« Les enjeux géopolitiques de la souveraineté numérique » : différence entre les versions

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<b>Jean-Paul Smets : </b>J’ai été inspiré aujourd’hui
<b>Jean-Paul Smets : </b>J’ai été inspiré aujourd’hui parce que dans la salle il y a quelqu’un qui a un bel ordinateur Huawei avec un système américain Microsoft et un processeur Intel. Puis je me suis demandé « est-ce qu’on a les logiciels qu’il faut en Europe ? » Eh bien oui, on a tout, donc ce n’est pas un problème logiciel aujourd’hui, en tout cas d’existence des logiciels puisqu’on a tous les logiciels, y compris en Libre en Europe, pour construire son infrastructure de <em>cloud</em> ou d’entreprise ; si on les utilise ou si on ne les utilise pas, ce n’est pas un problème lié au fait qu’ils existent ou non c’est notre choix, c’est qu’on a décidé de rester dans un état de colonisé numérique ou de se libérer. Moi j’ai choisi de me libérer, je n’utilise plus que du logiciel libre ou européen du matin au soir, y compris tout le monde dans mon entreprise.<br/>
Donc tout existe en Europe en matière de logiciel, de logiciel de <em>cloud</em>, d’intelligence artificielle. Je vous mets au défi de me donner un exemple où ce n’est pas vrai. On pourra en discuter plus tard.<br/>
Dans ce cas c’est quoi la souveraineté numérique ? C’est simple, c’est un problème de matériel maintenant. On pourrait le résumer à « est-ce qu’on est capable de faire des microprocesseurs en Europe ? » La réponse est non. Et c’est bien un problème de souveraineté au sens de souveraineté juridique. Pourquoi ? Parce que faire un microprocesseur aux États-Unis, ça se fait avec un contrat de défense, à coups de milliards ou de dizaines de milliards qu’on donne à des copains pour les enrichir, pour qu’ils fassent une usine, pour qu’ils fassent le processeur. Donc on a un bon mécanisme pour investir des grosses quantités aux États-Unis et faire des usines.<br/>
En Chine c’est la même chose. Il y a une structure juridique en Chine, entreprise semi-publique, semi-privée, ça date d’avant la réforme de Deng Xiaoping, ça permet de mettre quelques milliards dans une structure juridique en fait publique qui ensuite devient privée et puis, avec quelques astuces, devient la propriété d’un ancien membre du parti. Comme ça on arrive à enrichir quelqu’un qui est dans le parti avec une grosse usine de microprocesseurs. Donc ils ont un super mécanisme pour faire des usines qui produisent des processeurs, qui produisent n’importe quoi. Donc aujourd’hui il y a des processeurs chinois. Ils en vendent trois millions par an dans des ordinateurs portables, ce n’est plus de l’Intel, ce n’est plus de l’AMD, c‘est 100 % sous contrôle chinois, ils ont mis en place un certain nombre d’éléments dans leurs marchés publics pour créer toute une chaîne et un marché qui fait qu’ils sont maintenant complètement indépendants.<br/>
En France, en Europe, on n’a pas le droit de faire de ça. On n’a pas le droit de claquer dix milliards d’argent public pour enrichir un copain qui va faire des processeurs, donc on n’est pas souverain.
 
<b>Simon Woillet : </b>Merci pour ces réponses d’introduction.<br/>
La première question, cette fois-ci de lancement, que j’aimerais vous poser, c’est la question du <em>cloud</em>, parce que c'est un peu un gros mot du numérique que tout le monde entend et sur lequel on n’a pas forcément les idées toujours très claires. Je voulais vous proposer de définir, très brièvement, non seulement ce que c’est schématiquement mais également quels enjeux ça pose en termes géopolitiques puisque par exemple, dans notre actualité pour nous les Français, s’est notamment posé le problème, la question du « <em>cloud</em> de confiance » porté par le gouvernement français, qui a fait grand bruit et presque scandale chez les professionnels français du secteur.<br/>
Ophélie.
 
<b>Ophélie Coelho : </b>Je ne sais pas si tout le monde sait ce qu’est le <em>cloud</em> de confiance. On va résumer un petit peu. C’est un label qui est sorti en mai de l’année dernière qui , en fait, permet, pour résumer, aux entreprises françaises d’adopter des <em>clouds</em> américains, « en toute confiance » selon la définition, avec des gardes-fous qui se résument au fait d’avoir les serveurs sur le territoire européen et d’avoir un gestionnaire, c’est à-dire, en gros, un responsable commercial qui soit français ou européen.<br/>
Pour le coup on est vraiment sur une définition de la souveraineté minimale avec ce <em>cloud</em> de confiance. Le problème c’est un peu comme la transformation numérique depuis 20 ans, ce <em>cloud</em> de confiance est, en fait, un accélérateur de mise en dépendance aux Big Tech. Ça fait quoi ? Déjà il y a beaucoup d’entreprises du CAC 40 qui sont extrêmement dépendantes d’Amazon Web Services, comme une bonne part des sites internet, il ne faut pas se leurrer, Amazon Web Services est vraiment leader au niveau des services <em>cloud</em> de toute façon. C’est un accélérateur, c’est-à-dire qu’on se retrouve aujourd’hui avec des parts de marché qui augmentent depuis ces dernières années notamment à cause de ces politiques-là. C’est très grave parce que ce sont des choses qui ne sont pas forcément réversibles. Si vous parlez d’un projet comme le Health Data Hub – Simon pourrait tout à fait en parler parce qu’ils ont été trois auteurs, avec Audrey Boulard et Eugène Favier-Baron, à sortir un bouquin [<em>Le Business de nos données médicales</em>] spécialement sur ce sujet-là – quand on confie justement des données à une entreprise comme Microsoft Azure, des données de santé des Français, on se retrouve quand même avec un sujet assez dramatique, c’est que toutes les données qui vont être utilisées dans des projets de traitement de données en utilisant du <em>machine learning</em>, etc., c’est perdu en fait, c’est une occasion manquée par exemple pour améliorer nos technologies de <em>machine learning</em> en Europe. Ce sont des marchés perdus, mais ce sont aussi des opportunités d’améliorer la R&D chez nous qui sont perdues. Donc c’est assez dramatique cette histoire de <em>cloud</em> de confiance.<br/>
Par ailleurs, je vais quand même rappeler une chose, quand on parle de la territorialisation des <em>datacenters</em>. Vous voyez par exemple qu’en Europe les GAFAM, les Big Tech, sont en train de construire des <em>datacenters</em> un peu partout en Europe. Par exemple ils aiment bien la Finlande parce que la Finlande est un pays froid, donc on peut mettre les serveurs dans le golfe de Finlande, ça permet de faire des économies d’énergie. Ils aiment bien aussi la France parce qu’en France on a un réseau fluvial qui n’est quand même pas mal, au niveau géographique on a pas mal de ressources en eau et, par ailleurs, on a toute une énergie, une facture énergétique qui dépend du nucléaire, donc on est quand même assez intéressant comme territoire.<br/>
Là-dessus, les Big Tech, si vous voulez, avancent aussi sous couvert de leurs partenaires qui sont Equinix – en Europe en particulier c’est Equinix ou Digital Realty Trust qui sont en fait leurs partenaires <em>datacenters</em>. Restez bien éveillés aussi sur ces questions-là de prestataires. Si vous voyez Equinix à Bordeaux, ce n’est pas pour rien ! Ils étaient localisés à Paris, ils sont à Bordeaux en ce moment, tout simplement parce qu’ils sont reliés au câble Amitié et qu’il va aussi y avoir des liens avec le câble Dunant qui appartiennent donc Dunant à Google et Amitié à Microsoft/Facebook en majorité. Il faut vraiment avoir ça en tête quand on voit Equinix qui arrive en Europe ce n’est pas pour rien.<br/>
La territorialisation des <em>datacenters</em>, ce n’est pas pour faire plaisir aux Européens, ce n’est pas pour le label <em>cloud</em> de confiance, ce n’est pas pour faire plaisir au RGPD. C’est aussi parce que dans leur gestion de risques ils savent très bien que, dans les années qui viennent, ils vont avoir des problèmes avec ces sujets de ressources en eau et en énergie. Ils les ont déjà en Californie et au Texas où, quand ils veulent faire des projets de <em>datacenters</em> aux États-Unis, en fait on les emmerde ! De plus en plus les États leur disent « non, on ne veut pas forcément vos <em>datacenters</em> parce qu’on sait que ça va être très gourmand en eau et dans notre région on a de vrais problèmes de ressources en eau ».<br/>
J’aime bien faire ce lien aussi avec les priorités écologiques qu’on a, qu’on défend d’ailleurs beaucoup à l’Institut Rousseau, évidemment. Je n’en parle pas forcément beaucoup en ce moment dans mes études, mais c’est important. Il faut aussi avoir ça en tête.
 
J’ai fait un petit peu la boucle. Je suis désolée d’avoir été un peu longue sur le <em>cloud</em> de confiance, mais derrière le <em>cloud</em> de confiance il y a une dépendance sur x années qui se construit et c’est en train de s’accélérer à cause de cette politique-là.
 
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<b>Tariq Krim : </b>Sur la question du <em>cloud</em>

Version du 18 février 2022 à 12:41


Titre : Les enjeux géopolitiques de la souveraineté numérique

Intervenant·e·s : Ophélie Coelho - Clotilde Bômont - Tariq Krim - Jean-Paul Smets - Simon Woillet

Lieu : Conférences consacrées à la souveraineté numérique - Centre Panthéon de l'Université Paris 2.

Date : 15 janvier 2022

Durée : 1 h 12 min 40

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

La lutte pour l'indépendance numérique engage désormais l'avenir industriel, démocratique et géopolitique des nations. Des données critiques de nos services publics (en particulier de santé et de sécurité) aux données de nos grandes entreprises industrielles, rien ne semble échapper à la prédation des géants numériques américains et à la culture de la forfaiture si répandue chez nos élites dirigeantes. De la maîtrise des infrastructures à la maîtrise des couches logicielles, une bataille culturelle s'impose aujourd'hui dans le champ technologique. Entre la conception défaitiste et dangereuse du "cloud de confiance" porté par le gouvernement, et la vision réaliste et volontaire de nos intervenants, ce colloque est l'occasion de sortir des préjugés sur "l'impuissance" des acteurs français et européens du numérique, pour écrire un nouveau récit mobilisateur. Celui de la souveraineté numérique de notre pays et de ses institutions critiques.

Transcription

Simon Woillet : Comme vous l’avez vu, la première conférence porte sur la géopolitique du numérique. Je vais me permettre d’introduire très brièvement nos intervenants qui seront libres de modifier ou d’amplifier cette présentation à leur convenance.
Clotilde Bômont, vous êtes chercheuse au centre de recherche et de formation GEODE et doctorante à l’Université Panthéon Sorbonne. Vous êtes notamment spécialiste des questions d’intégration du cloud computing dans les systèmes d’information et de communication militaires.
Tariq Krim, vous êtes entrepreneur et pionnier du Web français. Fondateur de Netvibes, Jolicloud et Polite. vous êtes l’initiateur du mouvement slow Web, ancien vice-président du Conseil national du numérique. Vous êtes aujourd’hui reconnu comme une voix essentielle des combats pour un politique numérique française respectueuse des intérêts stratégiques nationaux et européens. Vous intervenez également régulièrement dans la presse nationale et dans de nombreux médias avec une audience importance tels que Thinkerview et B-Smart.
Ophélie Coelho, vous êtes spécialiste en géopolitique du numérique. Vous êtes membre du Conseil scientifique de l’Institut Rousseau, auteur de nombreux rapports passionnants et salués sur la géopolitique du numérique. On peut citer notamment votre rapport intitulé « Câbles sous-marins : les nouveaux pouvoirs des géants du numérique » ou encore « L'urgence d'une indépendance numérique révélée par l'urgence sanitaire » et plus récemment « Les États-Unis, les Big techs et le reste du monde… », qui sont consultables sur le site de l’institut Rousseau.
Jean-Paul Smets, vous êtes coprésident d’Euclidia, l’alliance européenne des industriels du cloud et CIO de Rapid.Space, entreprise de cloud de portée internationale avec une forte expérience en Asie, notamment en Chine et au Japon. Vous êtes l’un des fers de lance du combat pour un numérique européen libéré de l’emprise des GAFAM et vous vous inscrirez dans la défense d’un numérique plus ouvert au logiciel libre, notamment à travers la campagne EuroLinux dans laquelle vous avez joué un rôle clef.

Très brièvement pour laisser le plus vite possible la parole à nos intervenants, pour cadrer un petit peu le débat, la géopolitique du numérique ne consiste pas simplement, à notre sens, dans l’analyse de l’incrémentation du numérique dans les problèmes géopolitiques déjà préexistants. En fait, le numérique devient à part entière une grille si ce n’est la grille majeure contemporaine de lecture des faits géopolitiques et, pour cela, il suffit d’avoir en tête la question des infrastructures, de l’activation d’infrastructures clefs de communication. On peut penser aux câbles sous-marins dont on a parlé, aux satellites et encore à la fourniture aux administrations publiques de services cloud comme étant autant d’éléments majeurs d’une politique d’influence sur les autres nations.
Toutes les tensions diplomatiques et géopolitiques majeures que l’on rencontre aujourd’hui s’inscrivent pleinement dans la question numérique, notamment le rôle de la Chine qui est aussi profondément lié à la question des terres rares, comme vous le savez, ou bien la question taïwanaise pour ne citer que ces exemples extrêmement connus.

Pour ouvrir la discussion immédiatement, je vais m’adresser tout de suite à nos intervenants et je vais demander à chacun et chacune, à tour de rôle, de répondre à cette question d’ouverture : comment définir, dans notre monde contemporain, la question de la souveraineté numérique et quels enjeux généraux recouvre-t-elle ? Ophélie.

Ophélie Coelho : Merci Simon pour cette présentation.
Je vais commencer tout simplement par rappeler que quand on parle de souveraineté numérique, à mon sens, il faut déjà partir de cette idée que dans le monde numérique, d’ailleurs comme dans n’importe quelle industrie, on est soumis à de fortes interdépendances que ce soit dans le domaine du logiciel comme dans le domaine de la matérialité du numérique, à la fois au niveau des réseaux, où on a des réseaux interdépendants au niveau mondial, et aussi au niveau des terminaux qu’on utilise où on a une chaîne d’acteurs techniques de l’extraction des métaux jusqu’à la fabrication des composants et la fabrication des terminaux qui fait que forcément tous ces acteurs techniques vont être interdépendants.
De base, on pourrait se dire que s’ils sont tous interdépendants il n’y a pas de problème, ils ont tous une dépendance les uns par rapport aux autres donc ça va bien fonctionner. C’est un peu comme le marché libre. Le problème c’est que dans cet univers-là il y a des puissances qui ont aujourd’hui trop de pouvoir, qu’on va nommer les GAFAM, qu’on nomme de plus en plus les Big Tech aujourd’hui parce qu’elles ont une importance notamment dans le domaine infrastructurel. Les Big Tech étant – si on reprend une définition que j’aime bien qui vient d’un sociologue classique, pour ceux qui le connaissent, qui est Marcel Mauss – tout simplement un fait social total et qu’elles on aujourd’hui une influence à la fois sur nos sociétés, également sur le politique, évidemment sur notre souveraineté numérique, en tous cas, elles ont aujourd’hui une force sur nos sociétés. À partir de là, la souveraineté numérique c’est quoi ? À mon sens c’est avant tout s’intéresser à ces dépendances numériques, savoir les mesurer et savoir tout simplement rééquilibrer ces dépendances quand elles deviennent critiques pour notre capacité d’autodétermination. Voilà.
Donc aujourd’hui pour moi, quand on parle de souveraineté numérique, c’est vraiment lutter pour notre capacité d’autodétermination et, à mon sens, ça passe par la maîtrise des technologies plutôt que par une simple régulation, un simple contrôle des technologies.

Tariq Krim : Bonjour à tous. Tout d’abord merci de nous accueillir dans ce haut lieu de réflexion et puis merci à l’ensemble des partenaires.
La question de la souveraineté numérique est dans débat depuis quelques années, elle est beaucoup dans le débat depuis les deux dernières années puisque la pandémie, d’une certaine manière, nous a d’abord obligés à vivre dans le monde numérique des Big Tech, on était en permanence sur des Zoom qui n’en finissaient pas, des e-mails, des chats, des visios, du cloud, toutes ces technologies dont on se dit, et je fais partie des gens qui pensent qu’elles sont assez toxiques pour les individus, en fait pour échapper au virus on est rentré dans un monde numérique assez toxique.
Quand on parle de souveraineté numérique, chacun a une définition qui lui est propre. Pour moi le débat se pose autour de deux questions principales. Ce qui est intéressant c’est qu’on a ce débat alors qu’on est peut-être, en ce moment, à J-8 d’une guerre mondiale cybernétique. Vous avez peut-être vu que les serveurs ukrainiens ont été hier disablés, que la Pologne est en émoi et qu’on a, en fait une véritable problématique numérique.
Il y a deux choses importantes. La première c’est qu’on a basculé d’un Internet qui était ouvert, contrôlé par les États-Unis, puisque, comme vous le savez, l’ensemble des noms de domaine et toute l’architecture du réseau est américano-centrée, mais qui était quand même un Internet ouvert depuis quelques années, à un Internet qui s’est concentré au point qu’il est devenu monopolistique. J’aime bien parler d’Internet boîte noire. On est passé de l’Internet ouvert à l’Internet boîte noire parce que c’est un Internet dont on ne comprend pas comment il fonctionne. Il faut d’ailleurs comprendre qu’une grande partie du trafic est désormais à l’intérieur des datacenters des Big Tech. Ceux qui font de l’informatique savent que quand on a un serveur chez Amazon et un autre serveur chez Amazon, d’une autre boîte, et qu’ils doivent échanger des données, ils le font à l’intérieur du service du datacenter d’Amazon. Quand la majorité des serveurs sont sur Amazon, à partir de là une énorme partie du trafic se fait à l’intérieur de ces datacenters, c’est le cas aussi pour Google, pour Apple, pour Facebook. C’est-à-dire que non seulement on gère des données colossales, on les gère également pour des partenaires, ce qu’on appelle le cloud, mais en fait on a une concentration de ces données.
Et puis il y a une deuxième question qui est la question du rapport de l’État face à cet Internet monopolistique. On a la démocratie qui est déstabilisée par les Big Tech, il y a aussi la problématique de la protection des infrastructures vitales, on va le tester dans les semaines et les mois qui viennent.
Je voudrais juste faire deux petites remarques pour vous montrer d’où on vient et où on va.
En 2010, dans un discours assez célèbre, Hillary Clinton parlait de l’Internet comme d’un outil qui allait abattre les frontières de la censure, elle parlait notamment de la Chine mais aussi de l’Iran. Si on regarde dix ans plus tard, aujourd’hui la Chine, d’une certaine manière, censure l’Internet à l’extérieur de son territoire, puisque désormais quand vous êtes un citoyen chinois et que vous parlez d’une manière qui ne plaît pas au gouvernement chinois sur des réseaux américains comme Twitter ou des réseaux sociaux, quand vous revenez en Chine on vous pose des questions, on vous demande d’effacer les tweets. Vous avez le patron des Houston Rockets, patron américain d’une équipe de basketball américaine aux États-Unis qui s’exprime sur Twitter, réseau américain, et qui se retrouve avec un boycott. Il faut se rappeler que Twitter n’est absolument pas disponible en Chine, peut-être sous certaines façons, Jean-Paul pourra peut-être en parler plus tard, donc se retrouve en fait censuré.
De l’autre côté, comme vous le savez, les GAFAM ont été longtemps vus par les États-Unis comme un outil d’affirmation de la puissance, ça a été le cas de Trump qui est allé voir Huawei, qui lui a dit « maintenant vous n’avez plus accès aux technologies de Google, on va vous bloquer l’accès aux processeurs de TSMC. En 2019 Trump utilise la puissance des GAFAM pour, d’une certaine manière, affirmer la puissance américaine. Un an plus tard ces mêmes GAFAM ont déconnecté, déplateformisé, c’est le terme qui utilisé, le même président en exercice, il faut quand même le rappeler, c’est une première, donc on est dans un environnement qui est très mouvant. Par rapport à ce qu’on pouvait dire de la souveraineté il y a deux ans, et je conclurai là-dessus, on est maintenant véritablement à un moment où la souveraineté va être testée à la fois au niveau des infrastructures avec les fameuses guerres cybernétiques, mais également cette année. Vous savez évidemment qu’on est en campagne, donc on va se poser la question de voir quels seront les équilibres ou les déséquilibres de ces plateformes.

Clotilde Bômont : Bonjour à tous et merci beaucoup aux organisateurs pour leur invitation, je suis très heureuse d’être là, c’est toujours un plaisir de discuter de ces sujets.
Comme Simon m’a présentée, je suis chercheur donc je viens plutôt du monde académique. Peut-être que pour essayer d’aborder cette question de la souveraineté numérique, je vais me baser justement sur cette expérience de chercheur.
C’est vrai que comme j’ai travaillé pas mal au contact des acteurs de la Défense, en tout cas dans l’environnement des institutions étatiques, j’ai pu observer un petit peu l’évolution de la notion de souveraineté numérique. C’est vrai que ces dernières années, en tout cas en quelques années seulement, je l’ai vraiment vu s’imposer au point d’être aujourd’hui au cœur des discours, en tout cas sinon présent de toute façon en filigrane dans tous les enjeux numériques français.
Du coup, en tant que chercheur, ça m’a intéressé un petit peu de comprendre cette évolution, de voir un petit peu ce qui pouvait se cacher derrière, de comprendre aussi bien les limites, les contradictions, les logiques, les intérêts derrière cette évolution de la notion de souveraineté numérique.
Ça veut dire déjà sur le plan international, comme ça a été dit en introduction ausi, de ce que ça nous apprend sur les relations entre les différents acteurs géopolitiques, que ce soit des États, des entreprises ou des organisations internationales, mais aussi, et on a peut-être tendance à l’occulter un petit peu, sur le plan national et justement, encore une fois, avec cette notion de logique d’intérêts et pourquoi aujourd’hui parle-t-on de souveraineté numérique.
C’est pour ça que j’ai été amenée à traiter la question de la souveraineté numérique en me posant essentiellement trois questions et c’est pour ça que, finalement, je ne vais pas pouvoir répondre à cette grande question de la définition et des enjeux puisque ce serait d’ores et déjà toute mon intervention, mais je vais peut-être essayer de soulever quand même quelques questions, à savoir : la souveraineté numérique quoi ? Pourquoi ? Et comment ?
Quoi d’abord ? Comment en est-on venu justement à parler, entre guillemets, de « cette souveraineté numérique » et qu’est-ce qui se cache derrière cette notion ?
Pourquoi ensuite ? Pourquoi est-ce que nous, Français, et finalement Européens également, ressentons-nous le besoin de réaffirmer notre souveraineté dans le domaine numérique ?
Et enfin comment ? Comment peut-on affirmer cette souveraineté numérique et finalement, en d’autres termes, quels sont les leviers de cette souveraineté numérique ?
Je pense que ce dernier point nous amènera, on va le voir, à envisager des solutions, à ouvrir des pistes pour la présidentielle française qui est le thème de cette conférence, mais je pense aussi pour la présidence française de l’Union européenne qui a beaucoup de choses à faire dans ce domaine.

Peut-être d’abord pour revenir sur le quoi parce que les deux informations précédentes soulignent bien que très souvent, quand on parle de souveraineté numérique, on répond à la question pourquoi, on répond à la question comment, mais rarement à la question quoi. C’est vrai qu’il n’existe pas de définition neutre, consensuelle et objective de la souveraineté numérique pour la simple et bonne raison que « souveraineté numérique » est un petit peu un mot valise. Derrière ce terme, la souveraineté numérique est souvent présentée de façon monolithique, un petit peu comme un idéal, un but à atteindre, un objectif sur lequel en principe tout le monde semble à peu près s’accorder. Mais si on n’a pas de consensus c’est justement sur les moyens d’atteindre cette souveraineté et même sur ce que veut dire cet état de souveraineté. Est-ce que c’est de l’autonomie ? Est-ce que c‘est de l’autarcie ? Est-ce que c’est de l’interdépendance ? Et là-dessus il n’y a pas forcément de consensus non plus. Parce que derrière cette notion de souveraineté numérique sont en fait réunis et amalgamés beaucoup d’enjeux qui sont aussi bien d’ordre économique que juridique ou industriel ou même encore éthique. Je pense que tant qu’on continuera d’utiliser ce mot valise sans être vraiment clair sur ce qu’on entend derrière cette notion-là et sans avoir une position claire sur tous ces domaines juridique, éthique, etc., finalement sans avoir une réelle posture stratégique, on ne pourra s’entendre sur ce qu’on cherche à atteindre à travers cette souveraineté numérique.
Je vais être assez rapide sur le reste, mais finalement sur la question du pourquoi, peut-être pour reposer quelques bases, j’ai identifié trois raisons derrière la souveraineté numérique. Pourquoi est-ce qu’on cherche à se réaffirmer dans le domaine numérique ?
Déjà juste une petite parenthèse, en termes juridiques la notion de souveraineté numérique c'est un non-sens. On est souverain. La France est souveraine. Il s’agit bien de l’exercice de la souveraineté dans le domaine numérique qu’on cherche à avoir.
Du coup trois raisons.
La première c’est pour des raisons stratégiques assez évidentes, c’est-à-dire que si on cherche à réaffirmer notre souveraineté numérique c’est pour s’affirmer sur la scène internationale, pour éviter d’avoir une interférence de la part de puissances étrangères, du coup pour rester autonomes dans nos choix.
Pour des raisons économiques aussi, assez évidentes. Même si les Européens sont les plus gros producteurs de données au monde, ce ne sont pas ceux qui en bénéficient le plus, ce qui a amené d’ailleurs la sénatrice Catherine Morin-Desailly à parler de colonie numérique, l’Europe est une colonie numérique.
Et enfin peut-être une autre piste. Si on cherche à se réaffirmer dans le domaine numérique, c’est aussi pour des raisons que je vais appeler éthiques, civiques et morales, tout simplement parce que ces Big Tech, ces géants de la tech, en particulier les géants américains, ont une influence sur nos affaires domestiques, sur nos affaires internes. On l’a très bien vu par exemple dans les processus électoraux avec les affaires comme Cambridge Analytica, avec le Brexit, les élections présidentielles américaines aussi. Ces plateformes, ces entreprises américaines ont une réelle influence. Et puis aussi parce que je pense que les produits et les solutions qu’on utilise aujourd’hui en Europe n’incarnent pas forcément, ne sont pas forcément toujours en adéquation avec les valeurs européennes, si on peut appeler ça des valeurs, en tout cas avec les projets européens, avec les idées européennes de ce que peut être le numérique.
Voilà ces trois raisons essentiellement. Je pense que sur le comment on aura l’occasion de largement en parler aussi.

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Jean-Paul Smets : J’ai été inspiré aujourd’hui parce que dans la salle il y a quelqu’un qui a un bel ordinateur Huawei avec un système américain Microsoft et un processeur Intel. Puis je me suis demandé « est-ce qu’on a les logiciels qu’il faut en Europe ? » Eh bien oui, on a tout, donc ce n’est pas un problème logiciel aujourd’hui, en tout cas d’existence des logiciels puisqu’on a tous les logiciels, y compris en Libre en Europe, pour construire son infrastructure de cloud ou d’entreprise ; si on les utilise ou si on ne les utilise pas, ce n’est pas un problème lié au fait qu’ils existent ou non c’est notre choix, c’est qu’on a décidé de rester dans un état de colonisé numérique ou de se libérer. Moi j’ai choisi de me libérer, je n’utilise plus que du logiciel libre ou européen du matin au soir, y compris tout le monde dans mon entreprise.
Donc tout existe en Europe en matière de logiciel, de logiciel de cloud, d’intelligence artificielle. Je vous mets au défi de me donner un exemple où ce n’est pas vrai. On pourra en discuter plus tard.
Dans ce cas c’est quoi la souveraineté numérique ? C’est simple, c’est un problème de matériel maintenant. On pourrait le résumer à « est-ce qu’on est capable de faire des microprocesseurs en Europe ? » La réponse est non. Et c’est bien un problème de souveraineté au sens de souveraineté juridique. Pourquoi ? Parce que faire un microprocesseur aux États-Unis, ça se fait avec un contrat de défense, à coups de milliards ou de dizaines de milliards qu’on donne à des copains pour les enrichir, pour qu’ils fassent une usine, pour qu’ils fassent le processeur. Donc on a un bon mécanisme pour investir des grosses quantités aux États-Unis et faire des usines.
En Chine c’est la même chose. Il y a une structure juridique en Chine, entreprise semi-publique, semi-privée, ça date d’avant la réforme de Deng Xiaoping, ça permet de mettre quelques milliards dans une structure juridique en fait publique qui ensuite devient privée et puis, avec quelques astuces, devient la propriété d’un ancien membre du parti. Comme ça on arrive à enrichir quelqu’un qui est dans le parti avec une grosse usine de microprocesseurs. Donc ils ont un super mécanisme pour faire des usines qui produisent des processeurs, qui produisent n’importe quoi. Donc aujourd’hui il y a des processeurs chinois. Ils en vendent trois millions par an dans des ordinateurs portables, ce n’est plus de l’Intel, ce n’est plus de l’AMD, c‘est 100 % sous contrôle chinois, ils ont mis en place un certain nombre d’éléments dans leurs marchés publics pour créer toute une chaîne et un marché qui fait qu’ils sont maintenant complètement indépendants.
En France, en Europe, on n’a pas le droit de faire de ça. On n’a pas le droit de claquer dix milliards d’argent public pour enrichir un copain qui va faire des processeurs, donc on n’est pas souverain.

Simon Woillet : Merci pour ces réponses d’introduction.
La première question, cette fois-ci de lancement, que j’aimerais vous poser, c’est la question du cloud, parce que c'est un peu un gros mot du numérique que tout le monde entend et sur lequel on n’a pas forcément les idées toujours très claires. Je voulais vous proposer de définir, très brièvement, non seulement ce que c’est schématiquement mais également quels enjeux ça pose en termes géopolitiques puisque par exemple, dans notre actualité pour nous les Français, s’est notamment posé le problème, la question du « cloud de confiance » porté par le gouvernement français, qui a fait grand bruit et presque scandale chez les professionnels français du secteur.
Ophélie.

Ophélie Coelho : Je ne sais pas si tout le monde sait ce qu’est le cloud de confiance. On va résumer un petit peu. C’est un label qui est sorti en mai de l’année dernière qui , en fait, permet, pour résumer, aux entreprises françaises d’adopter des clouds américains, « en toute confiance » selon la définition, avec des gardes-fous qui se résument au fait d’avoir les serveurs sur le territoire européen et d’avoir un gestionnaire, c’est à-dire, en gros, un responsable commercial qui soit français ou européen.
Pour le coup on est vraiment sur une définition de la souveraineté minimale avec ce cloud de confiance. Le problème c’est un peu comme la transformation numérique depuis 20 ans, ce cloud de confiance est, en fait, un accélérateur de mise en dépendance aux Big Tech. Ça fait quoi ? Déjà il y a beaucoup d’entreprises du CAC 40 qui sont extrêmement dépendantes d’Amazon Web Services, comme une bonne part des sites internet, il ne faut pas se leurrer, Amazon Web Services est vraiment leader au niveau des services cloud de toute façon. C’est un accélérateur, c’est-à-dire qu’on se retrouve aujourd’hui avec des parts de marché qui augmentent depuis ces dernières années notamment à cause de ces politiques-là. C’est très grave parce que ce sont des choses qui ne sont pas forcément réversibles. Si vous parlez d’un projet comme le Health Data Hub – Simon pourrait tout à fait en parler parce qu’ils ont été trois auteurs, avec Audrey Boulard et Eugène Favier-Baron, à sortir un bouquin [Le Business de nos données médicales] spécialement sur ce sujet-là – quand on confie justement des données à une entreprise comme Microsoft Azure, des données de santé des Français, on se retrouve quand même avec un sujet assez dramatique, c’est que toutes les données qui vont être utilisées dans des projets de traitement de données en utilisant du machine learning, etc., c’est perdu en fait, c’est une occasion manquée par exemple pour améliorer nos technologies de machine learning en Europe. Ce sont des marchés perdus, mais ce sont aussi des opportunités d’améliorer la R&D chez nous qui sont perdues. Donc c’est assez dramatique cette histoire de cloud de confiance.
Par ailleurs, je vais quand même rappeler une chose, quand on parle de la territorialisation des datacenters. Vous voyez par exemple qu’en Europe les GAFAM, les Big Tech, sont en train de construire des datacenters un peu partout en Europe. Par exemple ils aiment bien la Finlande parce que la Finlande est un pays froid, donc on peut mettre les serveurs dans le golfe de Finlande, ça permet de faire des économies d’énergie. Ils aiment bien aussi la France parce qu’en France on a un réseau fluvial qui n’est quand même pas mal, au niveau géographique on a pas mal de ressources en eau et, par ailleurs, on a toute une énergie, une facture énergétique qui dépend du nucléaire, donc on est quand même assez intéressant comme territoire.
Là-dessus, les Big Tech, si vous voulez, avancent aussi sous couvert de leurs partenaires qui sont Equinix – en Europe en particulier c’est Equinix ou Digital Realty Trust qui sont en fait leurs partenaires datacenters. Restez bien éveillés aussi sur ces questions-là de prestataires. Si vous voyez Equinix à Bordeaux, ce n’est pas pour rien ! Ils étaient localisés à Paris, ils sont à Bordeaux en ce moment, tout simplement parce qu’ils sont reliés au câble Amitié et qu’il va aussi y avoir des liens avec le câble Dunant qui appartiennent donc Dunant à Google et Amitié à Microsoft/Facebook en majorité. Il faut vraiment avoir ça en tête quand on voit Equinix qui arrive en Europe ce n’est pas pour rien.
La territorialisation des datacenters, ce n’est pas pour faire plaisir aux Européens, ce n’est pas pour le label cloud de confiance, ce n’est pas pour faire plaisir au RGPD. C’est aussi parce que dans leur gestion de risques ils savent très bien que, dans les années qui viennent, ils vont avoir des problèmes avec ces sujets de ressources en eau et en énergie. Ils les ont déjà en Californie et au Texas où, quand ils veulent faire des projets de datacenters aux États-Unis, en fait on les emmerde ! De plus en plus les États leur disent « non, on ne veut pas forcément vos datacenters parce qu’on sait que ça va être très gourmand en eau et dans notre région on a de vrais problèmes de ressources en eau ».
J’aime bien faire ce lien aussi avec les priorités écologiques qu’on a, qu’on défend d’ailleurs beaucoup à l’Institut Rousseau, évidemment. Je n’en parle pas forcément beaucoup en ce moment dans mes études, mais c’est important. Il faut aussi avoir ça en tête.

J’ai fait un petit peu la boucle. Je suis désolée d’avoir été un peu longue sur le cloud de confiance, mais derrière le cloud de confiance il y a une dépendance sur x années qui se construit et c’est en train de s’accélérer à cause de cette politique-là.

25’ 08

Tariq Krim : Sur la question du cloud