Critiquer le numérique - Louis Derrac
Titre : Critiquer le numérique
Intervenant : Louis Derrac
Lieu : En ligne
Date : 6 juin 2023
Durée : 1 h 23 min O9
Diaporama support de la conférence
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : celle du site
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
Bonjour tout le monde. Je vois que ça commence à arriver. Je vous propose de commencer direct parce que, de toute façon, j'ai une petite intro, ça laisse le temps aux gens de venir et, comme ça, on respecte les délais. Normalement je n'aurai pas de soucis techniques en plus, donc je vous propose de commencer gentiment.
Suite à des retours, j'ai mis ma tête en premier plan. Vous pouvez agrandir la présentation en la décalant. La présentation n'est pas indispensable, au final elle me sert surtout pour me repérer dans cette masse d'infos dans laquelle je pioche.
Ceci étant dit c'est parti, lançons-nous.
Bonjour à toutes et à tous. Bienvenue sur cette deuxième conférence d'un cycle de trois conférences qui a pour ambition, tentative, de permettre à un maximum de personnes de comprendre le numérique, d'abord, pour pouvoir le critiquer et le transformer.
Le postulat de départ, que je remets ici, c'est que, finalement, « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie » et on reconnaîtra facilement qu'il est difficile de faire de quelque chose de magique un objet politique et quelque chose dont il faut qu'on discute. Or, évidemment, les technologies numériques sont aujourd'hui tellement importantes qu'il est indispensable qu'on en discute et, pour qu'on puisse en discuter, il faut, c'est un peu le sens de mon de mon cycle, comprendre ce dont on parle et ensuite comprendre ce qu'on critique, au sens de la critique positive et négative, et savoir ce qu'on peut, ou pas, transformer.
Comme pour la première conférence, tout est accessible sous licence Creative Commons sur mon site, donc je n'y reviens pas, j'y reviendrai éventuellement à la fin. Sachez que je vais faire un important travail de documentation pour que ce cycle soit utile aussi en rediffusion avec des ressources complémentaires. Je vous invite à l'utiliser parce que c'est quand même le fruit d'un très gros travail, donc tant mieux si ça peut servir à d'autres.
Qui suis-je ?
Pour rappel, je suis un acteur indépendant et militant de l'éducation numérique au sens de la formation du citoyen, de toutes les citoyennes et citoyens, à la chose numérique. J m'intéresse aussi, de plus en plus, à la question de la transformation alter-numérique des organisations. À la fin de cette conférence, ce que j'entends par une transformation alter-numérique devrait un peu plus vous parler et surtout, bien sûr, à la prochaine conférence où on parlera de transformer le numérique.
Quelques avertissements habituels
Cette conférence et le cycle en général, mon travail d'éducation en général est un exercice de vulgarisation, ce n'est pas un exercice d'expertise. Le numérique est tellement vaste qu’en réalité c'est impossible d'être expert de tout. Or, là, on va essayer d'aller un peu dans tous les domaines, donc soyez indulgents, s'il y a des experts et des expertes. Déjà, vous n'êtes pas la cible de cette conférence et, ensuite, ce n'est qu'un modeste exercice de vulgarisation. En revanche, c'est aussi un exercice d'analyse, donc, évidemment, ça peut prêter à la critique, du coup ça aurait du sens de critiquer la « critique du numérique ». Et enfin, c'est un propos engagé, je l'ai dit, je suis militant et je pense qu'à cette conférence on va commencer à ressentir que j'ai des propos engagés, donc, évidemment, on peut ne pas être d'accord et on peut être d'accord sur certains points et pas sur d’autres.
Cycle en trois conférences, je l'ai dit. Il y a une logique. Si vous venez à cette conférence que vous vous rendez compte, au fur et à mesure, que le numérique n'est pas très clair pour vous, ça peut valoir le coup d'aller revoir la première conférence. Si vous avez vu la première et celle-là, que vous êtes intéressé de savoir comment on peut transformer le numérique, il y aura une troisième conférence.
Elles sont tout public. L'idée, d'où le travail de vulgarisation, c'est que ce soit accessible. Elles sont partagées sous licence libre et elles sont proposées à prix libre dans le sens où, même si bien sûr la participation est gratuite, j'en reparlerai à la fin, ça prend un temps de préparer ces conférences, que j'avais d'ailleurs sous-estimé, donc n'hésitez pas à contribuer si vous le pouvez.
On va se lancer et petit spoiler dès le départ, je vous invite, je vous conseille de rester jusqu'au bout, car on va commencer par une critique convenue, on va dire, du numérique et, pour certaines et certains d'entre vous, ce sera du réchauffé certainement, peut-être que pour certains, ou certains aspects, vous découvrirez ou ça vous confirmera des choses. Par contre, à la fin, je vais commencer à vraiment vous donner des visions, des analyses un peu personnelles qui commencent à venir, qui sont un peu inédites, donc restez jusqu'au bout.
Avant de commencer...
Commençons peut-être par cette phrase de 1933 : « La science découvre, l'industrie applique et l'homme suit ». Cette phrase est peut-être un des maîtres-mots de ce qu'on appelle le déterminisme technologique qui sous-entend et qui veut dire que, finalement, l'humain n'aurait aucun rôle dans le progrès technique, il ne serait qu’une sorte de destinataire de ce progrès qui interviendrait presque seul. C'était encore l'ambiance dans les années 30.
Aujourd'hui les travaux de la sociologie des techniques remettent fortement en question ces aspects de déterminisme technologique et je le montrais dans ma dernière conférence. Le numérique ne s'est pas du tout créé par hasard, ce n'est pas du tout la science ou le progrès qui ont fait naître le numérique, ce sont bien des humains, des cultures et des choix politiques qui ont mené à ça.
Par contre, ce qui est perturbant, c'est d'entendre encore, en 2020, notre président : « La France va prendre le tournant de la 5G parce que c'est le tournant de l'innovation et je ne crois pas au modèle amish. » On a donc eu, notamment dans la sphère techno-critique et, en général, dans la sphère des personnes qui s'intéressaient aux technologies un moment un peu d'incompréhension. Il y a évidemment un contexte, Emmanuel Macron s'adressait à un parterre d'entrepreneurs de la French Tech, il s'adressait à des personnes qui vivent de cette innovation technologique. C'est intéressant de voir qu’en 2020, et on y reviendra beaucoup dans cette conférence de critique du numérique ou d'un numérique, qu’on n'est pas encore sorti totalement de cette croyance en l'innovation. Je voulais commencer par dire que si être amish c'est vouloir, finalement, remettre en question les choix technologiques et, a minima, estimer que les choix technologiques devaient être des choix démocratiques pris par les citoyens, eh bien, ma foi, je suis amish. Je commence comme ça, sur un ton un peu humoristique.
En moins drôle et c’est d’hier, c'est vraiment tout récent et on n'a pas encore toutes les analyses, La Quadrature du Net a sorti un long article. Je vais pas rentrer dans les détails de l'histoire : en gros, elle explique que des militants libertaires ont été accusés d'association de malfaiteurs « en vue de commettre des actes terroristes » sans preuve et sous le seul prétexte qu'ils auraient utilisé des messageries chiffrées et empêché les enquêteurs de pouvoir y accéder. On mentionnait le fait de s'intéresser à des systèmes d'exploitation libres comme Linux, des messageries chiffrées comme Signal, des navigateurs sécurisés comme Tor. Bref ! En fait, ce qu'il y avait derrière cette accusation c'est que aujourd'hui, si on commence à protéger ses données, quand on commence ne serait-ce qu’à s'intéresser à ces outils numériques, on est susceptible d'être terroriste. On est vraiment dans un moment où je suis aussi terroriste puisque, effectivement, quand j'ai lu tous toutes les applications qui pouvaient permettre d'être d'être tagué terroriste, je suis quasiment sur chacune d'entre elles, que ce soit messagerie chiffrée, système d'exploitation libre, système d'exploitation sur mobile libre, etc. Et probablement vous aussi puisque La Quadrature du Net, avec l'humour noir qui la caractérise dans ce genre d'article, dit que ça va totalement à l'encontre de ce que conseille la CNIL, de ce que conseille l'Union européenne, utiliser des messageries chiffrées. Bref !
Point technocritique
Continuons cette conférence avec un point techno-critique. C'est une réflexion qui va nous nous mener de bout en bout.
La techno-critique repose sur un certain nombre de points, je ne suis pas du tout un expert de ces points, je vais vous en exposer certains.
Le premier c'est le principe du pharmakon. Le pharmakon c'est un vieux concept qui vient des anciens, des penseurs grecs, l'idée qu’un médicament pouvait à la fois être le remède, la solution, le problème et le bouc-émissaire. Ça a été repris par plusieurs et dernièrement par Bernard Stiegler pour parler du numérique et des techniques en général qui pouvaient, finalement, être soit remède, soit solution, soit, parfois, bouc-émissaire. Un moyen comme un autre, en fait, de remettre en question la fameuse neutralité de la technique, le fait de dire qu'on ne peut pas critiquer quelque chose puisque ce quelque chose étant neutre, il n'est que ce que l’on en fait. J'ai déjà parlé de cela à ma dernière conférence. C'est battu en brèche par une majorité de penseurs donc, évidemment, dans le courant techno-critique. Ce que font souvent les adeptes de la neutralité de la technique c’est prendre l'exemple d'un couteau en disant qu'un couteau peut permettre de tuer son prochain ou de couper son beurre. J’ai envie de leur montrer à quoi ressemble un couteau à beurre et à quoi ressemble un couteau de chasse, pour leur montrer que derrière chaque outil il y a quand même une intention, un design, une ingénierie, en matière de numérique une programmation, qui sont politiques et qui ne sont jamais neutres.
Il y a la question que j'ai évoquée en évoquant notre président, c'est le progrès, c'est le sens de l'histoire. C'est un c'est une phrase qu'on entend beaucoup, y compris dans la bouche des gens qui sont technophobes. En fait, il y a une sorte d'aveu d'échec : de toute façon c'est le sens de l'histoire, une sorte de flèche du progrès, une sorte de ligne qui serait imperturbable et qui avancerait dans une direction et qui nous emmènerait, en tout cas, vers du mieux. C’est vraiment le sens du déterminisme technologique or, c'est oublier qu’on est tout à fait capable de revenir en arrière sur certaines technologies, on peut aller vers du moins aussi, donc décider de revenir en arrière pour aller vers du mieux, en tout cas c'est quelque chose qu'il faut qu'on cultive dans notre réflexion techno-critique.
Alexandre parle du vol supersonique, mais on peut penser à des aspects liés aux OGM, en tout cas en Europe. Le principe de précaution, aussi, est venu de ces réflexions sur le fait qu’il n'y avait pas forcément un sens unique du progrès, qu'en tout cas on pouvait le mettre réflexion.
Il y a le côté innovation versus progrès. C'est intéressant. Pareil, je ne suis pas un expert, mais on va quand même aborder un petit peu les questions de sémantique dans cette conférence, parce que, derrière la sémantique, il se passe beaucoup de choses. La sémantique c'est le sens des mots. Innovation, c'est, en gros, un mot qui vient plutôt du monde de l'entreprise, plutôt libéral, qui veut dire que faire quelque chose de nouveau, là où le progrès vient plutôt d'un côté social et correspondrait plutôt à une histoire de progrès social. Depuis, le progrès est parfois confondu entre un progrès technique et un progrès social, on peut avoir parfois superposition entre une innovation et un progrès, mais, en tout cas, ces deux mots n'ont pas tout à fait le même sens, c’est d'ailleurs intéressant de voir qui utilise quel mot.
Je vois que ça commence à s'activer dans le chat, n'hésitez pas. Je vais essayer de me concentrer sur le propos, mais je vous lis et, s’il y a des questions, j'essaye de les prendre. Frédéric Bardeau a posé la question. J'ai tenté de définir, en tout cas sur la première conférence, ce qu'est le numérique. Peut-être, pour rappeler, ce sont tous les équipements, outils, objets qui transmettent des informations sous forme de nombres, ce qui ramène pas mal de choses. D'ailleurs ça me fait une transition parfaite, merci Frédéric. C'est très difficile de critiquer « le numérique », entre guillemets, quand on se souvient que le numérique c'est tout ce que je viens de dire, c’est-à-dire toutes les choses techniques qui transmettent des informations sous forme d'informations codées en nombre. C'est autant Facebook que Wikipédia, autant une Game Boy récente, en tout cas une console de jeu qu’un navigateur web, qu'un logiciel, qu’une imprimante 3D qui a des informations numériques, tout cela c'est du numérique. Ça n'a aucun sens de critiquer le numérique en tant que tel, c'est pour cela que quand on fait une techno-critique on rentre, en général, dans des sujets plus précis.
Enfin, il y a la question techno-luttes. Les techno-luttes remontent déjà à un certain temps. Pour citer François Jarrige : « Le déferlement technique n'a jamais cessé d'inquiéter finalement, d'être pensé et d'être contesté. L'appropriation des artefacts et des techniques par les acteurs et les groupes sociaux est complexe et elle ne se réduit pas au refus ou à une opposition. Elle est faite de négociations, de retraductions et d'adaptations quotidiennes incessantes ». Je cite François Jarrige dans son excellent livre Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences.
De la technocritique à une techno-phobie réac’
Avant de commencer le dur, je voulais parler de la manière dont on pouvait quand même assez facilement glisser d'une technocritique à ce que j'appelle une techno-phobie réac’.
Il y a le côté « c'était mieux avant » ou quelle que soit, finalement, la critique, est-ce que c’est une technocritique, est-ce que c'est une critique sociale, il y a vraiment cette tentative d'idéaliser le passé, un passé glorifié, un présent mal compris, en tout cas limité à son ressenti avec tous les biais que ça peut avoir.
Il y a le côté « c'est la faute du numérique » et là on est vraiment dans le pharmakon de Stiegler, le côté bouc émissaire facile puisqu’on a un objet qui prend beaucoup de place, dans lequel on peut mettre à peu près tout puisque, aujourd'hui, le numérique est un fait social total, donc on peut vraiment facilement remettre tout sur le numérique et on verra que c'est un peu plus compliqué que ça, évidemment.
Enfin, il y a quand même aussi un mépris de classe, un mépris de race et un jeunisme : le fait de critiquer ce que font d'autres classes sociales, ce que font d'autres pays, ce que font d'autres cultures, ce que fait notamment la jeunesse. C'est quelque chose qui revient souvent, certains parlent de panique morale par rapport aux utilisations numériques des jeunes, par rapport au temps qu'ils passent devant leurs appareils, etc. On y reviendra.
Une critique qui évolue avec le numérique
Quand on critique le numérique, je pense qu'il faut dire que c'est une critique qui a aussi évolué avec le numérique. Pour ma part, ma technocritique a été très progressive. Il faut quand même se dire que le numérique a « changé », entre guillemets. Le « c'était mieux avant », j'y reviendrai.
Il y a quand même eu une bascule de pas mal de choses sur le plan numérique et on y reviendra, pas mal de moments de bascule. Certains ramènent ça à la bulle internet, dans les années 2000, parce que les grandes entreprises ont été obligées de se trouver très rapidement des modèles économiques et se sont massivement tournées vers la publicité. On va y revenir.
Il y a aussi eu cette ce qu'on appelle le techlash, ce backlash, ce retour de bâton technologique que je date à peu près, en tout cas je le fais arriver à une sorte de tendance à partir de 2015, avec une série quand même de moments d'effroi :
les révélations Snowden en 2013 sur la surveillance de masse des États-Unis ;
Shoshana Zuboff qui sort un livre qui fait état d'un capitalisme de surveillance, la manière dont les entreprises, les Big Tech systématisent la captation de nos données à des fins d'une forme de surveillance pour mettre en place des techniques de publicité mais aussi de manipulation, en tout cas de tentative de manipulation de nos faits et gestes ;
les questions de régulation d'Internet par les États et ayant-droits qui commencent à se muscler ;
et un renforcement des GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – et autres géants du numérique.
C'est donc une critique qui a quand même évolué et qui commence par le fait que le numérique est un fait social total.
17’ 35
Fait social total
Un fait social total,