Tariq Krim - Sa solution pour réparer le numérique français

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Titre : Tariq Krim - Sa solution pour réparer le numérique français

Intervenants : Tariq Krim - Cyrille Chaudoit - Mick Levy - Thibaut le Masne - Emmanuel Goffi - Laurent Guérin

Lieu : Podcast Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique

Date : 5 septembre 2024

Durée : 1 h 48 min 54

Podcast

Présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Que faut-il à la France pour créer des champions de la tech et de l'IA ? Tariq Krim, pionnier du digital français partage ses pistes avec nous.

Transcription

Thibaut le Masne : Ah les copains, ça fait plaisir de vous retrouver !

Mick Levy : Oui ! Et j’ai suivi un petit remix cet été, c’était hyper-cool.

Cyrille Chaudoit : C’était génial, mais franchement, je préfère quand même la rentrée parce que vous voir en vrai, ça fait plaisir.

Thibaut le Masne : Et de nouveaux épisodes, rencontrer de nouvelles personnes, c’est génial.

Cyrille Chaudoit : Nouvelles personnes ! Tariq Krim n’est pas non plus le dernier-né, il n’est pas né de la dernière pluie, Tariq ! Je peux te dire que je le connais depuis un moment.

Thibaut le Masne : Mais c 'est la première fois qu’on le reçoit.

Mick Levy : C’est la première fois et je trouve c’est une figure emblématique iconique de la technologie ou de la vision française de la technologie, on pourrait dire.

Cyrille Chaudoit : De là dire que c’est un daron de la tech !

Mick Levy : C’est quasiment ça ! On va le retrouver.

Plusieurs voix off, film Invictus: Puis-je savoir quel était ce chant, Monsieur ?
C’était Nkosi Sikelel iAfrica. Nous avons besoin d’inspiration, François, parce que si nous voulons bâtir notre nation, nous allons tous devoir dépasser nos propres attentes.

Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.

Mick Levy : Ça y est, c’est notre 50e épisode !

Cyrille Chaudoit : Cinquante, comme ton âge en fait !

Mick Levy : Bientôt la 500e, comme mon âge, mais comme ton âge aussi, Cyrille ! C’est Mike Levy au micro avec Thibaut le Masne

Thibaut le Masne : Hello, hello !

Mick Levy : Pas loin de 50 ans aussi, je crois, et Cyrille Chaudoit.

Cyrille Chaudoit : Le petit jeune de la bande, salut.

Mick Levy : Menteur ! On s’enflamme les gars, mais l’heure est grave, avez-vous bien prêté attention à l’extrait de film que nous venons d’entendre ?

Thibaut le Masne : Mais oui, carrément, j’adore ce film avec un réalisateur génial, le grand Clint, avec un super acteur ???. C’est un mec exceptionnel, Nelson Mandela.

Mick Levy : Nelson Mandela : « Nous avons besoin d’inspiration, parce que si nous voulons bâtir notre propre nation, nous allons tous devoir dépasser nos propres attentes. »

Cyrille Chaudoit : C’est vrai je suis d’accord avec ça, par contre, rassure-moi, on ne va pas encore parler d’élections, là ?

Mick Levy : Non, loin de moi l’envie d’évoquer la situation politique de notre pays, qui mériterait un peu plus d’inspiration.

Cyrille Chaudoit : On n’avait pas dit qu’on parlait pas politique en famille ?

Mick Levy : Je parle bien de notre nation virtuelle à tous, le numérique, parce qu’en quelques années seulement, le numérique semble avoir basculé pour porter tous les symptômes de notre société malade. Alors, pour notre cinquantième épisode, on avait envie de prendre de la hauteur et de se donner une vision large des grands enjeux numériques d’aujourd’hui pour le monde de demain et qui mieux que l’inénarrable Tariq Krim pour nous en parler. Tariq est une véritable figure du numérique, entrepreneur il a notamment fondé Netvibes. Tu l’as encore, Thibaut, Netvibes ?

Thibaut le Masne : Ça fait un moment, mais je n’y étais pas.

Cyrille Chaudoit : Grand fan également.

Mick Levy : J’avoue que, moi aussi, je l’ai énormément utilisé, et Jolicloud. Il est aussi militant, puisqu’il a créé le mouvement Slow Web et qu’il s’exprime régulièrement pour la souveraineté numérique européenne. Il a vécu au cœur de la Silicon Valley, où il a beaucoup écrit, il a même conseillé plusieurs gouvernements français et il était vice-président du Conseil national du numérique. Plus récemment, il a fondé Cybernetica, à la fois maison d’édition et think tank qui propose un regard singulier sur les questions d’IA, de défense et de géopolitique du numérique. Sa parole, parfois prophétique, est très écoutée et respectée. On va se régaler.

Thibaut le Masne : Justement, de quoi va-t-on parler ?

Mick Levy : Il est des épisodes qu’on a envie de construire dans la spontanéité, alors je lui ai demandé, lors de l’entretien de préparation, quelle serait, selon lui, les trois enjeux du numérique d’aujourd’hui pour demain. Il m’a spontanément répondu : la start-up nation à la française, la souveraineté technologique française et européenne et, bien sûr, l’intelligence artificielle. C’est de cela dont on va parler. Avec lui, on va refaire le monde de la tech, tout cela saupoudré de deux belles inspirations avec une « Philo Tech » et « Un moment d’égarement ». Allez, il est maintenant grand temps d’accueillir notre invité.
Bonjour Tariq.

Tariq Krim : Bonjour.

Thibaut le Masne : Bonjour Tariq.

Cyrille Chaudoit : Bonjour Tariq.

Mick Levy : Avec toi, on ne va pas se la faire, on se tutoie déjà.

Tariq Krim : Pas de problème.

Mick Levy : Est-ce que, jusque-là, tout est bon pour toi ? Est-ce que tu es bien dans le show pour cet épisode ?

Tariq Krim : Parfaitement. Tout va bien.

Mick Levy : Génial, alors c’est parti pour le grand entretien et cette première séquence French tech, grandeur et décadence.

Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.

Grandeur et décadence 4’26

Cyrille Chaudoit : Grandeur et décadence. Emmanuel Macron avait fixé le cap en 2019, avec un objectif de 25 licornes pour 2025. Le chiffre était beau, le problème, c’est que cet objectif a été atteint dès 2022. Alors ? On rehausse, on va un peu plus loin, on dit 100 licornes en 2030. Qui dit mieux ? Rappelons qu’une licorne est une entreprise non cotée en bourse, dont la valorisation est supérieure au milliard de dollars. Alors, Tariq, a question double : que dit cette course à la licorne et est-ce vraiment le bon objectif à suivre ?

Tariq Krim : C’est une bonne question. D’abord je suis très content d’être ici.
Quand là le terme de licorne a été utilisé c’était ??? de Coburn Ventures ??? [5 min 10] qui parlait d’une entreprise rare. Il y a très peu d’entreprises, à l’époque, qui sont capables d’atteindre, à terme, le milliard de dollars de valorisation. Sur l’ensemble des entreprises, on a quelques entreprises qui vont être des pépites, d’ailleurs quasiment comme dans les contes de fées, elles n’existent pas ou elles sont tellement rares qu’on les imagine comme des licornes. Aujourd’hui, le terme « licorne » a été galvaudé pour dire « on va construire des entreprises avec une valorisation d’un milliard ». Il y en a deux aux États-Unis, on est dans un modèle qui est assez clair : quand on monte une boîte, une start-up plutôt de technologie, il y a trois options, une quatrième, évidemment, c’est que la boîte se plante, mais même quand elle se plante, on récupère les équipes et on les intègre dans l’autre boîte, c’est ce qu’a fait YC, Y Combinator. Les trois autres options, c’est de se de s’introduire en bourse, c’est la voie royale, de se faire racheter à un prix élevé, de fusionner ou d’être acquise par un acteur pour un prix moins élevé, on parle d’acquisition, mais, d’une certaine manière, on convertit le stock de sa boîte avec le stock de la nouvelle boîte, donc on change d’histoire.
Le problème, c’est que ce modèle marche très bien aux États-Unis, mais ne marche pas si bien que ça en France, pour plusieurs raisons.
La première, c’est que la plupart des boîtes de tech qu’on a construites ne sont pas des boîtes avec des assets purement technologiques, c’est-à-dire que, souvent, on achète un marché, une idée qui a été implémentée ou un chiffre d’affaires, et beaucoup de ces startups vivent déjà de la subvention. On a vu des startups recevoir beaucoup d’argent de la BPI [Banque publique d’investissement] et, surtout, elles sont très franco-françaises. Donc, les options qui existent, qui sont à leur disposition, la première c’est évidemment d’être rachetée par un acteur du CAC 40, c’est assez difficile et en général, pour plein de raisons qu’on pourrait expliquer, elles n’arrivent pas à être rachetées très cher parce que de toute façon, quand elles sont rachetées, on n’arrive pas souvent à en faire quelque chose. On l’a vu dans le domaine de la Fing. Souvent, le mieux qu’on puisse faire, c’est de dire que la boîte va vivre sa propre vie.
L’autre option serait d’être introduite en bourse, mais le problème, c’est qu’il faut être introduite dans une bourse qui sait valoriser les boîtes de technologie, le Nasdaq, et aujourd’hui, le ticket d’entrée minimum pour entrer au Nasdaq, c’est-à-dire si vous voulez qu’une banque d’investissement dise « je prends votre dossier pour vous introduire », c’est 40 milliards. On voit donc bien qu’il y a un problème de gap énorme et puis on a un autre sujet lié à ça, juste pour terminer sur ce point, c’est que pour passer d’une licorne à une décacorne, il faut de l’injection d’argent supplémentaire, des sommes assez importantes et aujourd’hui, à part dans le domaine de l’IA très spécifique, on l’a vu avec Mistral, c’est de l’argent qui, malheureusement, n’existe pas en France.

Thibaut le Masne : Tariq, dans les schémas que tu nous donnes, notamment aux États-Unis, est-ce que le problème de départ n’est pas simplement aussi de viser des licornes – peu importe effectivement le nom, c’est quelque chose de rare, en tout cas de très valorisé – en restant quand même sur ce schéma qui existe depuis 25 ans qui est de créer des boîtes pour les valoriser à mort, sans forcément se soucier de savoir si elles crachent de l’argent derrière et si elles fonctionnent ? Dans les différentes hypothèses, il y a aussi faire une belle boîte, qui tourne bien, qui reste stable sur ses appuis très longtemps et qui, pourquoi pas après, en rachète éventuellement d’autres. Ça n’apparaît pas dans tes schémas ou si, tu l’as évoqué pour le schéma français et, on va dire, c’est le moins pire des cas.

Tariq Krim : Je pense qu’en France il y a un domaine qu’on a sous-évalué, à mon avis un domaine qui est plus adapté au modèle européen, ce que j’appelle les PME technologiques, c’est-à-dire les boîtes qui vont grandir, qui vont devenir des entreprises internationales, qui peuvent faire plusieurs dizaines, voire centaines de millions de chiffre d’affaires, mais qui n’ont pas utilisé, ou très peu utilisé des modèles de VC, parce que le problème de VC, c’est que c’est de l’argent disponible très vite, que tu dois rendre dans les huit ans. En fait, tu as une accélération, ça passe ou ça casse, et toutes les boîtes ne sont pas faites pour ce domaine.
Aux États-Unis, en gros, il y avait deux types de boîtes qui ont fait tout ça, c’étaient les boîtes d’hyper-croissance technologique et toutes les boîtes qui espéraient remplacer les acteurs consumers aux États-Unis, Casper, Uber, etc., qui ont dit « il nous faut de l’argent tout de suite, on va prendre le marché immédiatement ».

Thibaut le Masne : Justement sur ce schéma du VC, que tous nos auditeurs ne connaissent pas forcément, Venture Capitalist, qui vient massivement mettre des sous dans ta boîte, que tu dois rendre fois x dans huit à dix ans, est-ce que tout cela ne crée pas un effet de bulle potentielle sur les acteurs de la French Tech qui ont, disons, un peu plus d’une dizaine d’années et qui ont été financés, dans des volumes, tu nous le disais, bien moindre qu’aux États-Unis, mais qui vont devoir, à un moment donné, rendre l’argent alors qu’ils ne peuvent pas s’introduire en bourse ? Finalement, quel est le destin de ces boîtes-là ? C’est, finalement, de se faire racheter à vil prix ?

Tariq Krim : C’est une vraie question, je pense que c’est la question à laquelle personne ne veut répondre. On parle de plusieurs licornes françaises et européennes qui ont, aujourd’hui, des vrais problèmes de financement. Quand tu posais la question « à quoi ça sert d’investir dans une boîte pour lui donner une super valorisation ? », il y a un très bon cours à Standford, qui est fait par Peter Thiel, qui s’appelle Competition is for Losers, un titre incroyable, qui explique les fondamentaux. Quand on investit, on n’investit pas une valorisation folle, on imagine que l’entreprise va prendre une part majoritaire d’un marché futur dont on estime que la valeur, ce qu’on appelle le DCF, Discounted Cash Flow, ce sera dans cinq ans, dix ans, si la boîte a pris ce marché et occupe une part prépondérante ; le chiffre d’affaires qu’elle va faire ce sera ça, donc, si j’investis aujourd’hui, j’investis à cette valorisation parce que c’est ce que je veux faire. Le problème des entreprises françaises, c’est que quand on est sur un marché franco-français, l’expérience montre qu’aller sur les marchés européens c’est très compliqué, pourquoi ? Parce qu’en Allemagne ou en Angleterre, il y a des boîtes qui sont sur le même business que le tien, qui ont aussi vendu à leurs investisseurs qu’elles allaient devenir leaders du marché, donc, tu te trouves sur des systèmes qui sont beaucoup plus complexes. À mon avis on a voulu copier la Silicon Valley en oubliant sa spécificité. La Silicon Valley, c’est d’abord l’accès à énormément de capital, ce qu’on n’a pas vraiment en Europe, et la deuxième c’est qu’on est sur des marchés où on peut prendre un marché de plusieurs centaines de millions de personnes dans les cinq ans qui viennent, alors qu’en Europe c’est un travail extrêmement complexe.

Cyrille Chaudoit : Je me permets, je vais essayer de sortir un peu et probablement sortir un gros mot, probablement que tu me diras que ce n’est pas bon. J’avais souvenir dans le temps, dans les années 2000, ça doit t’évoquer quelque chose, où la vocation des entreprises françaises, des startups françaises de l’époque, était effectivement de bien grandir et de se faire racheter assez vite. En fait, on n’avait pas une vocation à rester, on avait une vocation à se faire racheter. Finalement, n’est-ce pas ça aussi la spécificité française et de ces fameuses licornes qui est de monter à un certain niveau et, après, de se faire racheter ?

Tariq Krim : C’est toute la question. En fait, quand on écoute les politiques, ils te disent qu’il faut créer le prochain Facebook, le prochain Google, qui sont des boîtes excessivement technologiques, qui ne sont que des boîtes d’ingénieurs, créées par les ingénieurs et, en fait, nous faisons plutôt des boîtes issues d’écoles de commerce qui sont parfois, je trouve, marketées comme on le faisait dans un BDE [Bureau des étudiants] ??? [12 min 45] d’entreprise, c’est-à-dire avec une vision assez naïve du business, en se disant « parce que mes copains et moi, on aime ce produit, on va l’imposer ». Ce n’est pas toujours comme ça, mais j’ai vu des dossiers où il était vraiment clair que les gens n’avaient pas de compréhension de la façon dont ils allaient construire les boîtes et on a eu cette espèce de frénésie où on s’est dit « on va grandir, on va faire grandir et on va même souvent espérer remplacer des boîtes qui marchent très bien ». On a vu que ça ne marche pas toujours, les néo-banques, à part quelques exemples, n’ont pas réussi parce que c’est très difficile. Déjà, il y a énormément néo-banques, je ne sais pas comment les gens, sur le marché, arrivent à suivre tellement il y en a, et surtout, dès qu’il y a une crise, les gens disent « filament, je suis peut-être bien à la BNP ou à la Société Générale ».

Cyrille Chaudoit : On revient aux fondamentaux !

Tariq Krim : Exactement !

Mick Levy : Mais alors, à quoi sert, Tariq, cette course à la licorne dans laquelle Macron et globalement la French Tech nous ont mis ?, c’était même avant Macron d’ailleurs. Cette course à la licorne est-elle véritablement utile ?

Tariq Krim : Pour moi, c’est une opération comm’. Je peux en parler puisque j’étais au cœur du projet de ce qui allait devenir la French Tech. Au départ, la vision que je proposais, c’est : on a un vivier d’ingénieurs exceptionnels, il faut aider les gens à construire ces technologies, à les déployer, à les scaler, ce qui est un vrai travail, notamment dans le domaine de l’open source, dans le domaine de la technologie de pointe, dans l’IA, dans tous les domaines où on sait qu’on a des gens excellents. On a vu, puisque la plupart des ministres du Numérique avaient des formations Sciences Po ou HEC, que c’est devenu un outil de communication, on communique sur un nouveau mode de vie. Il y avait un petit écho nouvelle économie, mais avec, à mon avis, un sujet qui m’a toujours gêné, c’est que le CTO ou l’ingénieur c’est un peu le col bleu, alors qu’aux États-Unis c’est la superstar. À l’époque, le pitch de Y Combinator c’était de permettre à des ingénieurs, qui ne connaissent pas bien le marketing, de les aider à développer leur produit. À l’époque, le produit c’était Dropbox, Airbnb, Stripe, etc., on a un regard qui est vraiment différent. Or aujourd’hui, ce qui a de la vraie valeur, au niveau international, c’est la technologie, en plus ça ne coûte rien : tu mets des bureaux, des ingénieurs, de l’électricité et c’est tout ce dont tu as besoin.

Thibaut le Masne : Tu as coutume de dire un truc hyper-intéressant à ce sujet-là, c’est que, finalement, les entreprises en B to B, c’est un peu pareil que pour le B to C, nous, utilisateurs finaux de produits sur étagère, quand on veut utiliser ChatGPT 3.5, 4, 4o, c’est un produit sur étagère. Et les entreprises qui font appel à des produits standardisés comme ça, sur étagère, parce que c’est plus pratique, ça va plus vite à déployer, etc., plutôt que de les faire elles, en interne, quand on ne produit plus, on ne sait plus faire à la fin. Je t’ai entendu dire ça. J’aimerais bien que tu rentres un petit peu plus dans le détail pour nous expliquer pourquoi, finalement, depuis des décennies, on reproduit toujours le même schéma ? Pourquoi sommes-nous nuls, en fait ?

Tariq Krim : Ce n’est pas que nous sommes nuls, c’est que nous avons eu des élites totalement nulles, on peut le dire, dont certaines, malheureusement, sont toujours là.
Si tu prends la Tesla, l’iPhone, le B200, la dernière puce de Nvidia, ou le H100, ils ont une chose en commun, ce sont des produits extrêmement complexes, très durs à faire, c’est extrêmement dur à faire, surtout des batteries. Le vrai génie d’Elon Musk, c’est de dire, à chaque fois, qu’on travaille sur ce qu’il appelle les first principles, donc, pour cela, il faut des ingénieurs spécialisés. Le problème c’est que dans les années 90, on a fait deux choses simultanément : on a délocalisé tout notre savoir-faire, je rappelle que la France était leader dans le consumer electronics, qu’un téléphone mobile sur trois – je sais que les gens n’y croient pas – était fabriqué en France, on fabriquait pour Sony Ericsson !

Mick Levy : C’est bien de le rappeler !

Tariq Krim : Toutes ces écoles d’ingénieurs extraordinaires qui existent ont été faites pour fournir des ingénieurs spécialisés en optique, en électronique, microélectronique, etc., mais quand ces boîtes sont parties en Chine, on forme des ingénieurs et, en fait, il n’y a plus de boîtes pour les embaucher, pour faire le métier pour lequel ils ont été formés. Donc les gens se sont tournés vers la finance, vers le consulting, etc. Parallèlement à ça, on a fait une autre chose. On a dit « on va délocaliser l’informatique en Inde », c’est ce qu’ont fait Capgemini et toutes ces grandes ESN, ou à Madagascar ou au Maroc et, à la fin, on n’a plus besoin de ces ingénieurs, on va tout faire en outsourcing. Or, quand on connaît Google Facebook, Apple et toutes ces boîtes, leur valeur, ce sont les ingénieurs ! C’est parce qu’il y a des ingénieurs qui développent, donc, on a une forme de paradoxe.

Thibaut le Masne : Une forme de nullité des élites, parce que, effectivement, la révolution primaire, le secteur secondaire et, après, le secteur tertiaire, une fois de plus on a reproduit le même schéma, on a délocalisé et on a laissé fuiter les talents, parce que tu es vraiment très attaché à cette notion de talent. Encore aujourd’hui, on en parle très régulièrement dans Trench Tech, notamment au sujet de l’IA. Tous les grands talents qui sont à travers le monde à la tête des labos de recherche, chez Meta et ailleurs, sont des Français. Donc, que faut-il faire pour garder ces talents ? À un moment donné, est-ce qu’on n’arrêtera pas de former des talents, parce qu’on ne saura même plus faire non plus ?

Tariq Krim : Il y a deux choses. On dit toujours que l’argent est le moteur de tout. Moi, je ne le pense pas, notamment dans la recherche. Les trois problèmes : le premier c’est qu’il faut remettre des managers qui savent de quoi ils parlent. Aujourd’hui, tu prends notre ex-ministre de l’économie, Bruno Le Maire, la seule chose qu’il peut faire quand il parle de cloud c’est de dire quel est le plus beau des deux powerpoints ; il n’a pas la moindre idée de ce qu’il y a dedans, quelle est la technologie. Chez Google, le product manager est un ingénieur, sinon ses développeurs ne lui parle même pas. On a déjà un peu une première chose.
La deuxième c’est l’incompétence, on a mis des gens qui ne sont clairement pas là, ce que j’appelle parfois le numérique de connivence. On a mis des gens parce que ça faisait bien sur une liste ou parce qu’il fallait faire équitable, etc., en fait les gens sont nuls.
Et la troisième, c’est un problème dont on parle peu, mais qu’on voit aussi dans la recherche, c’est le management toxique, c’est-à-dire le management où, à la fin, les types n’arrivent plus à produire, ils passent leur temps en bureaucratie. Quand tu arrives chez Facebook, qu’on t’explique que tu n’auras personne pour t’expliquer comment faire ton métier pour lequel tu as travaillé pendant dix ans, que tu es l’expert mondial, avant même de demander le salaire, les gens disent « je viens », c’est aussi ça, il ne faut pas l’oublier.

Mick Levy : Du coup, Tariq, quelle devrait être la suite maintenant pour la French Tech ? On a donc quelques dizaines de licornes. La centaine de licornes, en 2030, fixé par Emmanuel Macron, ne semble pas atteignable, selon le contexte dans lequel on est aujourd’hui avec un certain retournement économique Quelle doit être la suite sur la French Tech s’il ne faut pas courir derrière les licornes ? Comment arrive-t-on à faire émerger véritablement une tech française, une tech européenne à l’échelle mondiale ?

Tariq Krim : Déjà, il faut reconnecter avec notre vision, la vision humaniste. Il ne faut pas oublier que les grands projets technologiques, le Web, Linux, qui sont les deux composants de l’Internet, ont été inventés en Europe, par des Européens. Ça veut dire qu’on a aussi cette vision de construire des produits qui vont servir les gens et pas juste servir quelques personnes ; il faut se reconnecter à ça.
La deuxième chose, c’est le management du talent. C’est vrai dans la tech, mais je pourrais le dire dans tous les domaines : on a mis des gens qui sont nuls. On l’a vu pendant le Covid, cette nullité nous a éclaté à la figure. Il faut remettre des gens passionnés et compétents. Pour moi, la technologie, c’est avant tout une question de passion. Quand tu parles avec Mark Zuckerberg, je connais tous ces gens, tu parles avec des gens passionnés. À aucun moment ils ne t’expliquent comment ils ont fait le meilleur deal ou quelle va être la valeur de leur projet ??? [20 min33]

Mick Levy : Nous, nous sommes dans un monde bureaucratique, très business.

Tariq Krim : On a fait une chose très paillettes, c’est ce qui me gêne un peu avec la French Tech. C’est devenu quand même un truc un peu paillettes, un peu trop basé sur les deals financiers, alors qu’au départ la technologie c’est de la passion et c’est la volonté de changer les choses. Ensuite, il y a la question que l’Europe doit se poser par rapport aux États-Unis. Je donne toujours cet exemple : j’ai un copain qui est l’un des spécialistes du E.L.F. care [Eyes, Lips, Face], il a une énorme startup de E.L.F. care aux États.-Unis. Nous sommes à Paris, j’entre dans une pharmacie, je commande mes médicaments, je donne ma carte vitale, ce que tout le monde fait, et on me donne les médicaments. À ce moment-là il me regarde et il dit : « Tu viens d’acheter tes médicaments ? – Oui, tout est fait, avec la Sécurité sociale, tout est géré. » Et là j’ai vu son visage déconfit parce qu’il essaye de faire ça pour une petite partie de la population, dans un petit endroit en Floride, alors que nous on a cela ! On oublie, parfois, que les technologies sont aussi des technologies invisibles, qui marchent bien, sur le long terme, il y a pas que le show off. Toutes ces technos un peu fancy sont super.
À la fin, faire des technos qui marchent, qui marchent sur le long terme, qui sont faciles à utiliser, on n’y pense même plus avec ce niveau technologique auquel nous sommes confrontés en France. C’est vrai qu’il n’est pas forcément le même marketing.
Je donne toujours un autre exemple : Steve Jobs vient Paris, il voit le Minitel, il dit « c’est le plus bel objet industriel que j’ai vu ». D’ailleurs, il a repris la poignée du Minitel dans le premier Macintosh, il était fasciné. C’est une époque où on avait un vrai savoir-faire utilitaire, on savait construire des produits qui s’intègrent et maintenant, malheureusement, on ne sait plus trop faire ça.

Cyrille Chaudoit : Je vais te demander d’arrêter là. Tu nous a mis des paillettes dans les yeux, effectivement, on oublie ces choses-là, donc arrêtons-nous là, c’est super, et rejoignons une « Philo Tech » si ça te va.

Voix off : De la philo, de la tech, c’est « Philo Tech ».

« Philo Tech » – « Éthique ou déontologie ? » 22’ 38

Cyrille Chaudoit : Emmanuel,