« Invoquer l’Internet libre » : différence entre les versions

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(Page créée avec « Catégorie:Transcriptions '''Titre :''' Invoquer l’Internet libre '''Intervenant·es :''' '''Lieu :''' Podcast <em>Esprit, es-tu là ?</em> par Macif et <em>Chut! Magazine</em> '''Date :''' 12 septembre 2024 '''Durée :''' 19 min 38 '''[https://www.youtube.com/watch?v=F0VSYNh-EGo Podcast]''' '''[https://chut.media/podcasts/episode-4-invoquer-linternet-libre/ Présentation du podcast]''' '''Licence de la transcription :''' [http://www.gnu.org/licens... »)
 
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<b>Voix off : </b><em>Esprit, es-tu là ?</em>, le podcast qui invoque votre esprit critique en ligne avec Vous! par Macif et <em>Chut! Magazine</em>.<br/>
Pour ce quatrième épisode, le journaliste Nicolas Gastineau appelle nos esprits à découvrir, ou redécouvrir, les ambitions initiales d’Internet, socle d’un monde en ligne à construire pour le bien commun, une utopie aujourd’hui abîmée par les jeux d’influence et les nouveaux modèles économiques.
<b>Nicolas Gastineau : </b>Le 17 février 2022, le journaliste Vincent Bresson publie un livre <em>Au cœur du Z</em>. On y découvre l’existence d’une cellule de militants dont l’objectif est d’infiltrer les articles de Wikipédia pour y favoriser l’image de leur candidat. Le stratagème n’est pas un fait isolé. De nombreuses personnalités politiques, comme des entreprises, tentent, depuis plusieurs années et quotidiennement, d’influencer la façon dont Wikipédia parle d’elles car, de l’extérieur, ce qui n’apparaît parfois que comme la sympathique encyclopédie libre est avant tout le cinquième site le plus visité au monde et le premier réflexe de tout internaute voulant rechercher des informations sur quelqu’un. Un volet controversé, le compte-rendu d’un démêlé judiciaire, quelques lignes de trop peuvent sérieusement atteindre la réputation d’une personne. Ce temple de l’Internet non lucratif, ouvert d’accès, collaboratif et gratuit est donc devenu un lieu de prédation pour une multitude d’agents d’influence, parfois au service de pays étrangers. Mais, ce qui crée surtout un choc, c’est que, parmi ces infiltrés, se trouvait – le cas est rarissime – un contributeur historique de l’encyclopédie libre, dont le pseudonyme était Cheep.<br/>
Capucine-Marin Dubroca-Voisin est la présidente de Wikimédia France et elle a vécu l’affaire de l’intérieur.
<b>Capucine-Marin Dubroca-Voisin : </b>Cheep, un contributeur ancien qui était reconnu, c’était totalement une trahison. Sur Wikipédia, on n’est pas anonyme, on est sous pseudonyme et le pseudonymat est très important pour nous. On acquiert sa réputation en ayant une présence relativement continue et en faisant des ajouts dans l’encyclopédie. Cheep était une personne qui en avait fait beaucoup, il était donc considéré comme un contributeur respectable. Le fait de voir qu’il ait manipulé Wikipédia dans le dos de tout le monde, qui plus est pour le compte de l’extrême droite et des idées haineuses – il faisait même du négationnisme –, c’était vraiment un coup de poignard dans le dos de la communauté et on l’a très mal vécu.<br/>
Ça a été aussi une façon de déniaiser la communauté par rapport à ces menaces et on voit, enfin, une prise de conscience de la part de pas mal de personnes, alors que la communauté était encore assez naïve dans ses principes d’un Internet où globalement tout le monde est gentil, même si les entreprises essayent quand même de manipuler un peu.
<b>Nicolas Gastineau : </b>Il faut élargir la focale. Derrière Cheep et les menaces qui planent sur Wikipédia, c’est toute une philosophie d’Internet qui est remise en question. Wikipédia ne parle pas qu’en son propre nom. C’est aussi le site le plus connu, le plus visité, l’ambassadeur, peut-être, de ce qu’on appelle l’Internet libre, cet Internet qui n’appartient à personne et qui est modifiable par tous. Wikipédia est l’arbre qui cache une forêt libre, une myriade de logiciels, de sites, d’initiatives numériques qui se réclament d’une même façon de faire. Le fait que Wikipédia soit ainsi menacée fait planer une ombre sur tout un écosystème.<br/>
Pour comprendre ce qui est en jeu, de quel bois et de quelle sève sont faits les arbres de cette forêt, il faut remonter le temps, revenir aux premières années du Web, aux balbutiements des salles informatiques dans les collèges.<br/>
Alexis Kauffmann, le fondateur du réseau de logiciels libres Framasoft, est un pionnier du genre. On est en 1995, il est jeune prof de maths dans un collège, à Bobigny.
<b>Alexis Kauffmann : </b>À l’époque, il y avait un slogan politique qui était : donnons le plus à ceux qui ont le moins. La Seine-Saint-Denis a reçu un certain nombre de moyens et tout d’un coup, notamment dans mon collège, on se retrouve avec une salle informatique flambant neuve, la première salle informatique qui arrive. La question que je me suis posée, avec aussi une collègue de français, que je salue, qui s’appelle Caroline d’Atabekian, c’est : qu’est-ce qu’on peut faire avec cette salle informatique pour nos élèves ? On l’a investie. L’idée, c’était un petit peu de créer des contenus pédagogiques en HTML, c’est-à-dire sur des pages web, sur des sites web. Du coup, on avait besoin d’outils, on avait besoin de logiciels, on n’avait pas beaucoup de moyens non plus. On a un peu regardé sur Internet ce qui était proposé, nous sommes partis à la recherche de logiciels gratuits. Et puis moi, tout d’un coup, je découvre qu’il y a une autre catégorie que gratuit/pas gratuit, il y a libre/pas libre. Ça m’a tout à fait fasciné. Je me suis dit « les principes du logiciel libre sont extrêmement proches de ma mission de service public qui est de transmettre la connaissance librement. »
<b>Nicolas Gastineau : </b>Il y a donc, à la racine de cette autre histoire d’Internet, un projet éducatif. Mais une nuance est importante : ça peut être gratuit mais pas libre, ou libre mais pas gratuit. C’est vrai que quand on pense à Instagram ou à TikTok, l’utilisation est gratuite après tout ! C’est ouvert, on y apprend des choses. Cela pourrait rentrer dans la définition que donne Alexis Kauffmann, à la différence près que si l’usager est gratuit le temps qu’on y passe, lui, ne l’est pas, il génère une valeur monétaire revendue sous forme de données par l’entreprise qui a intérêt à nous maintenir connectés. Et surtout, et c’est sans doute le point le plus important, nous sommes tenus dans l’ignorance de ses mécanismes. Les algorithmes ne sont pas publics, pas libres de modifications, donc pas possible de les partager.<br/>
Quel serait alors ce modèle pas forcément gratuit, mais libre, dont nous parle Alexis Kauffmann.
<b>Alexis Kauffmann : </b>On peut partir de ce qu’est un logiciel libre. Un logiciel libre offre quatre libertés aux utilisateurs, qui sont la liberté d’usage, d’étude, de modification et de partage, pour le dire très vite. Vous voyez bien, quand on parle de savoir, que c’est aussi la transmission du savoir, c’est aussi intéressant de pouvoir utiliser pour étudier, pouvoir adapter et pouvoir partager. Il n’y a pas de notion d’argent dans cette définition. Vous pouvez, du coup, vous retrouver avec des logiciels libres qui peuvent être gratuits ou qui peuvent être payants lorsqu’il y a du service, etc.<br/>
C’est important de dire que ces définitions ne concernent pas directement l’économie, qu’elles concernent plutôt les libertés d’adaptation et surtout, la liberté de partage, de distribution. Le partage, c’est aller vers les autres, c’est donc faire communauté, c’est ça le plus important.
<b>Nicolas Gastineau : </b>Ce n’est donc pas l’économie telle qu’on l’a connue ou, plutôt, c’est une économie, fondée sur le partage et l’ouverture, qui répond à d’autres logiques. Non pas une économie des choses, mais une économie de la connaissance, dont les lois physiques fondamentales ne sont pas du tout les mêmes, à savoir que ce qui est donné n’est pas perdu par celui qui donne : l’information circule sans priver personne. Et contrairement au jeu à somme nulle de l’économie traditionnelle – je prends ta pomme, tu ne l’as plus –, le logiciel libre permet l’enrichissement mutuel : je prends ton savoir, mais tu le gardes. La source d’inspiration de cette vision c’est ce qu’on appelle les communs, ces ressources dont toute la communauté se partage l’usage et qui s’organise collectivement pour les préserver.<br/>
Prenez, par exemple, une rivière qui irrigue un village. Chaque villageois a un droit d’usage sur la rivière, mais contribue à son entretien, observe des règles quant à sa préservation.<br/>
Ce n’est pas une économie capitaliste, car elle n’est pas basée sur la propriété privée au sens de l’appropriation : si cette maison est à moi, elle n’est donc pas à vous ; c’est une propriété d’usage : cette rivière est à nous, nous allons en prendre soin.
<b>Alexis Kauffmann : </b>D’abord c’est la fascination, jeune prof, de pouvoir utiliser les ressources des autres, que d’autres collègues avaient partagées sur Internet, ça m’a énormément facilité la vie de prof – préparation de cours, d’évaluations, etc. Tout d’un coup, on sortait de son établissement. C’est-à-dire qu’avant l’Internet, vous étiez quand même confiné dans votre bahut, avec les collègues, en salle des profs, et c’était là que se passaient les interactions, les échanges et les éventuels partages. Là, tout d’un coup, c’était le monde entier et des profs, spontanément, mettent leurs ressources à disposition, et puis des développeurs mettent leurs applications, leurs logiciels, librement à disposition. C’est totalement fascinant, c’est génial !<br/>
Je découvre donc les logiciels libres, beaucoup d’affinités, des proximités de valeurs avec l’éducation et je me suis dit « l’Internet ayant horreur du vide, on va créer ça ». Ce qui m’a aussi fasciné, c’est que d’autres se sont intéressés à mon projet, on a donc commencé à faire une petite communauté, tout ça de manière totalement bénévole, sous les radars de l’institution, et c’est comme ça qu’est née Framasoft. Au départ, c’était principalement sur de l’outillage, c’est-à-dire découvrir des logiciels libres, migrer d’une solution propriétaire à une autre, avec une approche non dogmatique, c’est-à-dire ce n’est pas grave ! Vous avez découvert l’informatique sous Windows, vous utilisez Word, ce n’est pas grave, déjà découvrons le concept du logiciel libre, on verra si c’est, ou pas, intéressant ; accompagnons ceux qui ont envie de faire des migrations qui peuvent être simplement d’un logiciel à un autre, d’un navigateur, en l’occurrence Internet Explorer, à Firefox, de Microsoft Office Open Office à l’époque. Et, pourquoi pas, carrément faire le grand saut, c’est-à-dire de Windows à Linux ?<br/>
C’était le point de départ, c’était assez utilitaire. Ensuite, ce qui m’a toujours intéressé, c’est bien plus que l’utilitaire, c’est vraiment le projet social, voire politique.
<b>Nicolas Gastineau : </b>Et en effet, ça a des allures d’utopie. Des logiciels qui s’arrachent aux lois du marché pour faire les choses autrement, redéfinir la propriété, offrir des solutions de haut niveau tout en invitant chacun à y contribuer.<br/>
Dans les premières décennies de l’Internet mondial, il y avait, chez certains acteurs du Libre un rêve : qu’un jour tout le monde serait comme ça. Que ces communs immatériels, le code informatique, les données en libre accès, simplement le protocole HTTP://, étaient un point de départ, le laboratoire d’une autre façon de répartir les ressources, qui allait envahir la terre entière ou, plus modestement, qui serait au moins le modèle dominant d’Internet.<br/>
Bien sûr, ça a essaimé. Il y a donc eu Framasoft, l’ensemble de logiciels libres créée sous l’impulsion d’Alexis Kauffmann qui, à son apogée, avoisine le million de visiteurs et visiteuses par mois.<br/>
Il y a Wikipédia, bien sûr, cinquième site le plus visité au monde.<br/>
Il faut aussi mentionner OpenStreetMap, le Wikipédia de la cartographie, ou plutôt le Google Maps du Libre, qui est alimenté constamment par des légions de contributeurs et de contributrices à travers le monde.
<b>Alexis Kauffmann : </b>C’est un projet quasiment aussi important que Wikipédia, c’est proposer une alternative à Google Maps, à Google Street View, etc. Quand on y pense, confier à une société privée le soin de cartographier le territoire mondial, c’est extrêmement dangereux. Cartographier le monde, ça devrait, typiquement, être un service public, un service public mondial. Il y a des petites mains, avec leur GPS, qui se promènent, qui prennent des relevés, qui ensuite rentrent chez elles, cartographient ; on est aussi aidé par des boîtes qui donnent leurs images satellites, etc.
<b>Nicolas Gastineau : </b>Le souci, c’est que si, dans l’Internet libre, la connaissance n’est pas exclusive et se partage, le temps des internautes, lui, est limité. Les sites internet se partagent tous un gâteau, le temps que les gens y passent, et ce gâteau est bien entendu en quantité limitée.<br/>
Face au logiciel libre, existe un modèle concurrent, dominateur, qui, quant à lui, ne rêve que d’une chose : n’avoir les internautes que pour lui. Ce modèle c’est, bien sûr, celui des réseaux sociaux : Twitter, Instagram, TikTok, qui ont construit leur succès économique sur une recette : d’abord, faire commerce de nos données auprès des annonceurs ; ensuite, maintenir notre attention occupée par des stratagèmes invisibles qui appellent à notre cognition pour nous faire rester sur le fil quelques secondes de plus, pour avoir toujours envie de voir cette notification en plus, pour avoir envie de pouvoir cliquer sur la vidéo d’après. Force est de constater, qu’aujourd’hui, l’Internet, c’est plutôt eux. Ce sont eux qui définissent l’expérience quotidienne du numérique pour la grande majorité des gens qui s’y trouvent.<br/>
Côté navigateur, le champion du Libre en la matière, c’était Mozilla Firefox, qui avait battu Internet Explorer et tenait la dragée haute à tous ses concurrents. Sauf que Google Chrome est arrivé comme un raz-de-marée et a pris l’immense majorité des parts du marché. Cela donne quand même envie de dire, quand on voit l’immensité des réseaux sociaux et des navigateurs, que ce n’est pas le modèle du Libre qui est menacé, c’est, qu’en un sens, il a peut-être perdu.
<b>Alexis Kauffmann : </b>Oui, bien sûr, je ne vais pas vous le cacher. Je pensais vraiment que la culture libre allait se développer, voire s’imposer. Naturellement ! Pour moi, c’était du bon sens, et ça nous rapproche ! Feu Bernard Stiegler parlait du grand désenchantement d’Internet, c’est-à-dire une désillusion, la valeur captée. On a commencé à se concentrer sur quelques sites et on a perdu un petit peu l’esprit originel d’Internet, je ne vous le cache pas.
<b>Nicolas Gastineau : </b>Quand on compare le principe des communs numériques avec celui des réseaux, on réalise qu’ils sont, en effet, des opposés symétriques. Déjà les plateformes, comme on l’a dit, cultivent le secret sur leurs algorithmes. À l’inverse, le Libre met tout à disposition : il est possible d’examiner, de juger de la pertinence de chaque paramètre, voire de faire autrement.<br/>
L’autre point, c’est l’apprentissage. Le fait que Framasoft référence du logiciel libre, soit à l’origine une utopie de prof de maths, ce n’est pas un hasard. Il y a une éthique humaniste qui circule dans les forums de logiciels libres : le goût de l’éducation. Alexis Kauffmann parlait de sa fascination pour les outils éducatifs en tant que prof. Non seulement on propose des solutions libres, mais, surtout, les personnes en tirent des choses. Elles apprennent numériquement, informatiquement. Elles bidouillent, elles lisent des tutoriels, elles se renseignent. C’est tâtonnant, on bricole, on plonge sous les capots et on gagne en compétences.<br/>
De leur côté, les plateformes des géants de la tech, comme un iPhone, que seule App Store est en mesure d’ouvrir et de réparer, ne nous apprennent pas grand-chose, puisqu’il n’y a plus besoin de comprendre les fonctionnements des sites pour s’y repérer. Après tout, les applications sont tellement intuitives, sans aspérité, lisses, magiques, leur design s’occupe de nous, l’app choisit pour nous. Il y a d’ailleurs un vrai problème, documenté, qui aurait sans doute fait la tristesse de bien des pionniers du logiciel libre : les plus jeunes générations, celles dont on croyait qu’elle était <em>digital natives</em>, natives du numérique, utilisent principalement leurs smartphones, donc ne sont pas aussi à l’aise que leurs aînés dans un environnement informatique classique, quand il s’agit manipuler un logiciel de traitement de texte, utiliser un navigateur, et ne parlons pas de logiciels comme les tableurs.
<b>Alexis Kauffmann : </b>Pour la jeune génération, vous parlez du mobile, le mobile, c’est quand même une défaite du logiciel libre, parce que, d’abord, les couches basses peuvent être <em>open source</em>, type Android. C’est vrai que le smartphone est un peu un objet magique que les jeunes utilisent majoritairement, voire parfois exclusivement, pour se connecter à Internet. Le smartphone est beaucoup plus un outil de consommation que de contribution. Par exemple, ce n’est pas simple de participer à Wikipédia sur son smartphone. J’ai déjà essayé, c’est juste l’enfer. Il faut être tranquille, avec son PC, son clavier.
<b>Nicolas Gastineau : </b>Il faudrait sans doute que Wikipédia améliore son interface mobile pour donner plus envie aux gens de s’en emparer, mais cela fait apparaître le problème du Libre en général et de Wikipédia en particulier.<br/>
Wikipédia se refuse à recourir aux méthodes d’engagement, de suggestions, on pourrait ajouter de manipulations qui font la fortune et peut-être aussi l’addiction aux réseaux sociaux. De ce fait, elle prend le risque de paraître moins attirante. C’est là où le danger est palpable : pour contrer des agences d’influence, des communicants rémunérés, des militants actifs, la ligne de défense est constituée par des gens qui sont, on le rappelle, bénévoles. Wikipédia en français, ce sont 16 000 mille contributeurs mensuels, c’est beaucoup et, en même temps, c’est peu. Et si demain leur nombre venait à baisser, devenait insuffisant face aux attaques ? Si on se souvient de Cheep qui l’a infiltrée, on sait qu’il a fallu le reste de la communauté pour l’empêcher d’agir. Qui pourra protéger Wikipédia contre les prochaines attaques de candidats en campagne, de puissances étrangères ou d’entreprises cotées en bourse ?
<b>Capucine-Marin Dubroca-Voisin : </b>Le danger, pour Wikipédia, c’est qu’il n’y a pas cette communauté-là pour la défendre. Notre principale façon de mourir serait qu’il y ait de moins en moins de monde dans la communauté. C’est un risque réel parce que la communauté, dans son état actuel, fait fuir pas mal de personnes minorisées, fait fuir pas mal de femmes, fait fuir pas mal de personnes LGBT, ce qui est un véritable problème pour sa propre survie. On a donc un véritable enjeu à continuer à agrandir et à diversifier cette communauté de bénévoles qui veillent précieusement sur Wikipédia.<br/>
Globalement, la communauté Wikipédia stagne depuis pas mal d’années, elle stagne aussi parce qu’elle est extrêmement stable. Le cœur de la communauté, ce sont beaucoup de gens qui sont là depuis cinq, dix, quinze ans.
<b>Nicolas Gastineau : </b>Pour Capucine-Marin Dubroca-Voisin, si les personnes appartenant à des minorités sont moins promptes à s’emparer de Wikipédia, c’est que la majorité de l’encyclopédie ne s’adresse pas à elles. Il y a des langues, issues de pays moins riches, qui n’ont que très peu de pages pour expliquer à leurs locuteurs des aspects de leur société et de leur culture.<br/>
Les grands hommes riches et blancs de l’histoire ont des pages extrêmement riches, diversifiées, contrairement à leurs homologues féminins et racisés.
En décembre 2023, d’après le site womenic, Wikipédia en français compte 560 773 biographies d’hommes contre moins de 140 000 de femmes. Aller vers plus de diversité permettrait de renouveler les forces vives, de donner vie à de nouveaux pans de l’Internet, de participer à l’aventure collective. Une nécessité quand on repense aux propos de la présidente de Wikipédia France : Wikipédia pourrait-elle mourir ou, en tout cas, est-elle à ce point infestée d’intérêts économiques et politiques que les articles soient par avance soupçonnés, qu’ils perdent leur aura de respectabilité, l’atmosphère de confiance qu’inspire le site, celle qui fait qu’on ouvre volontiers la page Wikipédia d’un sujet qu’on s’apprête à découvrir ?<br/>
Wikipédia, au fond, est comme tous les autres logiciels libres : sa qualité dépend de la bonne volonté des gens qui y participent.<br/>
Toutefois, il y a bien un point sur lequel Capucine-Marin Dubroca-Voisin et Alexis Kauffmann sont unanimes : si la bataille du Libre n’a pas été gagnée, elle n’est pas perdue. Peut-être même que le lexique guerrier n’est pas une bonne idée, que l’Internet libre n’est pas contre les plateformes, qu’il offre plutôt un à-côté, un autrement.<br/>
Les initiatives fleurissent, les communautés sont nombreuses. Internet est toujours truffé de petits sites cachés dans les coins de pages, de forums de passionnés. Le Libre offre un contre-pouvoir ou, peut-être, serait-ce plus exact de dire un anti-pouvoir, une alternative au pouvoir des GAFAM, une autre façon de faire les choses qui n’a certes pas conquis Internet, mais qui a trouvé une place. Ce qui est essentiel, alors, c’est de s’assurer que cet autre Internet ne disparaisse jamais.
<b>Voix off : </b>Et voilà, c’est fini. C’était le dernier épisode de cette saison de <em>Esprit, es-tu là ?</em>, le podcast qui invoque votre esprit critique, par Vous! par Macif et <em>Chut ! Magazine</em>.

Version du 29 décembre 2024 à 16:55


Titre : Invoquer l’Internet libre

Intervenant·es :

Lieu : Podcast Esprit, es-tu là ? par Macif et Chut! Magazine

Date : 12 septembre 2024

Durée : 19 min 38

Podcast

Présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Voix off : Esprit, es-tu là ?, le podcast qui invoque votre esprit critique en ligne avec Vous! par Macif et Chut! Magazine.
Pour ce quatrième épisode, le journaliste Nicolas Gastineau appelle nos esprits à découvrir, ou redécouvrir, les ambitions initiales d’Internet, socle d’un monde en ligne à construire pour le bien commun, une utopie aujourd’hui abîmée par les jeux d’influence et les nouveaux modèles économiques.

Nicolas Gastineau : Le 17 février 2022, le journaliste Vincent Bresson publie un livre Au cœur du Z. On y découvre l’existence d’une cellule de militants dont l’objectif est d’infiltrer les articles de Wikipédia pour y favoriser l’image de leur candidat. Le stratagème n’est pas un fait isolé. De nombreuses personnalités politiques, comme des entreprises, tentent, depuis plusieurs années et quotidiennement, d’influencer la façon dont Wikipédia parle d’elles car, de l’extérieur, ce qui n’apparaît parfois que comme la sympathique encyclopédie libre est avant tout le cinquième site le plus visité au monde et le premier réflexe de tout internaute voulant rechercher des informations sur quelqu’un. Un volet controversé, le compte-rendu d’un démêlé judiciaire, quelques lignes de trop peuvent sérieusement atteindre la réputation d’une personne. Ce temple de l’Internet non lucratif, ouvert d’accès, collaboratif et gratuit est donc devenu un lieu de prédation pour une multitude d’agents d’influence, parfois au service de pays étrangers. Mais, ce qui crée surtout un choc, c’est que, parmi ces infiltrés, se trouvait – le cas est rarissime – un contributeur historique de l’encyclopédie libre, dont le pseudonyme était Cheep.
Capucine-Marin Dubroca-Voisin est la présidente de Wikimédia France et elle a vécu l’affaire de l’intérieur.

Capucine-Marin Dubroca-Voisin : Cheep, un contributeur ancien qui était reconnu, c’était totalement une trahison. Sur Wikipédia, on n’est pas anonyme, on est sous pseudonyme et le pseudonymat est très important pour nous. On acquiert sa réputation en ayant une présence relativement continue et en faisant des ajouts dans l’encyclopédie. Cheep était une personne qui en avait fait beaucoup, il était donc considéré comme un contributeur respectable. Le fait de voir qu’il ait manipulé Wikipédia dans le dos de tout le monde, qui plus est pour le compte de l’extrême droite et des idées haineuses – il faisait même du négationnisme –, c’était vraiment un coup de poignard dans le dos de la communauté et on l’a très mal vécu.
Ça a été aussi une façon de déniaiser la communauté par rapport à ces menaces et on voit, enfin, une prise de conscience de la part de pas mal de personnes, alors que la communauté était encore assez naïve dans ses principes d’un Internet où globalement tout le monde est gentil, même si les entreprises essayent quand même de manipuler un peu.

Nicolas Gastineau : Il faut élargir la focale. Derrière Cheep et les menaces qui planent sur Wikipédia, c’est toute une philosophie d’Internet qui est remise en question. Wikipédia ne parle pas qu’en son propre nom. C’est aussi le site le plus connu, le plus visité, l’ambassadeur, peut-être, de ce qu’on appelle l’Internet libre, cet Internet qui n’appartient à personne et qui est modifiable par tous. Wikipédia est l’arbre qui cache une forêt libre, une myriade de logiciels, de sites, d’initiatives numériques qui se réclament d’une même façon de faire. Le fait que Wikipédia soit ainsi menacée fait planer une ombre sur tout un écosystème.
Pour comprendre ce qui est en jeu, de quel bois et de quelle sève sont faits les arbres de cette forêt, il faut remonter le temps, revenir aux premières années du Web, aux balbutiements des salles informatiques dans les collèges.
Alexis Kauffmann, le fondateur du réseau de logiciels libres Framasoft, est un pionnier du genre. On est en 1995, il est jeune prof de maths dans un collège, à Bobigny.

Alexis Kauffmann : À l’époque, il y avait un slogan politique qui était : donnons le plus à ceux qui ont le moins. La Seine-Saint-Denis a reçu un certain nombre de moyens et tout d’un coup, notamment dans mon collège, on se retrouve avec une salle informatique flambant neuve, la première salle informatique qui arrive. La question que je me suis posée, avec aussi une collègue de français, que je salue, qui s’appelle Caroline d’Atabekian, c’est : qu’est-ce qu’on peut faire avec cette salle informatique pour nos élèves ? On l’a investie. L’idée, c’était un petit peu de créer des contenus pédagogiques en HTML, c’est-à-dire sur des pages web, sur des sites web. Du coup, on avait besoin d’outils, on avait besoin de logiciels, on n’avait pas beaucoup de moyens non plus. On a un peu regardé sur Internet ce qui était proposé, nous sommes partis à la recherche de logiciels gratuits. Et puis moi, tout d’un coup, je découvre qu’il y a une autre catégorie que gratuit/pas gratuit, il y a libre/pas libre. Ça m’a tout à fait fasciné. Je me suis dit « les principes du logiciel libre sont extrêmement proches de ma mission de service public qui est de transmettre la connaissance librement. »

Nicolas Gastineau : Il y a donc, à la racine de cette autre histoire d’Internet, un projet éducatif. Mais une nuance est importante : ça peut être gratuit mais pas libre, ou libre mais pas gratuit. C’est vrai que quand on pense à Instagram ou à TikTok, l’utilisation est gratuite après tout ! C’est ouvert, on y apprend des choses. Cela pourrait rentrer dans la définition que donne Alexis Kauffmann, à la différence près que si l’usager est gratuit le temps qu’on y passe, lui, ne l’est pas, il génère une valeur monétaire revendue sous forme de données par l’entreprise qui a intérêt à nous maintenir connectés. Et surtout, et c’est sans doute le point le plus important, nous sommes tenus dans l’ignorance de ses mécanismes. Les algorithmes ne sont pas publics, pas libres de modifications, donc pas possible de les partager.
Quel serait alors ce modèle pas forcément gratuit, mais libre, dont nous parle Alexis Kauffmann.

Alexis Kauffmann : On peut partir de ce qu’est un logiciel libre. Un logiciel libre offre quatre libertés aux utilisateurs, qui sont la liberté d’usage, d’étude, de modification et de partage, pour le dire très vite. Vous voyez bien, quand on parle de savoir, que c’est aussi la transmission du savoir, c’est aussi intéressant de pouvoir utiliser pour étudier, pouvoir adapter et pouvoir partager. Il n’y a pas de notion d’argent dans cette définition. Vous pouvez, du coup, vous retrouver avec des logiciels libres qui peuvent être gratuits ou qui peuvent être payants lorsqu’il y a du service, etc.
C’est important de dire que ces définitions ne concernent pas directement l’économie, qu’elles concernent plutôt les libertés d’adaptation et surtout, la liberté de partage, de distribution. Le partage, c’est aller vers les autres, c’est donc faire communauté, c’est ça le plus important.

Nicolas Gastineau : Ce n’est donc pas l’économie telle qu’on l’a connue ou, plutôt, c’est une économie, fondée sur le partage et l’ouverture, qui répond à d’autres logiques. Non pas une économie des choses, mais une économie de la connaissance, dont les lois physiques fondamentales ne sont pas du tout les mêmes, à savoir que ce qui est donné n’est pas perdu par celui qui donne : l’information circule sans priver personne. Et contrairement au jeu à somme nulle de l’économie traditionnelle – je prends ta pomme, tu ne l’as plus –, le logiciel libre permet l’enrichissement mutuel : je prends ton savoir, mais tu le gardes. La source d’inspiration de cette vision c’est ce qu’on appelle les communs, ces ressources dont toute la communauté se partage l’usage et qui s’organise collectivement pour les préserver.
Prenez, par exemple, une rivière qui irrigue un village. Chaque villageois a un droit d’usage sur la rivière, mais contribue à son entretien, observe des règles quant à sa préservation.
Ce n’est pas une économie capitaliste, car elle n’est pas basée sur la propriété privée au sens de l’appropriation : si cette maison est à moi, elle n’est donc pas à vous ; c’est une propriété d’usage : cette rivière est à nous, nous allons en prendre soin.

Alexis Kauffmann : D’abord c’est la fascination, jeune prof, de pouvoir utiliser les ressources des autres, que d’autres collègues avaient partagées sur Internet, ça m’a énormément facilité la vie de prof – préparation de cours, d’évaluations, etc. Tout d’un coup, on sortait de son établissement. C’est-à-dire qu’avant l’Internet, vous étiez quand même confiné dans votre bahut, avec les collègues, en salle des profs, et c’était là que se passaient les interactions, les échanges et les éventuels partages. Là, tout d’un coup, c’était le monde entier et des profs, spontanément, mettent leurs ressources à disposition, et puis des développeurs mettent leurs applications, leurs logiciels, librement à disposition. C’est totalement fascinant, c’est génial !
Je découvre donc les logiciels libres, beaucoup d’affinités, des proximités de valeurs avec l’éducation et je me suis dit « l’Internet ayant horreur du vide, on va créer ça ». Ce qui m’a aussi fasciné, c’est que d’autres se sont intéressés à mon projet, on a donc commencé à faire une petite communauté, tout ça de manière totalement bénévole, sous les radars de l’institution, et c’est comme ça qu’est née Framasoft. Au départ, c’était principalement sur de l’outillage, c’est-à-dire découvrir des logiciels libres, migrer d’une solution propriétaire à une autre, avec une approche non dogmatique, c’est-à-dire ce n’est pas grave ! Vous avez découvert l’informatique sous Windows, vous utilisez Word, ce n’est pas grave, déjà découvrons le concept du logiciel libre, on verra si c’est, ou pas, intéressant ; accompagnons ceux qui ont envie de faire des migrations qui peuvent être simplement d’un logiciel à un autre, d’un navigateur, en l’occurrence Internet Explorer, à Firefox, de Microsoft Office Open Office à l’époque. Et, pourquoi pas, carrément faire le grand saut, c’est-à-dire de Windows à Linux ?
C’était le point de départ, c’était assez utilitaire. Ensuite, ce qui m’a toujours intéressé, c’est bien plus que l’utilitaire, c’est vraiment le projet social, voire politique.

Nicolas Gastineau : Et en effet, ça a des allures d’utopie. Des logiciels qui s’arrachent aux lois du marché pour faire les choses autrement, redéfinir la propriété, offrir des solutions de haut niveau tout en invitant chacun à y contribuer.
Dans les premières décennies de l’Internet mondial, il y avait, chez certains acteurs du Libre un rêve : qu’un jour tout le monde serait comme ça. Que ces communs immatériels, le code informatique, les données en libre accès, simplement le protocole HTTP://, étaient un point de départ, le laboratoire d’une autre façon de répartir les ressources, qui allait envahir la terre entière ou, plus modestement, qui serait au moins le modèle dominant d’Internet.
Bien sûr, ça a essaimé. Il y a donc eu Framasoft, l’ensemble de logiciels libres créée sous l’impulsion d’Alexis Kauffmann qui, à son apogée, avoisine le million de visiteurs et visiteuses par mois.
Il y a Wikipédia, bien sûr, cinquième site le plus visité au monde.
Il faut aussi mentionner OpenStreetMap, le Wikipédia de la cartographie, ou plutôt le Google Maps du Libre, qui est alimenté constamment par des légions de contributeurs et de contributrices à travers le monde.

Alexis Kauffmann : C’est un projet quasiment aussi important que Wikipédia, c’est proposer une alternative à Google Maps, à Google Street View, etc. Quand on y pense, confier à une société privée le soin de cartographier le territoire mondial, c’est extrêmement dangereux. Cartographier le monde, ça devrait, typiquement, être un service public, un service public mondial. Il y a des petites mains, avec leur GPS, qui se promènent, qui prennent des relevés, qui ensuite rentrent chez elles, cartographient ; on est aussi aidé par des boîtes qui donnent leurs images satellites, etc.

Nicolas Gastineau : Le souci, c’est que si, dans l’Internet libre, la connaissance n’est pas exclusive et se partage, le temps des internautes, lui, est limité. Les sites internet se partagent tous un gâteau, le temps que les gens y passent, et ce gâteau est bien entendu en quantité limitée.
Face au logiciel libre, existe un modèle concurrent, dominateur, qui, quant à lui, ne rêve que d’une chose : n’avoir les internautes que pour lui. Ce modèle c’est, bien sûr, celui des réseaux sociaux : Twitter, Instagram, TikTok, qui ont construit leur succès économique sur une recette : d’abord, faire commerce de nos données auprès des annonceurs ; ensuite, maintenir notre attention occupée par des stratagèmes invisibles qui appellent à notre cognition pour nous faire rester sur le fil quelques secondes de plus, pour avoir toujours envie de voir cette notification en plus, pour avoir envie de pouvoir cliquer sur la vidéo d’après. Force est de constater, qu’aujourd’hui, l’Internet, c’est plutôt eux. Ce sont eux qui définissent l’expérience quotidienne du numérique pour la grande majorité des gens qui s’y trouvent.
Côté navigateur, le champion du Libre en la matière, c’était Mozilla Firefox, qui avait battu Internet Explorer et tenait la dragée haute à tous ses concurrents. Sauf que Google Chrome est arrivé comme un raz-de-marée et a pris l’immense majorité des parts du marché. Cela donne quand même envie de dire, quand on voit l’immensité des réseaux sociaux et des navigateurs, que ce n’est pas le modèle du Libre qui est menacé, c’est, qu’en un sens, il a peut-être perdu.

Alexis Kauffmann : Oui, bien sûr, je ne vais pas vous le cacher. Je pensais vraiment que la culture libre allait se développer, voire s’imposer. Naturellement ! Pour moi, c’était du bon sens, et ça nous rapproche ! Feu Bernard Stiegler parlait du grand désenchantement d’Internet, c’est-à-dire une désillusion, la valeur captée. On a commencé à se concentrer sur quelques sites et on a perdu un petit peu l’esprit originel d’Internet, je ne vous le cache pas.

Nicolas Gastineau : Quand on compare le principe des communs numériques avec celui des réseaux, on réalise qu’ils sont, en effet, des opposés symétriques. Déjà les plateformes, comme on l’a dit, cultivent le secret sur leurs algorithmes. À l’inverse, le Libre met tout à disposition : il est possible d’examiner, de juger de la pertinence de chaque paramètre, voire de faire autrement.
L’autre point, c’est l’apprentissage. Le fait que Framasoft référence du logiciel libre, soit à l’origine une utopie de prof de maths, ce n’est pas un hasard. Il y a une éthique humaniste qui circule dans les forums de logiciels libres : le goût de l’éducation. Alexis Kauffmann parlait de sa fascination pour les outils éducatifs en tant que prof. Non seulement on propose des solutions libres, mais, surtout, les personnes en tirent des choses. Elles apprennent numériquement, informatiquement. Elles bidouillent, elles lisent des tutoriels, elles se renseignent. C’est tâtonnant, on bricole, on plonge sous les capots et on gagne en compétences.
De leur côté, les plateformes des géants de la tech, comme un iPhone, que seule App Store est en mesure d’ouvrir et de réparer, ne nous apprennent pas grand-chose, puisqu’il n’y a plus besoin de comprendre les fonctionnements des sites pour s’y repérer. Après tout, les applications sont tellement intuitives, sans aspérité, lisses, magiques, leur design s’occupe de nous, l’app choisit pour nous. Il y a d’ailleurs un vrai problème, documenté, qui aurait sans doute fait la tristesse de bien des pionniers du logiciel libre : les plus jeunes générations, celles dont on croyait qu’elle était digital natives, natives du numérique, utilisent principalement leurs smartphones, donc ne sont pas aussi à l’aise que leurs aînés dans un environnement informatique classique, quand il s’agit manipuler un logiciel de traitement de texte, utiliser un navigateur, et ne parlons pas de logiciels comme les tableurs.

Alexis Kauffmann : Pour la jeune génération, vous parlez du mobile, le mobile, c’est quand même une défaite du logiciel libre, parce que, d’abord, les couches basses peuvent être open source, type Android. C’est vrai que le smartphone est un peu un objet magique que les jeunes utilisent majoritairement, voire parfois exclusivement, pour se connecter à Internet. Le smartphone est beaucoup plus un outil de consommation que de contribution. Par exemple, ce n’est pas simple de participer à Wikipédia sur son smartphone. J’ai déjà essayé, c’est juste l’enfer. Il faut être tranquille, avec son PC, son clavier.

Nicolas Gastineau : Il faudrait sans doute que Wikipédia améliore son interface mobile pour donner plus envie aux gens de s’en emparer, mais cela fait apparaître le problème du Libre en général et de Wikipédia en particulier.
Wikipédia se refuse à recourir aux méthodes d’engagement, de suggestions, on pourrait ajouter de manipulations qui font la fortune et peut-être aussi l’addiction aux réseaux sociaux. De ce fait, elle prend le risque de paraître moins attirante. C’est là où le danger est palpable : pour contrer des agences d’influence, des communicants rémunérés, des militants actifs, la ligne de défense est constituée par des gens qui sont, on le rappelle, bénévoles. Wikipédia en français, ce sont 16 000 mille contributeurs mensuels, c’est beaucoup et, en même temps, c’est peu. Et si demain leur nombre venait à baisser, devenait insuffisant face aux attaques ? Si on se souvient de Cheep qui l’a infiltrée, on sait qu’il a fallu le reste de la communauté pour l’empêcher d’agir. Qui pourra protéger Wikipédia contre les prochaines attaques de candidats en campagne, de puissances étrangères ou d’entreprises cotées en bourse ?

Capucine-Marin Dubroca-Voisin : Le danger, pour Wikipédia, c’est qu’il n’y a pas cette communauté-là pour la défendre. Notre principale façon de mourir serait qu’il y ait de moins en moins de monde dans la communauté. C’est un risque réel parce que la communauté, dans son état actuel, fait fuir pas mal de personnes minorisées, fait fuir pas mal de femmes, fait fuir pas mal de personnes LGBT, ce qui est un véritable problème pour sa propre survie. On a donc un véritable enjeu à continuer à agrandir et à diversifier cette communauté de bénévoles qui veillent précieusement sur Wikipédia.
Globalement, la communauté Wikipédia stagne depuis pas mal d’années, elle stagne aussi parce qu’elle est extrêmement stable. Le cœur de la communauté, ce sont beaucoup de gens qui sont là depuis cinq, dix, quinze ans.

Nicolas Gastineau : Pour Capucine-Marin Dubroca-Voisin, si les personnes appartenant à des minorités sont moins promptes à s’emparer de Wikipédia, c’est que la majorité de l’encyclopédie ne s’adresse pas à elles. Il y a des langues, issues de pays moins riches, qui n’ont que très peu de pages pour expliquer à leurs locuteurs des aspects de leur société et de leur culture.
Les grands hommes riches et blancs de l’histoire ont des pages extrêmement riches, diversifiées, contrairement à leurs homologues féminins et racisés. En décembre 2023, d’après le site womenic, Wikipédia en français compte 560 773 biographies d’hommes contre moins de 140 000 de femmes. Aller vers plus de diversité permettrait de renouveler les forces vives, de donner vie à de nouveaux pans de l’Internet, de participer à l’aventure collective. Une nécessité quand on repense aux propos de la présidente de Wikipédia France : Wikipédia pourrait-elle mourir ou, en tout cas, est-elle à ce point infestée d’intérêts économiques et politiques que les articles soient par avance soupçonnés, qu’ils perdent leur aura de respectabilité, l’atmosphère de confiance qu’inspire le site, celle qui fait qu’on ouvre volontiers la page Wikipédia d’un sujet qu’on s’apprête à découvrir ?
Wikipédia, au fond, est comme tous les autres logiciels libres : sa qualité dépend de la bonne volonté des gens qui y participent.
Toutefois, il y a bien un point sur lequel Capucine-Marin Dubroca-Voisin et Alexis Kauffmann sont unanimes : si la bataille du Libre n’a pas été gagnée, elle n’est pas perdue. Peut-être même que le lexique guerrier n’est pas une bonne idée, que l’Internet libre n’est pas contre les plateformes, qu’il offre plutôt un à-côté, un autrement.
Les initiatives fleurissent, les communautés sont nombreuses. Internet est toujours truffé de petits sites cachés dans les coins de pages, de forums de passionnés. Le Libre offre un contre-pouvoir ou, peut-être, serait-ce plus exact de dire un anti-pouvoir, une alternative au pouvoir des GAFAM, une autre façon de faire les choses qui n’a certes pas conquis Internet, mais qui a trouvé une place. Ce qui est essentiel, alors, c’est de s’assurer que cet autre Internet ne disparaisse jamais.

Voix off : Et voilà, c’est fini. C’était le dernier épisode de cette saison de Esprit, es-tu là ?, le podcast qui invoque votre esprit critique, par Vous! par Macif et Chut ! Magazine.