À qui confier notre portefeuille de données personnelles

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Titre : A qui confier notre portefeuille de données personnelles ?

Intervenants : Isabelle Falque-Pierrotin - Isabelle Landreau - Lionel Maurel - Hervé Gardette

Lieu : France Culture - Émission Du Grain à moudre

Date : février 2018

Durée : 40 min

Média : ici. Télécharger ou écouter le podcast

Licence de la transcription : Verbatim

NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des intervenants et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO, relu (avec son) CB

Transcription

Hervé Gardette : Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue dans Du Grain à moudre, nous sommes ensemble jusqu’à 19 heures.

« Que Facebook cesse de pister les internautes sans leur consentement et qu’il détruise toutes les données personnelles obtenues illégalement », c’est ce que demande la justice belge au groupe américain dans un jugement rendu vendredi dernier au nom du respect de la vie privée. Faute de s’y soumettre, Facebook devra payer une astreinte de 250 000 euros par jour de retard. Certes, l’entreprise de Mark Zuckerberg pourra s’en remettre, mais il ne s’agit pas pour autant d’une décision seulement symbolique. Les juges belges viennent d’envoyer un signal fort aux grandes entreprises du Web : « Vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez avec les données des internautes ! » L’Union européenne s’est d’ailleurs dotée d’un nouveau règlement sur le sujet ; il entrera en vigueur le 25 mai prochain.

La question n’est pas seulement d’ordre juridique, elle est aussi financière. Les données personnelles sont une richesse, certains parlent même d’or noir du XXIe siècle, mais une richesse captée par les plateformes au détriment de ceux qui les produisent, autrement dit, nous tous !

Pour remettre de l’équité dans un système déséquilibré le think tank Génération Libre propose de monétiser nos données, idée séduisante à première vue, mais faut-il vraiment considérer ces données comme une simple marchandise ? Ne sont-elles pas un bien commun ? Dès lors, à qui confier notre portefeuille de données personnelles ? C’est le sujet du soir en compagnie de trois invités. Isabelle Falque-Pierrotin, bonsoir.

Isabelle Falque-Pierrotin : Bonsoir.

Hervé Gardette : Vous êtes conseillère d’État, vous présidez la CNIL, la Commission nationale informatique et libertés ; vous êtes, par ailleurs, présidente de la Conférence mondiale des autorités de protection des données. Pour discuter avec vous, Isabelle Landreau. Bonsoir.

Isabelle Landreau : Bonsoir.

Hervé Gardette : Vous êtes avocate au barreau de Paris, médiateur, membre du conseil scientifique du think tank Génération Libre et coauteur du rapport Mes data sont à moi. Pour une patrimonialité des données personnelles. Et puis troisième invité, Lionel Maurel.

Lionel Maurel : Bonsoir.

Hervé Gardette : Bonsoir. Vous êtes juriste et bibliothécaire, auteur du blog Silex ; vous avez d’ailleurs signé dernièrement un article intitulé Pour une protection sociale des données personnelles. Vous êtes, par ailleurs, membre de La Quadrature du Net et du collectif SavoirsCom1. Avant de débuter la discussion sur le fait de savoir s’il faut, ou pas, monétiser nos données personnelles, peut-être faut-il d’abord commencer par redire ce que sont ces données. Si on regarde l’article 2 de la loi informatique et libertés, que vous connaissez forcément par cœur, Isabelle Falque-Pierrotin, mais je vais quand même en lire un extrait : « Constitue une donnée à caractère personnel, toute information relative à une personne physique identifiée ou qui peut être identifiée, directement ou indirectement ». Comme on dit souvent quand on est journaliste, concrètement, ça recouvre quels types de données ?

Isabelle Falque-Pierrotin : Concrètement ça recouvre le nom, le prénom, les choses qui, naturellement, se rapportent à un individu, mais aussi un numéro d’identification de l’individu, par exemple son numéro de sécurité sociale, son numéro fiscal et, de plus en plus, ses habitudes de vie ou de consommation : son panier d’achats sur Internet ; les endroits où il est, ce qu’on appelle les données de géolocalisation ; peut-être aussi l’ensemble des appareils techniques qui tournent autour de lui, en particulier son téléphone. Donc, si vous voulez, c’est tout un écosystème informationnel qui peut se rattacher directement ou indirectement à une personne.

Hervé Gardette : Alors de plus en plus il est important, Lionel Maurel. C’est-à-dire qu’on produit, sans toujours s’en rendre compte, mais de plus en plus de données personnelles et d’ailleurs, même le terme de « personnelles » est important, c’est-à-dire des données peut-être de plus en plus intimes, c’est-à-dire qui vont de plus en plus profond dans notre vie privée.

Lionel Maurel : Oui. Il y a une sorte de paradoxe là-dessus, parce qu’à la fois il y a une production de données qui sont, comme vous dites, de plus en plus intimes parce qu’on a des moyens de plus en plus importants pour les capter, notamment avec les objets connectés qui peuvent nous suivre en permanence : un simple téléphone portable capte une somme de données, en temps réel, sur nous, qui est importante. Mais j’ai envie de dire les données, il y a quelque chose dans la définition des données sur les rendre personnelles qui moi me gêne toujours, parce qu’en fait elles sont aussi de plus en plus sociales ou de plus en plus collectives. Ce n’est pas pour rien que ce sont les réseaux sociaux, par exemple, qui sont les premiers à essayer de capter ces données. Parce qu'en fait, ces données sont toujours un reflet de notre vie sociale. Dans les données que vous avez citées, par exemple, je ne sais pas, mon nom m’a été donné par mes parents ; je travaille à tel endroit, mon employeur produit des données sur moi ; j’habite à tel endroit, c’est l’État qui va produire des données sur nous. Donc du coup, ces données ont toujours une dimension collective.

Hervé Gardette : Et vous préféreriez qu’on parle de données sociales plutôt que de données personnelles ?

Lionel Maurel : Moi je préférerais carrément qu’on parle de données sociales, effectivement, parce que ça mettrait beaucoup plus en avant la dimension collective qui, actuellement, n’est pas assez perçue.

Hervé Gardette : Est-ce que le terme de données personnelles vous convient, Isabelle Landreau ?

Isabelle Landreau : Oui, tout à fait. C’est vrai que Lionel a souligné la dimension collective et elle n’est pas oubliée de notre rapport[1]. Il a évoqué, il n’a pas dit, mais il a écrit un article dans L’Obs qui parle de « données citoyennes » et je trouve que ce terme est bon. C’est vrai que la personne, identifiée ou identifiable à travers ses usages numériques et ses objets connectés, va avoir un nombre incommensurable de données et de plus en plus.

Hervé Gardette : Ces données citoyennes, qui en profite au premier chef, Isabelle Landreau ? Dans le rapport que vous évoquez vous parlez, notamment, d’un pillage en règle de ces données, pillage par les géants de l’Internet.

Isabelle Landreau : Oui, tout à fait. Mais on n’est pas les seuls à dire ça. Lionel a parlé, par exemple, de prédation et que c’était une grande violence. C’est vrai qu’en fait, ces données sont collectées un peu à notre insu sans qu’il y ait vraiment un consentement clair et explicite. Bien sûr, il a des nouveautés dans le RGPD [Règlement général sur la protection des données].

Hervé Gardette : Le RGPD c’est le règlement qui entrera en vigueur le 25 mai au niveau européen.

Isabelle Landreau : Voilà, exactement. À l’heure actuelle, si vous voulez, le consentement c’est un système de opt out, c’est-à-dire on consent par défaut et on ne lit pas forcément les conditions générales de vente ou d’utilisation, tel Facebook, et donc c’est quelque chose de global. Le citoyen n’a pas le droit de négocier.

Hervé Gardette : Est-ce qu’il y a un consensus déjà sur ce constat-là, Isabelle Falque-Pierrotin et Lionel Maurel, sur le fait que nous qui produisons ces données — alors appelons-les données personnelles, données citoyennes, données sociales — nous n’en profitons pas ; en tout cas, ceux qui en profitent ce sont ceux qui ont la capacité de les monétiser, à savoir les industries du Web.

Isabelle Falque-Pierrotin : Moi je poserais les choses différemment. Je crois qu’en fait, aujourd’hui, il y a un consensus sur le fait que les données personnelles représentent beaucoup d’argent ; il y a une valeur économique qui est forte. Il y a un consensus pour dire la valeur de ces données est effectivement largement agrégée par ces acteurs économiques et il n’y a pas de retour soit vers l’individu, soit vers la collectivité, en tout cas pas de retour suffisant. Et ça, une fois qu’on s’est mis d’accord là-dessus, il y a différentes solutions pour traiter ensuite le constat.

Hervé Gardette : Est-ce que vous seriez d’accord là-dessus, justement, Lionel Maurel ?

Lionel Maurel : Je serais d’accord avec quelques nuances. Dans la vision qu’on essaie de porter, ce qu’on dit c’est que ces données, en fait, sont le résultat d’un rapport de production forcée dans lequel on nous inclut. Notamment, ces plateformes nous incluent dans un rapport de production parce qu’en fait, quand on est sur ces plateformes type Facebook et autres, elles nous font produire les données, et on les coproduit avec elles, et ce rapport ressort de ce que beaucoup appellent, de ce qu'on apelle le digital labor, le travail numérique et, effectivement, ça produit une valeur économique.

Hervé Gardette : Dont nous profitons aussi en retour, c’est-à-dire que ces données qu’on fournit, on s’en sert aussi dans la vie de tous les jours.

Lionel Maurel : En termes de services, et là où je pourrais avoir certains points d’accord avec Génération Libre, c’est sur la dimension asymétrique du rapport avec ces plateformes. C’est-à-dire qu’effectivement, elles nous placent dans un rapport de puissance complètement déséquilibré qui ne permet pas à l’individu d’avoir la maîtrise. Par contre après, on va avoir plutôt des désaccords sur les moyens qui permettraient de rééquilibrer ce rapport.

Hervé Gardette : On va dire que le consensus, disons a minima, est sur cette question d’une asymétrie, Isabelle Falque-Pierrotin ?

Isabelle Falque-Pierrotin : Oui, d’une asymétrie avec quand même une caractéristique, c’est qu’on a un retour en termes d’accès à des services gratuits. Donc aujourd’hui, l’échange n’est pas 0 et 100, entre d’une part l’individu et la société. On a, en fait, une relation qui est déséquilibrée, mais qui se traduit pour l’individu, quand même, en termes de bénéfices, accès à des services gratuits.

Hervé Gardette : Donc il y a du déséquilibre et l’idée c’est justement d’essayer, peut-être, de rétablir un peu d’équilibre, si ce n’est un équilibre absolu. Et on va commencer par une des pistes qui est proposée, Isabelle Landreau, par votre think tank Génération Libre, qui consisterait donc à monétiser nos données personnelles. Déjà, je voudrais juste d’un point de vue, comment dire, très pratique, en quoi ça consisterait ? Comment ça fonctionnerait ? C’est-à-dire qu’à chaque fois que je remplis un formulaire, par exemple quand je remplis la case de mon nom, ça correspond à telle somme ? Quand je remplis mon prénom à telle autre somme ? Comment est-ce que je serais rémunéré en fournissant sur Internet des données personnelles ?

Isabelle Landreau : Vous avez tout à fait raison, c’est déjà le cas. Quand vous regardez, on connaît le prix d’un numéro de compte en banque, on connaît le prix d’une adresse e-mail, on connaît le prix d’un nom et un prénom ; tout ça c’est déjà sur le marché.

Hervé Gardette : Déjà sur le marché. C’est-à-dire c’est ce que des entreprises vendent à d’autres entreprises ?

Isabelle Landreau : C’est déjà sur le marché aux États-Unis, ailleurs, sur le dark web et ainsi de suite. Donc nous, ce qu’on a proposé dans le rapport, c’est une option possible, mais il y en a bien d’autres. Je suis d’accord sur le consensus qu’il n’y a pas de retour suffisant et, en effet, il y a un véritable déséquilibre entre la promesse, si vous voulez, des prix des données qui est quand même une devise forte, et puis une devise faible qui est la gratuité.

Hervé Gardette : Oui, mais vous ne répondez pas à ma question Isabelle Landreau. C’est-à-dire comment ça fonctionnerait ? C’est-à-dire, moi qui suis un individu lambda, de quelle manière je pourrais être rémunéré, disons, par rapport à mes données personnelles ?

Isabelle Landreau : J’y arrive; c'est très simple.On a imaginé que la CNIL soit au centre de cette gestion de la donnée et ça peut-être soit une plateforme développée par la CNIL, sous forme, par exemple, des sociétés de gestion collective comme pour les droits d’auteur, pour la Sacem, la SACD ; mais ça peut-être aussi sous forme d’une API, d’une plateforme où justement le citoyen, le cybercitoyen, va consentir à une exploitation catégorielle de sa donnée, dans une finalité déterminée, pour un temps déterminé. Et tout ça est rémunéré par une chaîne de valeur avec des détaillants, des courtiers en données, et il va recevoir un micro-paiement, un nano-paiement, tel ce qu’on fait déjà lorsqu’on achète des applications à 0,99 euros. Et donc ça multiplié par le nombre, si vous voulez, de transactions qui seront enfermées dans la chaîne de blocs par des Smart Contracts, eh bien tout ceci va être authentifié et chiffré. Donc on respecte aussi la vie privée. On n’est pas contre la vie privée, au contraire, on va respecter la vie privée et on a les moyens techniques, comme vous m’interrogiez, pour respecter cette vie privée.

11’15

Hervé Gardette : L’analogie avec les sociétés de droits d’auteur est intéressante, parce que c’est vrai que ça permet de comprendre quel pourrait être le mode de rémunération, avec la CNIL qui pourrait être cette plateforme qui sert justement de redistribution de ces droits. Isabelle Falque-Pierrotin, ça vous intéresse ? Vous en pensez quoi ?

Isabelle Falque-Pierrotin : Mais je n’y crois pas du tout !

Hervé Gardette : Du point de vue de la faisabilité ?

Isabelle Falque-Pierrotin : Non, je n’y crois pas du tout et je dirais même, philosophiquement et économiquement, je pense que ça n’est pas une bonne réponse. Économiquement, ça voudrait dire qu’on arrive à créer une sorte de marché secondaire de la donnée, piloté par l’individu. Toute la question va être de savoir de quoi parle-t-on ? On parle de mails, alors je suis propriétaire des mails que j’émets et pas de ceux que je reçois ? Vous voyez ? Les données, Lionel l’a justement dit, ont aussi une dimension collective. Mes données génétiques, est-ce que je peux les commercialiser alors qu’en réalité ça dit beaucoup de choses sur des tas d’autres individus que moi-même ? Ce micropaiement, toutes les études qui ont été faites sur le sujet montrent que sur un plan strictement économique, en réalité, les individus gagneraient extrêmement peu sur l’année.

Hervé Gardette : Mais extrêmement peu c’est toujours mieux qu’extrêmement rien ; ça peut aussi intéresser. C’est-à-dire sans forcément faire un effort supplémentaire se dire qu’on toucherait ne serait-ce qu’un petit pécule annuel.

Isabelle Falque-Pierrotin : Mais toutes les études montrent qu'en réalité, si vous créez une régulation de marché entre deux acteurs dont l’un est extrêmement puissant, en l’occurrence les GAFA, et en face vous avez la multitude des individus qui voudront monnayer leurs données, le pouvoir sera de plus en plus transféré, en réalité, auprès des opérateurs économiques. Donc c’est une illusion de penser que les individus vont gagner de l’argent de cette manière-là.

Et je laisse de côté le deuxième argument, qui est quand même un argument philosophique, c’est que les données ce n’est pas simplement des petits pois ! On est en train de commercialiser et de parler d’attributs de la personne humaine. Donc si on fait ça, on est en rupture avec toute la démarche philosophique qui est non seulement française mais européenne, consolidée au niveau du règlement européen aujourd’hui, imitée par les pays francophones, les pays de l’Amérique du Sud. Enfin ! Pour changer d’approche, en termes de régulation, il faut vraiment être sûrs que ce qu’on va substituer à la situation actuelle est vraiment meilleur. Franchement, moi je ne crois pas que ça soit meilleur !

Hervé Gardette : Donc non seulement vous dites ce serait compliqué à mettre en place, ça ne rapporterait pas grand-chose à chacun et surtout, sur le plan des principes, ça irait à l’encontre de la philosophie autour des données personnelles. Lionel Maurel vous qui, j’imagine, passez beaucoup de temps sur Internet, êtes régulièrement connecté, si vous pouviez vendre vos données, vos données fussent-elles sociales, quitte à, je ne sais pas, pourquoi pas vous organiser en coopérative avec d’autres pour recevoir une rémunération, est-ce que c’est quelque chose qui pourrait vous intéresser sur le principe ?

Lionel Maurel : Non, pas du tout ! Parce que, en fait, si vous voulez, rentrer dans cette logique-là de monétisation, ça a des sous-entendus très profonds. Ça veut dire que ce que propose Génération Libre c’est avant tout de créer un droit de propriété privée sur les données. Donc de réduire, justement, les données à cette dimension hyper-individuelle alors que, comme j’ai essayé de dire tout à l’heure, c’est surtout la dimension collective, moi, qui m’intéresse. Et ensuite de ça, quand vous créez un droit de propriété privée, vous déléguez la régulation à un marché. Et c'est ça, en fait, le but final, c’est-à-dire de faire en sorte que ce soit le marché qui régule la protection de nos vies privées, avec un sous-entendu libéral qui dit c’est le marché qui régulera plus efficacement les données personnelles qu’une approche en termes de droits fondamentaux comme le fait la CNIL ou, comme nous on essaye de le pousser, une approche en termes de décision collective. Parce que vous avez repris l’image des données citoyennes, mais, par définition, si je vends mes données, j’abdique tout pouvoir de décision citoyen. Je vais être dans une relation de vendeur à acheteur et ce n’est pas du tout ça une relation citoyenne. Pour qu’il y ait une relation citoyenne dans l’usage des données, il faudrait qu’on ait des moyens collectifs de contrôle sur l’usage de nos données. Et actuellement, ces moyens n’existent pas en fait. On n’a pas d’organisation de la société civile qui soit suffisamment structurée pour pouvoir peser. Et vous avez un sociologue, qui travaille en France, qui s’appelle Antonio Casilli.

Hervé Gardette : Il était sur France Culture il y quelques jours de ça.

Lionel Maurel : Qui était sur France Culture la semaine dernière, qui dit : « La vie privée a cessé d’être un droit individuel, elle est devenue le résultat d’une négociation collective. » Si on fait passer les données dans une régulation de type marché, on abdique toute volonté d’avoir cette négociation collective, parce qu’on sera renvoyé à des négociations hyper-individualisées, dans un cadre complètement asymétrique, qui empêcheront l’individu de pouvoir négocier. Il n’y aura pas de négociation possible avec un acteur comme Facebook.

Hervé Gardette : La réaction d’Isabelle Landreau et ensuite je repasserai la parole à Isabelle Falque-Pierrotin. Isabelle Landreau, vous qui défendez cette monétisation.

Isabelle Landreau : Évidemment, on est contre ce que vient de dire Lionel parce que c’est quand même nier le droit d’accès à la propriété privée. Le droit à la propriété est un droit fondamental, naturel, imprescriptible, qui est là dès 1789, qui est dans les Déclarations de 1948. C’est un droit fondamental qui existe au niveau européen, à la Convention européenne des droits de l’homme.

Hervé Gardette : Oui, mais je peux être propriétaire de ma maison, par exemple de ma voiture, mais les données c’est quelque chose de différent, non ? Ça n’a pas la même nature !

Isabelle Landreau : Pourquoi exclure le citoyen de cette mine d’or qu’il, lui-même, génère ; il est le premier générateur et il consent à générer ou pas. Nous, on dit il faut rétablir un équilibre et qu’il ait la liberté de choix, la liberté d’exploiter ou de ne pas exploiter. Donc c’est ça qui est important. À l’heure actuelle, et on est tous d’accord là-dessus, il y a un véritable déséquilibre. Donc si on n’introduit pas le rempart de la propriété privée, eh bien on va aller vers des abus qu’on voit déjà à droite, à gauche. Et de toutes façons, le marché, comme Isabelle Falque-Pierrotin l’a dit, il existe ; le marché de la donnée existe. Donc en effet, il faut essayer de trouver un moyen pour protéger le citoyen, mais qu’il en ait un certain revenu dans un équilibre des pouvoirs.

Hervé Gardette : Oui. Mais ce que dit Lionel Maurel c’est que ce n’est pas forcément au marché qu’il faut donner le pouvoir de régulation. Il y a eu, par exemple il y a quelques jours, alors je ne suis pas sûr que ce soit un grand spécialiste des questions liées aux données personnelles, mais Julien Dray, sur BFMTV, qui propose que nous mettions en place, alors je le cite, « une taxe sur les GAFA qui permettra de constituer une dotation universelle pour chacun d’entre nous de 50 000 euros à l’âge de 18 ans. » Bon ! Je ne sais pas ce que vaut cette estimation. Mais est-ce qu’on ne pourrait pas, plutôt que de se dire on va individualiser la gestion des données personnelles, Isabelle Landreau, se dire eh bien finalement chaque citoyen internaute va recevoir une dotation qui sera financée par les grandes entreprises du Web. Chacun touchera à peu près la même chose, mais au moins, il y aura une autre façon de réguler ça et de rééquilibrer, justement, la relation qui ne l’est pas pour l’instant.

Isabelle Landreau : De toutes façons, nous c’est une option et c’est une solution parmi d’autres. Vous avez cité monsieur Dray, mais il y a aussi monsieur Moscovici qui a aussi des solutions, justement, pour taxer les GAFA à différents niveaux. C’est tout à fait faisable, bien sûr ! C’est-à-dire qu’il y aura une « reversion », une redistribution des richesses. Nous, on considère que la donnée personnelle est une richesse et que le citoyen ne doit pas simplement consentir par défaut, dans un système de opt out, mais doit être libre de ses choix d’exploiter et de ne pas exploiter. Et à l’heure actuelle, vous avez vu, vous avez fait mention de la décision belge, la décision de Berlin, on voit quand même qu’il y a un vrai problème dans ce déséquilibre de marché.

Hervé Gardette : Isabelle Falque-Pierrotin.

Isabelle Falque-Pierrotin : Je veux juste dire que aujourd’hui on a un droit qui est, dans le fond, extraordinairement puissant, puisque même que si vous n’êtes pas détenteur des données, propriétaire d’une base de données, vous gardez des droits dessus. Donc pour les individus, c’est un levier absolument extraordinaire de faire valoir leurs droits par rapport à ces grands acteurs internationaux. Le problème c’est qu’ils ne font pas suffisamment valoir ces droits. Donc il y a effectivement un travail à mener pour que les droits d’accès, les droits de portabilité, le droit à l’oubli, qui sont des droits qui rééquilibrent, justement, le pouvoir entre l’individu et les sociétés, soient effectivement mobilisés.

Hervé Gardette : Mais Isabelle Falque-Pierrotin, si j’ai de tels droits, est-ce que ça ne signifie pas que je suis propriétaire de ces données ?

Isabelle Falque-Pierrotin : Mais justement pas ! Mais justement, c’est ça le grand intérêt du droit actuel, c’est que vous n’avez pas besoin de démontrer quoi que ce soit, que vous soyez propriétaire ou pas, vous bénéficiez de ces droits dès lors que c’est une donnée personnelle qui vous concerne. Et ça, je crois que c’est une supériorité et une avance de ce droit de la propriété des données qu’il ne faut surtout pas remettre en cause. Là où Lionel a raison, c’est que la dimension collective de ce droit de la protection des données personnelles n’est pas suffisante. Mais moi je crois que le règlement européen — bien sûr qu’il est centré beaucoup sur l’individu —, mais il contient quand même en germe des éléments, justement, de gestion plus collective à travers l’action collective et les actions, je dirais, que les associations peuvent mobiliser. Et ça je crois que c’est vraiment intéressant parce qu’on a beaucoup parlé du fait que l’Internet c’était le pouvoir de la foule et effectivement, pour les GAFA, la donnée personnelle est intéressante si, en fait, elle est agrégée avec plein d’autres. Avec le recours collectif, en fait, on reprend la même idée, on l’applique au droit des personnes et on dit : « Vous allez pouvoir être un certain nombre à faire valoir ensemble vos droits et avoir, ce qui est nouveau, un droit à réparation. » Donc le droit à réparation, qui est contenu dans ce nouveau RGPD, c’est aussi un moyen d’avoir un retour financier qui n’existait pas auparavant.

21’ 11

Hervé Gardette : Isabelle Falque-Pierrotin, encore un mot sur l’idée d’une redistribution, c’est-à-dire une redistribution qui ne serait pas gérée par un marché au niveau individuel, mais qui pourrait être faite de manière plus collective. Est-ce que ça c’est quelque chose à laquelle vous pourriez être sensible du fait du déséquilibre que vous avez tous constaté au début de l’émission ?

Isabelle Falque-Pierrotin : Mais je vous dis justement que cette redistribution intermédiée par des acteurs type des associations de droit au recours, c’est quelque chose qui va se développer dans les années à venir. Le premier c’était Schrems ! Et qu’est-ce qu’il vient de faire Max Schrems qui a quand même fait plier Facebook ? Il vient de créer une association pour, justement, faciliter ces recours collectifs. Donc je crois qu’on est exactement dans ce changement de paradigme où ce n’est plus simplement un individu face à des grands acteurs ; c’est un individu informé, doté de nouveaux droits qu’il peut plus facilement faire valoir, et individu qui peut également se fédérer.

Hervé Gardette : Est-ce que ça c’est quelque chose qui peut rentrer dans la protection sociale des données personnelles dont vous parlez, Lionel Maurel ?

Lionel Maurel : Oui. On a fait une tribune[2] dans Libération avec une personne qui s’appelle Laura Aufrère pour essayer de pousser cette idée de protection sociale. C’est là où on va pouvoir se rejoindre. C’est l’idée que si on veut s’organiser collectivement pour défendre nos données, il y a déjà des modèles qui existent dans le droit, notamment dans le droit social. On a parlé d’une relation asymétrique, c’est traditionnellement la situation dans laquelle les individus sont quand ils sont au travail. Et en fait, le droit a développé des mécanismes de négociation collective. On connaît, par exemple, les conventions collectives dans le domaine du travail et on peut aller négocier nos droits vis-à-vis d’une personne qui vous met au travail. Facebook c’est ce qu’il fait, en fait, il nous met au travail sur les plateformes et on devrait avoir un droit collectif à aller négocier les conditions d’utilisation, comme on le ferait d’une convention collective de travail.

Hervé Gardette : Mais qu’est-ce qu’il y aurait à négocier ? Vous négocieriez quoi ?

Lionel Maurel : C’est exactement ce qui s’est passé avec la décision belge que vous citiez : par exemple ne pas être espionné par le bouton like de Facebook ; ça c’est une chose qu’il faut négocier, pas en termes de rémunération, en faisant valoir ce qu’on appelle des droits fondamentaux, mais en les faisant valoir collectivement ; pas uniquement dans des additions de défense individuelle, parce que ça, ça nous renvoie, en fait, à la faiblesse de l’individu isolé. Et je voudrais juste terminer sur l’histoire de la fiscalité parce que vous en avez parlé. Il faut faire très attention à ne pas mélanger la monétisation des données que propose Génération Libre avec la question de la fiscalité, qui est une question complètement différente. Les GAFA doivent être soumis à une fiscalité, et c’est la responsabilité des États de retrouver la capacité à imposer les GAFA. Pourquoi, en fait, faire ça ? Parce que ça nous redonne un pouvoir collectif sur les GAFA. C’est complètement différent.

Hervé Gardette : Quand j’évoquais la proposition de Julien Dray, ce n’était pas, je crois, en termes de fiscalité. C’était vraiment une sorte de façon de rémunérer, justement, la production de données personnelles et voilà. C’est comme ça qu’il le présentait en tout cas.

Lionel Maurel : Oui. Mais ça, pour moi, ça pollue le débat, si vous voulez, cette question du retour financier à l’individu, parce que la vraie question c’est de retrouver un pouvoir de taxer ces acteurs-là pour financer, tout simplement nos services publics, la protection sociale classique et réussir à ce que les États gardent une puissance face à ces acteurs privés. Parce que, un des paramètres du problème, c’est que les États ont énormément décru en puissance par rapport à ces acteurs privés et c’est ça aussi qui crée l’asymétrie.

Hervé Gardette : En tout cas, même en cas de défense des intérêts de manière collective, Lionel Maurel, dans la négociation n’entrerait pas en compte, pour vous, la question d’une éventuelle rémunération ?

Lionel Maurel : Non, Non ! Je pense que c’est complètement poser le problème à l’envers de le voir avec un retour financier. Parce qu’en fait, le retour financier va présupposer une propriété et le propre d’une propriété c’est qu’on peut la céder. Et une fois que vous avez cédé votre propriété, eh bien c’est plié ! Vous avez cédé la propriété à Facebook, à Google, etc., et une fois que vous aurez eu votre petit pécule de 0,15 centimes, vous perdrez le contrôle sur ce que vous avez cédé.

Hervé Gardette : Ça c’est très important, Isabelle Landreau, parce que c’est quelque chose que j’aimerais que vous m’expliquiez. Dans votre projet de monétisation des données personnelles, je vends mes données. Est-ce que ça veut dire qu’une fois que je les ai vendues, je n’ai plus aucun droit sur celles-ci ? Et, imaginons que je veuille les racheter, les récupérer, est-ce que je peux le faire ? Comment est-ce que vous avez pensé cette question ?

Isabelle Landreau : On considère que la donnée est un bien meuble incorporel, immatériel, et qui pourra faire l’objet de vente, de cession ou de transmission. Évidemment, on a un droit sur ses données, direct, et lorsque les données seront vendues, ce sont des données qui sont pour une exploitation catégorielle, à un moment donné, dans un temps réduit, pour une finalité précise. Donc lorsqu’elles sont vendues, eh bien on aura un revenu en retour sur ces données-là. C’est très clair, on a un revenu par un nano-paiement au citoyen, directement.

Hervé Gardette : Ça veut dire que je ne suis pas dépossédé à vie de ces données ?

Isabelle Landreau : Je ne suis pas dépossédé à vie. Pourquoi ? Parce qu’on maintient l’arsenal juridique existant. Comme l’a dit madame Falque-Pierrotin, on va maintenir le droit au déréférencement, le droit à la portabilité des données et ainsi de suite. Il faut bien définir que la donnée est un bien meuble, incorporel, comme on a d’autres biens meubles incorporels. Imaginez, par exemple, la réputation. La réputation c’est bien totalement immatériel, c’est bien un attribut de la personnalité et qui émane de vous. Et on a un prix de cette réputation devant les tribunaux. Eh bien, vous ne perdez pas votre notion de réputation parce que vous l’avez faite valoir devant un tribunal. Donc pour la donnée, il faut imaginer un système équivalent où le propriétaire, c’est-à-dire le générateur, le premier générateur de la donnée, le citoyen, a le droit d’<em<abusus, usus et fructus des revenus de sa propriété.

Hervé Gardette : Il m’a semblé vous entendre dire, Lionel Maurel, que ça n’était pas possible.

Lionel Maurel : Eh bien non, parce que, en fait, ce sont deux paradigmes juridiques qui ne sont pas compatibles entre eux. Le droit des données personnelles, tel qu’il est conçu actuellement, c’est justement un droit où on ne se dépossède jamais de ses droits de contrôle. C’est-à-dire qu’une fois qu’on a donné une autorisation d’utilisation, on peut quand même continuer à exercer les droits qui sont liés à la personne humaine. Vous faisiez tout à l’heure une analogie, que je trouve assez dangereuse, avec le droit d’auteur. Déjà on n’est pas auteur de ses données personnelles : je ne suis pas auteur de mon nom de famille, je ne suis pas auteur de mon adresse, je ne suis pas auteur de mon numéro de téléphone.

Hervé Gardette : On peut considérer qu’on est auteur de certaines de nos données.

Lionel Maurel : Oui !

Isabelle Landreau : Vous êtes auteur par l’activité que vous générez sur votre vie numérique.

Lionel Maurel : Non, non ! Je ne suis pas auteur de mon de famille. C’est la société qui m’a donné mon nom de famille, ce n’est pas moi qui l’ai…

Isabelle Landreau : Vous avez quand même une maîtrise. Mais ce n’est pas que la société. Vous êtes quand même un individu libre et conscient de vos choix.

Lionel Maurel : Ce n’est pas ma création. Oui, je suis libre et conscient !

Isabelle Landreau : Donc votre activité numérique c’est bien vous-même qui la générez ; ce n’est pas quelqu’un d’autre qui va vous l’imposer.

Lionel Maurel : Non, non, ! Je n’accepte pas cette vision-là.

Isabelle Landreau : Vous n’avez pas le choix d’aller sur Facebook ou de ne pas aller sur Facebook ?

Lionel Maurel : Non. La vie privée est toujours enchâssée dans une vie sociale.

Isabelle Landreau : Vous avez bien le choix d’aller sur Facebook ou de ne pas être sur Facebook ; ou de faire un blog ou de ne pas faire un blog. Vous êtes quand même un être conscient, libre. Vous êtes le premier générateur de données. Ça c’est la base.

Lionel Maurel : Oui. Je termine sur l’histoire du droit d’auteur. Quand un auteur cède ses droits à un éditeur, il cède sa propriété sur son œuvre et je peux vous dire que quand il accepte de signer le contrat, si le contrat prévoit que l’œuvre sera exploitée 70 ans après sa mort, il ne pourra jamais récupérer ses droits vis-à-vis de l’éditeur. Donc en fait, ce qui est proposé là, c’est ce qu’on appelle une aliénation, parce que la vente c'est une aliénation du bien et donc, si on fait ça sur les données personnelles, on va provoquer, en fait, un transfert massif des droits d'usage vers les plateformes, sans possibilité de ré-exercer un contrôle en retour.

Hervé Gardette : Isabelle Falque-Pierrotin, vous avez été interrogée il y a quelques jours de cela — je ne me souviens plus de quel titre de presse c’était, je suis désolé, on le retrouvera, on le mettra en lien sur notre site internet — sur ce sujet et vous avez répondu : « Notre corps numérique est constitué de données et nous ne pouvons pas vendre des parties de notre corps. » Vous en faites une question de dignité humaine. J’aimerais que vous m’expliquiez. C’est-à-dire en quoi l’analogie peut être pertinente entre ce que serait notre corps physique et notre corps numérique ? Imaginons que je vende un de mes reins, effectivement, derrière, je ne peux plus le récupérer ; par contre mes données, c’est différent !

Isabelle Falque-Pierrotin : Ce n’est pas la raison principale qui fait que nous nous opposons à la proposition de Génération Libre. Encore une fois, la raison principale, c’est que je pense que le raisonnement économique qui est proposé par Génération Libre, dans le fond, je crois qu’il ne tient pas la route ! En revanche, il y a tout un débat philosophique effectivement là-dessus, sur la notion de donnée. En fait, pourquoi est-ce qu’on dit que les données font écho au corps numérique ? C’est parce que, dans le fond, on a de plus en plus une vie numérique qui se traduit par des données personnelles qui sont, je dirais, accumulées via tous les éléments de notre personnalité. Et dans le fond, notre identité et notre corps numérique, c’est de plus en plus ces données personnelles. Et c’est vrai qu’il y a un parallèle qu’il est assez naturel de faire entre, finalement, toute cette dimension de l’individu qui existe en ligne et le corps physique qui, lui, est indisponible à la vente.

Et comme il a été dit que la protection des données personnelles c’est un droit fondamental, qu’est-ce que ça veut dire un droit fondamental ? Ça veut dire que n’est pas lié à une dimension particulière de l’individu en tant que consommateur, en tant que citoyen, en tant qu’habitant tel endroit ; c’est, en fait, en tant que personne humaine et cela fait écho à, finalement, la dimension collective de l’individu derrière l’individu lui-même. Vous voyez ? Donc quand on dit « il ne faut pas commercialiser les données personnelles sur Internet comme on ne commercialise pas le corps humain », c’est parce que, dans le fond, on est face à ce même principe d’indisponibilité du corps, que ce soit le corps physique ou le corps virtuel, puisqu’on existe de plus en plus à travers notre corps virtuel. C’est ça l’idée.

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Isabelle Landreau : C’est complètement faux. Parce que le corps physique, il est indisponible, mais le corps numérique est disponible. Vous connaissez bien tous les business qui ont été faits sur les données personnelles donc les données numériques issues de votre corps. Il y a des business entiers qui sont faits là-dessus. Donc c’est quand même disponible au commerce ! Comment nier la disponibilité ? C’est totalement faux, c’est à côté de la plaque ! Les données numériques sont un business énorme, c’est 7 à 8 % du PIB en France, ce sont des milliards, vous le savez, de Facebook et ainsi de suite. Donc nous disons rétablissons un équilibre et le droit de propriété est le premier rempart pour protéger, là on est tous d’accord, le citoyen dans sa vie privée et aussi bien dans son corps que dans sa vie numérique.

Lionel Maurel : On n'est pas d’accord !

Isabelle Landreau : Il est doté de plein d’outils techniques par rapport à sa vie numérique et on va lui dire : « ah ben non, finalement, tu comprends tu es protégé, c’est l’indisponibilité de ta vie numérique donc on donne tes données à droite, à gauche, et puis on fait du business sur toi. » Et après on va lui dire : « Mais oui, tu as le droit de rectifier, tu as le droit à déréférencer, tu as le droit à la portabilité », mais dans la pratique ? C’est quoi la pratique ? La portabilité, normalement c’est trois semaines ; les banques, par exemple, mettent trois mois. C’est encore très difficile dans la pratique. Le droit au déréférencement, la France a été le premier pays à demander à Google d’enlever des liens, on était à plus de 50 %, et le résultat c’est qu’il n’y a que 50 % des demandes qui sont traitées. Il y a des gens et on a encore vu, il y a un professeur par exemple qui me dit : « Je ne veux plus de page sur Wikipédia — un professeur connu — je ne veux plus de page sur Wikipédia et j’ai pourtant demandé à ce que ma page soit retirée, qu’on corrige et ainsi de suite », eh bien ça n’est pas fait.

Hervé Gardette : En quoi le fait de vendre ces données-là ça permettra, justement, d’éviter ce genre de dérive ?

Isabelle Landreau : Ça donne un pouvoir. Ça donne un pouvoir de négociation et il faut rétablir la liberté de choix et le pouvoir de négociation. Que ça soit individuel ou collectif, je suis tout à fait d’accord avec les actions de groupe qui ont été introduites dans le RGPD et ça, c’est une très bonne chose. Maintenant elles sont réparatrices : en effet, on va pouvoir demander des dommages et intérêts suite à un préjudice sur nos données personnelles et on va avoir énormément de problèmes là-dessus.

Hervé Gardette : Le RGPD, je ne sais plus si on l’a dit précisément, règlement général sur la protection des données personnelles. Lionel Maurel.

Lionel Maurel : On a pris une analogie du corps, je voudrais en prendre une autre pour montrer un peu le paradoxe que produirait cette question de la propriété. Il y a une autre chose qu’on n’a pas le droit de vendre dans une démocratie, c’est son droit de vote. Et pourquoi on n’a pas le droit de le vendre ? Parce que c’est fondamental qu’il n’y ait pas un marché du droit de vote. On imagine bien à quel point ce serait dangereux d’en créer un. Et si vous voulez, pour les données personnelles, c’est exactement la même chose. Parce que ce qui est proposé ici, c’est de concevoir tous les droits et les libertés sous la forme d’une propriété « marchandisable ». Et en fait, on voit très bien ce que ça produirait : imaginez un instant si le droit de vote faisait l’objet d’échanges et si certains, qui avaient plus de moyens, pouvaient acheter les votes de leurs concitoyens. Et là on va retomber sur la question des données citoyennes. C’est-à-dire qu’évidemment on ne met pas aux enchères nos votes, on ne doit pas mettre aux enchères nos données personnelles pour la même raison, parce que si on le fait on perd, justement, notre droit de contrôle individuel mais aussi collectif.

Hervé Gardette : Il y a aussi une proposition qui est faite par Génération libre qui serait de dire « eh bien finalement si vous ne souhaitez pas aussi entrer dans ce système-là et si vous n’avez pas envie que vos données personnelles puissent être utilisées, vous pourriez, moyennant un tarif alors à déterminer, être assuré de la confidentialité de votre vie numérique ». Qu’est-ce que vous pensez de ça, Lionel Maurel ?

Lionel Maurel : Qu’on doive repayer pour certains services numériques, c’est quelque chose de sain. Il faut peut-être se réhabituer à payer pour certains.

Hervé Gardette : C’est-à-dire je vais payer pour avoir une confidentialité totale assurée.

Lionel Maurel : Pourquoi est-ce qu’il faudrait payer pour certains services? C’est pour éviter, en fait, de tomber dans un modèle publicitaire. Parce que toute l’exploitation des données personnelles repose, en fait, sur un problème de publicité. Donc ça oui. Payer pour un service, pour être sûr qu’il n’y ait pas de publicité et donc pas d’exploitation de nos données personnelles, ça d’accord. Mais attention, si jamais on tombe là-dedans, en fait, on tombe dans l’idée que seuls ceux qui sont capables de payer pourront protéger leur vie privée. Et donc ça transforme à nouveau la vie privée en une marchandise qui ne sera accessible qu’à ceux qui ont les moyens de payer.

Hervé Gardette : Isabelle Falque-Pierrotin.

Isabelle Falque-Pierrotin : Je crois qu’en tout cas la proposition de Génération Libre est exactement ce que souhaitent les GAFA. D’ailleurs ils l’ont déjà écrit dans leurs conditions générales où ils écrivent, de façon totalement erronée, que l’individu reste propriétaire de ses données. Vous voyez, ils écrivent dans leurs conditions générales : « Vous restez propriétaire de vos données. »

Hervé Gardette : Ce que souhaitent les GAFA, si c’était mis en œuvre, ça leur coûterait quand même un petit peu d’argent ?

Isabelle Falque-Pierrotin : Mais ça ne leur coûterait rien ! Très peu de chose par rapport à la latitude très, très, très grande qu’ils auraient de ce fait-là. Aujourd’hui on a, vis-à-vis de ces GAFA, un levier qui consiste à leur dire le droit de la protection des données vous est applicable et vous devez répondre aux droits des personnes, d’accès, droit à l’oubli, etc. Et je dirais, toute la négociation avec les GAFA consiste à les faire rentrer dans ce raisonnement grâce à ce levier. Et par exemple, vous parliez de Facebook tout à l’heure ; en fait, ce que nous essayons en tant qu’autorité de protection des données d’obtenir de Facebook, c’est le fait que la combinaison de données à laquelle il se livre — enfin que ce soit Facebook, Google ou les autres — soit encadrée par l’individu lui-même, qu’il consente, ou pas, à certains types de combinaisons. Si vous leur transférez la propriété des données, c’en est fini de cette négociation. Ils achèteront, à vil prix, la protection des données personnelles des individus et, en réalité, il n’y aura pas un retour sur investissement pour l’individu ; il y aura une grande braderie des données personnelles au profit des GAFA. Donc je pense que ça n’est pas une bonne idée et, qu’au contraire, il faut rester sur notre approche actuelle européenne : il faut renforcer l’effectivité des droits, peut-être par des mécanismes collectifs qui n’existent pas suffisamment aujourd’hui et, à ce moment-là, on devient très, comment dire, très crédibles par rapport à ces acteurs internationaux.

Hervé Gardette : Est-ce que ça veut dire, Isabelle Landreau, que vous faites davantage confiance à l’individu qu’aux institutions qui, justement, essaient de réguler cette question des données personnelles ?

Isabelle Landreau : Oui, tout à fait. Pourquoi ? Madame Falque-Pierrotin, l’a bien dit.

Hervé Gardette : Ce qui, de la part d’un think tank libéral n’est pas surprenant !

Isabelle Landreau : Ce n’est pas surprenant, exactement.

Hervé Gardette : C’est assez logique.

Isabelle Landreau : En effet, pourquoi ? Parce que madame Falque-Pierrotin l’a bien dit, la première action qui a été faite, ce n’est pas par l’autorité des données de l’Allemagne ou de l’Autriche, c’est par un individu, Max Schrems, qui a épuisé toutes les voies de recours à titre individuel, pour aller contre Google [Facebook, NdT]. Donc si vous voulez, où sont les actions des institutions ?

Hervé Gardette : Il y a quand même ce règlement qui va entrer en vigueur.

Isabelle Landreau : Ça va dans le bon sens et nous sommes tout à fait d’accord qu’il faut faire du consentement la cheville ouvrière de la protection du citoyen dans sa vie numérique. Ça, c’est tout à fait juste. Mais vous parlez de grande braderie, elle est là la grande braderie ! On brade nos données personnelles pour des acteurs qui font un chiffre d’affaires colossal et, vous le savez bien, sans qu’il y ait un minimum de retour puisque c’est une gratuité et cette gratuité est illusoire.

Hervé Gardette : Une toute dernière question Isabelle Falque-Pierrotin : à trop véhiculer le discours sur la nécessité de protéger nos données personnelles, est-ce qu’on ne risque pas aussi de fragiliser, justement, le fait que ce sont des données qui peuvent être extrêmement utiles ? À la fois il y a un risque mais, par exemple, sur la connaissance en matière de médecine c’est important aussi que ces données-là puissent circuler, encadrées certes, mais qu’elles puissent circuler pour faire avancer, par exemple, la connaissance.

Isabelle Falque-Pierrotin : Bien sûr. Mais c’est d’ailleurs exactement le choix qu’a fait le règlement européen qui prévoit de plus en plus de cas où, au nom de l’intérêt public, et sans avoir le consentement, en réalité la donnée personnelle peut être traitée. Je crois qu’il ne faut pas non plus voir le consentement, faire du consentement l’alpha et l’oméga de toute la régulation des données personnelles. Il y a bien d’autres possibilités pour permettre le traitement des données personnelles. Je reviendrais sur un dernier point qui est l’apparente contradiction entre l’indisponibilité des données personnelles et la commercialisation de celles-ci : il n’y a pas de contradiction. En fait, c’est le traitement des données qui procure de la valeur ; ce n’est pas la donnée elle-même. La donnée personnelle toute seule ne vaut rien. C’est la donnée agrégée.

Isabelle Landreau : Oui. Mais la donnée c’est la mine d’or. Vous ne faites pas de chiffre d’affaires sans la mine d’or, sans le grain à moudre !

Hervé Gardette : Quelle belle conclusion Isabelle Landreau, merci beaucoup, vous êtes très forte ! Merci à vous. Merci à Lionel Maurel ainsi qu’à Isabelle Falque-Pierrotin pour cette discussion que vous pouvez réécouter sur notre site internet. Il faut se connecter ; c’est franceculture.fr, la page du Grain à moudre. Merci à toute l’équipe du Grain...