien sûr, mais qui faisaient partie de ce mouvement où on a défoncé un accord commercial qui était négocié par 39 pays dont les 27 à l’époque de l’UE, où pendant quatre ans tout le monde nous a dit « vous êtes des clowns, ça ne marchera jamais » ; à la fin on a gagné 12 contre 1. Donc on a quand même vachement secoué le cocotier ! Il y a quand même des moments des technocrates de la Commission européenne, j’ai l’impression, j’imagine, à qui il arrivait encore parfois se réveiller au milieu de la nuit en disant « ACTA, Internet, oh mon dieu ! »

Présentateur : Jérémie Zimmermann.

Jérémie Zimmermann : Non, ce n’est pas moi, c’était vraiment une espèce de réseau de réseaux.
Donc on a quand même secoué un certain nombre de cocotiers, mais, au bout du compte, il y a toujours le machin qui revenait pas la fenêtre une fois qu’on l’avait chassé par la porte. On avait beau se débarrasser une fois, deux fois, trois fois des fameuses « mesures techniques que doivent utiliser les opérateurs d’Internet pour enlever les contenus illégaux » et autres formulations qui ouvrent la porte à la censure généralisée, à chaque fois qu’on le dégageait, dans les six mois : une nouvelle consultation publique sur naninana ; il y a une fois où on a fait en sorte qu’il y ait 1500 personnes qui répondent à une consultation publique de l’UE, alors que d’habitude tout le monde s’en cogne, ce qui faisait que les individus étaient les premiers à répondre avant même l’industrie, mais, quel que soit le résultat de la consultation on savait très bien ce qu’ils allaient faire derrière, et ce qu’ils allaient faire derrière c’était la même.
Donc à un moment c’est Sisyphe. Tu sais, tu vides le verre, il se remplit et à la bonne tienne. À un moment je suis allé boire ailleurs.

14’ 20

Présentateur : Gibolin 2000.